Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 157-159).




NOTICE


SUR VIRGILE.

Virgile (Publius Virgilius ou Vergilius Maro) naquit le 15e jour d’octobre, l’an de Rome 684, sous le consulat de Crassus et du grand Pompée, dans un petit village aujourd’hui connu sous le nom de Petiola, autrefois appelé Andes, et assez voisin de Mantoue. On ne sait rien de précis sur la profession du père de Virgile ; mais on peut conjecturer qu’il était cultivateur et se livrait au soin des troupeaux. La conjecture même devient un fait qui nous est attesté par Virgile dans la plus touchante de ses pastorales. Tityre célèbre le jeune dieu qui lui a conservé sa pauvre cabane, ses champs et ses brebis :

O Melibæe, deus nobis hæc otia fecit…

Quel autre que son père Virgile nous indiquerait-il dans ce vieillard si triste de la ruine de ses voisins, si heureux du peu que lui avait ravi, du peu que lui a rendu la victoire d’Auguste ? Les vers suivants :

Libertas ; quæ sera tamen respexit inertem,
Candidior postquam tondenti barba cadebat…

achèvent de nous faire connaître la condition humble et précaire du père de notre poëte et la misère des temps. Il est vraisemblable que si Tityre possédait quelques biens en propre, il n’était pas de condition libre, et tenait à ferme les biens d’un propriétaire peu commode et peu juste. Rien n’empêche non plus qu’on ne reconnaisse, dans le vieillard Méris de la neuvième Églogue, Virgile lui-même venant, au nom du berger son père, se plaindre à Rome des violences du centurion Arius qui les avait expulsés de leur domaine, où ils venaient d’être rétablis par Octave. Quand même on ne tiendrait pas compte de ces petites circonstances de la vie de Virgile, qui se font jour à travers le dialogue charmant des Églogues, on ne se tromperait pas en assurant que le poëte des Géorgiques est né sous un toit rustique, qu’il a commencé de vivre au milieu des occupations des champs, des images riantes ou sévères du travail, et qu’il n’a fait que passer d’un premier et doux état de rêverie à une contemplation forte et savante de la nature cultivée. Quoi qu’il en soit, son père l’envoya à Crémone pour y apprendre les belles-lettres. Ainsi le père d’Horace avait mené son fils à Rome, ne voulant pas rougir de lui devant les fils des centurions : noble et touchante vanité, qui nous fait aimer davantage les deux pères, et les deux poëtes semblables par leurs humbles commencements ! Virgile atteignait sa seizième année, quand il quitta cette ville pour se rendre à Milan, où il prit la robe virile, le jour même de la mort de Lucrèce : comme si les Muses, dit Lebeau, eussent voulu montrer dans cet homme le poëte qui devait hériter de la gloire d’un beau génie. Alors Crassus et Pompée étaient consuls pour la seconde fois. Naples, l’Athènes de l’Italie, attirait à ses écoles célèbres l’élite de la jeunesse romaine ; Naples avait conservé dans sa pureté harmonieuse le langage des Grecs. L’esprit, le goût, la science, la philosophie, les traditions de la Grèce y revivaient sous un ciel encore plus doux que celui de l’Attique ; et le mouvement des études, recommencé par les esprits latins, à la fois imitateurs et créateurs, y était prodigieux. Virgile vint donc à Naples ; et comme Cicéron s’y était préparé à l’éloquence par la pratique passionnée des modèles grecs et par des études générales, Virgile avec la même ardeur et la même souplesse d’esprit s’appliqua à la physique, à l’histoire naturelle, à la philosophie, aux mathématiques, à toutes les sciences qui s’étaient répandues de la Grèce dans le monde.

Il étudia les diverses philosophies de la Grèce ; et on devine sans peine que sa belle imagination, réglée par un grand sens, dut s’attacher à ce qu’il y avait de plus noble, de plus hardi et de plus raisonnable dans ces systèmes. Pythagore, Épicure et surtout Platon sont mêlés dans les Géorgiques et dans l’Énéide aux meilleurs mouvements de la poésie ; et tout le monde sait les beaux endroits de ces deux poëmes où Virgile expose avec une lucidité admirable et avec un divin enthousiasme les théories magnifiques de l’organisation de la matière, de l’immortalité des âmes, de leurs transmigrations, de la constitution de toute chose dans cet univers. Au reste, les Géorgiques, si l’on n’en examine que le fond didactique, et les six derniers chants de l’Enéide, pleins des antiquités de l’Italie, seraient des preuves assez solides par elles-mêmes du profond savoir de Virgile, et vaudraient mieux qu’un détail biographique pour témoigner des solides commencements du poëte.

