Notice sur Pierre Dupont (1851)


PIERRE DUPONT.
Dessiné d’après nature par Gigoux.


NOTICE SUR PIERRE DUPONT.



Je viens de relire attentivement les Chants et chansons de Pierre Dupont, et je reste convaincu que le succès de ce nouveau poète est un événement grave, non pas tant à cause de sa valeur propre, qui cependant est très grande, qu’à cause des sentiments publics dont cette poésie est le symptôme, et dont Pierre Dupont s’est fait l’écho.

Pour mieux expliquer cette pensée, je prie le lecteur de considérer rapidement et largement le développement de la poésie dans les temps qui ont précédé. Certainement il y aurait injustice à nier les services qu’a rendus l’école dite romantique. Elle nous rappela à la vérité de l’image, elle détruisit les poncifs académiques, et même au point de vue supérieur de la linguistique, elle ne mérite pas les dédains dont l’ont iniquement couverte certains pédants impuissants. Mais par son principe même, l’insurrection romantique était condamnée à une vie courte. La puérile utopie de l’école de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de l’humanité. Au nom des principes supérieurs qui constituent la vie universelle, nous avons le droit de la déclarer coupable d’hétérodoxie. Sans doute, des littérateurs très ingénieux, des antiquaires très érudits, des versificateurs qui, il faut l’avouer, élevèrent la prosodie presque à la hauteur d’une création, furent mêlés à ce mouvement, et tirèrent des moyens qu’ils avaient mis en commun des effets très surprenants. Quelques-uns d’entre eux consentirent même à profiter du milieu politique. Navarin attira leurs yeux vers l’Orient, et le philhellénisme engendra un livre éclatant comme un mouchoir ou un châle de l’Inde. Toutes les superstitions catholiques ou orientales furent chantées dans des rhythmes savants et singuliers. Mais combien nous devons, à ces accents purement matériels, faits pour éblouir la vue tremblante des enfants ou pour caresser leur oreille paresseuse, préférer la plainte de cette individualité maladive, qui, du fond d’un cercueil fictif, s’évertuait à intéresser une société troublée à ses mélancolies irrémédiables. Quelque égoïste qu’il soit, le poète me cause moins de colère quand il dit : moi, je pense… moi, je sens…, que le musicien ou le barbouilleur infatigable qui a fait un pacte satanique avec son instrument. La coquinerie naïve de l’un se fait pardonner ; l’impudence académique de l’autre me révolte.

Mais plus encore que celui-là, je préfère le poète qui se met en communication permanente avec les hommes de son temps, et échange avec eux des pensées et des sentiments traduits dans un noble langage suffisamment correct. Le poëte, placé sur un des points de la circonférence de l’humanité, renvoie sur la même ligne en vibrations plus mélodieuses la pensée humaine qui lui fut transmise ; tout poëte véritable doit être une incarnation, et, pour compléter d’une manière définitive ma pensée par un exemple récent, malgré tous ces travaux littéraires, malgré tous ces efforts accomplis hors de la loi de vérité, malgré tout ce dilettantisme, ce voluptuosisme armé de mille instruments et de mille ruses, quand un poëte, maladroit quelquefois, mais presque toujours grand, vint dans un langage enflammé proclamer la sainteté de l’insurrection de 1830, et chanter les misères de l’Angleterre et de l’Irlande, malgré ses rimes insuffisantes, malgré ses pléonasmes, malgré ses périodes non finies, la question fut vidée, et l’art fut désormais inséparable de la morale et de l’utilité.

La destinée de Pierre Dupont fut analogue.

Rappelons-nous les dernières années de la monarchie. Qu’il serait curieux de raconter dans un livre impartial les sentiments, les doctrines, la vie extérieure, la vie intime, les modes et les mœurs de la jeunesse sous le règne de Louis-Philippe ! L’esprit seul était surexcité, le cœur n’avait aucune part dans le mouvement, et la fameuse parole : enrichissez-vous, légitime et vraie en tant qu’elle implique la moralité, la niait par ce fait seul qu’elle ne l’affirmait pas. La richesse peut être une garantie de savoir et de moralité, à la condition qu’elle soit bien acquise ; mais quand la richesse est montrée comme le seul but final de tous les efforts de l’individu, l’enthousiasme, la charité, la philosophie, et tout ce qui fait le patrimoine commun dans un système éclectique et propriétairiste, disparaît. L’histoire de la jeunesse, sous le règne de Louis-Philippe, est une histoire de lieux de débauche et de restaurants. Avec moins d’impudence, avec moins de prodigalités, avec plus de réserve, les filles entretenues obtinrent sous le règne de Louis Philippe une gloire et une importance égales à celles qu’elles eurent sous l’Empire. De temps en temps retentissait dans l’air un grand vacarme de discours semblables à ceux du Portique, et les échos de la Maison-d’Or se mêlaient aux paradoxes innocents du palais législatif.

