Notes sur le Bas-Vivarais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 921-936).
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NOTES SUR LE BAS-VIVARAIS

II.[1]
LES HABITANS.

Giraud-Soulavie, avant qu’il devînt le compilateur et le libelliste abondant qui joua un rôle assez plat durant la période révolutionnaire, avait écrit une Histoire naturelle de son pays natal ; on y trouve, au milieu de beaucoup de fatras, des faits et des vues. Celle-ci entre autres : « Une longue étude de l’histoire ancienne et moderne du Vivarais m’avait appris que le génie du peuple d’un canton variait de celui du peuple voisin d’une manière singulière. Ayant étudié spécialement les territoires volcanisés et ceux qui ne le sont point, je remarquai que le caractère des habitans changeait comme les terrains. La combinaison du physique et du moral me confirma dans cette croyance. L’histoire m’a appris surtout que les habitans des régions volcanisées furent les premiers rebelles dès l’époque de nos guerres civiles ; que la rébellion s’y soutint plus longtemps, et que ces régions ont le plus coûté de travaux aux officiers du roi préposés pour civiliser ces contrées, pour dompter la fierté et l’indépendance vivaroises, pour asservir à la société le naturel du montagnard fougueux et revêche[2]. »

Comme tous les faiseurs de systèmes, Soulavie est conduit par le sien à l’absurde ; on doit être belliqueux dans le terrain « volcanisé, » pacifique dans le calcaire ; tant pis pour les localités où l’histoire proteste contre la simplicité de ce classement. L’écrivain, à force d’arguties, plie l’histoire à sa thèse. Laissons-le dans les difficultés où il se débat, et retenons de son observation ce qu’elle a de généralement exact. Les populations vivaroises présentent, d’un canton à l’autre, les différences tranchées que nous avons constatées dans la nature du sol et le caractère des paysages. Cette diversité doit tenir au mélange des races, non moins qu’à l’empreinte des lieux sur le génie humain. Dans la vallée du Rhône, le grand chemin où se sont croisés et fixés tous les envahisseurs de la Gaule, on chercherait vainement un type particulier : c’est le sang de France le plus mêlé. Au contraire, les districts montagneux ont fidèlement gardé, comme des dépôts fossiles, les restes de peuples disparus ; au sud, des familles sarrasines ; dans le haut pays, au pied du Mézenc, la pure race gauloise de l’Auvergne et du Velay. Quand on arrive sur le plateau du Béage, les figures des gens que l’on rencontre n’ont plus rien de commun avec celles des habitans de la plaine ; uniformément pareilles, elles frappent par je ne sais quoi de lourd et d’inachevé, surtout chez les femmes. Sous le petit chapeau de feutre noir des dentellières du Puy, on dirait que toutes ces faces rondes, placides, ont été découpées d’un même tour de compas dans une même pièce de chair rouge. Dans l’épaisseur des larges crânes, la pensée bat d’un rythme très lent, l’excitation quotidienne du journal ne l’a pas encore activée. Des idées rares, chétives, s’y enracinent fortement, comme les hêtres rabougris clairsemés sur ces tables de lave. Beaucoup de montagnards n’ont jamais dépassé le rayon de quelques kilomètres où ils promènent leurs troupeaux ; aller plus loin, c’est pour eux quitter « le pays, » une grosse et difficile affaire. Qu’ils apportent peu d’images et de sentimens dans le petit cimetière du Béage, quand leurs cerveaux viennent s’y vider ! Au siècle dernier, ces gens des hauts lieux vivaient encore dans un état de sauvagerie redoutable ; un aide de Cassini, envoyé au Mézenc pour y relever la carte, fut mis en pièces par les habitans du village des Estables. Je me souviens des pagels, — c’est le nom local des montagnards, — qui descendaient dans la vallée du Rhône, quand j’étais enfant, pour louer leurs bras au temps des foins et de la moisson. On était à la fin du second empire, et les plus vieux d’entre eux ne savaient pas répondre quand on leur demandait qui régnait sur la France ; ils refusaient obstinément les paiemens en billets de banque ; ils n’avaient pas repris confiance dans le papier depuis la dépréciation de 1848.

Aujourd’hui, les pagels ont plus de communication avec le monde. Leurs mœurs sont douces et honnêtes. Ils font bon accueil à l’étranger, mais avec une nuance de réserve. Attachés aux vieilles coutumes, graves et peu expansifs, comme tous les gens pauvres qui vivent sous le plein ciel, les querelles religieuses d’autrefois, les querelles politiques de nos jours ne montèrent guère jusqu’à eux. Le peu de lumière intérieure qu’ils reçoivent leur vient encore de l’ancienne lampe, celle de l’Eglise. C’est un phénomène bien curieux que le recrutement du monde clérical sur le faîte des Cévennes. Quelques cantons limitrophes, dans l’Ardèche, la Haute-Loire et la Lozère, fournissent à eux seuls, aux clergés régulier et séculier, un contingent supérieur à celui de certaines provinces de France qui comptent plusieurs départemens très peuplés. Les familles nombreuses, — elles le sont presque toutes dans la montagne, — envoient de bonne heure une partie de leurs garçons et de leurs filles au Puy, capitale ecclésiastique de la région. Ces enfans sont répartis dans les noviciats, séminaires, couvens, qui font du Puy une petite Rome montagnarde. On montre le latin aux garçons les mieux doués, on les prépare pour la prêtrise ; les autres sont versés aux Frères de la Doctrine chrétienne. Les filles prennent le voile chez les Sœurs de charité ou entrent dans les congrégations de Béates, si multipliées sur le sol du Velay.

