Notes sur Madagascar

Revue des Deux Mondes5e période, tome 59 (p. 430-456).
NOTES
SUR
MADAGASCAR


I

Depuis quinze ans, la France compte Madagascar au nombre de ses possessions, et cette colonie a déjà fait beaucoup parler d’elle. Après les temps difficiles qui ont suivi la campagne de 1895, après l’application des principes du général Galliéni et leur transformation par M. Augagneur, après les hésitations, les incertitudes, les espoirs et les désillusions, les bruyans succès des uns et les découragemens des autres, les conflits de théories et d’intérêts dont la « Résidence » de Tananarive fut le théâtre, on doit se demander si la grande île est une conquête profitable et si les critiques et récriminations d’aujourd’hui ne sont pas l’indice d’une réaction trop vive contre les enthousiasmes d’antan.

Les opinions sur Madagascar sont variées, suivant qu’elles sont émises par les chargés de mission à qui le bon vouloir et le zèle de nos représentans officiels ne font pas défaut ; par les touristes voyageant à leurs frais et doués de la faculté rare d’observation ; par les colons qui vont y recommencer la lutte pour la vie ; par les militaires à qui leur existence errante permet de lointaines et d’impartiales comparaisons. Entre les louanges poétiques, les dénigremens, les regrets et l’ennui, il y a place pour une appréciation moyenne, plus éloignée cependant des emballemens du début que des négations systématiques d’aujourd’hui.

On peut affirmer a priori qu’une colonie où, pour des raisons diverses, la race conquérante ne saurait croître et multiplier, ne vaut que par la qualité de la population indigène. Tout a été dit sur les 2 500 000 habitans de races multiples qui se partagent un territoire plus vaste que la France, la Belgique et la Hollande réunies. Leurs origines, leurs mœurs, leur histoire même, sont à peu près connues aujourd’hui par les travaux de chercheurs aussi consciencieux qu’ignorés du grand public. Hovas et Sakalaves, ces ennemis séculaires ; Betsiléos et Betsi-misarakas, ces éternels exploités ; Tanalas, Antandroys, Antanosy, Tsianakas, Antankaras encore sauvages ; Mahafalys presque hostiles, Comoriens rusés ont fourni, dès le début de l’occupation française, les sujets de monographies complètes dues aux observations sagaces des missionnaires, des officiers, des fonctionnaires, et dont l’Administration sut tirer parti. Mais, s’il n’était guère possible, alors, de prévoir le degré d’adaptation de ces tribus ou races diverses au nouvel état économique et politique résultant de l’annexion, chacun était d’avis que les Hovas seraient nos meilleurs auxiliaires par leur vigueur physique, leur endurance, leur douceur, leur esprit d’entreprise et leurs facultés d’assimilation. En réalité, le vernis de civilisation que leur donnaient le fonctionnement d’un gouvernement régulier, la hiérarchie sociale, la connaissance de quelques usages européens, l’envoi d’ambassades, la proclamation du protestantisme comme religion d’Etat, les uniformes, les revues militaires, est tellement superficiel qu’il serait puéril de compter sur leur collaboration immédiate pour la mise en valeur de l’île. Qu’ils appartiennent à la race dont notre intervention arrêta l’expansion politique, ou qu’ils fassent partie de l’un quelconque de leurs multiples groupemens ethnographiques, les Malgaches dressent contre nos tentatives de régénération une triple barrière faite de leur faible nombre, de leur pauvreté, de leur routine.

Soit que l’on s’efforce de pénétrer dans l’immense forêt qui couvre le versant Est de Diego-Suarez à Fort-Dauphin, soit que l’on parcoure en filanzane le plateau mamelonné qui s’étend d’Ambatondrazaka jusqu’au sud de Fianarantsoa, soit que l’on navigue en pirogue sur les fleuves torrentueux qui finissent dans le canal de Mozambique, on est tristement surpris par l’aspect désertique du pays. Si l’on excepte les coupes de bois à l’usage des locomotives de la ligne Tananarive-Côte Est ou des chaloupes qui circulent sur les Pangalanes, les ressources de la forêt sont presque inexploitées. Là où les Annamites, les Chinois, les Siamois et les Birmans trouveraient les élémens d’un commerce fructueux, les rares habitans Betsiléos, Betsimisarakas, Tanosy végètent indifférens. La vie animale ne s’y manifeste que par la présence de quelques peuplades misérables qui cherchent au milieu des clairières un asile contre l’impôt, les corvées et les réquisitions ; le silence n’y est guère troublé que par le grondement des torrens, le halètement poussif des locomotives qui montent vers Tananarive ou descendent vers Brickaville, les grincemens des pousse-pousses qui circulent entre Mananjary et Fianarantsoa.

Cette mélancolie des espaces mornes, cette impression de solitude sont plus vives encore dans la zone des hauts plateaux dénudés. Là, pendant des heures et parfois pendant des jours, on va sur d’étroits sentiers, franchissant les vastes croupes qui se transforment, suivant la saison, de vagues vertes dominées par des îlots granitiques en steppes brûlés par le soleil. Dans les vallons qui les séparent, la terre grasse, humide, attend vainement les rizières, les champs de légumes, les viviers poissonneux. Des hameaux abandonnés, des pans de murs rougeâtres augmentent la tristesse d’un paysage dépourvu d’arbres et font songer à quelque épidémie violente, à quelque passage destructeur de hordes indisciplinées. Mais nul fléau naturel, nul Attila contemporain n’ont causé cette ruine et cette désolation. Les habitans, trop clairsemés, déplacent leurs villages dès que les terres cessent d’être fertiles ou que les oracles d’un sorcier les y obligent. Ils abandonnent sans regret leurs cases ; ils emportent avec leur pauvre mobilier, fait de jarres, de nattes et d’outils rudimentaires, les poutres de leur charpente, les planches vermoulues de leurs portes et de leurs fenêtres, et vont fonder ailleurs, sur un mamelon, près d’un cours d’eau, un groupement aussi éphémère. Les agglomérations que favorisent leur situation sur des voies commerciales, l’étendue des plaines cultivables qui les entourent, l’abondance des ressources naturelles, ont un caractère de fixité, de permanence analogue à celui de nos villages européens ; mais, en réalité, la population malgache est formée de nomades dans la proportion des trois quarts environ. Les migrations sont restreintes ; chaque famille ou chaque clan a son terrain de cultures comme les tribus indiennes ont leurs parcours de chasse. Les villages disparaissent, surgissent au grand désespoir des cartographes assujettis à d’incessantes révisions ; leurs abords témoignent de leur instabilité. On n’y voit pas d’arbres qui les protégeraient contre le soleil de la saison sèche ou le vent froid de l’hiver. Dans l’incertitude habituelle du lendemain, les habitans négligent de planter manguiers, pêchers, goyaviers, orangers, eucalyptus, mimosas, lilas du Japon, qui croissent avec une si grande facilité dans la terre des hauts plateaux et qui leur donneraient un abri contre la chaleur, du combustible pendant la saison froide. L’absence de végétation autour des localités rurales montre bien que les Malgaches ne sont pas attachés au sol par les souvenirs, les traditions ou l’intérêt.