Cependant quelques chants purs et frais commençaient à circuler dans des concerts et dans des sociétés particulières. C’était comme un rappel à l’ordre et une invitation de la nature ; et les esprits les plus corrompus les accueillaient comme un rafraîchissement, comme une oasis. Quelques pastorales (les Paysans) venaient de paraître, et déjà les pianos bourgeois les répétaient avec une joie étourdie.

Ici commence, d’une manière positive et décidée, la vie parisienne de Pierre Dupont ; mais il est utile de remonter plus haut, non seulement pour satisfaire une curiosité publique légitime, mais aussi pour montrer quelle admirable logique existe dans la genèse des faits matériels et des phénomènes moraux. Le public aime à se rendre compte de l’éducation des esprits auxquels il accorde sa confiance ; on dirait qu’il est poussé en ceci par un sentiment indomptable d’égalité. « Tu as touché notre cœur ! Il faut nous démontrer que tu n’es qu’un homme, et que les mêmes éléments de perfectionnement existent pour nous tous. » Au philosophe, au savant, au poète, à l’artiste, à tout ce qui est grand, à quiconque le remue et le transforme, le public fait la même requête. L’immense appétit que nous avons pour les biographies naît d’un sentiment profond de l’égalité.

L’enfance et la jeunesse de Pierre Dupont ressemblent à l’enfance et à la jeunesse de tous les hommes destinés à devenir célèbres. Elle est très simple, et elle explique l’âge suivant. Les sensations fraîches de la famille, l’amour, la contrainte, l’esprit de révolte s’y mêlent en quantités suffisantes pour créer un poète. Le reste est de l’acquis. Pierre Dupont naît le 23 avril 1821, à Lyon, la grande ville du travail et des merveilles industrielles. Une famille d’artisans, le travail, l’ordre, le spectacle de la richesse journalière créée, tout cela portera ses fruits. Il perd sa mère à l’âge de quatre ans : un vieux parrain, un prêtre, l’accueille chez lui, et commence une éducation qui devait se continuer au petit séminaire de Largentière. Au sortir de la maison religieuse, Dupont devient apprenti canut ; mais bientôt on le jette dans une maison de banque, un grand étouffoir. Les grandes feuilles de papier à lignes rouges, les hideux cartons verts des notaires et des avoués, pleins de dissensions, de haines, de querelles de familles, souvent de crimes inconnus, la régularité cruelle, implacable d’une maison de commerce, toutes ces choses sont bien faites pour achever la création d’un poëte. Il est bon que chacun de nous, une fois dans sa vie, ait éprouvé la pression d’une odieuse tyrannie ; il apprend à la haïr. Combien de philosophes a engendrés le séminaire ! Combien de natures révoltées ont pris vie auprès d’un cruel et ponctuel militaire de l’Empire ! Fécondante discipline, combien nous te devons de chants de liberté ! La pauvre et généreuse nature, un beau matin, fait son explosion, le charme satanique est rompu, et il n’en reste que ce qu’il faut, un souvenir de douleur, un levain pour la pâte.

Il y avait à Provins un grand-père chez qui Pierre Dupont allait quelquefois ; là il fit connaissance de M. Pierre Lebrun, de l’Académie, et peu de temps après, ayant tiré au sort, il fut obligé de rejoindre un régiment de chasseurs. Par grand bonheur, le livre Les Deux Anges était fait. M. Pierre Lebrun imagina de faire souscrire beaucoup de personnes à l’impression du livre : les bénéfices furent consacrés à payer un remplaçant. Ainsi Pierre Dupont commença sa vie, pour ainsi dire publique, par se racheter de l’esclavage par la poésie. Ce sera pour lui un grand honneur et une grande consolation d’avoir, jeune, forcé la muse à jouer un rôle utile, immédiat, dans sa vie.

