Notice sur Jane Gray (O. C. Élisa Mercœur)

Œuvres complètes d’Élisa Mercœur, Texte établi par Adélaïde AumandMadame Veuve Mercœur (p. 437-450).


NOTICE
SUR JANE GRAY.

Il n’y avait pas encore un mois que nous étions à Paris, quand Élisa, d’après le conseil de M. S…, un grand ami du docteur Alibert, entreprit de faire une tragédie sur Jane Gray.

« Vous avez un talent si éminemment dramatique, mademoiselle Mercœur, lui dit M. S… dans une visite qu’il nous fit, que je suis persuadé que vous réussiriez parfaitement à faire une tragédie Jane Gray est un sujet que j’ai toujours désiré de voir traiter par une femme… Vous devriez l’essayer… Faites un plan, et si vous avez assez de confiance en moi pour me le communiquer, je vous promets de vous dire franchement ce que j’en penserai. » Quelques jours après, munies du plan bien détaillé, nous nous rendîmes chez M. S… ; il le lut avec une grande attention, non sans cependant secouer la tête et sans froncer les sourcils, ce qui ne parut pas à Élisa devoir être d’un fort bon augure.

« Vous n’avez pas fait Marie d’Angleterre rivale d’amour de Jane Gray, mademoiselle Mercœur ; vous n’avez pas de pièce…

— Et moi, monsieur, j’ai pensé au contraire que je n’en aurais pas si j’établissais entre Jane et Marie une autre rivalité que celle du trône. Car enfin, Jane Gray ne deviendrait qu’une pâle et froide imitation de Marie Stuart… d’Élisabeth… d’Olga… de…

— Eh ! qu’importe, mademoiselle Mercœur, que ce soit imitation ou non, l’essentiel est que votre tragédie puisse être jouée, et vous n’avez que ce seul moyen… Ne soyons, croyez-moi, pas plus scrupuleux que nos pères : ils imitaient les pièces des anciens, imitons les leurs, et nos neveux imiteront les nôtres à leur tour.

— Mais, monsieur, si toutes les générations ne font que s’imiter, qui donc se chargera de la création ? À quoi nous servirait, je vous prie, cette noble faculté de l’âme que Dieu nous a départie : la pensée ! si nous ne devions répéter de père en fils que les pensées d’un certain nombre ? Songez donc que nous ne serions que de véritables perroquets… Nos pères ont imité, dites-vous ; je le sais ; mais vous devez savoir aussi qu’ils mettaient après le titre des pièces qu’ils imitaient : imitation de tel ou tel, et que, par conséquent, ils pouvaient sans scrupule, ils le devaient même, prendre tout ce qui leur semblait susceptible de produire de l’effet ; tandis que moi, qui ne pourrai présenter ma Jane Gray comme une imitation, si je dérobe à droite et à gauche des situations qui ont assuré le succès des auteurs qui les premiers ont su les faire naître ou les placer à propos, on me traitera de plagiaire ; et je vous avoue que ce reproche me serait on ne peut plus pénible, car il n’entre point dans mes principes d’exploiter à mon profit les pensées des autres.

— Eh ! mon Dieu ! mademoiselle Mercœur, faites Jane Gray sans vous arrêter à toutes ces considérations ; si elle réussit, on ne vous demandera pas où vous aurez pris les situations auxquelles elle devra son succès, croyez-en ma vieille expérience… Refaites donc votre plan, et n’oubliez pas surtout que sans rivalité d’amour, point de pièce. »

Un ami de M. S…, qui était présent et qui sortit en même temps que nous, dit à Élisa, chemin faisant :

« Vous ne me paraissez pas bien convaincue, mademoiselle, de la possibilité de faire une bonne tragédie avec la rivalité d’amour.

