Notes sur la déclinaison basque

NOTES
SUR LA
DÉCLINAISON BASQUE




Une des prétentions les plus enracinées des Basques est que leur langue n’a jamais varié, et qu’elle se présente à nous sous sa forme originale[1]. Une pareille prétention est-elle admissible ? Est-elle en tout cas sérieusement discutable ? Le linguiste le moins expérimenté pourrait-il croire un seul moment qu’il en est ainsi ? Quand nous voyons un si grand nombre de langues suivre la même marche et passer par une série plus ou moins longue d’évolutions analogues ; quand l’analyse nous montre, à nu, ces divers états successifs chez les langues du groupe aryen par exemple, nous devons penser que le basque n’a pas échappé à la loi générale et que, comme les autres langages, il s’est élevé d’un état relativement simple à la merveilleuse synthèse qu’il présente aujourd’hui. Cherchons donc, là comme ailleurs, les deux éléments qui ont déterminé cette progression : les lois phonétiques et les signes dérivatifs. Si nos recherches n’aboutissent pas, il sera toujours temps de découvrir la méthode spéciale applicable à l’étude du basque.

À peine au début de mes études, il m’a paru intéressant de jeter un coup d’œil rapide sur quelques-uns des éléments dérivatifs de cette langue. C’est en lisant la note du prince Bonaparte dans un des derniers numéros de la Revue de linguistique (t. II, p. 282), que l’idée de ce travail m’est venue. Je me propose donc seulement de parler ici d’une manière générale de la déclinaison basque. S’il est essentiel, en effet, de pénétrer le plus possible dans les détails d’un idiome, il est non moins indispensable, à mon avis, de se rappeler sans cesse que cette analyse est destinée seulement à fournir plus tard des bases à des théories générales. Je crois donc qu’il est utile de temps en temps de synthétiser, sauf à n’affirmer quoi que ce soit que sous bénéfice d’inventaire et à se tenir prêt à sacrifier son système devant des découvertes ultérieures : autrement, on courrait le risque de s’égarer sans ressource dans un inextricable réseau. On me disait dernièrement dans le pays basque : « Rien de plus facile que de se livrer à des théories générales sur le basque ; mais, quant à en exposer clairement les règles, c’est autre chose ». La même personne m’avait écrit, il y a plusieurs mois : « Croyez-moi ; vous vous êtes blousé dans le verbe basque et il vous arrivera de même tant que vous n’aborderez pas la matière avec des notions moins superficielles… on croit savoir le basque qu’on l’a à peine effleuré ». Au risque de passer encore une fois aux yeux de mon honorable critique pour un effleureur superficiel, je veux tenter de résoudre la question, déjà trop débattue, de la nature de la déclinaison basque.

On a pu voir, par la note du prince Bonaparte, la grande importance qu’il attache à sa découverte des génitifs et datifs pluriels en aken et aki, actuellement en usage à Irun et Fontarabie. En effet, les génitifs et datifs pluriels semblaient résister à la décomposition si facilement réussie chez les autres cas. Les formes ordinaires gizonen[2], gizonai ou gizonei ne s’expliquaient pas comme gizon-ak-en « hommes-les-de », gizon-ak-i « hommes-les-à ». Ces dernières formes ont permis au prince Bonaparte de poser des principes généraux ; aussi sa dernière note a-t-elle pour objet de montrer que les formes gizonetan, gizonetatik, etc., ne peuvent être invoquées comme des objections sérieuses contre ce système. Du reste, ainsi que je l’expliquerai plus loin, je n’avais point cette intention en signalant la contradiction des deux formes gizon-ak-en et gizon-eta-n.

Le prince Bonaparte est d’avis qu’il n’y a pas de déclinaison proprement dite en basque, c’est-à-dire que les divers rapports marqués en latin, en grec, en sanscrit par des cas s’expriment en basque par des postpositions, des suffixes, et nullement par des flexions. Sur ce point, il est en contradiction avec la plupart de ceux qui ont écrit sur le basque, sauf Humboldt et M. Van Eijs (et encore ces derniers semblent-ils hésiter sur la véritable nature du datif et du génitif). M. de Charencey admet des flexions casuelles très nombreuses, mais il relève soigneusement les différences que ces flexions présentent, dans leur union au mot fléchi, avec les flexions des langues indo-européennes ; il signale notamment la singulière propriété que paraissent avoir ces terminatives de s’unir les unes aux autres et de former ainsi des signes de rapports complexes. M. l’abbé Inchauspé semble adopter cette manière de voir. MM. Darrigol et Chaho croyaient aussi à la déclinaison ; M. Darrigol conclut même, après une longue discussion où il invoque l’autorité des grammairiens Estarac, Gébelin, Beauzée, La Harpe, que le système des cas est de beaucoup préférable à celui des prépositions. M. Duvoisin est du même avis que les écrivains précédents, mais il réserve le nom de flexions aux seules terminatives qui ne peuvent se joindre à d’autres.