Ce même livre, incomplet, souvent incorrect, d’une allure indécise, contient cependant, ainsi que cela arrive généralement, le germe d’un talent futur qu’une intelligence élevée pouvait, à coup sûr, pronostiquer. Le volume obtint un pris à l’Académie, et Pierre Dupont eut dès lors une petite place en qualité d’aide aux travaux du dictionnaire. Je crois volontiers que ces fonctions, quelque minimes qu’elles fussent en apparence, servirent à augmenter et perfectionner en lui le goût de la belle langue. Contraint d’entendre souvent les discussions orageuses de la rhétorique et de la grammaire antique aux prises avec la moderne, les querelles vives et spirituelles de M. Cousin avec M. Victor Hugo, son esprit dut se fortifier à cette gymnastique, et il apprit ainsi à connaître l’immense valeur du mot propre. Ceci paraîtra peut-être puéril à beaucoup de gens, mais ceux-là ne se sont pas rendu compte du travail successif qui se fait dans l’esprit des écrivains, et de la série des circonstances nécessaires pour créer un poëte.

Pierre Dupont se conduisit définitivement avec l’Académie comme il avait fait avec la maison de banque. Il voulut être libre, et il fit bien. Le poëte doit vivre par lui-même ; il doit, comme disait Honoré de Balzac, offrir une surface commerciale. Il faut que son outil le nourrisse. Les rapports de Pierre Dupont et de M. Lebrun furent toujours purs et nobles, et comme l’a dit Sainte-Beuve, si Dupont voulut être tout-à-fait libre et indépendant, il n’en resta pas moins reconnaissant du passé.

Le recueil les Paysans, chants rustiques, parut donc : une édition proprette illustrée d’assez jolies lithographies, et qui pouvait se présenter avec hardiesse dans les salons, et prendre décemment sa place sur les pianos de la bourgeoisie. Tout le monde sut gré au poëte d’avoir enfin introduit un peu de vérité et de nature dans ces chants destinés à charmer les soirées. Ce n’était plus cette nourriture indigeste de crèmes et de sucreries dont les familles illettrées bourrent imprudemment la mémoire de leurs demoiselles. C’était un mélange véridique d’une mélancolie naïve avec une joie turbulente et innocente, et par-ci par-là les accents robustes de la virilité laborieuse.

Cependant Dupont, s’avançant dans sa voie naturelle, avait composé un chant d’une allure plus décidée, et bien mieux fait pour émouvoir le cœur des habitants d’une grande ville. Je me rappelle encore la première confidence qu’il m’en fit, avec une naïveté charmante, et comme encore indécis dans sa résolution. Quand j’entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie (Le Chant des ouvriers, 1846), je fus ébloui et attendri. Il y avait tant d’années que nous attendions un peu de poésie forte et vraie ! Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourris, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre, dormant dans la vermine, au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne ; de cette multitude soupirante et languissante à qui la terre doit ses merveilles ; qui sent un sang vermeil et impétueux couler dans ses veines ; qui jette un long regard chargé de tristesse sur le soleil et l’ombre des grands parcs, et qui, pour suffisante consolation et recomfort, répète à tue-tête son refrain sauveur : Aimons-nous !…

Dès lors, la destinée de Dupont était faite : il n’avait plus qu’à marcher dans la voie découverte. Raconter les joies, les douleurs et les dangers de chaque métier, et éclairer tous ces aspects particuliers et tous ces horizons divers de la souffrance et du travail humain par une philosophie consolatrice, tel était le devoir qui lui incombait, et qu’il accomplit patiemment. Il viendra un temps où les accents de cette Marseillaise du travail circuleront comme un mot d’ordre maçonnique, et où l’exilé, l’abandonné, le voyageur perdu, soit sous le ciel dévorant des tropiques, soit dans les déserts de neige, quand il entendra cette forte mélodie parfumer l’air de sa senteur originelle,

Nous dont la lampe le matin
Au clairon du coq se rallume,
Nous tous qu’un salaire incertain
Ramène avant l’aube à l’enclume,
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


pourra dire : Je n’ai plus rien à craindre, je suis en France ! La Révolution de Février activa cette floraison impatiente, et augmenta les vibrations de la corde populaire : tous les malheurs et toutes les espérances de la Révolution firent écho dans la poésie de Pierre Dupont. Cependant la muse pastorale ne perdit pas ses droits, et à mesure qu’on avance dans son œuvre, on voit toujours, on entend toujours, comme au sein des chaînes tourmentées de montagnes orageuses à côté de la route banale et agitée, bruire doucement et reluire la fraîche source primitive qui filtre des hautes neiges :


 Entendez vous au creux du val
Ce long murmure qui serpente ?
Est-ce une flûte de cristal !
Non, c’est la voix de l’eau qui chante.


