Notes sur des oasis et sur Alger/Alger

Le Roman du LièvreMercure de France (p. 293-296).

ALGER

« Réservoir de la Synagogue. »


C’était, dans les quartiers sales et puant la marée, un bâtiment carré, une impropreté magnifique et mystérieuse, une vision d’eau croupie aux grandes époques du choléra, une distribution de poissons blancs et secs et salés, en temps de famine, par des rabbins à barbes en tubes, par des rabbins souriant aux plus belles du quartier auxquelles ils eussent donné les meilleures parts.


« Réservoir de la Synagogue. »


La saleté magnifique et mystérieuse soudain se revêtait d’or et de feuilles épaisses. La poésie chantait en moi sur un autre ton. Elle disait, elle chantait :

Réservoirs ! Eaux d’argent ! Toi, Rachel, ô belle fille de Laban, tu t’en allais vers les puits d’azur ! Abreuvez les troupeaux et les dromadaires. Nous sommes de Caran. L’amour est immense et les pluies ont gonflé les citernes qui pleurent de joie comme Jacob.

Et tout, ainsi, dans cette Alger, s’emplissait de volupté. Et ce n’était pas l’impression première du jour où, y débarquant, les bouquets d’ombre et d’eau des oasis lointaines m’attendaient pour paître les troupeaux mélancoliques de mon âme…

Non, le morne Tuggurth avait dépassé mon attente. Mon cœur, toujours avide de tristesse, s’était empli de pleurs ainsi qu’une urne funéraire ; et les visions bibliques du Sud avaient, d’un geste, semé dans mon âme tout ce qu’elle pouvait contenir d’ivraie.

À ce retour, Alger m’apparut surtout française. D’ailleurs, les boutiques blêmes où cousaient les petits Mzabites devenaient un rêve pâle de langueur parfumée et morte.

Je n’allais plus aux taudis maures, mais je regardais la mer, assis à la terrasse d’un café dont la banalité luxueuse me plaisait. J’avais une joie d’enfant à demander une absinthe, à me sentir seul, tandis que le soleil de midi semblait faire chanter pour moi son ombre et sa lumière.

C’était un chant de patrie. Ce n’était déjà plus les flûtes des Biskris. C’était le grand amour dont souvent j’avais souri, l’appel des parents et des amis, la forêt douce où les ramiers perchent.

Et je pleurais presque de joie.

Tout était joli : les magasins des libraires, les grues françaises, la poste.

La poussière du soleil flottait sur la place du Gouvernement et l’ombre des arcades faisait, dans la rue Bab-el-oued, comme un palais de songes.

La ville riait. Sur la hauteur, la fraîcheur des maisons mauresques bâillait d’un sourire adorable, un sourire de marbre pâle et de porcelaine bleue. Une langueur m’envahissait. J’avais faim de fruits glacés et de femmes tièdes. Le soleil de volupté évoquait, sur la mer violette, des filets aux mailles d’or ruisselants, emplis de prostituées d’argent et de dorades.

Un son de guitare mourait là-bas.

Alger, c’est toi qui commenças et terminas mon rêve. Tu m’apparus et tu m’apparais encore comme une ville délicieuse, et je désire que ce mot ne soit entendu que par ceux qui peuvent le comprendre. Mon orgueil ridicule et ma tristesse eurent à lutter, près des oasis, avec quelque chose d’analogue à mon cœur : la désolation.

Le sable avait-il la notion de sa tristesse ? Je fus aussi triste que lui et je ne trouvai rien, dans son horreur, que je ne fusse capable de contenir et d’aimer. Pas un de mes nerfs n’a tressailli à l’aspect des chevaux morts dans l’implacable Océan pétrifié.

Les bêlements lointains des chèvres de Tuggurth, le fiévreux misérable qui grelottait sur la terre embrasée de Drôh, les plaies bleues des dromadaires, les femmes haletantes qui suivaient les caravanes à côté des ânes rogneux, ne dépassèrent point la mesure de mon âme.

J’en demande pardon à Dieu : peut-être mon excuse est-elle dans la pitié.

J’ai retrouvé dans Alger les choses mesquines et agréables auxquelles notre faible cœur peut concéder bien des choses.