Notice sur Kleist (Cherbuliez, 1832)


Notice
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
D’HENRY DE KLEIST.


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Ce qui distingue principalement les littérateurs allemands, c’est, si nous pouvons employer un mot nouveau, la sentimentalité, cet état d’être intérieur qui semble être la vie de l’âme, et qui influe si fortement sur leur existence et leurs écrits. Un écrivain chez eux n’est pas un homme qui écrit pour faire un livre et prend la plume dans ce but ; c’est un enthousiaste qui obéit à une certaine inspiration presque indépendante de lui-même, et au besoin impérieux d’exprimer les idées qui se pressent en foule dans son esprit.

C’est là, nous croyons, le véritable cachet dont l’empreinte se retrouve plus ou moins forte dans tous les écrits que l’Allemagne voit éclore chaque année ; mais elle est surtout très-remarquable dans les travaux des hommes de génie qu’elle a produits. Cette tendance à la vie idéale rend la biographie de tels hommes difficile à écrire, mais aussi bien plus intéressante, puisqu’elle nous offre le tableau réel des pensées, des sensations et des impressions de celui qui en est l’objet. C’est l’histoire de son âme et non celle de ses actions. Henri de Kleist doit être rangé dans cette catégorie. La sentimentalité se montre dans chacune de ses productions, et sa vie, qui eût été dénuée d’évenemens sans la catastrophe horrible qui la termina, offre un intérêt tout psychologique. Nous extrairons la plus grande partie de cette notice de l’avant-propos qui précède l’édition de ses œuvres, publiée par L. Tieck, en 3 volumes in-8o, Berlin, Reimer, 1826.

Henry de Kleist naquit le 10 octobre 1776 à Francfort sur l’Oder. À l’âge de quinze ans, il vint à Berlin, comme gentilhomme de la garde (junker zur garde). Dans ses heures de loisir, il était studieux, s’occupait de diverses manières et bientôt il développa un beau talent pour la musique : il jouait de plusieurs instrumens. Il fit la campagne du Rhin. Après la paix, il ne se contenta pas de sa place de lieutenant, dans la garnison de Postdam, et demanda son congé, pour avoir le temps et les moyens de s’instruire. Le roi, qui le favorisait beaucoup, voulut lui accorder un temps illimité, après lequel il pourrait rentrer au régiment. Mais Kleist, plein d’impatience, et fermement convaincu qu’il ne pourrait acquérir de la science que lorsqu’il serait tout-à-fait libre, redemanda de nouveau son congé, et l’obtint.

Ce fut alors, en 1799, qu’il vint à Francfort sur l’Oder, pour suivre les cours de l’université. S’étant de bonne heure destiné à l’état militaire, son éducation n’avait pas été celle d’un futur savant. Si donc, âgé de vingt-trois ans, il surpassait plusieurs de ses compagnons d’étude en expérience, en talens agréables et en développement, il était bien inférieur à la plupart dans les sciences utiles. Il le sentait souvent, lorsqu’il était arrêté par quelque difficulté, et son esprit vif franchissait tous les obstacles qui le séparaient de son but. Autant il montrait quelquefois de gaîté, d’abandon et d’étourderie, autant on le trouvait dans d’autres momens sérieux et renfermé : tantôt il était content de lui-même, se réjouissait de ses progrès ; tantôt il se détestait, s’accusait d’être inutile et incapable, et il voulait obtenir en peu de temps et de vive force, ce que la patience, la persévérance et la résignation peuvent seules gagner de l’esprit le mieux doué.

Celui qui dans un tel état de trouble moral a besoin de lutter avec les autres et avec lui-même, perdra bientôt toute règle de conduite. Ce zèle qui, justement parce qu’il le poussait souvent trop loin, l’abandonnait quelquefois tout-à-fait, jeta Kleist dans une sorte d’incertitude qui lui attira souvent des scènes comiques. La tentative infructueuse d’un ami qui voulut se tuer d’un coup de pistolet, et qui s’étant manqué, fut malade durant quelques jours des suites de l’impression profonde qu’avait produite sur lui cette idée, l’ébranla fortement. Il parlait d’une telle action avec l’amertume la plus grande, l’appelant une lâcheté qui pouvait à la fois être le plus grand crime.