Veut-on voir par un exemple comment s’emplit et s’écoule cet intarissable réservoir ? J’ai été reçu dans une des granges qui s’élèvent aux sources de la Loire, aux pieds du Gerbier-de-Joncs. Le maître du lieu dormait dans une soupente, parfaitement ivre, contre une barrique de vin d’Aubenas qu’il avait rapportée de sa dernière course et vigoureusement saignée. Sa femme, vaillante et entendue, représentait seule le gouvernement ; elle ne marquait plus d’âge, je l’aurais crue très vieille, sans les marmots qui grouillaient autour de sa chaise. Elle me dit qu’elle avait dix enfans, sans compter, ajoutait-elle, « ceux qui reposent chez le bon Dieu. » L’aîné suppléait son père dans l’exploitation de la propriété ; les autres étaient déjà enrôlés ou allaient l’être à leur tour dans les diverses milices cléricales. La fille aînée, religieuse à Longjumeau où un oncle l’avait placée, était partie un matin de sa montagne, toute seule, pour aller s’abattre dans le couvent après ce grand vol. Une petite de treize ans, qui a déjà sa dot, 340 francs dans une bourse, sera conduite en octobre à une maison du Puy. Un garçon de seize ans entrera à la Toussaint au noviciat des maristes. La fermière compte parmi ses parens, frères, oncles ou cousins, quatorze prêtres ; elle me montre avec orgueil la photographie de son frère, licencié et professeur dans un petit séminaire en Champagne. Un cousin est missionnaire au Cap ; un autre, évêque en Amérique, elle ne sait pas dire en quel pays. C’est l’histoire, ajoute mon hôtesse, de la plupart des granges voisines, où les enfans pullulent et essaiment de même. — Comme ce ruisselet qui sera la Loire, le grand fleuve d’apostolat et de dévoûment a ses principales sources sur ces plateaux, d’où il se répand sur le monde. Sources ténébreuses, misérables ; ici, à regarder les choses sans faux idéalisme, le fleuve sacré sort de cette barrique de vin d’Aubenas. Une opération mystérieuse va l’épurer, faire des forces nobles avec ces résultantes d’instincts brutaux ; travail perpétuel de l’esprit qui agit dans la nature et dans l’histoire. Les demi-savans le voient mal, faute de réflexion sur la chimie de l’univers ; leur vue s’arrête et se dégoûte aux élémens imparfaits, souvent ignobles, que la nature fait concourir à ses hautes transmutations. Les mœurs et les idées arriérées de la montagne sont un objet de scandale pour le commis-voyageur et le maître d’école qui portent là-haut les articles modernes. J’entendis un jour les propos indignés que tenaient deux de ces compagnons, dans une auberge où nous déjeunions côte à côte : « Tant qu’on n’aura pas républicanisé ce pays, il en restera au XVe siècle, » disait le plus animé des deux. — Sans doute, le fleuve qui descend du Gerbier roulera quelques parties de fanatisme, d’obscurantisme ; ses eaux, pauvres gouttes humaines, ne seront pas toujours limpides et bienfaisantes. La Loire aussi déborde et fait du mal ; ses riverains la maudissent alors. Demandez-leur s’ils voudraient supprimer la distributrice de vie, l’âme de leurs champs.

Ces villageois du Val de Loire, annexés administrativement au département de l’Ardèche, se rattachent par leurs affinités naturelles et historiques aux populations du Gévaudan et du Velay. Le Vivarais commence en réalité plus bas, sur les pentes des Boutières et du Coiron, dans la région inclinée vers le sud qui descend du châtaignier au mûrier. Là se trouvent ces foyers volcaniques dont parle Soulavie, au propre et au figuré ; là s’est formée une race moins lourde, moins exclusive que celle de la haute montagne, plus remuante, plus affinée à mesure qu’elle se rapproche du Rhône et des vives flambées de soleil, plus profondément travaillée par les vicissitudes de l’histoire. Les guerres de religion furent le fait capital de son existence, celui dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Nulle part en France elles n’eurent le caractère d’âpreté et de durée qu’on leur vit en Vivarais ; la plus forte passion qui puisse agiter les âmes se greffait là sur les rivalités naturelles des clans montagnards, sur l’esprit d’indépendance qui les anime. On sait que les convulsions de la réforme se prolongèrent dans les Cévennes jusqu’à la fin du règne de Louis XIV. Les dragonnades et le supplice des derniers camisards ont clôturé l’ère héroïque ; mais, dans les cœurs mal pacifiés, les divisions et les rancunes qui datent de cette époque se sont perpétuées jusqu’à nos jours ; les partis politiques actuels vivent principalement de ce triste héritage.