— Ce n’est pas la conviction qui me manque, monsieur, croyez-le bien, je ne manque que de goût pour l’imitation, voilà tout ; car vous sentez bien qu’il n’y a pas de moyen de conserver de doutes sur la possibilité de faire une bonne pièce avec la rivalité d’amour, puisque ce sentiment irrésistible, véritable vautour du cœur, est le pivot de tant de chefs-d’œuvre que les siècles ont consacrés, et dont les continuels succès donneraient un démenti formel aux plus incrédules… Mais, vous le savez, tous les écrivains ne réussissent pas également dans le même genre, chacun a le sien… Les uns traduisent, imitent… les autres créent… Moi, je me crois plus de dispositions pour créer que pour imiter ; et si ce n’était la crainte que M. S…, dont j’admire le beau talent dramatique, ne s’imaginât que je dédaigne ses avis, ou que je suis trop hautaine pour les vouloir suivre, je laisserais là Jane Gray que je ne pourrai jamais, malgré tous mes efforts, rendre digne de fixer l’attention de qui que ce soit.

— Et moi, je pense, mademoiselle, que vous saurez la rendre l’objet de l’intérêt de tous, et qu’il ne vous faudra que le vouloir pour le pouvoir… Prenez donc la plume sans trembler, et persuadez-vous bien que lorsqu’on possède un génie comme le vôtre, il n’est point de genre qui lui résiste…

— On a tant et si bien fait dans celui de l’imitation, monsieur ; on a été si loin que je crains de me laisser choir sur la route que tant d’habiles écrivains ont parcourue, et je vous avoue franchement que la pensée d’une chute me fait peur…

— Rassurez-vous, mademoiselle, vous n’aurez point à craindre un tel malheur… Mais comme l’expérience est nécessaire en tout, vous ne feriez pas mal, je crois, de vous laisser guider par celle de M. S…, vous n’en sauriez trouver qui connût mieux les localités… D’ailleurs, M. S… s’intéresse si vivement à vos succès que vous pouvez compter qu’il fera tout ce qui dépendra de lui pour vous faire obtenir celui que vous mériterez sans nul doute… Je vous engage donc, mademoiselle, à ne rien faire sans le consulter, et lorsque votre tragédie sera achevée, s’il ne lui trouvait pas toute la perfection qu’exige une œuvre de cette importance et qu’il jugeât à propos d’en élaguer un et même deux actes, faites-le, croyez-moi sans hésiter, c’est l’homme qui possède le mieux l’entente de la scène…

— L’idée d’un pareil sacrifice, monsieur, suffirait pour me décourager à jamais, car je trouve que c’en est un déjà bien grand que de renoncer au plan que j’ai tracé, non seulement d’après mes sensations, mais d’après les mille et une combinaisons qu’il m’a fallu faire pour trouver des situations neuves et dramatiques, dont l’intérêt toujours croissant amène un dénoûment heureux et non prévu… — En vous disant, monsieur, que j’ai le malheur, je dis malheur, puisqu’il m’y faut renoncer, d’être contente de mon plan, dont le dénoûment me plaît, c’est vous dire combien le sacrifice m’en est pénible, et combien aussi il me serait pénible d’être obligée de me familiariser avec la pensée de n’écrire que pour le néant, conséquence inévitable lorsque l’inspiration ne vous a pas mis la plume à la main. Enfin, dit-elle, je vais demander à Dieu de m’inspirer des pensées des autres… Marie d’Angleterre devra, m’a dit M. S…, obliger sa jeune rivale à renoncer à son titre d’épouse ; mais comme Marie saura bien qu’en brisant les nœuds qui unissent Jane Gray à Gilfort elle ne fait que resserrer plus fortement ceux de leur cœur, elle fera assassiner Jane par un jeune fanatique qu’elle aura endoctriné… C’est à peu près, je crois, ce que m’a dit M. S…

— C’est cela même, mademoiselle ; mais, dites-moi, est-ce que vous ne trouvez pas ce dénoûment bien dramatique ?

— Pardonnez, monsieur, seulement je trouve qu’on s’en sert trop souvent, car vous n’ignorez pas comme à la scène l’ambition, la jalousie et le fanatisme vous mettent facilement le poignard à la main, et M. S… a beau dire que, sans rivalité d’amour point de pièce, moi, je crois cependant que j’en aurais fait une sans cela, et mon dénoûment du moins aurait été neuf [1] ; mais vous ne pouvez m’en dire votre sentiment, puisque M. S… a lu mon plan tout bas. »