Son plus vif désir alors était de devenir un citoyen utile, et de se perfectionner autant que cela est possible à l’homme. À son arrivée à Francfort, il eut d’abord l’intention de s’instruire pour devenir un savant professeur dans quelque université ; il changea ensuite ce plan, et voulut se vouer à la carrière diplomatique, se flattant d’obtenir bientôt un poste honorable. Dans l’été de 1800 il quitta Francfort, alla à Berlin, voyagea et passa dans l’automne de la même année plusieurs semaines à Wurtzburg. Lorsqu’il revint à Berlin, il fut placé dans le département du ministre Struensée.

Mais son caractère était toujours plus inquiet : il est naturel à l’homme enthousiaste de priser trop haut ce qu’il étudie avec passion et d’après sa propre idée ; mais on comprend aussi que dans d’autres momens, lorsqu’il s’aperçoit que la science et l’étude ne lui procurent pas ce repos dont notre âme est avide, il méprise profondément le savoir et l’application, et regarde comme l’état le plus vrai et le plus heureux un certain état naturel, idéal et impossible qu’il place au-dessus de toute culture. C’est dans cette malheureuse position que se trouvait alors Kleist, et lorsqu’il apprit à connaître la philosophie de Kant, à laquelle il s’adonna quelque temps avec le plus grand zèle, loin de devenir plus calme, il éprouva une anxiété plus vive encore.

Cette philosophie lui convenait-elle ? était-il mûr pour elle ? Ce sont des questions qu’il serait difficile de résoudre. Depuis Kant, nous avons vu bien des disciples de ce système qui, s’en écartant, juraient toujours par le nom de ce grand chef, et réussirent à perdre le sens et la raison, aussi bien dans la science que dans les arts et toutes les transactions de la vie. Rarement il s’en est rencontré un qui sentit vraiment son esprit s’éveiller, et qui apprit à penser. Le disciple, une fois qu’il a découvert la vie, l’histoire, la science et tout ce qui l’entoure, va en avant avec ses liens qui lui laissent peu d’espace pour agir, droit son chemin, jugeant d’autant plus sûrement, rejetant et critiquant tout ce qui ne concorde pas avec son système. Il est donné à tous d’apprendre à penser, mais tous ne sont pas appelés à être philosophes.

Kleist aussi devint par ce moyen plus fier, et plus présomptueux, sans que son intérieur en fût plus calme. Il parut alors se débarrasser de tout devoir, et ne vivre que pour les sciences les plus relevées. Être un citoyen ne lui sembla plus qu’une vile position dans laquelle chaque emploi le gênerait et l’empêcherait d’accomplir sa vocation sainte. Il lui semblait inconvenant pour un homme de travailler pour le gouvernement auquel il n’avait point donné son approbation, et de se laisser employer comme un instrument aveugle. C’est ainsi qu’une perplexité en chassait une autre.

Son inquiétude et ses angoisses s’accrurent à un tel point que bientôt son désir fut de changer de situation à quelque prix que ce fût. L’équilibre de son intérieur étant détruit, les plans de vie les plus aventuriers lui parurent bons et raisonnables. Il voulut aller en France ; et là, comme disciple, enseigner et répandre la philosophie de Kant, donner des leçons d’allemand, etc. Mais aussi dans ce même temps cette philosophie qu’il ne saisissait ni ne comprenait parfaitement, lui inspira des doutes cruels sur tout le savoir humain, sur la possibilité du perfectionnement et sur la vérité elle-même.

Ce fut pour lui comme une délivrance après une longue captivité, lorsqu’au printemps de 1801, il put entreprendre un grand voyage. Il se peut que le ministère lui fournit quelques secours, parce qu’il se représenta comme allant à Paris étudier les sciences naturelles, et en particulier la chimie, pour faire ensuite servir ses connaissances acquises au profit du gouvernement. Cependant il est douteux qu’on fit rien pour lui, car il employa presque toute sa petite fortune à cette entreprise.

Sa sœur l’accompagna dans ce voyage, pour lequel il acheta une voiture, un cheval, et prit un domestique qui pût en même temps lui servir de cocher. Il partit avec la ferme persuasion que cette excursion le rendrait un homme tout-à-fait mûr et capable, et que tous les sacrifices qu’il faisait pour cela, seraient bien largement compensés. Cependant, même avant de partir il se repentit plusieurs fois de son projet ; mais, orgueilleux comme l’était son caractère, il ne voulut pas revenir de sa décision, d’autant plus qu’il s’était déjà procuré ses papiers, qu’il avait reçu des recommandations de plusieurs hommes distingués pour les savans les plus célèbres de Paris, et qu’il avait parlé de son futur séjour dans cette capitale, à tous ses amis.