Je crois qu’il ne serait pas bien difficile d’accorder ces opinions contradictoires. Tous ceux qui ont discuté la question ont été, à mes yeux, trop grammairiens et pas assez philologues ; ils ont eu, selon moi, le tort grave de considérer les flexions indo-européennes dans leurs formes secondaires ou dans leur forme actuelle. Que ne remontaient-ils à la source commune ? La linguistique comparée a établi clairement l’histoire de la déclinaison aryenne ; les éléments casuels ne sont en dernière analyse que des postpositions : « à la seconde couche du terrain aryaque, les pronoms et dérivés pronominaux (adverbes de lieu, etc.), signes de cas, étaient, eux aussi, des êtres tout à fait distincts, avant de devenir de purs appendices, signes banals et progressivement effaçables et effacés de huit espèces de rapports » (Chavée).

Je viens de rappeler que dans les langues aryennes huit rapports principaux sont marqués par des postpositions simples ou multiples. On sait que ces langues emploient en outre un grand nombre de prépositions souvent composées (par dessus, par devers, jusqu’à, towards, within, etc.) ; on sait aussi que dans leur période la plus moderne ces langues ont perdu les désinences correspondant aux flexions, c’est-à-dire aux postpositions, de leurs mères : elles ne marquent plus les divers rapports indistinctement que par des prépositions.

Examinons maintenant les particules, désinences, flexions ou postpositions qui jouent un rôle analogue en basque ; cherchons en quoi elles diffèrent de leurs correspondantes indo-européennes. Enfin, rapprochons la déclinaison basque de celles de plusieurs langues agglutinantes, notamment des langues originales du sud de l’Inde.

On sait que les flexions indo-européennes, malgré leur diversité apparente, peuvent être ramenées à une forme unique et qu’en réalité les trois ou cinq déclinaisons des langues classiques se réduisent à une seule. Les flexions du pluriel ne diffèrent de celles du singulier que par l’addition d’un s, reste du pronom sa, signe général de pluralité ; et dans ce cas le thème est invariable, la flexion seule prend le s. Enfin, ces flexions sont généralement des pronoms démonstratifs. Je n’apprendrai rien non plus à personne en ajoutant que les langues du groupe aryen qui ont un article le déclinent séparément, parallèlement avec le nom déterminé : cet article n’était originairement qu’un pronom démonstratif.

En basque, les signes des rapports ont également des formes en apparence diverses, mais il est bien plus facile de reconnaître l’unité de suffixe. Par exemple, on dira : 1o  Josegan « dans Joseph » ; 2o  Orhin « à Orhi » ; 3o  menditan « en montagne » ; 4o  mendian « dans la montagne » ; 5o  mendietan « dans les montagnes » ; ces cinq formes ont toutes le n, caractéristique du locatif ; mais quatre d’entre elles y ont adjoint des préfixes spéciaux.

Considérons d’abord la déclinaison au singulier.

Le basque a un article qui n’était originairement qu’un pronom démonstratif (Cf. biscayen gizona « l’homme », (gizon a « cet homme » ), et qui est toujours postposé. Ceci n’a rien d’anormal ; les Roumains, quoique étant incontestablement indo-européens, disent omu-l « l’homme ». Donc, dans l’addition des signes déclinatifs, il se présentera deux cas, celui où le nom est indéterminé, indéfini, et celui où le nom est accompagné de l’article.