Virgile est-il venu à Rome du vivant de César ? A-t-il été connu de César ? Martyn, commentateur anglais, penche pour l’affirmative, et cite, à l’appui de son opinion, ce trait de l’apothéose du dictateur dans la cinquième Églogue : Amavit nos quoque Daphnis. La conjecture n’a rien d’extraordinaire, pour peu que l’on tienne au sens de l’apothéose, et à cette déification pastorale du dictateur. Mais toutes les traditions attestent que Virgile se rendit à Rome après la bataille de Philippes, et que présenté à Mécène par Pollion, et par Mécène à Auguste, il obtint, grâce à ces protecteurs puissants, la restitution de ses biens. Il est d’ailleurs beaucoup plus naturel de rattacher à cette circonstance en quelque sorte décisive de la vie du poëte ses premiers essais poétiques, et de laisser le chantre des forêts et des troupeaux dans sa solitude champêtre jusqu’au moment où la violence des temps l’en chasse, et arrache à son âme contristée la première et la plus délicieuse plainte de l’exilé. Il n’entre pas dans le plan de cette notice de comparer Virgile à Théocrite, ni d’examiner, avec certains critiques, si le poëte latin a forcé le genre pastoral, et l’a gâté par des raffinements excessifs. On ne renonce pas aisément à admirer ce qui est vif et plein de grâces, pour rechercher dans quelle mesure l’érudition s’y mêle à l’originalité. Que nous importe après tout que les bergers de Virgile s’expriment dans la langue exquise des patriciens, si les sentiments qu’ils expriment sont exquis ?

Si les Églogues rendent un si naïf témoignage de la vie, des mœurs, des goûts, des connaissances et du tour d’esprit de ce grand poëte, que dire des Géorgiques, de son plus bel ouvrage, du fruit le plus mûr de la science et de la méditation ? Virgile consacra, dit-on, sept années à son chef-d’œuvre, et paraît ne l’avoir achevé qu’en 724, après la célèbre ambassade que Tiridate et Phraate, son rival, envoyèrent à Auguste, arbitre de leurs querelles pour la possession du trône. Sept années ne sont rien pour celui qui vise à l’absolue perfection dans les écrits et qui y atteint. Or si l’on considère, sous le rapport de la science pratique, l’imperfection des théories agronomiques des Grecs, la faiblesse de dessin du poëme d’Hésiode, le peu de bons préceptes alors en vigueur dans l’Italie, et les préjugés innombrables des laboureurs, l’effrayante décadence des mœurs, du travail champêtre et des traditions antiques ; sous le rapport de l’art, la difficulté presque entière pour Virgile d’assujettir à la précision didactique la langue des vers, sans la gêner, l’obscurcir, ni l’éteindre ; ce qu’il a fait d’efforts inouïs pour relever par les ornements d’une poésie splendide les préceptes de la sagesse la plus vulgaire, qui ne reconnaîtra avec Voltaire que les Géorgiques sont l’ouvrage de poésie le plus parfait que les hommes aient produit ?

Virgile pensait à l’Énéide en repolissant ses Géorgiques, où déjà brillent çà et là des lueurs de l’épopée. L’idée douce et triste des Églogues, à travers laquelle se montre la patrie romaine abattue par les factions et relevée par Auguste, se soutient, s’agrandit dans les Géorgiques, et prend dans l’Énéide les développements immenses d’une Épopée nationale. Virgile avait traversé les derniers temps des guerres civiles ; il avait vu le monde romain près de s’abîmer dans ses ruines, et la civilisation elle-même en danger de périr. Auguste relevait, réparait tout d’une main ferme et adroite. Le fondateur d’un empire nouveau, l’homme habile et puissant, qui maintenait avec les formes de l’ancienne république tout ce qu’elle avait fait de grand, qui s’appliquait à anéantir doucement les derniers restes de l’esprit de faction pour raviver dans les cœurs l’esprit romain, était-il, même de son vivant, au-dessous des proportions d’un héros d’épopée ? Et pour Virgile n’était-ce pas mettre son imagination d’accord avec son bon sens politique et sa haute raison, que se régler sur les beaux traits du caractère et du rôle d’Auguste, pour les idéaliser l’un et l’autre dans le héros troyen ? D’ailleurs la flatterie qui s’étend à toute une nation n’est plus de la flatterie ; et le nom d’Auguste sous celui d’Énée ouvrait naturellement cette magnifique histoire du peuple-roi, de ses destins laborieux, de ses grandes traditions, de ses grands ancêtres. Ainsi Virgile ne s’était pas préparé par de moindres travaux à l’Énéide qu’aux Géorgiques ; et son génie était tout à fait mûr pour l’épopée.