Au commencement de mai 1801 il vint à Dresde ; en juin, il était à Gottingue. À Leipsick, il fit la connaissance de Platner, et à Halberstadt le vieux Gleim le reçut très-amicalement sur la seule recommandation de son nom.

Il utilisa son voyage en faisant un détour pour se rendre à Paris. De Mayence il continua sa route sur le Rhin par Bonn et Cologne. Ce fleuve et ses magnifiques bords excitèrent son enthousiasme comme celui de tous ceux qui les voient pour la première fois. En quittant Coblenz avec le bateau de poste, il s’éleva un orage si violent, qu’on fut obligé d’aborder dans un petit village où les voyageurs se virent confinés depuis dix heures du matin jusqu’à onze heures du soir. Lorsque dans la nuit ils voulurent partir, croyant le calme rétabli, le vent s’éleva de nouveau avec tant de furie que le bateau de poste faillit en être submergé.

« Chacun se lamentait (écrivit alors ce jeune voyageur à l’un de ses amis), oubliant les autres, et cherchant à s’attacher à quelque poutre pour se sauver. Ah ! rien n’est plus dégoûtant que cette crainte de la mort. La vie est le seul bien qui vaille quelque chose, si nous ne la prisons pas trop. Elle est méprisable quand nous ne savons pas facilement l’abandonner, et celui-là seul peut faire de grandes choses, qui peut sans peine et avec joie s’en détacher. Celui qui la chérit avec sollicitude est déjà moralement mort, car sa plus belle qualité, qui est de pouvoir la sacrifier, a disparu de son âme.

» Et cependant, combien est incompréhensible la volonté qui nous régit ! Cette chose énigmatique que nous possédons sans savoir comment, qui nous conduit nous ne savons où, qui est notre propriété sans que nous puissions en disposer ; ce don qui perd tout son prix dès que nous l’estimons trop, cette chose semblable à un contre-sens, plate et profonde, vide et riche, digne et méprisable ; cette chose que chacun pourrait rejeter comme un livre inintelligible,… ne sommes-nous pas forcés par une loi de la nature à l’aimer ? Nous devons trembler devant l’anéantissement, qui cependant ne peut pas être si pénible que l’est bien souvent l’existence. Plus d’un mortel qui gémit sur le triste don de la vie, est obligé de l’entretenir en mangeant et en buvant ; de prendre garde que cette flamme ne s’éteigne pour ne plus se rallumer… cela n’est-il pas bien obscur ? Patience : il n’en sera pas toujours ainsi.

Patience !… le Ciel peut-il l’attendre de l’homme à qui il a donné un cœur plein de désirs ?… Ah ! des distractions, des distractions !… Oh ! si la vérité des recherches et de l’étude m’apparaissait comme autrefois digne de mes efforts, que d’occupations je trouverais ici !… Dieu me donne de nouvelles forces ! J’essaierai… »

C’est dans cet état de doute et d’inquiétude qu’il vivait à Paris. Le célèbre Humboldt lui procura la connaissance de plusieurs savans très-distingués ; mais il n’en profita pas long-temps : bientôt son trouble intérieur l’emporta, tout son voyage ne lui parut plus qu’une folie, il en vint à mépriser souverainement ces mêmes sciences dont, peu de temps avant, l’étude lui avait semblé digne d’être recherchée jusqu’à Paris.

« Oui, écrivait-il alors, faire ce que le Ciel exige évidemment de nous, c’est assez. — Jouir de la vie aussi long-temps que notre cœur bat, faire quelque bien à ce qui nous entoure, parce que c’est aussi une jouissance ; travailler afin de pouvoir jouir, donner la vie à d’autres ; afin qu’ils fassent de même et que la race se perpétue ; — et puis mourir. — Celui qui fait cela et rien de plus, a reçu du ciel l’explication d’un mystère…

« Oui, ce serait folie de ne pas vivre pour le quart d’heure présent, pour l’instant où nous nous trouvons. Jouir, c’est le prix de la vie ! Oui vraiment, si nous n’étions jamais joyeux, ne pourrions-nous pas avec justice demander au créateur : Pourquoi nous l’as-tu donnée ? Le devoir du Ciel a été de donner à ses créatures l’existence ; celui des hommes est de savoir en jouir. »

Ce fut dans l’automne de cette année que, malgré les représentations plus sensées de sa sœur, il résolut de se rendre en Suisse avec le reste de sa fortune, d’y acheter une maison, un champ, et d’y vivre et mourir comme laboureur. Il renvoya d’abord sa sœur à Francfort-sur-Mein, et partit pour Berne afin de chercher dans les environs de cette ville le séjour qu’il désirait.