L’œuvre du poète se divise naturellement en trois parties, les pastorales, les chants politiques et socialistes, et quelques chants symboliques qui sont comme la philosophie de l’œuvre. Cette partie est peut-être la plus personnelle ; c’est le développement d’une philosophie un peu ténébreuse, une espèce de mysticité amoureuse. L’optimisme de Dupont, sa confiance illimitée dans la bonté native de l’homme, son amour fanatique de la nature, font la plus grande partie de son talent. Il existe une comédie espagnole où une jeune fille demande en écoutant le tapage ardent des oiseaux dans les arbres : Quelle est cette voix, et que chante-t-elle ? Et les oiseaux répètent en chœur : l’amour, l’amour ! Feuilles des arbres, vents du ciel, que dites-vous, que commandez-vous ? Et le chœur de répondre : l’amour, l’amour ! Le chœur des ruisseaux dit la même chose. La série est longue, et le refrain est toujours semblable. Cette voix mystérieuse chante d’une manière permanente le remède universel dans l’œuvre de Dupont. La beauté mélancolique de la nature a laissé dans son âme une telle empreinte, que s’il veut composer un chant funèbre sur l’abominable guerre civile, les premières images et les premiers vers qui lui viennent à l’esprit sont :


La France est pâle comme un lys,
Le front ceint de grises verveines.


Sans doute, plusieurs personnes regretteront de ne pas trouver dans ses chants politiques et guerriers tout le bruit et tout l’éclat de la guerre, tous les transports de l’enthousiasme et de la haine, les cris enragés du clairon, le sifflement du fifre pareil à la folle espérance de la jeunesse qui court à la conquête du monde, le grondement infatigable du canon, les gémissements des blessés, et tout le fracas de la victoire, si cher à une nation militaire comme la nôtre. Mais qu’on y réfléchisse bien, ce qui chez un autre serait défaut chez Dupont devient qualité. En effet, comment pourrait-il se contredire ? De temps à autre, un grand accent d’indignation s’élève de sa bouche, mais on voit qu’il pardonnera vite, au moindre signe de repentir, au premier rayon de soleil ! Une seule fois, Dupont a constaté, peut-être à son insu, l’utilité de l’esprit de destruction ; cet aveu lui a échappé, mais voyez dans quels termes :


 Le glaive brisera le glaive,
Et du combat naîtra l’amour !


En définitive, quand on relit attentivement ces chants politiques, on leur trouve une saveur particulière. Ils se tiennent bien, et ils sont unis entre eux par un lien commun, qui est l’amour de l’humanité.

Cette dernière ligne me suscite une réflexion qui éclaire d’un grand jour le succès légitime, mais étonnant, de notre poëte. Il y a des époques où les moyens d’exécution dans tous les arts sont assez nombreux, assez perfectionnés et assez peu coûteux pour que chacun puisse se les approprier en quantité à peu près égale. Il y a des temps où tous les peintres savent plus ou moins rapidement et habilement couvrir une toile ; de même les poëtes. Pourquoi le nom de celui-ci est-il dans toutes les bouches, et le nom de celui-là rampe-t-il encore ténébreusement dans des casiers de librairie, ou dort-il manuscrit dans des cartons de journaux ? En un mot, quel est le grand secret de Dupont, et d’où vient cette sympathie qui l’enveloppe ? Ce grand secret, je vais vous le dire, il est bien simple : il n’est ni dans l’acquis, ni dans l’ingéniosité, ni dans l’habileté du faire, ni dans la plus ou moins grande quantité de procédés que l’artiste a puisés dans le fonds commun du savoir humain ; il est dans l’amour de la vertu et de l’humanité, et dans ce je ne sais quoi qui s’exhale incessamment de sa poésie, que j’appellerais volontiers le goût infini de la République.

Il y a encore autre chose, oui, il y a autre chose.

C’est la joie !