À l’approche de la révolution, tout ce qu’il y avait de souffrance et de haine civile dans la mémoire des vaincus fut un instant oublié, noyé sous l’irrésistible courant d’espérance et de concorde qui passa sur notre pays. Les trois ordres de la province, réunis à Villeneuve-de-Berg, le chef-lieu du bailliage du Bas-Vivarais, rivalisèrent d’enthousiasme et d’abnégation. La fusion solennelle des Français s’accomplit dans la chapelle des Pénitens, où s’assemblaient les délégués du tiers. L’an dernier, comme je cherchais à Villeneuve-de-Berg quelques documens sur ces journées mémorables, on me dit que je trouverais les procès-verbaux des séances chez le curé de la Villedieu, petite paroisse qui occupe l’emplacement de l’ancienne et puissante abbaye de ce nom. J’y arrivai à une heure avancée de la soirée, à travers des choses enchantées par la chaude splendeur d’une nuit d’août. La clarté des étoiles évoquait les ruines du cloître féodal : clarté si vive que je trouvai sans peine la petite cure, endormie à l’ombre de ces aïeules monacales. Le prêtre m’y reçut sur une terrasse tout odorante de balsamines en fleur, où des rayons hardis comme ceux de la lumière diurne se jouaient dans le rideau de plantes grimpantes. Il alluma sa lampe de cuivre, le chalel, dont la forme n’a pas varié depuis l’époque romaine, il tira d’une armoire des liasses de papiers jaunis, écussonnés aux armes de France. Et l’aube de quatre-vingt-neuf se leva des feuillets moisis, tristement ironique au milieu de ces ruines, dans la force en travail de l’impassible nature, qui vit les rêves avortés des ancêtres comme elle voyait ce soir-là les nôtres, avec ce même regard de mère sourde, vaguement bonne, indifférente aux cris de ses enfans qui n’ont pas de sens pour elle. Chaque ligne témoignait des généreuses ardeurs, des courtes illusions de nos pères, à l’heure où ils crurent changer le monde et le cœur humain, secouer tout le poids de misère du passé, entrer dans la félicité définitive. M. Delière, procureur du roi, disait dans son discours :


Ames fortes, esprits éclairés, amis de la vertu, connaissez-vous, respectez-vous. Vous voilà chargés de coopérer à une résurrection nationale, en procurant, autant qu’il est en vous, une régénération indispensable dans les finances, dans les principes et dans les lois… Le peuple est consterné, le cultivateur arrose de ses larmes le champ qui, par l’excès de l’impôt, ne fournit plus à sa subsistance. Le journalier, plus malheureux encore, prend sur sa pauvreté même pour les besoins de l’État. Un ciel serein roule sur nos têtes, la misère est à nos pieds, le commerce languit, l’agriculture est sans vigueur, toutes les ressources de la prospérité publique sont taries…


M. de Barruel, juge mage et lieutenant-général en la sénéchaussée, annonçait ensuite comment la France allait renaître sous la main de Necker :


… Régénérer le bonheur public, rétablir des finances épuisées, s’affranchir d’un esclavage subalterne, auquel nous étions presque asservis : ce sont là, messieurs, les objets intéressans qui, dans ce moment, occupent tous les Français… La sagesse du monarque lui a inspiré le rappel d’un ministre, désiré de ses peuples, et que nous pourrions à juste titre appeler le génie tutélaire de la France…


Puis venait la renonciation de la noblesse, apportée aux gens du tiers, dans la chapelle des Pénitens, par les deux députés de l’Ordre, MM. d’Antraigues et de Vogué :


Messieurs, je saisis avec empressement cette occasion pour adhérer de nouveau, au milieu de vous, aux vœux que vous avez formés de demander une administration plus constitutionnelle et vraiment représentative de tous les ordres, et je renonce à cet égard à tous les privilèges dont je jouissais à cause de mes baronnies.


Les déclarations se succédaient, toutes animées de la même cordialité, de la même confiance dans l’avenir… Ces ombres revécurent, et leur belle chimère avec elles, tant que brûla le chalel du curé de la Villedieu. Je pris congé. Sur la route, dans les champs où grésillaient les cigales, mon guide m’entretenait de la dureté des temps, de l’impôt trop lourd, de l’agriculture épuisée, de la crise du commerce, des monopoles reconstitués, d’actes administratifs qu’il qualifiait d’arbitraires,.. comme il y a cent ans, comme toujours.

Trois années après les effusions de Villeneuve-de-Berg, le comte de Saillans appelait au camp de Jalès les paysans catholiques et royalistes, armés pour défendre leur foi, leur roi. Les passions des camisards se rallumaient chez les patriotes, qui incendiaient les châteaux, dévastaient les églises. Le vieil antagonisme entre l’esprit de fidélité et l’esprit d’émancipation mettait derechef ces hommes aux prises ; sous des noms et des prétextes nouveaux, c’était la lutte séculaire qui continuait.

Si l’on veut comprendre comment le paysan vivarois s’est transformé depuis cent ans, il faut lire l’opuscule d’un habitant de Largentière, intitulé Mon canton. Cette monographie dénote chez celui qui l’a écrite une rare sagacité dans l’observation. Il étudie la rupture progressive du faisceau de croyances qui constituait jadis l’être moral de ce paysan : Dieu, le roi, le pays. Il montre l’émiettement et l’incertitude croissante des consciences, à mesure que la société se fractionnait en trois groupes : les hommes qui aimaient le pays sans Dieu et le roi ; ceux qui aimaient le roi sans le pays ; ceux qui aimaient Dieu sans le pays et le roi. — « Tiraillé par toutes ces affirmations contradictoires qui bouleversaient son sens moral, le paysan ne crut bientôt plus à rien en politique. Il resta cependant religieux et monarchiste, mais par besoin de sécurité personnelle : l’instinct de conservation lui faisant comprendre que le désordre serait là où ne se trouveraient plus ni chef spirituel, ni chef temporel. Il avait un roi, son curé n’était pas persécuté ; il vécut tranquille pendant un demi-siècle, devenant sceptique sans le savoir, pratiquant la chose sans connaître le mot, et n’ayant qu’un objectif : l’augmentation de son bien-être matériel, de l’étendue de ses jouissances. »