Il vécut quelque temps sur les bords du lac de Thoun, dans la plus grande solitude, et ce fut là qu’il commença à s’occuper de poésie. Mais les profondes émotions qui depuis long-temps se livraient en lui un pénible combat, avaient ébranlé sa santé ; il tomba très-malade. Sa sœur revint pour le soigner, et après sa guérison l’accompagna en Allemagne.

En 1802 Kleist alla à Weimar, où Wieland reçut le jeune poète avec une affection toute paternelle. Kleist vécut assez long-temps dans la maison de Wieland ; ce fut d’après son conseil qu’il travailla son drame intitulé la Famille Schroffenstein, et qu’il plaça en Allemagne la scène, qui était d’abord en Espagne. De Weimar Kleist alla à Dresde, où il remit à l’œuvre sa tragédie favorite de Robert Guiskard, qu’il avait déjà deux fois abandonnée dans son découragement.

À Dresde, il fit la connaissance d’un homme d’un caractère ferme et distingué, auquel le lia bientôt l’amitié la plus intime, et qui eut sur sa vie, comme sur les progrès de son développement, l’influence la plus remarquable. Il entreprit avec lui un nouveau voyage en Suisse. Allant presque toujours à pied, ils passèrent quelque temps à Thoun et à Berne. Là, dans le repos et la paix, il travailla à R. Guiskard ; puis, continuant leur excursion dans les vallées de la Suisse, les deux amis allèrent jusqu’à Milan. De là ils retournèrent à Berne, à Thoun, et traversant le pays de Vaud, ils se rendirent à Genève puis à Paris par Lyon.

Durant ce voyage, le poète montra souvent le désaccord de son âme, maladie qui fut toujours visible dans toutes les situations de sa vie et dans tous ses plans. Il était parfois saisi d’une humeur noire qui le maîtrisait entièrement, et à Paris cette lutte intérieure augmenta tellement, qu’il se sépara tout-à-fait de son ami. Dans son désespoir et son dégoût de lui-même et du monde, il brûla tous ses papiers, et détruisit aussi pour la troisième fois les tragédies qu’il avait commencées avec tant de plaisir. Ainsi troublé, il quitta Paris, se rendit à Boulogne, puis revint bientôt dans la capitale, où il ne retrouva point son ami, et ne put avoir de ses nouvelles. Alors se réveilla en lui le désir de revoir sa patrie. Il partit aussitôt pour s’y rendre, mais une cruelle maladie le retint à Mayence pendant près de six mois.

Après sa guérison, il alla à Postdam, et de là à Berlin, où il travailla encore au département des finances. Il retrouva son ami, avec lequel il se réconcilia bientôt, et animé d’un nouveau zèle il s’abandonna de nouveau à ses inspirations poétiques.

Un jour qu’il engageait son ami à composer aussi une tragédie, celui-ci lui raconta l’histoire de Kohlhaas, dont le nom est encore donné à un pont à Postdam, et dont le souvenir se conserve encore parmi le peuple. Ce récit captiva Kleist, et il se mit à écrire cette nouvelle, qui a été insérée en tête de ses Contes.

La guerre de Prusse éclata ; après la bataille de Jéna, tout le monde fuyant Berlin, il alla à Kœnigsberg en Prusse. Son patriotisme et sa haine violente contre l’ennemi de sa patrie, le rendirent très-malheureux ; il se retira de toute société, fuyant toutes ses connaissances ; il quitta sa place au ministère, et demeurait des journées entières dans sa chambre sans voir personne. C’est à cette époque qu’il écrivit la Cruche cassée, et traduisit l’Amphitryon de Molière, peut-être pour se distraire et ranimer par ce travail sa gaîté éteinte.

Pendant que la guerre durait encore, il se rendit à Berlin avec son ami. Je ne sais comment il attira l’attention des autorités françaises, mais il fut arrêté et renfermé pendant six mois dans la même prison où avait été le fameux Toussaint Louverture. De là on le conduisit à Châlons. Il est probable que dans la solitude de cette longue détention, il fit de nombreuses poésies.

