Notice historique sur l’enseignement primaire à Saint-Étienne avant la Révolution/Conclusions

Texte établi par Johannès Merlat, Société de l'Imprimerie de La Loire républicaine (p. 43-48).

III.

Conclusions.

Voilà — par les documents — tout ce que je sais sur les écoles stéphanoises de l’ancien régime, sur les écoles de la fin du XVIIe en particulier.

Je prie, qu’on me permette, à propos de cette dernière période, quelques réflexions… qui me seront difficiles parce qu’elles touchent à une terrible histoire religieuse. En ce temps, action religieuse et enseignement du peuple : cause et effet, inséparables.

Certainement la grande paroisse de Saint-Étienne comme toutes les paroisses du pays était exclusivement catholique. Les dévots n’y avaient pas supporté une petite église huguenote, dont la dispersion fut violente. J’ignore si ce libre esprit de l’école de Rabelais qui fut Marcelin Allard a exposé, dans sa Gazette, fin du XVIe, une mentalité un peu commune chez ses compatriotes : cent ans plus tard, on ne saurait supposer une manifestation pareille.

À ce moment, la bourgeoisie stéphanoise s’est faite piétiste : avec zèle, elle s’associe aux œuvres d’église. Les couvents prospèrent et s’enrichissent ; les confréries sont nombreuses ; d’authentiques bourgeois sont à la tête des Pénitents qui forment deux compagnies.

Il n’en était pas de même des couches profondes. Non pas — on le comprend — qu’il y eût quelque pensée d’opposition ; mais, simplement, parce que d’une intellectualité limitée, d’un pauvre patois si ras terre, de la misère d’une vie au jour le jour, résultait un réel abaissement moral. Les peines d’un travail écrasant et peu rétribué, avaient pour compensation les gaietés et les abêtissements du vin, les joies de la chair facilement en liesse. À ces passions païennes, qui n’en étaient guère inquiétées, le catholicisme superposait ses pratiques essentielles. Les pauvres gens des ateliers fumeux faisaient leurs Pâques après avoir festoyé et arrosé mardi gras ; ils assistaient à la messe du dimanche, un chapelet aux doigts, ce qui n’enrayait pas l’intense beuverie jusqu’au lundi soir. On pouvait être un pénitent passable, marcher pieds nus le Vendredi-Saint et être aussi un parfait vide-bouteilles. Pas la moindre culture religieuse, mais pas le moindre doute ; la pensée était ailleurs. Le clergé, indulgent, se contentait de peu, donnait de bons conseils jamais suivis et s’en remettait à la miséricorde divine.

J’ai dit plus haut que ces pauvres gens traversaient un moment l’école ; mais ce qu’était cette école, on vient de le voir. Son effet, nul.

L’action catholique tentait la transformation. Il s’agissait d’obtenir l’ouvrier pénétré de piété, ayant assez de lecture pour son instruction religieuse, capable même de lire le latin des offices, acceptant le dur et malpropre travail avec résignation, louant Dieu, restant tempérant, remplaçant par quelques cantiques les refrains bachiques et licencieux, trouvant son repos dans l’accomplissement des pratiques pieuses et se préparant à la vie éternelle par des méditations sur la bonne mort.

Pour cela, il fallait agir, dès les premières années, par l’école, par l’école religieuse.

L’école, comme on la connaissait, c’était l’école ouverte par quelque bonhomme ou quelque femme qui, sachant à peu près lire, se mêlait de l’apprendre à autrui. On y envoyait les garçons et les filles aussi. On était entre voisins, sans manière : le matin, le maître gardait son bonnet de nuit et, dans le jour, quand il faisait chaud mettait bas sa veste. On s’expliquait en patois et on n’en finissait jamais d’apprendre à lire : l’élève interrompant sa fréquentation à propos de n’importe quoi. En la courte inspection d’avril 1684, cinq écoles privées sont visitées, cinq — malgré les prescriptions de l’Archevêché — ont des garçons et des filles. Dans l’une d’elles, importante, de 74 élèves, « les filles, de 15 à 18 ans, sont avec les garçons du même âge, fort dissipées ». Dans d’autres écoles, la toilette de ces jeunesses est un peu abandonnée : elles sont « découvertes » dit pudiquement l’inspecteur. De telles écoles ne scandalisaient personne en ce milieu qui ne demandait qu’à se laisser joyeusement vivre. Ces maîtres et ces maîtresses n’ont pas le goût du piétisme. Aussi voit-on les inspecteurs scandalisés : pas trace « d’école chrétienne » disent-ils.

Ce qu’on entend faire c’est une école religieuse ordonnée sur une règle sagement réfléchie et imposée à tous. Et d’abord, on sépare les filles et les garçons : les uns confiés aux maîtres, les autres aux maîtresses. Puis, dans une suite de prescriptions, on prévoit tout. Voici la « Petite École des pauvres ».