Dans le premier cas, les désinences s’ajouteront simplement au thème ; par exemple mendi « montagne » fera mendi-(r)-en « de montagne », mendi-(r)-i « à montagne », mendi-z « par montagne », etc. Cependant un certain nombre de suffixes font ici exception ; en s’adjoignant à un nom indéfini ils intercalent la syllabe ta ( ou eta, avec e euphonique) : on dira par exemple mendi-ta-ko « de montagne », mendi-ta-ra « vers montagne », etc. ; il convient de remarquer que ces suffixes répondent aux questions de Lhomond : ubi ? quò ? undè ? quà ? Aussi le prince Bonaparte les appelle-t-il locaux. Les noms propres et les pronoms personnels ne prennent naturellement pas l’article ; ils rentrent donc dans la catégorie qui nous occupe, et en effet, ils reçoivent directement les suffixes, même ceux dont nous venons de parler ; ainsi on dira Sara-ko « de Sare » et non Sara-ta-ko, Orhi-n à « Orhi » et non Orhi-ta-n. Les pronoms présentent bien quelques irrégularités, mais elles semblent peu importantes pour la question qui nous occupe. Je ne parlerai pas non plus de l’exception que paraissent faire les noms propres lorsqu’ils remplacent certaines désinences par des périphrases, par exemple lorsqu’on dit : Mariaren baithan « dans Marie », Yainkoaren gana « vers Dieu », avec Mariaren, Yainkoaren au génitif.

Si au contraire, le nom est accompagné de l’article, ce dernier, étant postposé, reçoit seul les terminaisons ; par exemple mendi-a-(r)-en « montagne-la-de », mendi-a-(r)-i « montagne-la-à », mendi-a-z « montagne-la-par », etc. Il se présente ici une nouvelle anomalie : avec les suffixes ko, at, tik, etc., que le prince Bonaparte appelle locaux et dont j’ai déjà parlé tout à l’heure, l’article disparaît et le suffixe s’ajoute purement et simplement au thème : mendi-ko « montagne-de » se traduit par « de la montagne », mendi-ra « montagne-vers » par « vers la montagne », etc. On dit cependant mendi-a-n « montagne-la-dans »[3].

Passons à la déclinaison plurielle. Le basque n’a pas de pluriel indéfini ; il ne dit pas « hommes », mais « les hommes ». Il est donc naturel que l’article qui est postposé reçoive seul la marque du pluriel ; c’est ce qui arrive : on dit mendi-a-k « les montagnes », gizon-a-k « les hommes ». Ceux qui ont lu attentivement les remarques qui précèdent n’hésiteront pas à avancer que les désinences casuelles devraient logiquement s’ajouter à cette dernière forme. Cela paraît, en effet, avoir eu lieu pour beaucoup de suffixes ; on peut citer gizon-ak-gabe « hommes-les-sans », gizon-ak-gatik « hommes-les-pour », gizon-ak-kin « hommes-les-avec » (guipuzcoan), gizon-akaz pour gizon-ak-gaz « hommes-les-avec » (biscayen). C’est ici que se placent les expressions d’Irun et de Fontarabie gizon-ak-en « hommes-les-de », gizon-ak-i « hommes-les-à ». Il faut remarquer de nouvelles singularités : certains suffixes qui, au singulier et à l’indéfini, ne s’ajoutent au nom que par l’intermédiaire d’un autre suffixe, s’y ajoutent directement si le nom est pluriel ; ainsi on dit en guipuzcoan gizon-a-(r)-e-kin (gizonaren, génitif + kin) « avec l’homme » et gizon-ak-kin « avec les hommes ». Dans un autre dialecte, l’inverse a lieu avec le signe de l’instrumental : gizon-a-z « homme-le-par » et gizon-en-zaz « par les hommes » (gizonen gén. plur. et zaz variation de z) ; en labourdin, au pluriel, ce z devient etaz et l’on dit gizon-eta-z « par les hommes ». Mais alors, l’article ainsi que la marque du pluriel k disparaissent et une syllabe particulière eta est intercalée ; c’est ce qui arrive partout et toujours avec les suffixes locaux : gizon-eta-ko « des hommes », mendi-eta-(r)ik « des montagnes », oihan-eta-ra « vers les bois », etc. Le prince Bonaparte explique cette anomalie en regardant eta comme un signe de pluralité dont les suffixes locaux seuls détermineraient l’emploi ; cela n’est pas impossible, mais en tout cas semble bien étrange. J’avais supposé que le t de eta pouvait n’être qu’une permutation de k et que gizonetan (locatif), n’était ainsi qu’un dérivé de gizon-ak-(a)-n ; mais comme cette forme gizonakan n’a pas été conservée par ceux qui disent au génitif gizonaken et au datif gizonaki cela m’inspirait des doutes sur la primitivité de ces deux dernières formes. Tel est le sens de la phrase relevée dans mon dernier article par le prince Bonaparte.

