Notes sur Jean Coc­teau

De Stijlannée 2, numéro 11 (p. 125-127).
NOTES SUR JEAN COCTEAU.
PAR PAUL COLIN.

“Le public veut comprendre d’abord, sentir ensuite.” M. Cocteau a raison. Le public a tort. Comprendre, c’est raisonner. Or je ne veux pas que le spectateur raisonne, mais le seul créateur. Le spectateur jouit, et cela est essentiellement passif. Je récuse la “collaboration” du public à laquelle nous avaient habitués les pontifes de la précédente génération. L’auteur interprête seul son sujet, et le présente au public sous sa seule responsabilité. Agir autrement, c’est chercher à compromettre le public ; c’est, en lui faisant, par force, jouer un rôle, l’empêcher de condamner l’œuvre, ou, du moins, se ménager une retraite en affirmant qu’il n’a pas compris. Mais ce n’est ni noble ni courageux. Et c’est inutile. (Les associés ne sont point les derniers à s’invectiver).

Que le spectateur “sente”, soit subjugué, soit ému.

Cette discipline-là requiert fatalement la synthèse. Auparavant, c’était sur les détails qu’on se retranchait. On les jetait en patûre à la foule, qui s’en amusait. Aujourd’hui, on présente des œuvres massives, essentielles, frappantes : on ne convainc plus, on écrase.

Et c’est pourquoi l’art de Jean Cocteau demeure déroutant d’imprécision. La franchise n’y est pas intégrale, et à l’heure ou il semble faire le moins de concessions, ses vieux soucis de plaire rendent l’impression confuse, et bouleversent la portée de son effort.

Malgré toute sa volonté d’intransigeance, il se laisse aller à ses vieilles distractions, et le public l’intéresse trop pour qu’il puisse lui imposer sa vision. Il s’en préoccupe, peut-être malgré lui, et ne lui tournant pas le dos obstinément, il subit, sinon son influence, du moins son action impalpable, et subtile, — et tenace.

Jadis, M. Cocteau avait publié des vers faciles et tendres, qui lui valurent une renommée précoce, et apparentèrent, pendant quelques mois, son succès à celui d’un quelconque Edmond Rostand.

Il renie maintenant ces recueils copieux, et il reconnait seulement trois petits livres, publiés coup sur coup, pendant les derniers mois : “Le Potomak”, “Le Cap de Bonne-Espérance”, et “Le Coq et l’Ar­le­quin”.

Il est faux de croire que la fantaisie soit, par essence, superficielle. Elle peut être frappante, et Cocteau le sait, qui nous arrête et nous stupéfie, parfois, en se jouant : “Une chambre sans piano ressemble à une personne muette, infirme. Une chambre avec un piano, voire silencieux, ressemble à une personne qui se tait.” Mais que dire de ces constatations : “Le coq dit Cocteau deux fois”?

Le Potomak” est la préface, s’il faut en croire l’auteur, d’une suite d’ouvrages qu’inaugurent “Le Cap de Bonne-Espérance” et “Le Coq et l’Arlequin”. C’est un livre prodigieusement gai et divertissant. (Le tout est de voir si l’Art qui peut s’ainsi qualifier, est souhaitable). Des personnages y évoluent, qui ne sont ni des fictions, ni des êtres vivants, — mais (croyez-moi) les amis intimes des anciens héros d’André Gide, ceux qui composaient “Paludes” entre deux visites à Angèle. Celui qui va saluer le Potomak, et qui se délecte du monologue que cet animal marin lui serine, ne peut pas renier sa fraternité avec le névrosé sympathique qui discute philosophie dans l’escalier, avant d’aller lire quatre vers dans un salon.

Mais, en réalité, l’esprit de ce livre bizarre est un esprit de transition, et s’il est réellement “préface”, c’est moins par ce qu’il exprime que par son existence elle-même. “Le Potomak”, c’est l’ouvrage où Jean Cocteau se délivre, où, par conséquent, il entame, il esquisse une vie nouvelle. Et comme il dit lui-même : “dans ce livre un soprano se brise, un animal se dépouille de sa peau, quelqu’un s’éveille.”