La république de 1848, avec ses quarante-cinq centimes, ne fut pour nos campagnes, à peu d’exceptions près, qu’un rapide cauchemar d’épouvante. Le second empire vint les rassurer. Il répondait aux instincts dominans de la masse rurale, telle que l’avait façonnée un demi-siècle de révolutions : besoin d’égalité dans l’ordre, défiance enracinée contre tout ce qui se réclamait de l’ancien régime, désir d’un gouvernement fort, mais constitué en dehors des conditions qui avaient fait la force des gouvernemens dans le passé. De plus, on vendait cher les denrées, et la fibre patriotique était agréablement chatouillée par les échos de Crimée, d’Italie. Quand l’empire s’écroula dans un désastre militaire, ce fut une stupeur pour nos montagnards : rien ne les avait préparés à ce dénoûment. Ils virent d’abord de fort mauvais œil les essais de reconstitution du pays sous l’étiquette républicaine ; ils ne pouvaient prendre au sérieux un pouvoir trop mal représenté. Le gouvernement de la défense nationale se fit le plus grand tort en peuplant l’administration provinciale d’aventuriers grotesques ou tarés. Il y a dans nos vieilles familles d’agriculteurs un sentiment très vif de dignité et d’honnêteté ; elles ne donnent leur respect qu’à bon escient ; elles le refusèrent alors, elles le refusent depuis vingt ans à certains administrateurs ou magistrats municipaux qui ont singulièrement retardé la conversion des récalcitrans à la république.

Au lendemain de 1870 et durant les années qui suivirent, les électeurs ardéchois donnèrent de fortes majorités à leurs députés conservateurs. Dans leur pensée, ces représentans avaient un mandat très simple et très urgent : panser les plaies de la France, pour laquelle nos mobiles s’étaient vaillamment battus, rétablir l’ordre, et « mettre quelqu’un » au plus vite. Les électeurs commencèrent à se décourager, quand il leur fut prouvé que les braves gens auxquels ils confiaient ce mandat étaient capables de toutes les bonnes actions, excepté de « mettre quelqu’un. » Pour quelles causes on n’y réussissait pas, c’était trop difficile à débrouiller au fond de la montagne ; les électeurs voyaient seulement qu’on n’y réussissait pas, après un long crédit de temps et de bonne volonté. Ils ne comprirent rien au Seize-Mai, et je crois qu’il serait vraiment injuste d’en tirer argument contre leur intelligence. Quand l’axe du pouvoir central se déplaça de droite à gauche, ils n’y furent pour rien ; mais leurs appréhensions de la première heure contre la république s’étaient calmées ; elle gagnait des sympathies dans la nouvelle génération, et, le découragement aidant, les vieux étaient tout prêts à s’y résigner, pourvu qu’elle fût ordonnée et tolérante.

N’était son mauvais renom dans le passé, et ses fautes dans le présent, elle aurait rencontré peu de résistance en ce pays de Vivarais, qui semble façonné par toutes ses conditions sociales pour cette forme de gouvernement. S’il y a quelque part une pure démocratie rurale, comparable à celle des cantons suisses, c’est dans la montagne cévenole. Sur ces rochers couverts de donjons ruinés, où la féodalité eut de si fortes prises et laissa de si grands souvenirs, la métamorphose opérée par notre siècle a été complète. La plupart des familles considérables qui possédaient le sol il y a cent ans se sont éteintes ; d’autres ont quitté une province pauvre, d’accès difficile, où rien ne se prête à la grande existence telle qu’on l’entend aujourd’hui. Quelques anciens gentilshommes demeurent fidèles au pays natal ; la modicité de leur fortune limite leur rôle social ; ils vivent près du paysan, sur le petit bien qu’ils font valoir, avec une noble simplicité qui les rapproche de leurs voisins. Les situations perdues n’ont pas été remplacées par de grosses fortunes industrielles. La tenure du sol en fermage est une exception fort rare. On n’y trouverait nulle part ces grandes propriétés qui se perpétuent ou se recréent dans d’autres provinces de France, maintenant les influences d’en haut, exaspérant les convoitises d’en bas.

La bourgeoisie des petites villes forme une classe indépendante, justement fière de son ancienneté, de son intégrité de mœurs ; mais l’esprit d’entreprise n’est guère développé dans ces familles patriarcales, qui vivent sur elles-mêmes, administrent avec une sévère économie le bien patrimonial, et subissent les révolutions sans rien faire pour les précipiter ou les détourner. D’ailleurs les élémens urbains comptent peu devant la supériorité numérique des campagnes. Exception faite d’Annonay, agglomération industrielle de papeteries et de mégisseries qui a groupé 18,000 habitans sur la limite septentrionale du département, dans une région rattachée au Lyonnais, séparée par la géographie et par les intérêts de la contrée que j’étudie, — le Vivarais proprement dit ne compte pas une ville de 10,000 âmes. Privas, le chef-lieu, en a moins de 8,000 ; quelques centaines de plus à Aubenas, centre du bas pays ; les deux sous-préfectures, Tournon et Largentière, ont l’une 5,000, l’autre 3,000. Villeneuve-de-Berg, l’ancienne capitale, est aujourd’hui morte et délaissée, en dehors des routes commerciales. On rencontre sur les bords du Rhône quelques exploitations de minerai, à La Voulte, au Pouzin ; entre le Teil et Viviers, la roche calcaire est débitée par des fabriques de chaux et de ciment qui ont pris un grand essor. Mais malgré les quelques cheminées d’usines qui pointent entre ses montagnes, l’Ardèche, prise dans son ensemble, peut être considérée comme un département presque exclusivement agricole.