On pourrait appliquer au basque la division en cas directs et indirects. Seulement, en basque, le nominatif et l’accusatif ne sont pas de véritables cas, car ils sont identiques et se composent du thème pur. Toutefois, quand le nominatif est sujet d’un verbe actif, il prend un k final encore inexpliqué et qui peut-être ne diffère pas du signe de pluralisation ; le nominatif pluriel étant déjà en k, l’a de ak « les » s’affaiblit alors en e ; ainsi on dira : gizonak ethorri dire « les hommes sont venus », gizonek yan dute ogia « les hommes l’ont mangé le pain ». Quant aux cas indirects, j’ai indiqué ci-dessus les principaux, mais il en existe un grand nombre d’autres. Les plus remarquables sont ceux formés par la juxtaposition de plusieurs suffixes, ex. : zilhar-(e)z-ko « argent-par-de » (d’argent), mendi-ra-ño « montagne-(la)-à-jusque » (jusqu’à la montagne), tzaude ichil-ik-(a)n « restez silence-quelque (some)-dans » (tenez-vous tranquille), oihan-eta-ra-ko saku-a « bois-les-vers-pour sac-le » (le sac pour aller dans les bois), etc.[4].

Arrivés à ce point de notre étude, nous pouvons signaler les différences suivantes entre les flexions basques et les flexions indo-européennes. Les premières se distinguent beaucoup plus facilement du radical qui est en même temps le nominatif et l’accusatif ; elles semblent liées moins intimement au nom modifié. De plus, comme c’est le radical qui reçoit seul la marque du pluriel, on constate immédiatement leur identité au singulier et au pluriel, tandis qu’il serait difficile, sans de longues explications, de faire admettre à une personne étrangère à la science du langage que dominos ne différait primitivement de dominum que par l’addition d’un s final. Quelques-uns des suffixes basques ont un sens propre ; ainsi gabe, qui sert pour exprimer l’idée marquée en français par la préposition sans, signifie « manque, privation ». Ces suffixes semblent donc être des noms ; les flexions indo-européennes sont presque exclusivement pronominales. Enfin les terminatives basques peuvent s’ajouter aux formes verbales ; ex. : nint-zan-(e)ko « j’étais-pour » (pour quand j’étais), zen-(e)z « il était-par » (s’il était), etc.

Nous allons examiner maintenant si le procédé du basque ressemble davantage à celui des langues non indo-européennes, ou s’il en diffère plus gravement.

Le chinois forme ses cas au moyen de particules, c’est-à-dire de racines indépendantes ayant un sens propre. Ils peuvent être aussi indiqués par la position du mot dans la phrase ; les dravidiens semblent faire de même : au lieu du génitif, ils emploient souvent le nominatif qu’ils placent alors avant le sujet : tagappan’vîdu « maison du père ». Il est cependant préférable peut-être de dire que dans cet exemple le mot père est pris adjectivement.

Le hongrois, le finnois, le turc ont des désinences soudées plus intimement au mot, mais non encore fondues avec lui. Le signe de pluralité se joint, non à la désinence, mais au radical qui est, comme en basque, le nominatif ; ex. : hongrois, hâz-nak « à la maison », hâz-ak-nak « aux maisons ». Ces langues peuvent unir au nom des pronoms personnels et former, par exemple, hongrois, atya-m « mon père », atya-d « ton père » ; turc, aghlu-müz « notre fils », kitâb-léri « leur livre », etc. : le basque ne peut faire de même.