Quoique Élisa regrettât vivement son plan, elle ne laissa pas cependant que d’en combiner un autre sur les données de M. S… Il le trouva bien. Alors Élisa commença sa tragédie, c’est-à-dire qu’elle fit des vers, de beaux vers et beaucoup, mais sans résultat, sans arrêter un acte, une scène. Elle fit et repoussa successivement plusieurs expositions [2], parce que, comme elle l’avait dit à l’ami de M. S, elle manquait de goût pour l’imitation, et qu’elle y trouvait toujours quelque rapport avec ce qui avait été fait ; ce qui la mettait dans un état d’irrésolution désespérant pour un poète… Un jour qu’elle avait rejeté et repris vingt fois la plume, un élève de Talma, homme de beaucoup de talent et d’esprit que nous avions connu à Nantes où il avait joué les premiers rôles avec un grand succès, vint nous voir…

— Que faites-vous depuis que vous êtes à Paris, mademoiselle Mercœur ? dit-il à Élisa.

— Rien, monsieur Mainvielle [3], rien… C’est-à-dire que je travaille sans rien faire…

Alors Élisa lui raconta qu’on lui avait conseillé de faire une tragédie sur Jane Gray ; qu’elle avait fait un plan qui, selon elle, était bien, et dont le dénoûment surtout lui plaisait infiniment ; que l’ayant soumis à la personne qui lui avait donné le conseil de faire Jane Gray, cette personne avait repoussé le plan dont elle lui parlait, parce qu’elle n’y avait pas fait Marie d’Angleterre rivale d’amour de Jane Gray ; qu’elle avait refait un autre plan sur les idées qu’on lui avait données, et que c’était d’après ce plan qu’elle travaillait, ou plutôt qu’elle ne faisait rien, puisque, malgré tous les vers qu’elle avait composés, elle n’était pas plus avancée que le premier jour, ne pouvant s’arrêter à rien, étant toujours mécontente de ce qu’elle faisait.

« Ecoutez, lui dit M. Mainvielle, je connais beaucoup d’auteurs qui tous m’ont assuré qu’ils n’est point, dans tout Paris, un meilleur conseil pour un plan dramatique que M. Tissot. C’est un homme qui a de grandes connaissances et qui, dit-on, est fort bon ; je suis persuadé qu’il se fera un plaisir de vous indiquer le moyen d’amener votre Jane Gray à bien ; je ne sais pas son adresse, mais il vous sera aisé de vous la procurer… »

Nous nous présentâmes donc chez M. Tissot ; ainsi que M. Mainvielle l’avait prévu, il accueillit Élisa avec bonté et écouta fort attentivement le détail du plan de la tragédie qu’elle faisait.

« Vous avez fait Marie d’Angleterre rivale d’amour de Janne Gray, mademoiselle Mercœur, vous n’avez pas de pièce, car cela ressemblera à Marie Stuart, à Olga, à Elisabeth, etc., etc…

— Je le pense aussi, monsieur ; mais, n’osant m’en rapporter à mon inexpérience, je suis venue vous prier de m’éclairer de vos sages conseils, et je dois bien de la reconnaissance à la personne qui m’a engagée à m’adresser à vous ; car vous venez, dans un instant, de trancher toutes mes irrésolutions.

— Eh bien ! maman, me dit Élisa, lorsque nous eûmes quitté M. Tissot, suis-je au moins dans une situation assez embarrassante… Tu le vois, j’ai consulté pour ma tragédie de Jane Gray les deux hommes qui ont le plus de connaissances dans ce genre ; et, certes, il est impossible d’être d’un avis plus opposé. Que dis-tu de cela ?…