Ces pratiques funestes dureront plus que nous, peut-être. Les migrations des villages ne pourraient être arrêtées que par un accroissement énorme de la population, qui la contraindrait à des moyens de culture moins primitifs. Mais cet espoir semble irréalisable. Malgré les sages dispositions ordonnées par le général Galliéni et développées par M. Augagneur, l’assistance médicale obligatoire ne donne pas les résultats prévus. La multiplication des hôpitaux indigènes, des médecins de colonisation, la distribution gratuite de médicamens sont impuissantes contre le dépérissement indiscutable de la race. Si l’on en croit les résidens français établis à Madagascar bien avant la conquête, le nombre des habitans diminue ou reste stationnaire. Cette affirmation s’explique aisément. Le Malgache des hauts plateaux est mal protégé contre les variations de température qui font osciller le thermomètre de — 10° à + 40°. Été comme hiver, il reste vêtu d’une chemise, d’un vague caleçon et d’un lamba de toile. Dans sa maison de bois, de paillotte ou de pisé, ouverte à tous les vents, il ne peut se chauffer pendant la rude période qui s’étend de mai à septembre, car le combustible, quand il peut s’en procurer, est rare et cher. Son alimentation est médiocre : le riz, les herbes bouillies, les fruits verts, exceptionnellement de la viande et du poisson. Quand il travaille, soit dans son champ, soit sur les routes comme ouvrier ou bourjane de filanzane, de pousse-pousse ou de charrette, soit au service des prospecteurs, soit dans les concessions agricoles, son hygiène est déplorable. Il conserve sans cesse les mêmes habits mouillés de sueur ou de pluie et ne possède même, le plus souvent, ni une moustiquaire, ni une couverture pour l’abriter et le réchauffer pendant la nuit. Malgré ces conditions défectueuses, le type malgache est cependant bien bâti. La force de résistance des porteurs lourdement chargés, qui franchissent avec une agilité d’isards les déclivités les plus rapides, étonne le voyageur ; les hommes sont des marcheurs qui ne connaissent pas la fatigue, et les femmes sont de robustes ménagères qui perdent trop promptement leur sveltesse et leur grâce nonchalante. Mais, si les uns et les autres sont prolifiques, la mortalité infantile est énorme ; la fièvre, la tuberculose, la misère physiologique n’épargnent guère les adultes, et les vieillards sont de rares exceptions.

Malheureusement, les populations de l’île semblent aussi éloignées qu’autrefois du bien-être matériel qui serait le seul remède efficace. Dans ce pays où la possession d’un grand nombre de bœufs, à défaut d’esclaves, est désormais l’unique preuve d’une richesse que l’état précaire de l’exportation ne permet pas de développer, c’est à tort que l’on attribue aux indigènes en général, aux Hovas en particulier, la précieuse faculté de l’épargne. On croit trop que les Malgaches entassent dans des cachettes mystérieuses une invraisemblable quantité de piastres dont la contemplation solitaire suffit encore à leurs désirs ; on explique ainsi par l’appât de trésors fabuleux enfermés dans les tombes les violations de sépultures qui se produisent parfois. Si l’indigène thésaurise, c’est, comme le Chinois ou l’Annamite, en prévision de sa mort ; c’est pour se faire construire un mausolée monumental où il dormira son dernier sommeil dans un linceul précieux. S’il est quelque peu frotté de civilisation européenne, il fera aussi transformer sa masure en maison de briques à la toiture de tuiles, mais il ne modifiera guère les conditions de son existence. D’une manière générale, d’ailleurs, le Malgache est imprévoyant ou prodigue : les vastes propriétés foncières, les objets de valeur qui appartenaient aux grands seigneurs de l’ancien régime, s’en vont par morceaux, au vent des hypothèques et des emprunts usuraires, enrichir les Européens. Tant que la France n’aura pas jeté dans l’île, sous forme de subventions ou souscriptions d’emprunts pour l’exécution de travaux publics, plusieurs centaines de millions dont la plus grande partie devra se répandre dans le pays sous forme de salaires, l’indigène restera vraisemblablement pauvre. Une population où les entrepreneurs trouvent, surtout dans le Sud, autant de main-d’œuvre qu’ils le désirent pour 0 fr. 20 ou 0 fr. 30 par jour, où les mineurs exécutant des travaux de fond se déclarent satisfaits avec 0 fr. 60 pour 12 heures de travail, où les bourjanes des transports ne gagnent que 0 fr. 75 par journée d’une besogne à laquelle les chevaux d’omnibus parisiens ne suffiraient pas, où l’importation des étoffes de flanelle et de drap indispensables dans un pays à saison froide est nulle, ne peut être qu’une population misérable chez qui le besoin de recueillir à tout prix la somme nécessaire au paiement de l’impôt prime toute autre préoccupation.

Mais, engourdis par la routine et l’ignorance, les Malgaches paraissent peu capables d’améliorer leur sort. C’est en vain qu’on a multiplié les formations sanitaires, que des médecins français ou indigènes effectuent de nombreuses tournées, donnent des conseils, distribuent des médicamens. Le fonctionnement de l’assistance médicale n’est pas exempt de critiques, surtout dans les provinces éloignées de la capitale ; la science des médecins hovas est trop rudimentaire, malgré d’authentiques diplômes, et l’œuvre ne rend guère de services que dans les centres importans. Dans les campagnes, le sorcier est encore tout-puissant et son influence est néfaste ; elle a toujours pour conséquences les migrations de villages et la suppression d’enfans nés aux jours de mauvais augure. Les arts et métiers sont restés à l’état primitif. L’école professionnelle inaugurée à Tananarive par le général Galliéni a dû être fermée par son successeur, car elle ne rendait pas de services en rapport avec les dépenses qu’elle causait. Les ouvriers d’art qu’on rencontre dans les villes ont appris de leurs pères les procédés rudimentaires que Jean Laborde leur enseigna. Les élèves qui suivent les cours professionnels annexés à leurs écoles par les missionnaires catholiques et protestans se hâtent d’oublier leur savoir-faire dès qu’ils sont émancipés.

En agriculture, nous voyons les Malgaches aussi négligens ou routiniers. Malgré les conseils et les exemples, ils ignorent les engrais, les assolemens, la sélection du bétail. Ils se refusent obstinément à l’emploi des machines agricoles, et les charrues françaises qu’on leur distribua pendant les premières années de l’occupation pourrissent sans emploi sous les décombres des fermes-modèles abandonnées. Seul, l’enseignement maraîcher, pratiqué par les Frères des Ecoles chrétiennes et les Jésuites aux environs de Tananarive et par les chefs des postes militaires ou administratifs, a donné quelques résultats dont il ne faut pas d’ailleurs exagérer l’importance. L’extension des cultures, que la nature du sol rendrait réalisable, ne tente pas les habitans des campagnes. Ils ne font rien pour améliorer les voies de communication entre les villages, pour utiliser la force animale si abondante, et l’industrie des transports, si rémunératrice, ne s’exerce qu’au profit des Européens. Moins avancés que Siamois, Annamites ou Chinois, ils ne connaissent pas l’irrigation, la mécanique hydraulique ; ils sont réfractaires à l’emploi de la brouette, au dressage du bœuf comme animal de bât ou de trait, et le portage humain reste une des principales calamités du pays.

Pauvres, manquant de débouchés, ne sachant pas s’en créer, les Malgaches échappent cependant à l’attraction des villes où il semblerait qu’ils doivent se précipiter pour y trouver une existence moins misérable. D’ailleurs, de toutes les agglomérations à Madagascar, Tananarive seule mérite le nom de cité. Tous les autres chefs-lieux de provinces, même les plus réputés, Diego-Suarez, Tamatave, Majunga, Fort-Dauphin, Tulear, Antsirabe, Fianarantsoa ne sont que des bourgades moins importantes qu’un petit chef-lieu de canton de France, et qui ne doivent guère leur apparence de vie qu’à la présence d’une garnison. Tananarive, même, que les imaginations exaltées donnent comme rivale à Nice pour son climat, à Cocagne pour ses facilités d’existence, n’est qu’une ville de 40 000 habitans, sans égouts, sans eau, sans animation, mais on y peut étudier les Hovas sur le vif. C’est là que l’observateur mettra le mieux au point les appréciations d’autrui et ses propres impressions.