Dans les langues dravidiennes, les rapports s’expriment par des suffixes dont beaucoup ont conservé une existence indépendante, par exemple ceux qui servent à former le locatif ; ainsi en tamoul on dira kôyil-idœ « au milieu du palais », et le même mot idœ pourra être employé isolément pour signifier « milieu ». On emploie de même kadœ « fin, extrémité », mêl « partie supérieure », agam « surface », mun’ « devant », ul « intérieur », etc. ; le signe du génitif est adu « cela », et dans la langue vulgaire udœ-y-a forme adjective de udœ « possession ». D’autres suffixes n’ont plus de sens propre, mais la comparaison des idiomes congénères, ou des diverses variations régionales du même idiome, a permis de rétablir la forme ancienne : ainsi ôdu, suffixe de conjonction, « avec », paraît allié à todu « toucher », tudar ou todar « suivre, accompagner », tôja-mœ (ou tôra-mœ) « amitié, camaraderie »[5]: Cf. télinga , tôda pour tam. ôdu et malayala ôta. De même, âl « par » semble n’être que kâl « canal » ; cf. séy-d-âl et séy-da-(k)kâl « si on a fait », litt. « étant fait-par »[6]. D’autres désinences restent inexpliquées. Ces terminaisons s’ajoutent au radical, c’est-à-dire au nominatif : à cet égard, un grand nombre de mots semblent faire exception ; par exemple vîdu « maison » et kayam « étang » prendront leur forme adjective pour recevoir les suffixes et donneront entre autres vîttu-(k)ku « à la maison », kaya-(t)tu-(k)ku « à l’étang » ; vangam « courbure » fera vanga-(t)t-ôdu « avec courbure » ; on lit pourtant dans le vieux poème Sindâmani, ch. v, st. 76, kaya-(k)ku, et ch. iii, st. 1, vangam-ôdu. Le signe de pluralité est intercalé entre le radical et le suffixe : tam. manœ-(y)âl « par la maison », manœ-gal-âl « par les maisons » ; tél. katti-ki « au couteau », kattu-la-ku « aux couteaux »[7]. Deux suffixes peuvent se superposer, ex. : tamoul vulgaire vîttu-(k)k(u)-ul « maison-à-dans », dans la maison.

Les langues dravidiennes partagent avec le basque la faculté de décliner les formes verbales ; de pukhên « je suis entré » on fera pukkên-(uk)ku « à moi qui suis entré » (Râmâyana de Kamban’, I, vi, 30) ; de séyvên « je ferai », séy-v-ên-âl « faire-(futur)-moi-par, si je fais », plus ordinairement séyvên-êl, par affaiblissement de â en ê. Rappelons ici que les tamouls peuvent aussi conjuguer les noms[8] en leur adjoignant les abréviations verbales des pronoms personnels ; vinœ-(y)ên « je suis malheureux » (Sindâmani, vii, 106), kodi-(y) œ « tu es cruel » (Râmâyana, I, xi, 77), etc. ; je trouve un exemple remarquable dans un vers du Sindâmani, que je traduirai littéralement en entier :
Kuńgumakkujańgan’mâlœmalluppûttagan’d’amârbîr,
c’est-à-dire :

Kuńguma - kujańgal - mâlœ - mal - pûttu - agan’d’a -
Safran guirlande collier force ayt fleuri élargie
mârbu - îr.
poitrine vous.

« Ô vous dont la vaste poitrine robuste porte des guirlandes de fleurs de safran » ou « porte une guirlande de fleurs et est frottée de safran ». Ces nouveaux composés peuvent encore recevoir les suffixes de déclinaison : manattinên-(uk)ku « à moi qui ai l’esprit » (Râmâyana, VI, xxxii, 111). Des composés de même espèce existent en télinga ; de sêvakudu « serviteur » et de kavi « poète », on forme sêvakudu-nu « je suis serviteur », kavi-ni « je suis poète », sêvakudu-vu « tu es serviteur », kavi-vi « tu es poète », etc.[9]. Les langues dravidiennes ont un accusatif, mais il est souvent remplacé par le radical simple, c’est-à-dire par le nominatif[10]. Dans ces langues, les désinences dont on a retrouvé la forme originale sont des noms ou des verbes ; les dialectes vulgaires ont perdu beaucoup de ces désinences et les ont remplacées par des noms ou des verbes encore en usage avec leur signification indépendante ; ex. tam. kûda « se réunir » pour ôdu « avec », kondu « ayant pris » pour âl « par ». Les langues dravidiennes ne semblent pas partager la propriété des langues finnoise, turque, etc., de joindre les pronoms au nom pour marquer la possession, cependant elles ont une classe de noms très remarquables qui renferment tous le pronom réfléchi tâm, ex.: tandœ « père », tammœ « mère » tamayan’ « frère aîné », tambi « frère cadet », tangœ « sœur », etc. M. Caldwell pense qu’à l’origine ces mots signifiaient « sa protection, sa maternité, son directeur », etc. Ordinairement on dit en tandœ « mon père », nun tangœ « ta sœur », on trouve pourtant dans les vieux poètes endœ et nungœen « de moi » et nun « de toi » sont substitués au tam, tan « de soi » du thème : peut-être y a-t-il là une analogie lointaine avec le procédé du turc et du hongrois.