La terre, extrêmement morcelée, y est exploitée par le petit propriétaire. Terre pauvre, frappée depuis un quart de siècle par tous les fléaux. Sur les hauts plateaux, elle est abandonnée aux pâturages, elle porte à peine quelques seigles qui mûrissent en septembre. Suivant l’expression pittoresque d’un de mes interlocuteurs, « il n’y a rien ici, les nuages mangent tout. » Dans la région intermédiaire, le châtaignier est la principale ressource du paysan ; c’est par des prodiges de labeur et de ténacité que le montagnard réussit à fixer la vigne et le blé sur les pentes abruptes ; des terrasses en pierres sèches, étagées jusqu’au sommet, soutiennent d’étroites bandes de terre. Il n’y a guère d’autres champs dans les vallées torrentueuses que j’ai décrites. Leurs habitans traîneront une vie misérable, tant que l’on ne procédera pas au reboisement en grand, d’une façon suivie et méthodique : ce serait le salut du pays, le seul moyen de conjurer des inondations chroniques et de retenir les dernières terres arables, qui fuient entre les mains du cultivateur sur ces roches déclives. Les cultures étendues, vignobles et mûriers, ne commencent que dans les larges vallées méridionales. Développées de bonne heure en Vivarais par les leçons et les exemples de notre illustre compatriote Olivier de Serres, elles firent longtemps la richesse de cette province, appauvrie aujourd’hui par les maladies de la vigne et du ver à soie. Depuis quelques années, les vignobles se reconstituent par l’introduction des cépages américains ; l’industrie de la soie paraît irréparablement atteinte. Grâce aux découvertes de M. Pasteur, — que de lois j’ai eu le plaisir d’entendre bénir ce nom aimé sur les bords de l’Ardèche ! — des grainages garantis par l’examen microscopique ont rendu quelque sécurité aux éducateurs. Mais le mûrier languit sur un sol qui semble épuisé pour cet arbre ; on l’arrache en bien des endroits, on ne le replante nulle part. Actuellement, dans le canton de Villeneuve-de-Berg, l’hectare labourable vaut 6,000 francs et en rapporte 75. Les bras se font rares. Un courant d’émigration plus sensible chaque année emporte les ouvriers agricoles vers les villes, à Saint-Étienne, à Lyon. Cependant rien ne rebute l’amour du paysan propriétaire pour son maigre lopin. Il se plaint, il se plaint toujours, il ne lâche pas prise. Quelle race courageuse ! Après l’inondation de 1890, qui fit près de cinquante victimes et causa des dommages évalués à plusieurs millions, les riverains de l’Ardèche excitèrent l’admiration de tous les témoins par leur résignation tranquille, par la résolution avec laquelle ils se remirent à l’ouvrage, dès le lendemain, dans leurs champs dévastés.

Si l’on se rappelle maintenant l’humeur indépendante qui fut de tout temps le trait caractéristique de cette race, on comprendra que j’aie signalé dans nos montagnes vivaroises un type achevé de démocratie rurale, une petite Suisse française, avec sa population de pâtres, de libres agriculteurs, de bourgeois aux habitudes modestes, cantonnés dans l’horizon restreint de leur bourgade. Si l’on tient compte en outre du goût décidé de nos paysans pour le gouvernement établi, quel qu’il soit, on s’étonnera que l’adaptation d’un pareil peuple à la république ait pu souffrir quelques difficultés. Ces difficultés proviennent de deux causes : une question de personnes, une question de principe.

Bon nombre de gens ne viennent pas à la république, parce que la république s’offre à eux sous les traits de leurs rivaux d’aujourd’hui et d’hier, de leurs adversaires de toujours, du clan d’en face. Ils ne sont pas grands théoriciens d’abstractions ; la république ne saurait être pour eux une personne morale, une catégorie constitutionnelle. C’est le gouvernement servi par M. Un Tel, donc un mauvais gouvernement ; c’est surtout le gouvernement dont M. Un Tel se sert contre eux, donc un gouvernement abominable. Les premiers promoteurs de l’idée républicaine furent ici, comme partout, les esprits remuans, inquiets, affranchis de beaucoup de traditions chères à la masse du peuple. C’étaient les fils des libéraux protestataires sous l’Empire, les petits-fils des patriotes de la révolution, les arrière-neveux des camisards, et, il faut toujours en revenir là, des combattans huguenots de jadis. Or, sous peine de ne rien comprendre au classement et aux manifestations des partis entre Nîmes et Privas, on doit se persuader que toutes nos divisions politiques ultérieures ne font que continuer l’irréparable déchirement qui s’est produit au XVIe siècle. Il suffit que l’une des confessions arbore un drapeau pour que l’autre se range sous le drapeau opposé, parfois en faisant violence à ses goûts et à ses intérêts. Les petites feuilles régionales qui défendent la cause catholique et conservatrice ont la détestable habitude de prodiguer à tous leurs adversaires cette épithète de huguenots, variée seulement par celle de francs-maçons ; les deux se confondent volontiers sous la plume et dans la pensée des rédacteurs. Par un contre-coup naturel, la minorité protestante semble se solidariser, non-seulement avec le parti républicain, mais avec la pire démagogie, qui s’agite et crie pour tout ce parti. Il est à peine besoin de dire que nos vieilles familles réformées fournissent en Vivarais quelques-uns des élémens les plus solides, les plus respectables, les plus vraiment conservateurs de la population. Un jeune pasteur de mérite rédige dans la solitude de Vais, avec le concours d’hommes tels que MM. Allier et Ch. Gide, une revue d’études sociales, le Christianisme pratique, qui ferait honneur à une grande ville. Dans les centres protestans des Boutières, les idées d’ordre comptent des représentans qui ne le cèdent à personne en sage patriotisme ; cependant on ne les verra presque jamais s’allier aux catholiques pour une revendication commune. Prenons en exemple la question scolaire, à laquelle je viendrai tout à l’heure : les chefs religieux du protestantisme se plaignent de souffrir de la législation existante autant et plus que les catholiques ; ils réclament peu ou point, comme si la souffrance des adversaires était une consolation suffisante à la leur. Des deux côtés, l’antagonisme atavique parle plus haut que les similitudes d’opinions, d’intérêts, qui devraient réunir ces frères ennemis pour l’action concertée.