Certes, on ne saurait nier que, de toutes les populations de l’île, la race hova ne soit la plus intéressante. Dans les rues accidentées de la capitale malgache, l’œil est attiré par des enseignes, des affiches, des boutiques ou des ateliers qui prouveraient une rare facilité d’assimilation. Les médecins diplômés des Facultés de France voisinent avec les élèves primés d’une Ecole professionnelle ou les lauréats d’une Exposition régionale ; sur les murs, un programme théâtral s’étale à côté d’une profession de foi ou d’un appel aux « concitoyens malgaches. » Sur les trottoirs, passent avec une morgue élégante, un sourire protecteur, les « petits faux-cols » vêtus à la dernière mode parisienne ; sur les courts des Tennis-Clubs, les anciens pages de Ranavalo manient la raquette avec grâce ; les équipes indigènes disputent parfois la victoire aux équipes européennes. Un Hova médaillé comme une bannière d’orphéon dirige la musique du gouvernement général ; les amateurs hovas sont en majorité dans la Société philharmonique, et les tziganes des cafés sont tous nés sur les bords de l’Ikopa. Les journaux de marche des régimens indigènes relatent de beaux faits d’armes, et les mondaines et demi-mondaines d’origine Andryana savent combiner un heureux mélange du costume national et des ajustemens européens qui les rend agréables à contempler. Tout cela démontre une perfectibilité réelle, mais nous n’avons pas encore su la développer à notre profit.

Comme tous les peuples jeunes, les Hovas n’ont été tout d’abord séduits que par les aspects extérieurs et brillans de notre civilisation. Ils n’ont trouvé, dans les bourses d’études en France ou dans les cours des écoles spéciales organisées pour eux après la conquête, que les moyens d’acquérir des situations de tout repos leur donnant le maximum de considération et de bien-être avec le minimum d’efforts. On les a vus revenir de la métropole avec des diplômes de médecin que les jurys d’examen, s’inspirant de l’esprit des Lettres persanes, leur décernaient avec une courtoise indulgence. Aucun de ces jeunes gens n’a jugé dignes de lui les titres d’ancien élève d’une Ecole des Arts et Métiers, d’ouvrier ou de contremaître diplômé dans les spécialités qu’on pourrait créer à Madagascar. A Tananarive, dans l’Ecole professionnelle, ils ont encombré les sections d’horlogerie et de bijouterie dont les occupations sédentaires et les bénéfices plus ou moins licites convenaient à leur caractère d’hommes « nés fatigués. » Du Jardin d’essai de Nanisana, véritable école d’agriculture, ils ne sortent que pour postuler des places de jardiniers officiels au service des résidences ou du gouvernement général. En présence de ces résultats, les bourses d’études en France ont été supprimées, l’Ecole professionnelle a été fermée. Seule, l’Ecole de médecine est conservée, mais elle ne forme guère que des infirmiers médiocres et non des médecins.

Un peu moins de précipitation eût été préférable. La mentalité d’une race ne se modifie pas en quelques années. Si les anciens élèves des Norvégiens, de la London Missionary Society, des Jésuites ou des Frères n’estiment dans une instruction primaire péniblement acquise que le moyen d’entrer dans la carrière administrative pour acquérir une parcelle de la puissance gouvernementale, s’ils méprisent le travail manuel et les occupations utilitaires de l’homme d’action, nous ne devrions pas oublier qu’ils partagent ce travers avec les peuples ou très jeunes, ou très vieux. Nous avons vu chez un vice-roi du Yunnan un interprète chinois, à qui son indiscutable intellectualité n’avait pu faire oublier les préjugés de sa race, présenter avec une absolue bonne foi le directeur général des travaux publics d’Indo-Chine, inspecteur général des Ponts et Chaussées de France, comme « un chef ouvrier, inaccessible aux spéculations supérieures de l’esprit, » et socialement inférieur à un lettré. Les Hovas sont trop enclins à cette mentalité que développeront encore des innovations politiques prématurées, telles que le décret de naturalisation. Ils sont intelligens, adroits ; le sens commercial n’est pas rare chez eux. La conquête française a fait cesser un nationalisme de trop fraîche date pour que nous ayons à redouter des rancunes patriotiques ou des espoirs de revanches guerrières. Nous n’avons pas davantage à craindre une explosion de fanatisme religieux, puisque, dans toute l’île, il n’y a pas trace de religion nationale et que la propagande chrétienne, en s’y exerçant librement, nous donnerait en quelques générations des sujets ayant les mêmes conceptions morales que leurs conquérans. Aucune autre de nos colonies ne possède réunies toutes ces garanties de paix intérieure et de collaboration intime entre vaincus et vainqueurs. Pour obtenir la réussite complète de nos projets civilisateurs, du programme d’exploitation productive, il nous suffira de faire multiplier la race, de répandre une instruction pratique et non un enseignement mandarinal, de mettre fin à l’exportation de l’anti cléricalisme, et surtout de renoncer à voir dans Madagascar une sorte de terre promise où se réalisent sans peine toutes les ambitions.


II

Cette illusion est celle qu’il importe le plus de ruiner. Pendant longtemps elle a fait oublier les sacrifices et les fautes immenses de la conquête en 1895. On ne croyait pas avoir payé trop cher l’annexion d’une « France australe » où nos créoles de la Réunion pourraient en peu de temps édifier de nouvelles fortunes à l’abri des haines de races, où les émigrans de la métropole viendraient nous rendre un équivalent du Canada. La constitution physique de l’île semblait autoriser ces vastes espoirs. La zone côtière, avec un climat tropical, attendait les efforts et l’expérience de ceux dont les ancêtres ont fait la prospérité de la Louisiane, des Antilles et des Indes ; la région des hauts plateaux, où l’altitude corrige l’ardeur du soleil, serait clémente aux paysans des districts pauvres de France, accourus pour y chercher l’espace gratuit et les débouchés fructueux. Mais les résultats pratiques ont encore une fois démenti les conclusions d’une généralisation trop hâtive.

Sans doute, la bande côtière comprise entre les pentes des hauts plateaux et l’océan Indien ou le canal de Mozambique a tous les caractères des pays tropicaux les plus favorisés. Les pluies y sont abondantes, les saisons bien distinctes ; la chaleur y est vive et la végétation puissante ; les torrens drainent de grandes quantités d’eau dans les vallées boisées et forment des fleuves larges et profonds ; la mer est proche, la terre est couverte d’humus, les transports paraissent faciles et la force motrice des cascades est sans limites. Créoles et métropolitains sont conviés à se partager ces immensités vierges. On leur promet de vastes domaines ; on leur montre la fortune toute proche sous la forme de caisses de vanille, de balles de coton, de boucauts de café, de dames-jeannes de parfums rares, de billes de bois précieux. La réalité n’a pas été aussi séduisante.

Les créoles réunionnais sur lesquels on comptait le plus, dont l’expérience professionnelle et l’adaptation naturelle au climat devaient transformer la région côtière, n’ont pas donné les résultats qu’on attendait. Ceux qui conservent dans leur pays natal des vestiges de l’opulence passée ont trop à faire pour éviter une déchéance complète. Ils espèrent toujours, avec la disparition des passions démagogiques où quelques politiciens sans scrupules entraînent les travailleurs nègres et mulâtres, une reprise générale des affaires. Ils sont attachés aux plantations fondées par leurs aïeux ; les souvenirs historiques, les traditions de la famille, les angoisses d’une liquidation ruineuse les retiennent auprès des usines, des cultures, des établissemens qui symbolisent des efforts séculaires. Leur esprit de caste, les intérêts matériels qu’ils représentent encore, maintiennent seuls la Réunion au nombre des terres civilisées, et lui réservent dans l’avenir quelques chances de régénération économique et sociale. Les élémens notables de la population créole ne pouvaient donc abandonner chez eux une partie compromise, mais non perdue, pour tenter la colonisation de la région tropicale de Madagascar.