On sait par la tradition l’enthousiasme qu’excita l’Énéide parmi les contemporains de Virgile, et combien la modestie du poëte en parut plus touchante. Auguste le força presque à lui lire ceux des chants du poëme qu’il avait achevés. On sait l’effet que produisit l’Épisode de la mort du jeune Marcellus sur le cœur d’Octavie, sa mère. Revenue d’un long évanouissement, elle ordonna qu’on remît à Virgile la somme énorme de dix sesterces pour chacun des vers de cet épisode, qui en a trente-deux. Mais que valait pour Virgile ce présent royal, au prix des larmes qu’il avait tirées des yeux d’une mère, de ces larmes où il savait bien lui-même qu’était le fort de son art, Sunt lacrimæ rerum... ? Il acheva en quatre ans les six derniers livres de l’Énéide : mais, plus sévère pour lui-même qu’on ne l’était pour ses vers à la cour d’Auguste et dans le cercle de ses amis, juges si difficiles et si délicats, il reconnaissait, avec cet instinct de la postérité qu’ont les grands écrivains, des défauts considérables dans ces six derniers chants, et il les voulait faire disparaître. Il partit donc pour Athènes. C’est à l’occasion de ce voyage qu’Horace adressa au vaisseau qui emportait le poëte loin de l’Italie, et qui ne devait pas l’y ramener vivant, une ode célèbre, où l’on regrette pour les deux amis que le cœur d’Horace ne se soit pas épanché en de plus longs adieux.

Auguste, revenant d’Orient, rencontra Virgile dans Athènes, et l’accueillit avec sa bonté ordinaire. Le poëte devait revenir à Rome avec l’empereur ; mais, saisi dans la route d’une indisposition subite, que le mouvement du vaisseau ne fit qu’augmenter, à peine put-il aborder à Brindes, où il mourut, après quelques jours de maladie, dans la cinquante-deuxième année de son âge. Ses restes, transportés, selon ses désirs, à Naples, où il avait passé dans l’étude et les doux loisirs les meilleures années de sa vie, furent déposés sur le chemin de Pouzzole, dans un tombeau sur lequel on lisait cette épitaphe qu’il avait lui-même, presque à sa dernière heure, dictée ainsi :

Mantua me genuit ; Calabri rapuere, tenet nunc
Parthenope : cecini pascua, rura, duces.

Il mourait avec le doux pressentiment de son immortalité, et toutefois avec le regret tardif de laisser quelque chose d’imparfait. Il avait ordonné par testament qu’on brûlât son Énéide ; et l’on aurait peine à croire à tant de modestie, si le sens critique des hommes de génie, et l’idée de perfection absolue sur laquelle ils se règlent, ne les élevaient pas d’abord au-dessus d’eux-mêmes et de leurs efforts les plus audacieux. Virgile avait d’abord institué pour héritiers, son frère Valérius Proculus, né d’un autre père ; ensuite Auguste, Mécène, L.Varius et Plotius Tucca, qui n’eurent garde de brûler l’Énéide, et qui se bornèrent à retrancher quelques vers imparfaits, sans se permettre aucune addition.