J’ai en ce moment entre les mains, grâce à l’obligeance de M. de Charencey, un volume très intéressant sur l’algonquin et l’iroquois. Ce volume, intitulé : « Études philologiques sur quelques langues sauvages de l’Amérique, par N. O., ancien missionnaire, Montréal, 1866, in-8, 160 p. », ne me semble pas fait du reste avec toute la clarté désirable. Quoi qu’il en soit, on y voit que l’algonquin et l’iroquois ont une déclinaison très peu développée, postpositive ; qu’ils ont en outre un certain nombre de suffixes analogues aux flexions casuelles et qui s’ajoutent aux noms et aux verbes pour exprimer l’augmentation, la diminution, la mauvaise qualité, etc. : il en est de même en basque, gizon-t’o « petit homme », jin-t’o niz « je suis arrivé » (nuance mignarde), jin-che zira « vous êtes arrivé » (nuance d’augmentation), (d’Abbadie et Chaho, Études euscariennes, prolégomènes). Les langues américaines peuvent joindre les pronoms personnels aux noms et dire, par exemple, nindawema « ma sœur », kitawema « ta sœur » (algonquin) ; akasita « mon pied », onkiasita « le pied de nous deux » (iroquois), etc. ; mais il n’y a pas ressemblance complète avec le procédé turc ou hongrois, parce que le pronom est préposé et très peu altéré. Il y a plus d’analogie avec les composés dravidiens du pronom réfléchi : on sait que plusieurs idiomes de l’Amérique du Nord, et l’iroquois est de ce nombre, ne peuvent exprimer la parenté sans l’assistance des pronoms personnels ; elles ne disent pas « père », mais « mon père, ton père, etc. » ; ainsi en iroquois on dira rakeniha, hianiha, roniha, etc., et niha ne pourra être employé seul.

Je conclus des observations qui précèdent que le basque se rapproche beaucoup plus des langues non indo-européennes que de celles-ci. Chez ces dernières, la déclinaison semble n’être qu’un reste d’une période où l’agglutination et la suffixation postpositive étaient générales : les langues modernes ont supprimé cette anomalie en remplaçant tout à fait les désinences casuelles par des prépositions. Les langues aryennes d’ailleurs se distinguent par l’usage constant de suffixes aux cas directs et par la pluralisation des suffixes. Aussi résulte-t-il de l’examen rapide qui vient d’être fait que les langues aryennes différent autant des autres idiomes cités que du basque ; que ceux-ci ont un grand nombre de traits communs ; enfin qu’il n’est guère utile de discuter longuement la question de savoir s’il convient de regarder les terminaisons du basque comme des flexions, s’il faut y voir des suffixes indépendants, s’il est préférable d’appeler flexions les désinences inexpliquées ou toujours isolées, et suffixes celles qui ne peuvent s’adjoindre à d’autres ou dont le sens propre est connu. Je crois que le nom de suffixe convient mieux que l’autre aux terminaisons basques, parce qu’elles sont moins intimement rattachées au radical que leurs analogues indo-européennes auxquelles elles ressemblent d’ailleurs tout à fait par leur rôle actuel et leur indépendance primitive. Je serais du même avis relativement à toutes les langues que M. Max Mueller appelle touraniennes. Si donc, dans une théorie générale, on admettait que ces langues ont des flexions casuelles, il faudrait étendre la même conclusion au basque. Mais alors, je protesterais le plus vivement possible contre la manie des grammairiens d’inventer de très beaux noms de cas en if, plus ou moins intelligibles et plus ou moins exacts, tout en ne semblant pas connaître les noms universellement adoptés par les philologues d’instrumental et de locatif.