Les prolétaires blancs ou teintés, les anciens soldats du bataillon de la Réunion qu’on avait adjoint au corps expéditionnaire, n’ayant rien à perdre, furent plus aventureux ; mais en peu d’années ce système de colonisation avait vécu. Des colons installés à grands frais par centaines, principalement sur la côte orientale de l’île, bien peu vivaient encore sur leurs terres. Le reste avait renoncé à l’exploitation de richesses que les rapports officiels signalaient partout. Les uns étaient établis comme mercantis dans les postes nombreux que la pacification de Madagascar exigeait : les bénéfices immédiats et considérables obtenus sur une clientèle imprévoyante de soldats ou de fonctionnaires convenaient mieux à leur indolence autant qu’à leur sécurité Les autres étaient entrés dans l’Administration où la création des différens services leur donnait des situations modestes, mais s’ables et reposantes. Les plus actifs couraient vers la fortune on s’improvisant tâcherons dans les entreprises du canal des Pangalanes, des routes, des constructions officielles, dans les fournitures de combustible pour les chaloupes ou le chemin de fer, de vivres indigènes pour les troupes. Les plus paresseux, les moins bien armés pour la lutte, étaient depuis longtemps morts dans les marécages et les forêts, ou rapatriés comme indigens. A Madagascar, les gouvernans de tout grade attribuèrent à la seule nonchalance des émigrans de l’île sœur un échec qu’il était a priori facile de prévoir. Tant que les richesses de la forêt ou les terrains exploitables resteront inaccessibles, tant que la houille blanche sera inutilisable, que les embouchures des fleuves seront obstruées par des barres dangereuses, les rivages de la mer inhospitaliers, toute tentative de colonisation de la zone côtière, qu’elle soit européenne ou créole, se terminera toujours par un échec identique.

Si la région maritime paraissait réservée en principe aux immigrans d’origine créole, les immensités incultes des hauts plateaux devaient former la part des colons européens. La devise du maréchal Bugeaud redevint à la mode. Ense et aratro, résuma le programme qu’on voulut faire exécuter aux « soldats laboureurs. » Les militaires libérés, à qui le gouvernement accordait des concessions de terres, quelques avances d’argent et d’outils, furent les premiers colons. Leur vigueur physique, leur acclimatement, le sens de l’ordre et de l’économie développé par leur profession antérieure, leur connaissance à peu près suffisante de la langue et des usages locaux, leurs parentés d’occasion avec des familles indigènes semblaient assurer la réussite d’un essai qui n’était pas sans précédent. Attirés par cet exemple, quelques émigrans métropolitains se répandirent dans l’Emyrne et le pays betsiléo ; mais, pour les mêmes causes générales que dans la zone maritime, et, de plus, pour des motifs particuliers dépendant de la nature de ces régions, la colonisation agricole des hauts plateaux ne tarda pas à se présenter comme un problème plus difficile à résoudre qu’on ne le supposait.

Ce climat tempéré par l’altitude, dont on vantait les qualités bienfaisantes, fut et restera l’origine de nombreux déboires. Trop chaud pour les cultures de France, trop froid pour les cultures tropicales, il limite les efforts des agriculteurs à des productions peu rémunératrices. La sécheresse qui dure d’avril à décembre, à peine interrompue par les « pluies des mangues » et les « pluies des lilas, » s’oppose aux plantations en usage sous les mêmes latitudes où l’humidité ambiante favorise la végétation ; de décembre à mars, les orages torrentiels, assez violens pour faire déborder les cours d’eau, pour ébouler des versans de vallons, balaient la terre végétale sur les pentes douces des plateaux et n’y laissent pousser qu’une herbe dure, à peine suffisante pour la nourriture des bestiaux. Les vallées parfois très vastes, où s’amasse l’humus, seraient des terrains de culture excellens, mais la mise en valeur par des colons exploitant eux-mêmes leurs terres est une utopie. Quelle que soit la saison, le travail manuel en plein air est impossible pour des Européens, de neuf heures du matin à quatre heures du soir ; quoique la température indiquée par le thermomètre ne soit jamais très élevée, les rayons solaires ont une force insupportable sous l’influence combinée de l’altitude et de la latitude. Le paysan le plus endurci, fût-il originaire des plaines ensoleillées de la Crau ou des coteaux brûlans de la Gascogne, ne saurait sans danger mortel d’insolation ou d’accès pernicieux labourer son champ, faucher ses prés, récolter ses moissons. Les fruits d’Europe viennent mal ; il leur manque la chaleur progressive de nos climats ; les indigènes font dans la culture maraîchère une concurrence victorieuse par la nullité de leurs frais généraux. La culture des céréales n’aurait que de faibles débouchés, et ses bénéfices aléatoires seraient grevés d’énormes frais de transport. La médiocre qualité des prairies naturelles, la difficulté d’organiser des pâturages artificiels suffisamment vastes, rendent illusoires les profits d’un élevage sélectionné : la supériorité des produits obtenus par les méthodes rationnelles sur les élémens des troupeaux si nombreux que possèdent Hovas et Sakalaves n’apparaîtrait pas assez grande pour justifier les prétentions des vendeurs.

On a beaucoup préconisé la création de villages d’émigrans dans les solitudes sans fin des hauts plateaux malgaches. Ces villages vivraient de leur vie propre, comme ceux de nos campagnes déshéritées. D’après ce qui vient d’être dit, les avantages d’une émigration vers des régions plus pauvres encore et si éloignées du clocher natal, sont trop faibles pour attirer le cultivateur français. Supposons cependant que ce rêve soit réalisé ; supposons les colons assez endurcis pour supporter, entre 1 300 et 1 800 mètres d’altitude, les rigueurs extrêmes du climat ; supposons enfin qu’ils aient pu fonder des basses-cours, des cultures, des parcs à bestiaux. A quels marchés voisins iront-ils échanger paniers d’œufs, corbeilles de volailles, laines, fils de chanvre ou de soie, sacs de céréales, moutons, veaux et bœufs succulens, chevaux vigoureux et bien dressés ? Quels chemins suivront leurs carrioles rapides, leurs chars lourdement chargés ? Où sont les acheteurs donnant leurs sacs d’écus contre les produits agricoles ? Que feront ces acheteurs des stocks divers qu’ils auront acquis ? Il ne faut pas oublier, quand on élabore des projets colonisateurs au sujet de Madagascar, qu’il n’y a dans l’île qu’un seul centre de population assez important, Tananarive ; que cette ville reçoit à meilleur compte ce qui lui manque par l’importation que par le commerce régional ; que l’indigène est, pour les produits locaux, un fournisseur assez bien approvisionné ; que les routes, à peine accessibles à la traction automobile organisée par le gouvernement qui, seul, peut en supporter les frais considérables, ne permettent pas les gros charrois comme il en circule sur les chemins de France. Toutes ces réflexions, bien mieux que les légendes sur la politique de races qui ont cours là-bas, expliquent les refus des Boers qu’on s’était proposé d’attirer à Madagascar après la guerre sud-africaine.

Si la colonisation agricole par la création de la petite propriété européenne peut être, dans les conditions actuelles, considérée comme une erreur, la colonisation industrielle ne paraît guère moins exempte de difficultés. Les richesses de toute nature, dont l’exploitation ferait la fortune de l’île ont été très vantées : fer, cuivre, pierres précieuses, or, charbon, pétrole, bois rares, production de tissus, d’huiles, de caoutchouc, de chaux et de cimens, savonneries, verreries, organisation d’usines multiples, formation de Sociétés font, aujourd’hui plus que jamais, les frais des conversations entre bailleurs de fonds probables, anciens colons et nouveaux immigrans. Ici encore, nous devons faire la part de l’exagération.

Il serait puéril d’affirmer que le sous-sol de Madagascar ne contient pas des minéraux en abondance ; que dans l’île, comme dans tout pays neuf, il n’y a pas place pour toutes les manifestations de l’activité industrielle. Mais il faut se méfier des généralisations trop hâtives et des conclusions trop optimistes fondées sur l’observation de faits particuliers.

