Notes sur les sources du Fleuve Rouge


NOTE

sur

LES SOURCES DU FLEUVE ROUGE

par

m. charles eudes bonin
vice-résident de france en indo-chine



Au cours de la mission officielle, dont j’ai été chargé dans l’intérieur de l’Asie, de 1895 à 1897, j’ai eu l’occasion, pendant l’automne 1895, de séjourner pendant deux mois à Tali pour préparer la caravane que je devais conduire à travers le Tibet oriental. Je profitai de ce séjour forcé pour pousser une reconnaissance vers les sources du Fleuve Rouge, qui sont placées, comme on le sait, dans les environs de Monghoa-ting, au sud de Tali. Cette recherche présentait un intérêt particulier pour notre colonie du Tonkin. D’après une légende qui y est assez répandue, les crues du Fleuve Rouge, dont ce pays a trop souvent à souffrir, seraient dues à la fonte estivale des neiges du Tibet. Or la région de Monghoa, située en plein Yunnan, est tout à fait en dehors des premières montagnes neigeuses du Tibet, les Hsueh-shan, dont elle est séparée par plusieurs vallées. La véritable cause des crues, qui commencent au mois de mai, c’est-à-dire au renversement de la mousson, pour finir vers le mois de novembre, paraît être plutôt la mousson du sud, amenant sur les hauteurs du Yunnan les nuages chargés des évaporations du golfe du Tonkin. Ces eaux se répandant sur les plateaux complètement déboisés de la province n’y sont pas retenues par suite du manque d’arbres et de la nature argileuse du sol ; elles redescendent immédiatement au fleuve dont elles amènent ainsi l’exhaussement régulier.

Je me mis en route le 23 octobre, n’emmenant avec moi que mon interprète chinois et deux de mes soldats annamites. Mes bagages étaient partis au-devant sous la conduite d’un caravanier chinois et je n’avais pas cru devoir prévenir les autorités de Tali de mon absence afin d’éviter les ennuis de la surveillance des escortes officielles, inutiles pour un aussi court voyage. Ce manque de guides faillit néanmoins nous être fatal. Nous fûmes, en effet, retenus sur la route de Tali à Hsia-kuan, la barrière méridionale du lac, plus longtemps que je n’avais calculé : de vives douleurs dues au vent glacé des montagnes, dont je souffrais depuis mon arrivée à Tali, m’obligèrent à m’arrêter quelques heures sur la route, et à la nuit tombante nous nous trouvions au milieu d’un chaos de montagnes désertes, ayant perdu la bonne piste et errant au hasard au bord des précipices. Nous marchâmes ainsi une partie de la nuit, tenant nos chevaux par la tête et le revolver à la main pour écarter les tigres qui fréquentent ces parages, jusqu’à ce que nous aperçûmes enfin le hameau de Shin-shue, pauvre village habité par quelques familles de Min-kia, tribu indigène des environs de Tali. Nous y trouvâmes non sans peine l’hospitalité, et le lendemain, à la première heure, nous repartions avec un guide, qui nous mit enfin dans la bonne route. Ce petit détour eut l’avantage de me faire voir la source de la rivière de Shin-shue, qui descend du hameau en question et contribue avec quelques autres à former le cours supérieur du Fleuve Rouge.

J’ai résumé brièvement dans les notes qui suivent et dans le croquis ci-joint les renseignements que j’ai pu recueillir sur place touchant cette question.

Le Fleuve Rouge prend sa source dans le massif compris entre les villes chinoises de Hsia-kuan (barrière sud de Tali) au nord, Tchao-tcheou à l’est et Monghoa-ting au sud. Le triangle montagneux circonscrit par ces trois points déverse ses eaux au nord-ouest vers le Mékong, par la rivière de Yang-py, au nord-est vers le Fleuve Bleu, au sud vers le Fleuve Rouge. Celui-ci, dans la partie supérieure, porte le nom de Mong-hoa-ta-ho (grande rivière de Monghoa), puis de Ta-yang-kiang, ensuite de Yuan-kiang à hauteur de la ville de ce nom et enfin de Li-hoa-kiang entre Yuan-kiang et Man-hao, où il devient navigable ; il a encore

Nota. — Par suite d’une erreur de gravure, la position de la ville de Hsia-Kuan a été déplacée sur le croquis ci-dessus et doit être reportée plus au nord, sur la rive gauche du Yang-py.