Lorsqu’enfin il eut obtenu sa liberté, il se rendit à Dresde pour s’adonner entièrement à l’étude. Il y retrouva son ami, et fit la connaissance de A. Muller. Il était alors plein de zèle ; il versifia sa Penthésilée, acheva Kohlhaas et la plupart de ses autres contes, et termina la plus grande partie de ce qu’il a laissé. Son Robert Guiskard fut de nouveau mis en œuvre, il en donna plusieurs extraits dans un journal annuel intitulé Phébus qu’il publiait en société avec A. Muller.

L’état de l’Allemagne, le triste avenir qui semblait se préparer pour elle, devaient nécessairement affliger tout homme ami de sa patrie. Ce sentiment et la haine que lui inspiraient les ennemis oppresseurs de son pays, enflammèrent la verve de notre poète, et chassèrent de son esprit toute autre idée. Il fit alors le poème d’Hermann. En 1809, la guerre contre la France éclata, il composa une ode intitulée Germania, et toutes ses espérances se réveillèrent. Il se rendit à Prague pour chercher à s’utiliser comme écrivain de la bonne cause, et il a laissé plusieurs fragmens, qui tous dénotent ses efforts pour exciter l’enthousiasme des Allemands, pour les unir et déjouer les machinations et les ruses de l’ennemi. Kleist voulut de Prague se rendre à Vienne, mais l’armée française y était déjà, et pendant le combat d’Aspern il se trouva tout près du champ de bataille. Il retourna à Prague, où une grave maladie le retint long-temps.

Lorsque fut conclue la paix qui semblait détruire entièrement toutes les espérances de liberté pour l’Allemagne, il partit pour sa patrie, et vint à Berlin avec son ami, A. Muller, qui après quelque temps le quitta pour se rendre à Vienne. Sa famille désirait lui voir accepter quelque nouvelle place, mais il repoussa vivement cette idée. Il s’occupait à publier une feuille hebdomadaire, portant pour titre : Abendblätter, qui souvent inégale et rédigée par divers auteurs, contint cependant quelques morceaux remarquables de Kleist. Il travailla aussi à perfectionner ses contes, et composa le Prince de Homburg, qui sans nul doute est son ouvrage le plus parfait et le meilleur.

Kleist, comme tous les auteurs allemands de cette époque, avait en vue, dans toute sa vie et dans tous ses efforts, la liberté d’une patrie opprimée, dont le développement moral était arrêté dans son essor par des vainqueurs étrangers à ses mœurs et à sa langue. Cette nation, si avancée en théorie et si retardée dans la pratique, fut tout-à-coup tirée de ses habitudes contemplatives, par les efforts réunis des jeunes littérateurs de cette époque, et l’enthousiasme, jusqu’alors dirigé uniquement vers un but idéal, fut reporté vers l’amour de la patrie et de la liberté. Une ère nouvelle semblait vouloir naître ; l’intelligence profonde des Allemands se serait enfin appliquée à un but réel, et les progrès de la civilisation auraient sans doute été prompts et immenses dans cette contrée, si des gouvernemens ombrageux, après avoir d’abord encouragé cette tendance utile à leurs projets, ne l’eussent ensuite écrasée sous leur sceptre de plomb, dès qu’elle leur parut franchir les bornes qu’ils lui avaient assignées.

On trouve dans les lettres que Kleist écrivit durant son dernier séjour à Berlin, l’empreinte du découragement et de la tristesse dont son cœur était rempli. Toutes ses espérances les plus chères étaient évanouies ; la paix conclue sous des conditions humiliantes, avait détruit tous ses plans.

« Nos relations, écrivait-il, sont ici plus pénibles que jamais ; on attend la visite de l’Empereur, et s’il vient, deux mots peut-être détruiront tout ce que nos politiques se sont donné tant de mal à construire. Vous pouvez penser combien cette idée m’affecte ; tout paraît sombre et menaçant à ma pensée, il n’est pas un point dans l’avenir que je puisse regarder avec joie et espérance. Il y a quelques jours, j’étais avec G… et je lui soumis deux mémoires que j’avais composés ; mais tout cela n’est, comme le disent les Français, que moutarde après dîner. En vérité, c’est singulier, comme tout ce que j’entreprends maintenant réussit mal, comme en toute occasion ; lorsque je puis une fois me résoudre à faire un pas en avant, le terrain aussitôt manque sous mes pieds. »

L’année 1811 fut témoin de sa fin malheureuse. Sa mort volontaire et subite, qui ne fut point commandée par la passion ni le désespoir, frappa bien cruellement tous ses amis et tous ceux qui admiraient son talent, son noble caractère.