Dans le “Cap de Bonne-Espérance”, il s’exprime davantage. La forme, au moins, est dégagée de l’emprise des aînés, et si elle est encore imparfaite, elle constitue néaumoins un pas décisif vers la libération. Poème ; l’imagination est maîtresse du terrain, et la maladresse, parfois, d’un métier qui se forme, et qui, jusque dans les fragments les plus déjetés en apparence, se surveille, ne l’entrave pas.

J’aime son allure libre, et, disons-le, son élégance. Je suis trop “charmé” peut-être, et trop peu “conquis” (Il ne me déplait [sic] pas d être [sic] parfois violenté) Mais l’affêterie est excusable, qui se dissimule sous une sincère tentative de rénovation.

Je préfère, pourtant, “Le Coq et l’Arlequin”, parce qu’il explique l’auteur, ne vise à rien qu’à exprimer des idées, et ne se soumet à aucune affabulation. Et puis, je puis supporter plus facilement, ici, les retours suprèmes des forces battues. Dans un livre semblable, de pensées, de notes, il n’y a point d’atmosphère, mais chaque ligne, dans son autonomie, prend et conserve sa pleine valeur. L’auteur est jugé selon ses mérites ou ses défauts. Aucune surprise. Aucune influence pernicieuse.

Je sais qu’on a reproché à Cocteau, à propos de ce petit volume d’aphorismes, d’avoir menti sur sa personnalité, ou plutôt, de s’être menti à lui-même.

Mais je me demande jusqu’à quel point ce reproche n’est pas du dépit devant le lent et progressif affranchissement qui conduit le poète à pendre conscience de lui-même. L’auteur des “Caves du Vatican” me semble être peu qualifié pour écrire à un confrère : “Certaines de vos maximes me paraissent être bien moins en rapport avec celui que vous êtes, qu’avec celui que vous voudriez qu’on vous crût.”

L’évolution d’un artiste est une chose mystérieuse et qui peut paraître factice tout en étant très sincère. Il suffit généralement qu’un peintre — ou un poète — accepté par les milieux bourgeois pour certaines œuvres de jeunesse, — imprécises, ou, plus simplement, gentilles — fasse un violent effort pour s’arracher aux vieilles esthétiques et consacrer son talent et sa sensibilité à réaliser des œuvres nouvelles, pour qu’aussitôt on le taxe d’arrivisme et d'excentricité.

Pourtant, comme le dit très finement Jean Cocteau : “La source désapprouve presque toujours l’itinéraire du fleuve.”

Je ne dis pas que “Le Coq et l’Arlequin” ne semble pas avoir, à certaines pages été écrit avec la collaboration de M. Prud’homme. Mais quel est le receuil de “pensées” qui n’a pas ce caractère?

Il me suffit de constater à la faveur de ce “tract”, que Cocteau a réellement évolué. Dans “Le Potomak” flottait je ne sais quelle légère odeur de fumisterie. Dans “Le Cap de Bonne Espérance”, l’art poétique s’affirmait nouveau, modifié, — mais sans qu’on sache à quelle profondeur atteignait cette transformation. “Le Coq et l’Arlequin” me donne mes apaisements.

Tandis que je voyais jusqu’ici en Cocteau, un poète habile qui villégiaturait dans l’Esthétique moderne, sans pouvoir tout-à-fait masquer sa vraie nature, aujourd’hui je le considère comme réellement converti, mais imparfaitement, intotalement dégagé de ses anciennes préoccupations. (Et j’ai confiance en lui : il s’en dégagera.)

Je reviens à ce que je disais tantôt : la fantaisie n’est bonne que dégagée de tout souci excessif de plaire ou d’amuser. Le public ne doit pas entrer dans le champ visuel de l’artiste Il lui imposerait des hantises malsaines, saccagerait ses visions et troublerait sa volonté.

L’œuvre existe en elle-même. Et l’artiste doit aussi exister en lui-même. Il doit être absolu, et ne prendre fond que sur sa sensibilité. Alors il sera vrai. (Tout art, qui n’est point vrai, est mort) Et il nous intéressera.

On se trompe toujours quand on établit un parallèle entre le créateur et son époque ; on se trompe dans l’équilibre des facteurs. Et c’est ce que je trouve très bien exprimé par Cocteau : “Lorsqu’une œuvre semble en avance sur son époque, c’est simplement que son époque est en retard sur elle.”