d’autres noms locaux suivant les villages placés sur son parcours. La rivière de Mong-hoa est considérée par tous comme le bras supérieur et la source véritable du Fleuve Rouge. C’est bien la même rivière qui passe à Yuankiaug et à Man-hao, en suivant cette direction générale du nord-ouest au sud-est si caractéristique du cours du Fleuve Rouge. L’explorateur anglais Colquhoun avait déjà mis le fait en lumière dans son voyage au Yunnan ; voici ce qu’il en dit dans son livre Across Chrysé : « Le lendemain (18 mai 1882) nous quittâmes les bords du Papien (Rivière Noire) et nous traversâmes une série de vallées bien cultivées ; dans la soirée nous débouchâmes dans la plaine de Nantien, arrosée par une rivière qui coule dans la direction de l’est. C’est une des principales branches du Yuang-chiang, qui porte ici le nom de Mong-hoa-ho, et plus loin celui de Ta-yang-chiang, » Et ailleurs : « Après avoir remonté pendant deux jours, le Mong-hoa-ho, qui, par sa jonction avec une autre rivière, forme le Yuang-chiang, nous débouchâmes dans la vaste et magnifique plaine de Mong-hoa, ou Meng-hua, selon l’orthographe officielle. »

La hauteur que Colquhoun indique pour le col placé au sommet du massif, 9,200 pieds, est supérieure à celle que j’ai relevée moi-même au baromètre : 2,640 mètres, mais mes observations concordent assez avec celles de M. Roux, qui, dans la carte de son voyage avec le prince d’Orléans (Année cartographique, 1895), indique pour ce même point 2,609 mètres.

La rivière de Mong-hoa n’a pas une source unique ; elle est formée par la réunion de plusieurs petits torrents de montagne qui descendent du massif en question. Les deux plus importants sont la rivière de Shin-shue et le torrent qui jaillit au pied du petit poste chinois de Wa-fong-sang, placé exactement à 2,600 mètres d’altitude. Ce dernier cours d’eau est considéré par les habitants comme la source principale de la rivière de Mong-hoa et par suite du Fleuve Rouge. De Wa-fong-sang la rivière gagne la plaine en passant au pied des villages de Wong-yao-sang et de Li-hoa-ta et arrive à Shuin-tien, situé à 1,850 mètres d’altitude, où est un grand poste chinois. Depuis Shuin-tien, après avoir reçu la rivière de Shin-shue et divers autres petits ruisseaux, elle coule dans un lit de 20 mètres de large à travers la plaine de Mong-hoa en suivant cette direction invariable du nord-ouest au sud-est qu’elle ne quittera plus jusqu’à son embouchure. La pente générale des eaux du Fleuve Rouge depuis sa source jusqu’à la mer, de Wa-fong-sang au golfe du Tonkin, est donc d’un peu moins de 2,600 mètres.

Colquhoun, dans les extraits cités, parle d’une autre rivière qui, avec la rivière de Mong-hoa, concourt à former le Fleuve Rouge. J’ai vu également cette branche secondaire, qui passe au pied des murs de Lao-fung-hsien, entre Yunnan-fu et Tali ; je l’ai traversée là sur un pont monumental de 7 arches, dont le tablier a une largeur de 7 mètres. La rivière a sur ce point 70 mètres de large et la rapidité de son cours est, d’après les observations que j’ai faites, de 2 mètres environ par seconde ; il est vrai qu’à mon passage, en septembre 1895, elle était très gonflée par les pluies. Elle reçoit un peu en amont de Lao-fung-hsien un petit affluent de gauche du nom de Lousi. La vallée de Lao-fung-hsien, dans laquelle elle coule avant de se réunir au Fleuve Rouge proprement dit, est orientée du nord au sud et bornée par deux chaînes de montagnes, qui ont respectivement, à l’est 1,650 mètres, à l’ouest 1,890 mètres d’altitude. Devant Lao-fung-hsien même la rivière coule à 1,560 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il est facile de voir, par ces altitudes comparées à celle de la rivière de Mong-hoa, que c’est là seulement un affluent ou une branche secondaire du Fleuve Rouge. D’ailleurs cette rivière porte devant Lao-fung-hsïen le nom local de Teng-tse ; certaines cartes européennes lui donnent le nom de Lin-tche ou de Chin-shui-ho, peut-être pour ce dernier nom par confusion avec la rivière de Shin-shue qui est, comme je l’ai dit, une des sources principales du Fleuve Rouge, mais située beaucoup plus à l’ouest.