Par suite de cette irréductibilité foncière, et qui est, je le répète, encore historique plus que confessionnelle, les catholiques des cantons mixtes furent contre la république, parce que les protestans étaient pour. Il y avait d’autres incompatibilités de personnes moins déraisonnables. D’abord, cette dignité offensée dont j’ai parlé plus haut, la répugnance de la probité paysanne à se compromettre avec quelques individus sans aveu, trop facilement pourvus des charges municipales ou autres. Ensuite, et d’une façon plus générale, le ressentiment des coups reçus, rendus peut-être, depuis que les républicains locaux ont pris le dessus. Je crois volontiers qu’il y a quinze ans, quand les conservateurs étaient maîtres de la situation, ils ne se piquaient pas d’une exacte justice envers ceux de l’opinion contraire. Ces derniers se paient maintenant avec usure. Nous n’avons pas idée, à Paris, de la gêne quotidienne qu’une faction triomphante peut faire subir aux vaincus, dans les petites localités de province. Le mot de mise hors la loi n’est pas trop fort, surtout quand la république est exploitée par des comités d’un radicalisme avancé, comme c’est le cas dans la plupart de ces localités. La répartition.des indemnités d’inondation, par exemple, a donné lieu à des iniquités que les victimes ne pardonneront pas de longtemps. — Je tâche, en tout ceci, de faire la part des exagérations que l’on entend des deux côtés ; je n’ai pour cela qu’à me souvenir des Commentaires du soldat du Vivarais et autres récits semblables de nos anciennes querelles. Nous sourions aujourd’hui de la naïve injustice avec laquelle les gens des deux partis se jugeaient réciproquement. L’homme n’ayant pas changé, il est probable que les réquisitoires dressés par les partis contemporains paraîtront à l’historien aussi excessifs. Mais, cette correction faite, je ne pense pas me tromper en avançant que nos républicains du Midi ne négligent rien pour rendre la république désagréable, souvent inhabitable, à ceux qu’ils accusent de la repousser.

Voilà pour les difficultés de personnes. La difficulté de principe gît tout entière dans la question religieuse. Cela est si vrai que le langage courant en témoigne avec sa transparence habituelle. Dans mon enfance, pour désigner les deux partis qui luttent sur notre sol depuis cent ans, on disait toujours dans le Midi : les blancs et les rouges. Aujourd’hui, ces appellations n’ont plus cours. On dit : les catholiques et les républicains ; ou, si l’on veut être plus précis et plus juste : les catholiques et les francs-maçons. Je n’aborderai pas ici un problème de psychologie très difficile ; je ne rechercherai pas quelle est la valeur intrinsèque du sentiment religieux chez nos paysans vivarois. Je me borne à constater un fait, dans ses rapports avec la situation politique. Instinct, conviction raisonnée ou habitude, nos populations demeurent, en majorité, fermement attachées à leurs coutumes religieuses. L’indifférence, et parfois l’hostilité, ont gagné du terrain dans la vallée du Rhône, dans les petites villes du bas pays ; les cantons montagnards tiennent bon. C’est la seule de leurs anciennes traditions qui survive ; la seule aussi qui soit maintenue par une force active, organisée.

Dans cette démocratie rurale, où nous avons constaté la disparition de tout ce qui crée et entretient les influences individuelles, deux forces restent en présence, en balance : l’administration, le clergé. Il serait malaisé de décider quelle est la plus puissante. On sait le prestige et l’omnipotence de l’administration française dans un pays éloigné, pauvre, morcelé, parmi des populations campagnardes qui n’ont aucun contrepoids à lui opposer. Le plus mince agent de l’État est un personnage auguste, dispensateur de bienfaits ou de maux sans nombre. Mais cette absence de contrepoids grandit dans la même proportion le rôle du clergé. Le prêtre est la seule autorité morale, le seul directeur d’esprits de la plupart des paroisses. Fût-il personnellement médiocre, il a derrière lui la longue accumulation de respect et de confiance du passé, au-dessus de lui la pyramide mystique de l’Église qui se perd dans le ciel ; comme le fonctionnaire a sur sa personne tout le rayonnement du dieu-État. Pour mesurer l’énergie du levier ecclésiastique, il faut l’étudier à son point d’appui, dans la petite cité épiscopale de Viviers.