Au début de l’occupation, la recherche de l’or absorba toutes les ardeurs. Madagascar avait, comme pays aurifère, une réputation bien établie d’après les récits des missionnaires, les rapports des résidens européens, les prohibitions de la législation malgache. On n’y voyait pas, comme au Laos par exemple, des bijoux à profusion chez les plus pauvres indigènes, mais on supposait qu’il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser le métal précieux. Quelques trouvailles heureuses, quelques coups de pioche sensationnels dont la rumeur publique enfla la valeur, excitèrent les convoitises des premiers colons. Il sembla plus avantageux et moins fatigant de chercher pépites et poudre d’or que de fonder des usines et de cultiver des concessions. De nos jours encore, quiconque voit péricliter ses affaires, ruiner son commerce, ralentir son avancement, se déclare prospecteur, comme en Indo-Chine on devient douanier. Les coteaux, les bas-fonds se hérissent de « piquets ; » les chercheurs d’or rêvent de passer leurs placers à des syndicats, et tous croient que leur toby sera bientôt le centre d’un San-Francisco.

La confirmation de ces espérances aurait pour Madagascar une importance incalculable ; une rapide mise au point de cette question si controversée paraît donc nécessaire. Certes, il y a de l’or à Madagascar. Actuellement, de nombreux prospecteurs ou concessionnaires vivent dans une petite aisance, grâce à la production de leurs tobys. Les procédés d’exploitation sont rudimentaires. Un Européen plante un piquet, et, dans le cercle déterminé par le rayon qu’il indique, il installe des ouvriers qui travailleront pour son compte. Le lavage des alluvions par l’eau amenée dans des sluices, ou qui coule dans la rivière voisine traversant le toby est la seule méthode pratiquée ; les Malgaches y sont d’une habileté rare. La poudre, les pépites recueillies leur sont, nous l’avons dit, payées par le concessionnaire entre 1 fr. 50 et 2 francs le gramme suivant l’abondance de la main-d’œuvre et la pureté de l’or, et revendues le plus souvent au Comptoir d’Escompte, au Crédit Lyonnais au prix de 2 fr. 80 ou 3 francs. Si le terrain est riche, il en résulte un bénéfice moyen de 500 à 1 000 francs par mois, sans autre mise de fonds que les avances nécessaires pour le voyage, les formalités administratives d’ailleurs peu coûteuses et l’attente de la production. En réalité, ce genre d’exploitation permet de végéter, mais ne conduit pas à la fortune. On sait aujourd’hui que, l’Andavakoera excepté, Madagascar ne possède pas de champs d’or où les chercheurs heureux s’enrichissent en quelques jours.

Le succès des placers de l’Andavakoera où, sans employer des moyens d’action plus puissans, deux de nos compatriotes, MM. Mortage et Grignon, récoltaient en deux années trois tonnes d’or, a donné une vive impulsion aux recherches scientifiques. On a compris que la bâtée est un instrument trop imparfait, et c’est aux filons de quartz, apparaissant ça et là dans les roches primitives qui forment l’ossature de l’île, qu’on a demandé leurs secrets. Des prospections géologiques ont été faites méthodiquement, par des spécialistes avertis, sur l’initiative de personnalités qui pouvaient supporter les frais de ces études coûteuses et risquer ainsi une partie de leurs capitaux. Sans parler des travaux de la Compagnie Suberbie, de la Compagnie Nantaise ou de la Compagnie Lyonnaise, nous pourrions citer par exemple les belles recherches faites dans les régions d’Andranofilo, Ambodifiakrana, Tsaratana, et plus tard dans l’Andavakoera dont le centre principal, Betsiriki, va être, grâce à sa proximité relative de la mer, doté de tous les engins mécaniques les plus perfectionnés.

Ces études étaient nécessaires. Elles ont démontré, ce que l’ensemble des exploitations alluvionnaires permettait déjà de supposer, la présence fréquente de filons aurifères dont la teneur est suffisante pour tenter les industriels et les spéculateurs. Mais, dans l’état du pays, sauf pour quelques districts favorisés par leur situation géographique, les puissantes installations qu’exigera l’exploitation rationnelle des roches seront difficiles à organiser. Pour conduire à destination un outillage encombrant et lourd, nécessité par le transport à distance de la force motrice hydraulique et par le traitement des minerais, il faut des routes bien tracées et des ponts solides qui n’existent pas à Madagascar. Pour l’extraction des centaines de tonnes de quartz quotidiennes, il faudra une foule de travailleurs dont le recrutement sera malaisé. S’il est fait dans la population indigène très clairsemée, on risquera d’enlever à l’agriculture une main-d’œuvre indispensable ; si, suivant l’usage, il est pratiqué en Chine, un passé récent nous montre qu’on s’exposera à de nombreuses désillusions. La diplomatie ne saura modifier les répugnances de l’Angleterre à permettre l’émigration de ses Cafres et de ses Hindous. Enfin, le ravitaillement des agglomérations ouvrières rassemblées dans les futures cités de l’or serait aussi incertain qu’onéreux. Cet exposé sommaire suffit à démontrer la nécessité, pour la solution même partielle du problème, d’une entente absolue entre le gouvernement de Madagascar et les sociétés minières, entente précédant les périodes d’installation et d’exploitation.

Les colons de l’île semblent croire que la question de l’or prime toutes les autres. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on constate la rareté des manifestations industrielles s’exerçant sur des réalités plus modestes et moins séduisantes. L’élan donné à Diego-Suarez par la création d’un point d’appui de la flotte et d’un camp retranché n’a pas survécu à la réduction des navires et des effectifs. Dans les divers ports, on chercherait en vain les témoignages d’une vie intense et prospère. Dans la région centrale, les immenses établissemens fondés à Mantasoa par Jean Laborde et qui occupaient 12 000 ouvriers ne sont plus guère qu’un souvenir, entretenu pauvrement par un détachement de tirailleurs malgaches. Des usines élevées à grands frais au temps des illusions, comme la briqueterie de M. Florence-Orville, s’écroulent dans la solitude ou périclitent. Quelques tentatives intéressantes, savonnerie, huilerie d’arachides, tuileries, brasseries, n’ont pu gagner la sympathie d’une clientèle méfiante ou la faveur du pouvoir.

Une agriculture rudimentaire, une industrie dans l’enfance ne peuvent avoir pour conséquence un commerce florissant. La situation commerciale de Madagascar, si nous l’examinons sur place et non dans les rapports officiels toujours optimistes, paraît en effet assez médiocre. Les bateaux français subventionnés visitent presque seuls nos ports ; un navire de Hambourg fait tous les trois mois le tour de l’île pour ravitailler les comptoirs allemands ; quelques cargos anglais se montrent parfois dans les rades malgaches. Le matériel pour la construction du chemin de fer, pour le point d’appui de la flotte et le camp retranché, pour l’usine des eaux et d’électricité de Tananarive ne grossira que provisoirement le chiffre des importations ; l’alimentation, l’entretien et l’armement du corps d’occupation représentent une part importante du transit indiqué par les statistiques, mais ne doivent pas être comptés dans l’évaluation des affaires de notre colonie. Réduit à sa réelle valeur, le mouvement commercial n’est pas en rapport avec l’étendue de l’île et le nombre de ses habitans.

Il ne saurait en être autrement. Madagascar n’est pas heureusement placé pour le trafic de ses ressources naturelles. Les contrées qui l’avoisinent ont les mêmes productions et les mêmes besoins. La Réunion, Maurice, les Seychelles, la côte orientale d’Afrique récoltent sur leur sol tout ce que la zone maritime de l’île pourrait leur envoyer : la vanille, le coton, les bois, les bambous, le caoutchouc, le rafia, les plantes à parfums, le café, le sucre y sont en assez grande profusion pour y causer une dépression des affaires dont les représentans de la Réunion au Parlement français se plaignent avec insistance. L’exportation malgache de ces denrées sur les marchés d’Europe et d’Amérique devra lutter contre des courans commerciaux déjà établis, et enlever une clientèle à des concurrens qui feront de nombreux sacrifices pour la conserver. La région des hauts plateaux n’est pas mieux favorisée. Son débouché naturel pourrait être l’Afrique méridionale, mais les conditions économiques et le climat y sont analogues. Cependant, après la guerre anglo-boer, quand tout était à refaire dans certains districts du Cap, de l’Orange, du Transvaal, de la Rhodesia même, une occasion unique se présentait. Malheureusement, la colonisation française n’a pas eu les moyens d’en profiter. Elle était trop récente, trop timide et trop inexpérimentée. Quand on a voulu attirer dans l’île une partie des sommes énormes que l’Angleterre employait à rétablir la prospérité de ses possessions, il était trop tard. Les marchés sud-africains sont désormais fermés pour nous.