C’est à dessein que j’ai négligé les questions d’euphonie. Le basque offrirait à cet égard l’occasion de précieuses remarques. Mais des réflexions de cette nature trouveront mieux leur place dans un travail spécial sur la phonétique euscarienne. J’ai dû réserver aussi bien d’autres questions ; qu’on me permette d’en indiquer une. J’ai signalé les singularités que présentent dans leur union au mot modifié les suffixes que le prince Bonaparte appelle locaux. Sous leur forme la plus simple, ils ne se bornent pas à indiquer un rapport, ils servent en même temps à définir le mot : mendira signifie, non pas « vers montagne » (cela se rend par menditara), mais « vers la montagne » ; de même mendietara veut dire « vers les montagnes » quoique l’article ak « les » n’existe plus. Même si l’on admet que, dans ce dernier mot, eta est un signe de pluralité (mendi-eta, montagne et (montagne)[11], le formatif est indéfini avec une signification définie. Pourrait-on voir là une trace, un reste des procédés usités avant que le pronom démonstratif fût devenu l’article, dont les Basques auraient eu besoin seulement lorsqu’ils se sont trouvés en présence des langues romanes qui venaient de s’en créer un aux dépens d’un pronom latin ? Cette hypothèse est moins difficile à admettre qu’il ne semble, si l’on remarque que le basque a profondément souffert du contact avec les langues romanes. Ainsi le labourdin dira eman du emaztekiari sagarra « il l’a donnée à la femme la pomme » (du au lieu de dio « il la lui a donnée » ) et nahi zaitut eman merezia duzun fama « je veux vous donner la louange que vous méritez » (zaitut « je donne vous » au lieu de dautzut « je le donne à vous »)[12]. Je pourrais citer bien d’autres exemples de cette influence, notamment l’emprunt du j français par les Souletins et de la jota par les Guipuzcoans. On sait que le vocabulaire basque a été envahi par un nombre relativement énorme de mots aryens. On doit donc poser en principe que personne ne sera en état de faire l’analyse complète du basque qu’après avoir appris l’histoire détaillée des langues romanes, et principalement du français et de l’espagnol ainsi que des patois parlés dans les régions voisines du pays basque.

Cette courte étude, forcément très incomplète, suffira cependant, je l’espère du moins, pour mettre en relief la nature agglutinante du basque. Cette conclusion serait-elle confirmée par l’examen des éléments dérivatifs de la conjugaison ? Malheureusement, il est encore très difficile d’entreprendre une pareille analyse ; il ne sera possible de l’essayer que lorsqu’on pourra comparer les diverses variations dialectiques de la même forme. Le prince Bonaparte est mieux que personne, par ses nombreux voyages dans le pays basque, en état de publier les tableaux comparatifs impatiemment espérés ; souhaitons donc qu’il ne tarde pas à nous les livrer et qu’il nous fasse connaître en même temps le résultat de ses longs travaux sur le basque au point de vue de la linguistique générale.

Beaucoup de personnes penchent à croire que le basque réclame une place à part dans la série des langues et que celles-ci doivent être divisées en deux groupes comprenant, le premier le basque seul, le second toutes les autres langues connues. Je crois qu’il est encore trop tôt pour avancer une hypothèse aussi hardie et que rien ne saurait justifier, puisque l’étude scientifique du basque est à peine commencée. Pourtant, depuis quelques années, on s’en occupe avec ardeur de plusieurs côtés ; bientôt sans doute la lumière sera faite sur l’idiome dont on a pu dire, non sans raison, qu’il rendait fous ceux qui voulaient l’approfondir. Quant à moi je crois avoir déjà des motifs sérieux de penser que le basque ne diffère pas des autres langues. L’esprit humain a-t-il pu, dans la longue suite des âges, passer par des périodes telles qu’il ait donné des produits essentiellement différents ? A-t-il pu, entre autres, créer une langue sans verbes ou plutôt avec un verbe unique et sans radical ? Jusqu’à présent, toutes les langues qui ont pu être analysées se sont montrées semblables les unes aux autres, sinon quant aux procédés, du moins quant à la manière d’être : le temps nous apprendra si le basque fait exception à cette merveilleuse unité, d’autant mieux admissible qu’on ne la regarde plus comme l’œuvre immuable d’une puissance supérieure, mais qu’elle nous apparaît comme un fait résultant naturellement de l’identité des produits que donnent, dans les mêmes circonstances, les facultés qui constituent la raison d’être de notre espèce. Nées avec elles, par elles et pour elles, les langues doivent être, comme elles, susceptibles de progresser sans cesse et de guider l’humanité dans sa marche toujours plus rapide, à laquelle, heureusement, nous ne voyons pas de terme.