— Je dis, ma chère mignonne, que tu connais la fable du Meunier, son Fils et l’Âne, et que tu feras bien d’en mettre la morale en pratique ; j’ajouterai même que Jane Gray n’étant pas de ton goût [4], tu ne dois te faire aucun scrupule de l’abandonner ; et que si tu te sens des dispositions pour le genre tragique et que tu croies pouvoir y réussir, je t’engage à revoir le sujet que dès l’âge de six ans tu voulais mettre en tragédie [5] et qui, douze ans après, vint se poser devant ta pensée comme au premier jour. Car, tu sais bien que l’an dernier, lorsque Ligier vint à Nantes donner des représentations, que tu me dis en lui voyant jouer Othello, frappée de la manière dont il rendait la scène de jalousie : « Je veux faire aussi moi une tragédie africaine dont le premier rôle sera pour Ligier ; mais je prendrai le sujet qui me plaisait tant étant enfant. » Alors tu arrangeas un plan pendant que l’on jouait la seconde pièce ; et lorsque nous fumes rentrées, tu fis quatre-vingts vers avant de te mettre au lit. Un sujet qui s’est si fortement gravé dans ton souvenir à l’âge où les sensations laissent si peu de traces et que les années n’ont pu effacer, mérite, selon moi, d’être examiné avec attention ; ainsi, ma chère enfant, réfléchis, crois-moi, sur l’avis que je te donne, pèses-en toutes les conséquences, et si tu te décides à traiter ce sujet, n’oublie pas surtout que tu as déjà quatre-vingts vers de faits qui trouveront place dans ta tragédie… » Un mois après ce que je viens de rapporter, Élisa achevait le second acte de Boabdil, roi de Grenade, qui précède cette notice ; elle n’avait mis que dix-sept jours à faire le plan et le premier acte : il est vrai que les quatre-vingts vers y étaient entrés… Joyeuse d’être dispensée de faire Jane Gray, elle jeta son plan au feu en disant : « J’ai eu le courage de livrer aux flammes le premier plan que j’ai écrit, quoiqu’il me plût ; périsse ainsi le second et le dernier, car je n’en écrirai de ma vie. »

Je regrette beaucoup de ne pouvoir joindre à cette notice tout ce qu’Élisa a fait de Jane Gray ; mais la pauvre enfant attachait si peu d’importance aux vers qu’elle faisait, que, dès qu’ils ne convenaient pas au sujet pour lequel elle les avait composés, elle les déchirait. Tous ceux de Jane Gray auraient eu probablement même destin si je ne m’étais aperçue qu’elle les employait à se mettre des papillotes ; je la grondai ; mais elle me dit de me consoler, qu’elle en ferait d’autres ; que ceux-là ne valaient pas un regret. Comme elle travaillait sans suite à cette tragédie, elle passait d’un acte à l’autre sans rien terminer. Elle avait fait des choses charmantes pour le cinquième acte. Il n’en est réchappé que huit vers ; car elle déchirait au premier endroit venu. Ainsi il m’est impossible de donner autre chose que des fragmens.

Ve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.
  1. Voici à peu près autant, que je puis me le rappeler, le dénoûment d’Élisa auquel la pauvre enfant tenait tant, et qu’elle brûla pour ne pas céder à la tentation de le prendre pour guide, et ce dont elle a eu bien du regret depuis !

    Jane Gray, à la vue des bourreaux prêts à laisser tomber le fer sur la tête de l’époux qu’elle idolâtre si elle n’embrasse la religion de Marie, ne peut se résoudre, pour sauver les jours de l’époux pour lequel elle sacrifierait mille vies si elle les avait, à abjurer sa croyance religieuse, et, à genoux, les bras tendus vers cet époux que son refus condamne à mourir, lui demande pardon de ne pouvoir le préférer à Dieu. Puis, se relevant, et avec cette dignité que donne le sentiment intime de la conscience dit à Marie qui est assise sur le trône d’ordonner à ses bourreaux de frapper ses deux victimes : Que Dieu l’emporte !!!

    Jane Gray a dix-sept ans ; luttant ainsi entre la religion et l’amour, et la religion l’emportant, présentait, selon Élisa, un intérêt beaucoup plus puissant et beaucoup plus dramatique que Jane Gray assassinée lorsqu’il n’a pu dépendre d’elle de ne pas l’être.

  2. Elles se trouvent à la fin de cette notice.
  3. M. Maimielle est beau-frère de la célèbre cantatrice madame Fodore-Mainvielle. M. Mainvielle jouissait, à Nantes, d’une grande considération et pour son talent et pour sa personne. Lorsque Talma vivait, M. Mainvielle le suivait dans ses voyages. Cet inimitable acteur se trouvait heureux d’être secondé par son élève.
  4. Élisa pensait qu’on ne pouvait faire de Jane Gray qu’une tragédie en trois actes.
  5. Ce fut à l’âge de six ans qu’Élisa eut la pensée de faire une tragédie sur Boabdil, roi de Grenade, dont j’ai donné les détails dans les Mémoires qui sont en tête de ce volume.