Malgré ces conditions désavantageuses, nos compatriotes n’ont pas perdu tout espoir. Les bœufs dont les marchés orangistes et transvaaliens ne veulent pas, le riz dont la culture est encouragée par le gouvernement, les pierres précieuses qu’on signale en divers points de l’île semblent devoir être, avec l’or, les gages les plus immédiats d’un brillant avenir.

Les journaux français ont relaté, vers la fin de 1909, l’arrivage aux abattoirs de la Villette, d’un troupeau de bœufs malgaches dont la vente a laissé un beau bénéfice aux vendeurs. Les promoteurs de l’entreprise, les colons de l’île ont foi dans le succès grandissant d’une exportation aussi bien commencée. On parle de sociétés constituées pour le commerce de la viande sur pied ; l’écart considérable entre le prix d’achat, qui varie entre 60 et 80 francs, et le prix de vente compris entre 300 et 350 est assez considérable pour assurer contre tous les aléas ; mais, cette fois encore, il convient d’être circonspect. Les indigènes propriétaires de bœufs ne tarderont pas à suivre la loi de l’offre et de la demande ; le renchérissement des animaux est à prévoir. La clientèle pauvre à qui l’on se propose de procurer des pot-au-feu, des roastbeefs peu coûteux, se méfiera des qualités d’une viande à prix réduits que la nouveauté, la mode seules pourront faire admettre quelque temps sur les marchés. Les éleveurs de la métropole sauront, si la concurrence les gêne, faire protéger leurs intérêts au Parlement. Les compagnies de transports maritimes, qui ont accordé des prix spéciaux pour les premières expériences, ne manqueront pas de profiter de la situation si le courant d’exportation s’accentue. Si les sociétés en projet veulent organiser des moyens de transport particuliers pour ne pas subir les exigences des compagnies de navigation, elles s’exposent à une majoration de leurs frais généraux qui compromettra leurs affaires. Il semblerait plus avantageux de renoncer au commerce des animaux vivans pour se limiter, ainsi qu’on l’a tenté à Diego-Suarez, aux produits qui en sont dérivés : viandes frigorifiées, conserves, cornes, peaux et cuirs. Et, même dans cette hypothèse, les exportateurs de Madagascar auront à lutter contre la concurrence des pays d’Amérique plus rapprochés et mieux outillés. Mais ils peuvent s’adjuger sans conteste le marché local avec sa clientèle de troupes, de colons, de missionnaires, de fonctionnaires et de Malgaches européanisés

Les apôtres de la culture du riz n’ont pas moins d’enthousiasme que les exportateurs de bœufs, et cependant, la prudence ne leur est pas moins nécessaire. Ils voudraient réserver à Madagascar la vente des quelques dizaines de mille tonnes qui s’importent à Maurice, aux Seychelles, à Zanzibar, à la Réunion, et le gouvernement favorise par tous ses moyens le développement des rizières dans l’île. Or, la capacité de production des pays d’Extrême-Orient, tels que le delta du Gange, la Basse-Birmanie, le Siam, la Cochinchine, est presque sans limites ; ils sont sillonnés par un réseau très serré de voies navigables où les transports sont à très bas prix, et sont desservis par d’innombrables navires marchands. Ils peuvent donc suffire à toutes les demandes et conserver leur clientèle habituelle. Pour leur enlever celle des contrées de l’océan Indien qui sont leurs tributaires, il faudrait que les riz malgaches, dont l’excellente qualité est indiscutable, se récoltassent en abondance, fussent transportables à bon compte jusqu’aux ports de mer, trouvassent des facilités de chargement capables de réduire les frais de manutention. Ce n’est donc pas dans l’intérieur des terres, sur les hauts plateaux, que les planteurs doivent porter leurs efforts, mais plutôt sur la zone côtière et surtout dans la région des Pangalanes, de Tamatave à Vatomandry, où la nature du pays est identique à celle de la presqu’île de Camâu que les Annamites utilisent si adroitement. Nos riz, transportés en barque jusqu’à Tamatave sans rompre charge, éviteraient ainsi les tarifs prohibitifs des charrettes et même du chemin de fer. Ils remplaceraient à la Réunion, à Maurice, aux Seychelles, à Zanzibar les riz annamites, siamois ou birmans et se présenteraient en Europe à îles prix acceptables.

Les pierres précieuses pourront aussi fournir, pour quelques-uns de nos compatriotes, les élémens d’un commerce fructueux. La production artificielle du rubis et du saphir donnera sans doute la vogue à des gemmes moins réputées. La région comprise entre Ambositra et Antsirabe est riche en tourmaline, en cristal de roche ; on y trouve en abondance les béryls jaunes et roses, les améthystes, les turquoises, les émeraudes ; les rubellites y sont communs et vont du rose pâle au rouge vif. Après des études sérieuses et des essais concluans, quelques prospecteurs ont tenté d’introduire ces pierres sur les marchés européens. Quoique les préférences du grand public se portent toujours sur les produits de Ceylan, de Xieng-Hong en Birmanie, de Pai-Lin au Siam, qui ne leur sont guère supérieurs, joailliers et lapidaires manifestent moins de préventions et commencent à composer, avec les pierreries malgaches, des bijoux élégans et d’un prix rémunérateur.

L’initiative de nos commerçans à Madagascar s’est encore exercée sur de nombreux articles qui leur ont causé des déceptions ou leur donnent des espérances. Les chapeaux indigènes, tissés avec des pailles spéciales, ont été prônés comme égaux ou supérieurs aux guayaquils et aux panamas les plus réputés ; après une courte vogue, les chapeliers de France ne les acceptent plus que pour une clientèle dont, l’importance diminue chaque jour. Les étoffes en rabane bénéficient d’un engouement passager et n’enrichiront personne. Plus importans seraient les profits qui résulteraient du pétrole et du charbon ! que des chercheurs modestes et des syndicats bien organisés, où l’élément anglo-américain serait en majorité, assurent avoir découvert dans les districts occidentaux de l’île. Les rendemens seraient énormes et l’exportation s’annoncerait facile grâce à la proximité de cours d’eau navigables jusqu’à la mer. Doit-on considérer ces rapports sensationnels comme un prologue de spéculations semblables à celles que l’or a déjà causées à Madagascar, ou comme des pronostics sérieux dont la réalisation par des capitalistes avertis modifiera l’avenir économique du pays ? En réalité, on ignore encore la valeur exacte des gisemens signalés. Houille et pétrole seraient cependant pour notre colonie des facteurs de richesses plus précieux que des filons aurifères. L’Afrique méridionale tout entière, où la vie industrielle est si intense, les îles de l’océan Indien, les escales des lignes de navigation depuis Aden jusqu’au Cap et même jusqu’à Singapore. deviendraient, pour ces deux produits si nécessaires, les cliens de Madagascar.


III

Quelles que soient d’ailleurs les possibilités naturelles d’expansion économique du pays, l’initiative et l’activité de nos capitalistes et de nos colons ne suffiront pas à les transformer en réalisations pratiques et fructueuses. L’intervention et l’appui du gouvernement sont indispensables pour donner à Madagascar les facilités de mise en valeur et d’exploitation, sans lesquelles tous les efforts des particuliers sont, dans les conditions actuelles, voués à l’impuissance. Les éloges que, depuis quinze ans, se décernent les fonctionnaires à tous les degrés de la hiérarchie sous la rubrique : « exécution des grands travaux d’utilité publique » ne sont pas justifiés par l’état des ports et des voies de communication. Pour diverses raisons, non seulement ils ne sont pas dignes de la colonie, mais encore ils sont un obstacle à son développement.