Trois mille âmes : boutiquiers, artisans, employés, qui vivent autour de l’évêché, pour et par ces trois édifices, la cathédrale, le palais épiscopal, le grand séminaire. Les rues étroites et leurs humbles maisons se serrent au pied de l’acropole de rocher qui porte la cathédrale avec ses attenances. Le vieux vaisseau, d’un gothique flamboyant, ne renferme qu’un vaste chœur, presque sans nef. Il semble que l’architecte ait prévu la destination spéciale du monument, fait pour un chapitre de prêtres qui n’auraient pas de troupeau. Tout à Viviers donne l’impression d’une âme énorme, visible, logée dans un corps minuscule. Tout, dès les premiers pas qu’on y fait, reporte le visiteur en plein moyen âge féodal, au temps où les évêques-comtes étaient de puissans seigneurs, suzerains de la majeure partie du Vivarais. Autour de la cathédrale et du beffroi crénelé, les logemens des chanoines occupent le sommet de l’acropole. Les portes basses, percées d’un judas, sont écussonnées aux armes de lointains prédécesseurs. De leurs fenêtres et des terrasses désertes où ils déambulent, ces vieux prêtres ont une vue incomparable sur le Rhône, la plaine dauphinoise, les Alpes. Une chartreuse dans une citadelle, avec quelques serfs laïques en bas. Nul bruit, sauf le grondement du fleuve, nul écho de ce monde qu’on voit et saisit de haut, point de distractions, point de soucis extérieurs ; toute la pensée tendue, dans la solitude et le silence, vers un seul objet, vers le service et l’accroissement de cette église, qui est là seule, qui est tout. Je ne puis oublier la soirée que j’y passai, cherchant mon chemin à tâtons sur ces terrasses, dans les rues caillouteuses qui en descendent. Un quinquet unique pendait sous la voûte jetée entre la cathédrale et les maisons avoisinantes. Des ombres glissaient, un falot à la main, et disparaissaient dans l’entre-bâillement des portes canoniales. Des couples de robes noires émergeaient par instans des ténèbres, frôlant le parapet en surplomb sur la muraille de roche qui plonge dans le. vide. Les voix discrètes, étouffées, s’entretenaient de l’office du lendemain, des exercices de la retraite… Chaque été, la retraite ramène à Viviers les 600 prêtres du diocèse, trois séries successives de 200. Pendant une semaine, ils se retrempent dans l’esprit commun, ils reçoivent la direction unique et souveraine, ils la rapportent dans les plus lointains villages des montagnes.

Ils y rapportent un mot d’ordre de guerre, disent leurs adversaires. J’ai vu beaucoup de ces ecclésiastiques ; je ne crois pas que l’allégation soit exacte. Sans doute, il peut y avoir dans le nombre quelques tempéramens emportés, quelques zélateurs qui useront et abuseront de leur pouvoir sur le troupeau docile qu’on veut leur soustraire. La plupart cherchent péniblement à résoudre le problème impossible que nos mœurs politiques leur posent. Nous instituons ces pasteurs, nous les payons pour façonner les âmes sur ce qu’ils estiment une règle absolue de vérité, pour enseigner des préceptes qui dominent toute la conduite de la vie ; et alors que les intérêts vitaux de la société sont en jeu, nous exigeons qu’ils se taisent ou qu’ils biaisent devant certains actes graves, justiciables comme tous les autres de ces préceptes… Je ne plaide pas : je me mets à la place de ces infortunés, en face du problème, j’allais dire de la chinoiserie. Des esprits plus subtils que celui d’un pauvre curé de campagne s’en tireraient malaisément. La grande majorité a la ferme intention de faire pour le mieux, suivant les sages instructions qui leur viennent d’en haut, dans la mesure du tact et de la prudence que chacun d’eux possède. Ce sont des hommes. Ils se voient en butte depuis douze ans à l’hostilité tantôt sourde, tantôt déclarée du pouvoir central ; ils essuient, je ne dirai pas la persécution, — il faut laisser ce mot disproportionné aux polémistes échauffés, — mais les tracasseries des agens subalternes. Quelques-uns ont été personnellement aigris par des suspensions de traitemens ou autres chicanes. Enfin, ils sentent dans leurs mains une force incalculable, au service de ce qu’ils considèrent comme le souverain bien ; tout être humain qui se sent une force est invinciblement sollicité à l’employer ; la refréner est un acte d’héroïsme presque surnaturel. Écrivains, mes frères, nous ne sommes rien moins que sûrs de notre mission, nous ne l’avons reçue de personne : si l’on nous enjoignait de ne pas dire ce que nous croyons être la vérité, comme nous enverrions promener le porteur de l’injonction !