L’école aura une liste de ses élèves, un « catalogue » semblable, sans aucun foute, à ceux que les confréries appendent aux murs des églises. Elle a une « chaire » pour le maître, des « bancs » pour les élèves. Des tables permettant d’écrire, je n’en vois trace : à Notre-Dame on demande « d’abaisser les bancs » sans souci de la relation à une table qui pourrait être devant[1]. Elle a un bénitier à la porte et on entre en faisant le signe de la croix ; elle a des images pieuses ; elle a, surtout, un autel orné, un oratoire, une « chapelle ». Des chapelets font partie du matériel scolaire.

Pour la discipline, les élèves sont groupés par dizaine et chacune de ces « décuries » a un petit chef, un « décurion » ; chez les filles ce sont des « décurionnes » : vilaines appellations. Les commandements sont précédés d’avertissements à la clochette. Les moyens de coercition sont les coups. Chez l’abbé Carrier, à la Grand, on châtie les enfants « indiscrètement, les frappant avec un baston à tout moment, sans leur faire connoître leur faute » ; l’abbé Pomerol « les frappe indiscrettement » ; chez l’abbé Deville « le maître les frappe trop rudement » ; c’est la mode : « on chastie les enfans avec fureur et sans modération ».

On commence la classe par une longue prière que tous les élèves devaient savoir par cœur. Puis on attaque la fameuse « demande » du catéchisme. La demande et la réponse lues, et sans doute expliquées, par le maître, sont relues et répétées et relues, par quelques-uns des élèves les plus forts munis du manuel, jusqu’au moment où on les suppose apprises et où chaque élève récite à son tour. Pour un texte de huit à dix lignes seulement, on devine le travail : les coupures, de tel à tel mot, puis la juxtaposition ; on entend surtout la confusion des voix, et, sans peine, on soupçonne les distractions et les coups de bâton qui ramènent à la réalité et au texte. Prenait-on la lecture ? Si peu. Les deux heures et demie du matin étaient bientôt passées : voilà déjà la prière de sortie. Ce n’est que le soir — à la suite d’une troisième prière — qu’il devait être possible d’aborder sérieusement la lecture « par bandes » devant des tableaux muraux, des « cartes » ; quelque instruction religieuse, peut-être encore du catéchisme : après quoi, la longue prière du soir et les trois ou quatre De profundis obligés. Je ne parle pas des exercices pieux en dehors de l’école : la messe du matin et l’adoration du soir : je n’en vois pas la place en un emploi du temps si réduit : la messe était-elle dite avant, pendant ou après la classe (de 7 et demie à 10) ?

On pouvait donc — tant bien que mal — apprendre à lire. Et après ? Après, on apprenait à lire le latin des offices, à bien prononcer toutes les lettres. Je ne vois dans les notes d’inspection aucun autre exercice pédagogique. L’enseignement de l’écriture est mentionné à la Charité : il n’en est question dans aucune des Petites-écoles. Cependant, le programme dit bien : lire, écrire, chiffrer. Mais comment croire que l’inspection eût passé sous silence la partie supérieure du programme, n’ait rien eu à dire des procédés, des résultats ? C’est inadmissible. D’ailleurs, dans le récit du concours entre les élèves les plus forts de Saint-Étienne et de Saint-Chamond, on voit bien qu’il n’est question d’aucune composition écrite : il s’agit simplement de « demandes » auxquelles les uns ont passablement répondu, alors que les autres se sont troublés. Il faut conclure que le temps passé à l’école suffisait à peine à acquérir la lecture. Il est visible, en effet, que ce temps est trop court et trop employé à des exercices de piété.

On ne voit pas, d’ailleurs, qu’il soit recommandé de noter les absences et de s’enquérir de leur motif. Aussi, jusque près de nous, l’école buissonnière a-t-elle été un véritable fléau des écoles publiques. À certains jours de clair soleil, les écoliers « fuyataient » ; « fuyater » c’était fausser compagnie au bâton du maître pour s’en aller dans les champs faire d’intéressantes études d’histoire naturelle agrémentées de baignades, de petites récoltes, etc.

Les préoccupations sont toutes à l’action religieuse. L’inspection de 1687 a l’allure d’une véritable mission : la pauvre pédagogie de la lecture par bandes est perdue dans les démonstrations d’Église. Le 29 juin, on décide que les élèves seront confessés et on engage les maîtres à se confesser aussi et à communier. Le 9 juillet, on processionne, on renouvelle les veux ; bénédiction, etc. Dans l’intervalle, récitations de catéchisme, concours de catéchisme. Le 17 juillet, dernières recommandations : il faudra « conduire les enfans à la messe. M. Chavanne (un vicaire de la Grand) se chargera du soin de procurer des confesseurs pour chaque école… on nomme des maîtres et maîtresses pour la communion jusqu’à la première dimanche d’aoust et qui se continuera toutes les premières dimanches du mois à l’advenir, etc. »

En réalité, il ne s’agit pas d’enseignement primaire.

Je ne mets pas en doute la sincérité des fondateurs ; je dis que leurs intentions n’étaient pas remplies.