Rades foraines intenables pendant les moussons, refuges bien abrités vantés par les théoriciens de la guerre navale, qu’ils s’appellent Diego-Suarez, Majunga, Tamatave, Andevorante, Valomandry, Fort-Dauphin, Tulear ou Morondava, aucun des ports malgaches ne pourrait suffire aux exigences d’un trafic important. Sur la côte orientale, ils sont exposés à tous les vents, et les navires doivent les fuir ou les éviter dès les premières menaces de brume ou de gros temps. Sur la côte occidentale ils sont placés au fond d’estuaires où les courans et les bancs de sable rendent les approches dangereuses. Dépourvus de quais, d’appontemens, d’engins mécaniques, les mouvemens de marchandises et de passagers ne s’effectuent pas sans, périls, sans difficultés et sans pertes.

Diego-Suarez, seul, offre des avantages naturels de sûreté, et de facilité d’accès dont la marine de guerre a voulu profiter, mais que le commerce utilise peu. Le Nord de l’île, à qui ce port servirait de débouché, est désert, sans autre route que celle de l’Andavakoera, qui mène aux placers. Et cependant, cette région que nous possédons depuis vingt-cinq ans, où la tranquillité n’a jamais été sérieusement menacée, est probablement de tout Madagascar la partie la plus intéressante pour la colonisation. Il y a de belles forêts, de bons pâturages, des torrens nombreux. Les colons réunis dans la ville y semblent plus actifs qu’ailleurs ; outre l’exploitation aurifère dont le succès est indéniable, ils y ont fondé tanneries, salines, briqueteries, fabriques de conserves. Mais l’aspect des rues, du port, des environs démontre que la sollicitude du gouvernement ne se manifeste pas en faveur de cette région trop éloignée de la capitale.

Par sa situation géographique, et la médiocrité des ressources de son arrière-pays immédiat, Diego-Suarez n’est guère qu’un port de transit postal et de ravitaillement pour les troupes du camp retranché. Tamatave et Majunga sont considérés, au contraire, comme les portes ouvertes entre Madagascar et le monde extérieur. Les préférences que, suivant les nécessités de la politique ou du moment, on a manifestées pour l’une ou l’autre de ces villes naissantes, ont empêché toute organisation sérieuse et développé seulement les rivalités locales. Actuellement, on s’efforce de tenir en équilibre la balance des faveurs administratives, et si Tamatave communique avec l’intérieur par un chemin de fer, Majunga est relié à la capitale par un service automobile. Mais, tandis qu’on augmentait les facilités d’accès vers les hautes régions, on n’a pas amélioré l’outillage maritime, et les doux principaux ports de Madagascar sont toujours ce que les a faits la nature. A Majunga, les navires mouillent à un mille environ de la ville, dans l’estuaire où les vents alternatifs de mer et de terre rendent les opérations d’embarquement et de débarquement lentes et difficiles, La création récente d’une ligne secondaire de navigation qui a Majunga comme port d’attache et relie deux fois par mois la côte occidentale de l’île à Zanzibar, Béïra et Durban, ne paraît pas une raison suffisante pour l’exécution de travaux indispensables.

Tamatave n’est pas mieux partagé. La rade, mal protégée par l’île aux Prunes et par un long récif corallien, est exposée aux cyclones si fréquens d’ans ces régions, et presque toujours agitée par une houle gênante pour les chalands et les chaloupes qui sont les intermédiaires entre les quais et les navires ancrés à près d’un kilomètre de la terre. Un wharf inutile, long de six cents mètres, s’avance dans la mer, témoignage irrécusable des résultats de l’incompétence en matière de travaux publics. De même qu’à Majunga, on cherche en vain l’outillage pratique et puissant qu’une administration habile, des Chambres de commerce prévoyantes auraient dû prodiguer pour supprimer les défauts naturels d’un site mal choisi ou peu favorisé. Le balisage et l’éclairage sont insuffisans ; les navires ne peuvent entrer et sortir pendant la nuit ; les transbordemens sont nombreux ; les manipulations, le magasinage des marchandises sont incommodes et rudimentaires.

La médiocre valeur des trois plus grands ports de Madagascar fait deviner combien sont précaires les autres points de relâche disséminés sur les côtes, aux environs desquels se groupent les colons et les populations indigènes de la région maritime. Considérés comme têtes d’étapes du personnel administratif et militaire se rendant à destination dans les postes de l’île ou rentrant en France, plutôt que comme escales commerciales, ils centralisent des échanges peu importans. Un feu de faible portée, quelques embarcations d’un autre âge, un pavillon de douane, quelques cases de mercantis grecs ou de colons français suffisent à justifier les courtes stations d’un vapeur poussif dans les Durban ou Beïra malgaches.

Cette situation misérable ne doit pas étonner le voyageur. Elle durera aussi longtemps que les relations entre les diverses régions de l’île et les pays outre-mer seront aussi difficiles, aussi onéreuses qu’aujourd’hui. Elles ne sont guère assurées que par deux voies de communication, imparfaites d’ailleurs, qui montent de la côte vers les hauts plateaux. La plus importante est le chemin de fer dont quelques personnalités rétrogrades ou intéressées ont critiqué le principe et la construction. Grâce à la sagesse du général Galliéni qui en prépara les moyens financiers par la création de la Caisse de Réserve, grâce à la persévérance de M. Augagneur qui sut en faire accepter le projet par le ministère des Colonies, la ligne Tananarive-Côte Est, d’abord arrêtée à Brickaville pour diverses raisons, sera prolongée jusqu’à Tamatave, son origine naturelle. Le tronçon de 100 kilomètres qui va coûter onze millions, que le commerce local réclamait depuis longtemps, sera terminé en 1912. Il supprimera les transbordemens d’Ivondro et de Brickaville, l’onéreuse et lente navigation sur le canal des Pangalanes ; voyageurs et marchandises iront désormais sans rompre charge du port maritime à la capitale, dans un voyage dont la longueur sera réduite de moitié.

Mais si, dans la section Brickaville-Tamatave, la ligne établie à travers une région de plaines aura une capacité de transport suffisante, il n’en sera pas de même dans la section Brickaville-Tananarive en exploitation depuis deux ans. Celle-ci, qui relie deux localités situées aux altitudes de 15 et 1270 mètres et dont le point culminant est à 1 450 mètres, possède, réunis, tous les inconvéniens des chemins de fer de montagne. Nombreuses courbes à rayons de 50 à 100 mètres, alignemens de 40 mètres, déclivités de 25 pour 1 000, voie d’un mètre sur une longueur de 271 kilomètres sont des obstacles insurmontables à In circulation de trains lourds et rapides. Elle est construite dans un pays sans ressources ; l’épaisseur et l’insalubrité des forêts rendaient presque impossibles les recherches du tracé qui fut trop strictement adapté au terrain, pour des raisons financières aggravées par l’inexpérience de quelques agens. Elle suffit aux exigences d’un trafic encore peu important, mais elle devra être reconstruite sur une grande partie de sa longueur, si le développement économique du pays suit la progression ascendante qu’on nous promet. Toutefois, dans son état actuel, son influence est considérable : malgré l’élévation relative des tarifs du chemin de fer et du canal, les prix de transport pour une tonne de marchandises ont été réduits de 1200 francs en 4896 à 300 francs aujourd’hui ; la durée du voyage est abaissée de une ou deux semaines, suivant la saison, à deux jours.