C’est un fait singulier que cette joie qui respire et domine dans les œuvres de quelques écrivains célèbres, ainsi que l’a judicieusement noté Champfleury à propos d’Honoré de Balzac. Quelque grandes que soient les douleurs qui les surprennent, quelque affligeants que soient les spectacles humains, leur bon tempérament reprend le dessus, et peut-être quelque chose de mieux, qui est un grand esprit de sagesse. On dirait qu’ils portent en eux-mêmes leur consolation. En effet, la nature est si belle, et l’homme est si grand, qu’il est difficile, en se mettant à un point de vue supérieur, de concevoir le sens du mot : irréparable. Quand un poëte vient affirmer des choses aussi bonnes et aussi consolantes, aurez-vous le courage de regimber ?

Disparaissez donc, ombres fallacieuses de René, d’Oberman et de Werther ; fuyez dans les brouillards du vide, monstrueuses créations de la paresse et de la solitude ; comme les pourceaux dans le lac de Génézareth, allez vous replonger dans les forêts enchantées d’où vous tirèrent les fées ennemies, moutons attaqués du vertigo romantique. Le génie de l’action ne vous laisse plus de place parmi nous.

Quand je parcours l’œuvre de Dupont, je sens toujours revenir dans ma mémoire, sans doute à cause de quelque secrète affinité, ce sublime mouvement de Proudhon, plein de tendresse et d’enthousiasme : il entend fredonner la chanson Lyonnaise,


Allons, du courage,
Braves ouvriers !
Du cœur à l’ouvrage !
Soyons les premiers.


et il s’écrie :

« Allez donc au travail en chantant, race prédestinée, votre refrain est plus beau que celui de Rouget de Lisle[1]. »

Ce sera l’éternel honneur de Pierre Dupont d’avoir le premier enfoncé la porte. La hache à la main, il a coupé les chaînes du pont-levis de la forteresse ; maintenant la poésie populaire peut passer.

De grandes imprécations, des soupirs profonds d’espérance, des cris d’encouragement infini commencent à soulever les poitrines. Tout cela deviendra livre, poésie et chant, en dépit de toutes les résistances.

C’est une grande destinée que celle de la poésie ! Joyeuse ou lamentable, elle porte toujours en soi le divin caractère utopique. Elle contredit sans cesse le fait, à peine de ne plus être. Dans le cachot, elle se fait révolte ; à la fenêtre de l’hôpital, elle est ardente espérance de guérison ; dans la mansarde déchirée et malpropre, elle se pare comme une fée du luxe et de l’élégance ; non seulement elle constate, mais elle répare. Partout elle se fait négation de l’iniquité.

Va donc à l’avenir en chantant, poète providentiel, tes chants sont le décalque lumineux des espérances et des convictions populaires !




L’édition à laquelle cette notice est annexée contient, avec chaque chanson, la musique qui est presque toujours du poëte lui-même, mélodies simples et d’un caractère libre et franc, mais qui demandent un certain art pour être bien exécutées. Il était véritablement utile pour donner une idée juste de ce talent, de fournir le texte musical, beaucoup de poésies étant admirablement complétées par le chant. Ainsi que beaucoup de personnes, j’ai souvent entendu Pierre Dupont chanter lui-même ses œuvres, et comme elles, je pense que nul ne les a mieux chantées. J’ai entendu de belles voix essayer ces accents rustiques ou patriotiques, et cependant je n’éprouvais qu’un malaise irritant. Comme ce livre ira chez tous ceux qui aiment la poésie, et qui aussi pour la consolation de la famille, pour la célébration de l’hospitalité, pour l’allégement des soirées d’hiver, veulent les exécuter eux-mêmes, je leur ferai part d’une réflexion qui m’est venue en cherchant la cause du déplaisir que m’ont causé beaucoup de chanteurs. Il ne suffit pas d’avoir la voix juste ou belle, il est beaucoup plus important d’avoir du sentiment. La plupart des chants de Dupont, qu’ils soient une situation de l’esprit ou un récit, sont des drames lyriques, dont les descriptions font les décors et le fond. Il vous faut donc, pour bien représenter l’œuvre, entrer dans la peau de l’être créé, vous pénétrer profondément des sentiments qu’il exprime, et les si bien sentir, qu’il vous semble que ce soit votre œuvre propre. Il faut s’assimiler une œuvre pour la bien exprimer ; voilà sans doute une de ces vérités banales et répétées mille fois, qu’il faut répéter encore. Si vous méprisez mon avis, cherchez un autre secret.

CHARLES BAUDELAIRE.


Paris. — Imp. de L. MARTINET, rue Mignon, 2.


  1. Avertissement aux propriétaires.