Depuis plusieurs années, une froide indifférence pour la vie s’était emparée de son âme ; il avait renoncé à sa patrie, à l’Allemagne, à lui-même. Une femme, une amie en qui il avait trouvé un cœur capable de le comprendre, se trouvait atteinte d’un mal horrible et incurable qui la menaçait d’une mort sûre et affreuse. Dans un moment de tristesse, elle lui demanda de lui accorder une grâce dès qu’elle la réclamerait. Elle exigea un serment, et Kleist jura d’obéir à son amie. Alors celle-ci lui demanda la mort ; car les médecins, fidèles à leur devoir, employaient tout leur art à prolonger son existence autant que possible. Kleist, esclave de sa parole, poignarda son amie, et se tua lui-même après avoir accompli cette horrible tâche.

Ainsi périt, trop tôt pour lui-même et pour la littérature, un homme qui aurait illustré son pays par ses talens. La patrie perdit en lui un de ses plus dignes enfans, peu avant sa restauration et au moment où allaient changer de face ces événemens dont il était si péniblement affecté.

Son serment et la sincérité avec laquelle il l’accomplit, trahissent un esprit malade ; et un voyage, une occupation importante, auraient sans doute sauvé ce malheureux : un ami intime l’eût détourné facilement de cet acte de démence.

Peu avant sa mort il anéantit tous ses papiers. Un long manuscrit qui renfermait aussi l’histoire de ses pensées, eût été sans doute du plus grand intérêt. Peut-être quelqu’un de ses amis possède-t-il encore un écrit qui plus tard pourra nous en apprendre davantage sur lui. Il était consciencieux dans ses travaux, ne les terminait pas avec trop de promptitude, corrigeait et élaborait sans cesse. Il était très-difficile à se satisfaire lui-même. Henri de Kleist était d’une taille moyenne, et fortement constitué : son expression était sérieuse et taciturne ; il n’avait pas de vanité, mais sa conduite était empreinte d’un orgueil plein de dignité. Il ressemblait beaucoup au portrait du Tasse, et il avait aussi de commun avec ce grand poète quelque difficulté dans le langage.

Nous allons maintenant essayer de faire connaître les divers ouvrages de cet auteur, dont nous publions aujourd’hui les Contes, remarquables par le vif intérêt qu’ils inspirent et les nombreux détails qui en font tout le charme.

La Famille Schroffenstein est très-remarquable sous plusieurs rapports, comme le premier essai d’un jeune poète. Cette pièce n’est point, comme l’est ordinairement une première tragédie, empreinte de cette fougue de jeunesse et de cette poésie lyrique d’un enthousiasme encore vague. La haine, la perfidie, la vengeance, y sont admirablement développées et enchaînées aux événemens ; les personnages nous apparaissent vrais et bien tracés. L’amour d’Ottokar et d’Agnès est peint d’une manière nouvelle, très-originale. Ces caractères, surtout celui de la jeune fille, sont dessinés avec la plus grande précision ; et cette naïveté enfantine, cette vérité franche, la tendre résignation d’Agnès, lui prêtent un attrait séduisant qui est rarement aussi bien rendu par les poètes.

Deux familles unies d’assez près par des liens de parenté, se brouillent à l’occasion d’une succession. Dans l’une des familles, M. Rupert est d’un caractère sauvage, haineux ; la femme est douce et tendre, et le fils Ottokar ne suit un plan de vengeance contre la famille Sylvestre que sur la foi de son père. Le second fils de Rupert a été trouvé assassiné ; les gens de la maison Sylvestre sont soupçonnés de cet attentat. Toute la famille se réunit le soir autour du cadavre et jure de le venger. Tel est le sujet de ce drame bien conçu, et dont la marche jusqu’au quatrième acte ne mérite que des éloges ; l’intérêt va toujours croissant, et l’action rapide, forte, nous captive tout-à-fait. Mais dans le dénouement, Kleist semble oublier qu’il écrit un drame, et néglige la clarté si nécessaire dans un ouvrage de ce genre. La maladie qui affligeait son esprit semble influer fortement sur le dernier acte, où les événemens se brouillent et deviennent tout-à-fait inintelligibles. Au milieu de cette lutte continuelle de sentimens et d’impressions diverses, il n’a pu suivre une même idée jusqu’au bout, et les défauts de son âme se sont glissés dans la plupart des ouvrages du poète. À côté de son amour et de sa connaissance de la vérité et de la nature, on reconnaît un puissant désir de les dépasser toutes deux, et de placer un idéal vide, une sorte de néant au-dessus encore.