Julien Vinson.
Bayonne, le 24 février 1869.
  1. Badirudi ecen bertce hitz cuntça eta lengoaya comun guztiac, bata bertcearequin nahasiac direla, Baiña euscara bere lehenbicico hastean eta garbitasunean dagoela. « Il semble que tous les autres idiomes et langages communs ont été mêlés l’un avec l’autre, mais que le basque est encore dans sa pureté (première) et dans (le même état qu’à) son premier commencement ». (Gueroco Guero, par Axular, curé de Sare, 2e  édition, Bordeaux, G. Milanges, s. d. [vers 1650], p. 20).
  2. On voit que je me décide à adopter l’orthographe moderne, bien que je pense, avec M. Van Eijs, qu’elle est « arbitraire », et qu’elle n’a « aucune base, étymologique ni euphonique ». Mais elle est employée par tous ceux qui écrivent sur le basque.
  3. Les Souletins, qui ont changé ra « vers » en la, disent également mendi-a-la « montagne-la-vers », au lieu de mendi-ra « montagne vers ».
  4. Il est difficile de trouver, en français, une préposition qui corresponde exactement à chacun des suffixes basques. Plusieurs de ceux-ci, notamment ko, doivent être rendus en français de plusieurs manières très différentes.
  5. Le tamoul vulgaire remplace ce suffixe par kûda « s’unir, se réunir ». Ce mot n’est peut-être pas sans relations d’origine avec ôdu (Voyez Revue de linguistique, t. ii, p. 238). « En turc, göz signifie œil et gör voir ; ish acte et ir faire ; ich intérieur et gir entrer » (Ewald, Goettingische gelehrte Anzeigen, 1855, p. 298).
  6. On objectera que, dans séydakkâl, kâl est pour kâlam « temps », et que par suite ce mot veut dire « quand on a fait » et non « si on a fait ». Cependant, dans la langue vulgaire où les formes en âl et êl sont inconnues, on emploie constamment à leur place celles en kâl qui répondent toujours à notre si conditionnel.
  7. Le signe de la pluralité n’est pas toujours employé ; on peut dire en tamoul nâlu mâdu mêygin’d’ana « quatre vache paissent » (pour mâdu-gal, vaches), etc. La langue parlée, qui n’a pas de formes verbales pour le pluriel neutre, peut même dire nâlu mâdu méygir’adu « quatre vache paît ». La première phrase est, grammaticalement, tout juste le contraire de τά ζώα τρέχει.
  8. Les Basques font, de haur « enfant » haur-tze « devenir enfant », de etche-ra « à la maison », etchera-tze « aller à la maison », etc.
  9. On aura remarqué dans ces derniers exemples l’harmonisation des voyelles ; c’est une particularité du télinga qui dit de même katti ki « au couteau » pour katti-ku ; et kattu-la-ku « aux couteaux » pour katti-la-ku.
  10. Il en est de même pour le génitif : on dit aussi bien tagappan’ vîdu « maison du père » litt. « père-maison », que tagappan adu vidu ; tagappan’-vidu est identique à périya-vidu « grande maison ». En tamoul, d’ailleurs, tout substantif peut devenir adjectif si l’on le place devant un autre substantif. L’adjectif et le génitif jouent dans les langues dravidiennes le même rôle. Le basque diffère ici ; il dira aita(r)en etchea « la maison du père » et etche handia « la grande maison » en intervertissant l’ordre relatif du déterminant et du déterminé.
  11. Le prince Bonaparte retrouve ce signe de pluralisation dans les noms propres de lieux tels que Ezpeleta, Olheta, etc. Ezpeleta (Espelette), de ezpela « buis » et eta serait « l’endroit où il y a beaucoup de buis » ; Olhetha (Olette), de olha « forge » et eta, « l’endroit où il y a beaucoup de forges », etc. Ces mots seraient donc analogues aux noms de lieux français les Echelles, les Pierres, les Essarts, les Fontaines, etc.
  12. J’ai entendu des phrases analogues dans diverses localités du Labourd. Mais cette faute se fait surtout très communément à Saint-Jean de Luz, où l’on dit habituellement par exemple, eman nau dirua « il a donné moi l’argent » au lieu de eman daut dirua « il l’a donné à moi l’argent ».