Si l’on en croit les auteurs qui ont parlé de Virgile et leur commun témoignage, le poëte de Mantoue était d’une taille assez élevée, rustique d’apparence, d’une complexion délicate, sujet à des incommodités graves, très-sobre dans l’usage des aliments, et naturellement sérieux et mélancolique. Il aimait passionnément la solitude, qui l’avait fait poëte avant toute discipline ; la solitude, qui livre au poëte avec les secrets de son propre cœur ceux de la nature et de la Providence universelle : Spiritus intus alit... Au reste d’un commerce facile et abandonné, ne censurant personne, ne louant même pas ses amis avec la bassesse déliée qu’y savent mettre les gens d’esprit, d’une bienveillance sans bornes pour tout le monde, Virgile, comme Horace l’a dit du vrai poëte, semblait n’avoir rien en propre : sa bibliothèque était moins à lui qu’aux autres ; il répétait souvent cet adage d’Euripide : Tout est commun entre les amis. Quoiqu’il vécût presque toujours retiré dans la Campanie ou dans la Sicile, il possédait une maison magnifique à Rome dans le quartier des Esquilies, auprès des jardins de Mécène : il jouissait en outre d’une fortune considérable qu’il avait reçue d’Auguste et de ses amis, sans l’avoir jamais demandée. Nous ne saurions pas par la tradition le bel usage qu’il en fit, que ses seuls écrits nous l’apprendraient. Il répandit sur ses parents, sur ces pauvres bergers des Églogues avec lesquels il avait été pauvre, les bienfaits d’Auguste, et il mit dans l’aisance toute sa famille. Le plus aimable des poëtes, comment n’aurait-il pas été le meilleur des hommes ?

Horace parle de lui comme de l’âme la plus candide qui ait jamais été. Ses mœurs elles-mêmes, qu’il gardait pures au milieu des faciles voluptés de l’épicuréisme, rendaient sa bonté plus charmante encore et plus respectable. À Naples on ne l’appelait que la Vierge. Il était si modeste qu’il se réfugiait dans les maisons de Rome pour se dérober aux regards de la foule qui se portait sur ses pas, ou le montrait du doigt. Mais cela même le livrait davantage à l’admiration publique. Un jour quelques vers de Virgile, lus sur le théâtre, excitèrent un tel enthousiasme, que le peuple se leva tout entier ; et le poëte, présent par hasard à ce spectacle, reçut les marques d’honneur et de respect qui s’adressaient ordinairement à Auguste. Il était le chantre de la grandeur romaine, comme Tite-Live en était l’historien. On assure qu’avant cette époque Cicéron ayant entendu l’admirable tableau de la philosophie d’Épicure, dans l’Églogue de Silène, récitée par la célèbre comédienne Cithéris, s’était écrié : Magnæ spes altera Romæ.

Les détracteurs n’ont pas manqué à Virgile. Ce furent les méchants poëtes de son temps et les plus pervers empereurs de Rome. Caligula le haïssait sans savoir pourquoi, pour haïr les morts comme il faisait les vivants. Mais l’admiration immense qu’il avait excitée parmi ses contemporains était déjà devenue pour la postérité un véritable culte. Silius Italicus, imitateur de Virgile, célébrait tous les ans à Naples l’anniversaire de la naissance du poëte qu’il révérait comme un dieu. L’empereur Sévère appelait Virgile le Platon des poëtes ; et il rendait presque les honneurs divins à l’image de Cicéron et à celle de Virgile, placées parmi ses dieux lares. Le grand nom de Virgile, réveillé par la guerre et redit par les échos d’une terre à jamais glorieuse, émut nos armées républicaines. Le général Championnet à Naples, et le général Miollis à Mantoue, ont, à leur première halte de victoires, honoré d’un monument le berceau et le tombeau du grand poëte.

Nous n’élèverons pas de discussion nouvelle sur l’authenticité des petits poëmes attribués à Virgile. Les commentateurs qui ont le plus protégé ces opuscules médiocres, sauf deux ou trois des plus petits, n’ont pu s’accorder sur ce point de peu d’importance. Nous donnons la traduction de ces petits poëmes sans notes, Heyne lui-même ne les ayant pas jugés dignes d’être annotés.

Pour ce qui est des notes jointes aux véritables œuvres de Virgile, nous n’avions rien de mieux à faire qu’à en extraire des éditions antérieures un choix qui suffit à tous les éclaircissements. Ces notes, dont quelques-unes se recommandent de noms considérables dans les lettres, touchent exclusivement aux points les plus intéressants de la mythologie, de la géographie, et de l’histoire. Les notes des Églogues, réduites à ce qui est indispensable, ont été empruntées à M. Désaugiers aîné, le frère du célèbre chansonnier, poëte lui-même et traducteur spirituel des Églogues latines, qu’il a essayé de ranger dans un ordre chronologique autre, et, selon lui, meilleur que l’ordre adopté jusqu’à présent. Sans nous prononcer sur ce classement, qui est au moins ingénieux, nous nous bornons à donner par extraits celles de ces notes qui nous ont paru offrir le plus d’intérêt.