La côte occidentale est moins bien desservie. Majunga, qui avait rêvé d’être la tête de ligne du premier chemin de fer malgache, n’est relié à Tananarive que par des voies de communication dont la diversité, la pittoresque incertitude ne justifient pas la satisfaction officielle de nos gouvernans. Une route à peu près carrossable, un service fluvial incommode et rudimentaire, ne suffiront pas pour rendre à Majunga la place prépondérante dans l’île, que Tamatave a déjà prise, et que les souvenirs de la conquête, la situation géographique semblaient lui réserver. Les petites chaloupes ou les pirogues qui bravent, sur la Betsiboka, les courans de la saison des pluies, les bancs de sable et les caïmans de la saison sèche entre Majunga et Mevatanana, les automobiles qui circulent entre cette ville et la capitale, peuvent bien servir à transporter le courrier postal ou quelques voyageurs pressés, mais ne sauraient être utilisées pour les relations commerciales. Le chemin de fer réunissant à travers l’Emyrne les deux ports rivaux existera sans doute un jour, compris dans le réseau formé d’une ligne centrale courant du Nord au Sud qui enverrait des embranchemens vers les villes côtières, mais la réalisation de ce projet dépend d’une prospérité financière aujourd’hui peu probable. Les desseins de l’administration sont moins ambitieux, et l’exécution de routes est, en matière de travaux publics, le principal souci de nos gouvernans.

Sans chemins, sans transports possibles, la colonie est incapable de vivre et de se développer. Aussi a-t-on fait grand bruit au sujet de 700 kilomètres de voies carrossables dont l’autorité française a déjà doté Madagascar ; toutefois, il faut bien le reconnaître, ces grandes artères qu’on nous représente comme sillonnées d’automobiles, de lourds charrois, ne valent pas les simples chemins vicinaux de France. La route de Tananarive à Mahatsara faisait exception, mais depuis l’ouverture du chemin de fer de la Côte Est-elle est très négligée, surtout dans la section qui traverse la forêt, d’Ambatolaona à l’Ivohitra. La route est systématiquement laissée à l’abandon pour réserver tout le trafic à la ligne, par suite de combinaisons dont nous avons constaté au Tonkin les effets désastreux ; la végétation envahit les talus, les fossés se comblent, les ponts de bois s’écroulent. La chaussée résiste encore, grâce à la perfection des travaux de terrassement et d’empierrement ; il faudrait donc peu de temps et d’argent pour la rétablir dans un état parfait de viabilité. Le chemin de fer serait ainsi doublé par une voie indispensable en cas de guerre ou d’une mise hors de service par les ravages de cyclones toujours à prévoir.

Les routes nouvelles n’ont pas ce caractère de solidité. Le plus souvent elles résultent de la transformation progressive des anciennes pistes indigènes, suivant les principes admis dans les anciens territoires militaires d’Indo-Chine. En général, il n’y a pas d’études préparatoires, de recherches méthodiques et de discussions de tracés. Le piquetage est fait par des agens peu compétens ; les coudes trop brusques, les débouchés de ponts trop difficiles, y sont une gêne constante pour les conducteurs de véhicules à vitesse modérée ; le profil de la route est trop accidenté, les déclivités trop fortes ; les rampes, trop longues et sans paliers de repos, ruinent promptement les attelages, fatiguent les organes des automobiles. Ces critiques s’appliquent à presque toutes les grandes routes de Madagascar : celles qui, de Tananarive, vont à Mevatanana par Ankazobe et Andriba, à Fianarantsoa par Antsirabe et Ambositra, celles d’Antsirabe à la côte Ouest, traversant la belle région de Betafo, et de Fianarantsoa à Mananjary. Toutefois, on peut constater de grandes améliorations dans le tracé des voies les plus récentes, que le service des Travaux publics a fait étudier avec soin : route de Tananarive à la vallée de la Mananara pour favoriser la culture et le commerce du riz, route de Moramanga au lac Alaotra pour l’exploitation de la fertile vallée du Mangoro supérieur, de Tananarive à Miarinarivo par Fenoarivo pour la mise en valeur du bassin du lac Itasy.

Mais les erreurs des techniciens improvisés, qui ont trop longtemps mesuré la valeur ou le classement d’une route à sa seule largeur, n’ont pas eu de conséquences aussi regrettables que les préjugés qui ont dominé dans l’exécution des travaux. Après quelques années d’indifférence politique, on a malheureusement tenté d’introduire à Madagascar les querelles du salariat et du patronat ; on a excité contre les succès du « capitalisme » les convoitises du « prolétariat ; » on a voulu socialiser les entreprises en remplaçant quelques gros entrepreneurs par une foule de petits qui trouvaient ce vocable plus noble que celui de tâcheron. Pour rendre la fortune accessible à tous en éliminant les adjudicataires importans, on a fractionné les travaux en multiples lots dont la valeur restreinte ne pouvait tenter l’activité de ceux qui avaient dirigé les grandes entreprises des premières années de l’occupation. Les appels d’offres n’exigeant plus la production des certificats de capacité, la situation d’adjudicataire de routes, de ponts, d’édifices publics, parut alors plus enviable que celle de prospecteur. Les concurrens se présentèrent en foule, et firent des rabais de 30 à 40 pour 100 sur les devis de l’administration. La plupart, ne disposant pas d’avances pécuniaires pour l’organisation des chantiers, contractaient des emprunts à des taux de 12 à 15 pour 100. Dans ces conditions, les bénéfices sur des entreprises de faible importance, où les séries officielles des prix sont déjà calculées avec une rare parcimonie, ne peuvent être que négatifs. Les travaux, mal surveillés par les agens du contrôle administratif, sont le plus souvent mal exécutés. Les contestations entre la main-d’œuvre et les employeurs se multiplient, les ponts s’écroulent, les talus s’éboulent, les empierremens sont emportés par les pluies, et le budget d’entretien se transforme en budget de réfection.

Un bon réseau routier est cependant indispensable, ainsi que nous l’avons démontré. Pour l’obtenir, il faut renoncer à des erremens funestes. Il faut écarter des adjudications les incompétens et les brouillons ; il faut appliquer avec une juste sévérité les pénalités des cahiers des charges pour les malfaçons et les délais d’exécution ; il faut que la réception des travaux ne soit pas une vaine formalité ; il faut enfin donner aux entreprises l’importance et la valeur d’autrefois pour attirer ou conserver à Madagascar les entrepreneurs habiles, bien outillés, disposant de forts capitaux, qui seront seuls capables d’exécuter les travaux à la satisfaction commune de l’administration et du public.


Après cet exposé sommaire, aussi impartial que possible, sur la situation réelle de Madagascar, les conclusions semblent s’imposer évidentes. La réalisation d’un programme de voies de communication permettant une circulation intense de transports par traction animale ou automobile, la construction de chemins de fer d’intérêt local, l’aménagement des ports, la protection des populations indigènes et surtout de la race hova contre les influences funestes qui arrêtent leur accroissement, sont d’impérieuses et d’immédiates nécessités. Des primes généreuses à l’élevage des bœufs et des chevaux auraient pour conséquence la suppression du portage humain qui fait tant de victimes et cause tant d’abus. Une politique avisée à l’égard des missionnaires assurerait à la colonie les bienfaits d’un corps enseignant nombreux, habile et peu coûteux. La réorganisation de l’Assistance médicale favoriserait le recrutement ultérieur de la main-d’œuvre locale par l’abaissement de la mortalité. La facilité, la rapidité, le bas prix des voyages et des transports encourageraient les recherches et les tentatives des industriels, des agriculteurs et des commerçans. L’appel à l’immigration étrangère serait une mesure transitoire utile à la petite colonisation ; les Grecs qui viennent si volontiers dans l’île sauraient mettre en valeur quelques districts de l’Emyrne et du pays betsiléo grâce à leur rusticité, leur endurance, leur adaptation naturelle au climat ; un millier de familles annamites transformerait en peu d’années les marais des Pangalanes en riches rizières ; des Malais aideraient les Hovas à pratiquer l’élevage ; Hindous, Chinois, nègres de l’Afrique occidentale fourniraient la main-d’œuvre indispensable aux grands travaux publics.

De nombreux millions seraient nécessaires. Notre colonie est aujourd’hui trop pauvre pour les souscrire ou les gager. Seul, un emprunt garanti par la France, et dont les charges diminueraient avec la prospérité croissante de l’île, donnera les ressources qui font défaut. La situation actuelle ne peut se prolonger longtemps sans compromettre l’avenir de la colonisation et rendre improductifs les sacrifices déjà faits pour la conquête et la pacification de Madagascar.


PIERRE KHORAT.