La paix publique serait fort menacée, si les ouailles, qui n’ont pas les lumières de leurs pasteurs, partageaient tous leurs griefs. Sans doute, le troupeau gémit avec le pasteur sur les entraves qu’on apporte aux cérémonies extérieures du culte, sur le service militaire des séminaristes, sur les suspensions de traitemens et autres misères ; mais comme on gémit sur les maux d’autrui, qui ne nous atteindront jamais : d’un gémissement platonique. En revanche, troupeau et pasteur sont complètement d’accord sur un point, la résistance aux lois scolaires. Après enquête attentive et sauf erreur, je n’hésite pas à dire que c’est là, dans notre Ardèche, le seul obstacle sérieux à la pacification des esprits, le fossé infranchissable entre les catholiques et la république. À chaque pas, dans chaque commune, j’ai retrouvé cette question brûlante, insoluble tant qu’on n’en viendra pas à une transaction équitable. Le paysan n’est pas si sot qu’il soit dupe de ce leurre, l’instruction gratuite offerte par l’État. Il sait que rien n’est gratuit en ce monde. Aussi longtemps que l’État n’aura pas trouvé la pierre philosophale, tout ce qu’il donnera sera payé tôt ou tard par le contribuable. Le paysan sait qu’il paie deux fois : d’abord, par contrainte, pour des écoles dont il ne veut pas ; ensuite, spontanément, quoiqu’en maugréant, pour les écoles dont il veut. Et il paie fort cher, ce qu’il ne pardonne pas. On a fait grand. Dans les moindres villages de la montagne, un bâtiment neuf, relativement somptueux, attire d’abord le regard : c’est l’école communale. À Villeneuve-de-Berg, un architecte ingénieux a dépensé 80,000 francs pour bâtir son palais scolaire sur des arcades dans un bas-fond. Il s’effrite déjà, en un morne abandon. Je n’en finirais pas de citer tous les exemples semblables qui me reviennent à la mémoire. Il faut payer en plus l’instituteur, l’institutrice. On aurait mauvaise grâce à lésiner sur ce beau luxe, si ces écoles étaient pleines. Elles sont aux trois quarts vides. Presque partout, la population demeure réfractaire, elle entretient tant bien que mal et remplit les écoles des sœurs. Les années passent sans vaincre sa résistance. J’ai sous les yeux le rapport officiel pour l’exercice 1889-1890. Le relevé total donne 4,970 enfans aux écoles laïques, 8,058 aux écoles congréganistes. Voici la proportion dans plusieurs grosses communes : Le Cheylard, 92 enfans à l’État et 333 à l’école libre ; Saint-Martin, 29 contre 192 ; Saint-Étienne-de-Lugdarès, 22 contre 140 ; Berrias, 32 contre 143 ; Saint-Victor, 23 contre 271 ; Satillieu, 14 contre 184 ; Préaux, 10 contre 120. Ce sont les écarts normaux. Trois communes accusent 0 pour l’école laïque. Notez qu’à cette date les laïcisations les plus difficiles n’étaient pas encore opérées ; et les chiffres officiels, en admettant même qu’ils ne soient majorés nulle part, portent sur des inscriptions d’office et non sur des états de présence.

L’expérience condamne une tentative qui avait sa grandeur ; grandeur que je reconnaîtrais plus volontiers, si l’on ne s’abritait pas derrière des équivoques, si l’on avouait franchement qu’on a voulu instituer la lutte au nom d’une idée philosophique. Avait-on le droit d’essayer cette épreuve ? Y a-t-il utilité à la poursuivre ? Ce n’est pas ici le lieu de vider un aussi grand débat. Je me borne à indiquer le rapprochement qui me venait l’autre jour à l’esprit, dans l’auberge où le commis-voyageur et le maître d’école tombaient d’accord sur la nécessité « de républicaniser ce pays qui en est encore au XVe siècle. » Mes voisins avaient certainement par-devers eux quelque tirade toute prête sur les dragonnades. Se doutent-ils qu’ils veulent, eux et leurs patrons, refaire dans cette même montagne, avec des moyens moins brutaux, ce que M. de Montrevel y fit jadis ? Ils veulent violenter ces populations dans leurs habitudes, leurs idées, leurs croyances, pour leur imposer d’autres idées qu’ils jugent plus saines. Montrevel fit-il autre chose ? Nous voyons aujourd’hui encore quelles longues et légitimes rancunes son apostolat a laissées. Mon commis-voyageur peut-il répondre que le sien n’en laissera pas d’aussi funestes ?

J’ai énuméré les causes qui retardent l’accession d’une moitié du Vivarais à la république. Il n’y en a pas d’autres à ma connaissance. Nos populations se sont désintéressées des questions de politique pure. Les rares états-majors qui s’en occupent encore n’ont plus d’action sur des troupes découragées, persuadées désormais qu’il est inutile de combattre dans les ténèbres, « puisqu’on ne mettra pas quelqu’un. » La question sociale, qui complique ailleurs les données du problème politique, n’a été soulevée jusqu’à présent sur aucun point de l’Ardèche. Il n’y a ici entre les deux camps, en dehors des susceptibilités de personnes, que la question religieuse ; et la difficulté capitale qu’elle présente porte sur les lois scolaires. Un adoucissement à ces lois qui laisserait plus de jeu à la liberté des communes mettrait tout le monde d’accord, ou à peu près ; sauf les intransigeans des deux côtés, et ils ne sont pas nombreux, dans ce pays de bon sens. J’y reviens après une année ; il semble que dix ans se soient écoulés, tant l’effet de la parole pontificale a été prompt, décisif, sur les ecclésiastiques et les laïques. On compterait bien peu d’opposans qui ne soient pas disposés à désarmer, le jour où l’on apaiserait leurs scrupules de conscience. La liberté dans le droit commun, la justice, quelque souci de ses intérêts matériels trop négligés, voilà ce que demande le peuple vivarois pour aimer d’un consentement unanime la France d’aujourd’hui. Est-il donc si difficile de conquérir à ce prix une race pauvre, modeste, mais solide et ardente comme sa montagne, où le feu couve sous le granit ? Réservoir d’hommes robustes, qui ne boudent jamais ni à la pioche ni au fusil, qui ont prouvé aux mauvais jours et prouveront encore que la patrie n’a pas de meilleurs serviteurs.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Histoire naturelle, t. II, ch. XIV. — M. Mazon vient de publier une Histoire de Soulavie, 2 vol., chez Fischbacher, où il donne des détails curieux et des documens inédits sur le personnage, qu’il juge avec l’indulgence d’un compatriote.