Pouvaient-elles l’être dans les conditions où fonctionnaient ces écoles ? On ne peut le penser. Les impossibilités s’accumulent. Un enfant qui a eu jusqu’à huit, neuf ans la parfaite liberté de la rue, ne peut devenir un écolier appliqué. Comment apprendrait-il, en quelque sorte malgré lui ? alors qu’il ne songe qu’à être dehors, qu’il subit l’école et que, dans une classe trop nombreuse, il bénéficie de l’anonymat du tapage et des réponses en chœur. Lui apprend-on vraiment quelque chose du catéchisme ? C’est miracle. Aussitôt la première communion faite, l’enfant est à l’atelier.

Et, cependant, Ch. Demia, en 1688, fit promulguer un Règlement pour les écoles de la ville et diocèze de Lyon où il est question d’écriture et de quelque orthographe et arithmétique. On y relève un emploi du temps, où, dans une séance de trois heures, de 7 à 10 heures du matin, on fait deux prières, on lit, on écrit, on récite des leçons, on étudie une demande de catéchisme, on procède à un exercice particulier — de l’arithmétique par exemple — et on déjeune ! La séance du soir (de 1 h. et demie à 4 h. et demie) est aussi chargée : le déjeuner en moins, du plain-chant, en plus. Il y a là, évidemment, une singulière exagération de rapidité. En tous cas, il est clair que les commençants n’étaient aptes à faire que ce qu’on leur voit faire à Saint-Étienne : apprendre à lire et apprendre, par audition, les prières et le catéchisme.

Je dis bien : en réalité, pas d’enseignement primaire. Il s’agit simplement d’une œuvre de catéchiste pour laquelle la lecture est indispensable. C’est pourquoi l’instituteur doit avoir la qualité du catéchiste, être « promu aux ordres sacrés ».

L’Église attachait un prix énorme à cette œuvre. La France catéchisée ; tous les esprits également soumis à la même formule ne varietur ; l’unité morale attestée par la récitation des mêmes définitions et l’observation des mêmes pratiques, voilà ce qu’il s’agissait d’obtenir. En ces années de persécutions abominables et de Terreur qui vont de 1675 à 1726, la tyrannie séculière au service de l’Église est prise d’un zèle étrange pour l’instruction obligatoire, pour le catéchisme obligatoire plutôt.

L’ordonnance de 1698 (13 déc.) dispose : autant qu’il sera possible, on établira « des maîtres et maîtresses dans toutes les paroisses » pour instruire « tous les enfans ». L’instruction s’entend d’abord « du catéchisme et des prières… comme aussi apprendre à lire et même à écrire à ceux qui en auront besoin ». Les élèves seront conduits à la messe tous les jours ouvriers et à tous les services divins les dimanches et fêtes. Les parents et ayants droit seront tenus d’envoyer les enfants « aux écoles et catéchismes » jusqu’à l’âge de quatorze ans. Ces écoles seront instituées aux frais des communes qu’on pourra imposer jusqu’à la somme de 150 liv. pour un maître et de 100 liv. une maîtresse. Les curés, évêques, etc. sont chargés de veiller à l’exécution.

L’ordonnance de 1724 (14 mai) renouvelle ces dispositions en des termes semblables.

Je n’apprendrai rien à personne en disant que ces deux ordonnances sont importantes entre les innombrables mesures contre les réformés et que l’une d’elles — la dernière — mérite d’être classée parmi les plus effroyables monuments de haine. Le duc de Bourbon, son auteur, n’a pas la célébrité qu’il mérite, la place d’honneur à côté de Carrier, de Fouché, de Fouquier-Tinville, des féroces. Quarante ans après la Révocation, il imagina de rouvrir les plaies saignantes, de reprendre la torture… Toute assemblée du culte réformé interdite « à peine contre les hommes de galères perpétuelles et contre les femmes d’être rasées et enfermées pour toujours dans les lieux que nos juges estimeront à propos, avec confiscation des biens des uns et des autres ; même à peine de mort contre ceux qui se seront assemblés en armes… » Punis de mort les pasteurs qui auront convoqué ; punis de mort ceux qui auront prêché ou « fait aucunes fonctions ». Défense de recevoir des pasteurs, de leur donner retraite, secours et assistance ; d’avoir directement ou indirectement aucun « commerce avec eux » ; obligation de les dénoncer ; « le tout à peine… contre les hommes des galères à perpétuité et contre les femmes d’être rasées et enfermées pour le reste de leurs jours… et de confiscation des biens… » Etc., etc.

Dans l’esprit des persécuteurs, l’école catholique était l’indispensable complément de la persécution. L’instituteur n’était pas moins nécessaire que le dragon, L’instruction publique de ce temps n’a vraiment qu’un programme : catéchisme forcé.

J.-B. GALLEY.
  1. En juillet 1793, la troupe envoyée à Saint-Étienne par les révoltés de Lyon mit à sac l’école de garçons de la Grand sous le prétexte que la Société populaire y tenait ses séances. J’ai sous les yeux l’état des destructions estimées par deux menuisiers : j’y vois la « chapelle », la chaise et le bureau du maître, la clochette, le « catalogue » des élèves, une armoire, « la cuisine du poille », un « réverbert » certainement destiné aux réunions politiques tenues le soir.

    Je n’y vois point de tables, mais des « gradins » sur un « plancher » (24 pieds X 14) que supportaient cinq « terrassiers ».