Quant à l’Amphitryon de Molière, il y travailla plus pour se distraire que par inspiration ; mais la Cruche cassée est une production de beaucoup supérieure et très-originale. La circonstance suivante donna lieu à cette petite pièce, qui, n’ayant en quelque sorte aucun fondement, offre cependant un charmant attrait à la lecture, quoiqu’elle se refuse à l’analyse.

En 1802 Henri de Kleist et Louis Wieland, fils du poète de ce nom, se trouvaient à Berne avec Henri Zschokke, qu’ils comptaient au nombre de leurs amis. Dans la chambre de ce dernier se trouvait suspendue à la muraille une gravure au bas de laquelle était écrit : La Cruche cassée. On y voyait un magister de village remplissant les fonctions de juge, et qui semblait fort en colère contre un jeune paysan debout devant lui. Une cruche cassée était sur la table, une jeune fille regardait en pleurant le coupable, tandis qu’une vieille femme paraissait occupée à expliquer ses griefs d’un air fort animé. Le dessin, plein d’expression, amusait beaucoup les trois amis et donnait lieu à mille conjectures sur l’objet que le peintre avait eu en vue. En plaisantant ils se promirent d’écrire chacun un récit à ce sujet selon sa propre idée. Louis Wieland fit une satire, Henri de Kleist une comédie, et Zschokke le joli conte qu’a traduit M. Loëve-Veimars dans ses Contes suisses. Plus tard Kleist publia sa Penthésilée et son Robert Guiskard. Mais l’ouvrage qui lui valut le plus de réputation comme poète et qui fut en même temps le dernier qu’il composa, ce fut le Prince Frédéric de Homburg. Nulle part plus que dans cet ouvrage on ne reconnaît toute la force de son génie ; aucune de ses autres pièces n’est si complète et si perfectionnée. D’après ce drame on pouvait concevoir de hautes espérances sur Kleist, un nouveau génie se serait montré sur le théâtre allemand.

Frédéric second raconte dans ses Mémoires de Brandebourg, que le grand prince électeur, après la bataille de Fehrbellin, avait dit qu’on pourrait juger sévèrement le prince de Hombourg devant un conseil militaire, mais qu’il était loin de vouloir traiter de cette manière un homme qui avait si vaillamment concouru à la victoire. Cette courte assertion, jetée comme en passant, suffit à notre poète pour construire tout un poème. Il suppose le jugement déjà prononcé et le prince condamné à mort.

La question importante de la subordination, de ce qu’elle est, et des cas où l’on peut s’y soustraire, est habilement développée par lui sous la forme d’un vaste procès dramatique. Toute l’action roule sur les sentimens qui agitent le prince, sur les circonstances elles-mêmes, sur les efforts de ses amis et le noble caractère du grand-électeur, dont la générosité fait tout rentrer dans l’ordre d’un seul mot. Le prince reconnaît lui-même son tort ; il se dévoue à la patrie, aux lois établies, et la libre clémence du grand-électeur, qui se fait bientôt jour dans son esprit, vient tout réparer. Le caractère du prince électeur est un chef-d’œuvre, et suffirait seul pour faire la réputation d’un poète.

Mais nous voici arrivés à la fin de notre tâche, les bornes de cette Notice ne nous permettent pas d’entrer dans plus de détails sur les autres poésies de Kleist, et nous regrettons que de pâles analyses ne puissent donner à nos lecteurs qu’une faible idée de ses chefs-d’œuvre. Les contes dont nous donnons la traduction achèveront, au reste, de faire connaître cet homme si bien doué de la nature, et dont la carrière a été si horriblement rompue, tandis que, jeune encore, il promettait, à en juger par ses derniers ouvrages, de prendre une des premières places parmi ses contemporains.


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