Notes et impressions d’une parisienne/31


La Dernière
de la Comtesse de Castiglione


27 juin 1901.


C’est dans une des salles de la rue Drouot que vient de se dénouer la fin du suggestif roman de la comtesse de Castiglione, qui fut belle entre les belles et qui vit à ses pieds toute la cour des Tuileries, à commencer par le maître d’alors, par l’empereur.

Après avoir, idole encensée, reçu tous les hommages, toutes les adulations, toutes les flatteries, la comtesse s’était retirée, les années venues, dans un appartement vaste où elle vivait seule, recluse volontaire. La légende entourait de mystère la demeure de cette ex-beauté. La vérité était plus simple. Originale, misanthrope même, la comtesse de Castiglione murait sa vie aux yeux indiscrets. Elle passait ses journées près de ses reliques à remâcher ses souvenirs, ne tolérant ni serviteurs importuns ni amis trop zélés. Quelques femmes seulement obtenaient le rare privilège de visiter la vieille dame. Elle, par un raffinement de coquetterie, ne voulant pas voir la décrépitude prendre un à un ses charmes pour les détruire, voilait les glaces de son appartement, où la lumière ne pénétrait jamais.

Qu’il était loin, le temps où ses impériales épaules révolutionnaient les gentilshommes des Tuileries, empressés à contenter ses moindres et ses plus dispendieux caprices. C’était l’époque où ses bijoux défrayaient les chroniques mondaines, où ses robes faisaient frémir d’envie les jolies femmes de la cour, où sa menue lingerie fournissait des traits piquants aux conversations de boudoir.

Bijoux, costumes, dentelles, linons — même intimes — vont être maintenant disputés entre les marchands de pierreries et les vendeuses à la toilette.

Quelle fin !…

Hier, c’était autour des perles que les enchères montaient, et quelles enchères ! Cette première vacation n’a pas été loin d’atteindre le million !

Une vraie cohue envahissait la salle 1 de l’hôtel Drouot. On avait sorti les banquettes des grandes ventes, houssées de velours rouge ; brocanteurs, joailliers, mondains s’étaient entassés tant bien que mal, et plutôt mal que bien, car une chaleur horrible pesait sur les têtes, transformant cette salle en un bain turc. Quelques femmes élégantes, en robes de batiste et de toile, chapeautées de grandes capelines fleuries, s’étaient glissées parmi les revendeuses ; elles jouaient du face-à-main pour se donner une contenance dans ce milieu un peu nouveau pour elles.

Enfin, la vente commence.

C’est une pendeloque, une perle blanche avec culot en roses. La perle pèse 80 grains, elle monte rapidement à 10 000 francs ; puis les enchères se font plus rares. Le bijou passe de main en main ; les femmes coulent des regards attendris sur cette perle qui est somptueuse ; d’aucunes le considèrent avec des yeux d’amante. Peu à peu, cent francs par cent francs, le prix s’élève.

18 000 francs ! s’écrie triomphalement le commissaire-priseur, qui agite son marteau d’ivoire.

18 100, réplique une voix un peu émue.

Un coup sec. La belle perle est adjugée.

C’est le commencement des fortes enchères ; désormais ce sera un feu roulant. Tout s’enlèvera avec entrain.

Une broche atteint 2 600 francs ; une flèche ornée de trois perles est adjugée à 3 160 francs ; une perle grise, montée sur or, va jusqu’à 6 000 francs ; deux perles baroques trouvent preneur à 2 900, une épingle de cravate à 1 800, et une perle de 48 grains est enlevée à 9 800 !

Un peu de fièvre s’empare des marchands, ils échangent des regards de lutteurs prêts à se disputer une victoire.

— C’est cher, dit près de moi l’un d’eux, mais ça m’est égal, Machin ne l’aura pas.

C’est dans ces dispositions qu’on arrive aux deux sensationnels numéros de la journée. Il s’agit d’abord de vingt perles énormes de la grosseur d’un œuf de serin, et pesant ensemble 1 011 grains. Une violente émotion secoue les bijoutiers.

— On demande à voir !

Ce cri retentit aux quatre coins de la salle. Les têtes ondulent, les corps se penchent, ceux qui le peuvent enjambent les banquettes, tombent au premier rang.

Les perles doucement lumineuses ne sont attachées que par un simple fil, on les dépose sur une feuille de papier, et les voilà qui circulent.

— Dieu, qu’elles sont belles ! s’écrie une petite dame à minois chiffonné qui s’amuse à caresser du bout des doigts les énormes perles. Ah ! vrai, ça excuse bien des bêtises, ces bijoux-là.

Les vingt perles atteignent 74 900 francs ; une bagatelle ! un joli cadeau à faire… à une jeune femme, comme disent les camelots des boulevards.

On adjuge encore pour 14 200 vingt autres perles plus petites, puis on passe enfin au fameux collier de cinq rangs composés de 279 perles pesant ensemble 3 838 grains.

Beaucoup de marchands ne sont venus que pour cette pièce : aussi les regards se croisent-ils plus âpres que jamais.

Un des priseurs explique la façon dont on va procéder pour vendre ce collier. On mettra d’abord aux enchères et séparément le 2e, le 3e, le 4e et le 5e rang. Puis on réunira les quatre rangs sous une même adjudication qui ne sera que provisoire. Enfin on passera au premier rang, et, opération finale, on procédera à la vente du collier entier, c’est-à-dire des cinq rangs complets.

Des rumeurs diverses accueillent ces propositions. Les uns approuvent, les autres maugréent.

Néanmoins, on suit la marche indiquée, et

voici les enchères obtenues :
2e rang 
 48 100
3e rang 
 48 200
4e rang 
 58 000
5e rang 
 70 800

Les quatre rangs complets atteignent 258 500 francs.

Le premier rang tout seul monte à 162 000, et le collier entier est adjugé après un long débat, une véritable bataille, à 421 500 francs.

Les concurrents évincés font grise mine et se consolent en déclarant que c'est très cher, qu'il sera impossible de réaliser le moindre bénéfice là-dessus.

Tout de suite la débandade commence, on se retire sans bruit en commentant les prix atteints.

Il reste encore de bien beaux bijoux : des diamants, des parures d'émeraude, de saphir, des bagues de rubis, de turquoise, des boucles d'oreilles, des bracelets, des croix, des colliers de chien, des médaillons, des boutons de pierres précieuses, des chaînes ; je n’en finirais pas d’énumérer toutes les richesses entassées dans les vitrines. Il y aurait de quoi monter un magasin de bijouterie, puisqu’il n’y a pas moins de 273 numéros catalogués sous la rubrique bijoux et argenterie.

Je ne mentionne pas les éventails aussi riches que variés, et les objets de fantaisie, tels que terres cuites, porcelaines anciennes, ivoires sculptés, presse-papiers, jardinières, pendules, etc.

Car tout a été porté à l’Hôtel des Ventes, depuis les tableaux, les bibelots artistiques, jusqu’aux dentelles, jusqu’aux chemises !

Le mystère des livres familiers ne sera pas mieux respecté. Les volumes aux marges annotées seront disputés par les bibliophiles, et les portraits de la comtesse de Castiglione, d’une beauté si ensorcelante, s’en iront les derniers sous le marteau d’ivoire, après avoir assisté à l’émiettement de tant de richesses et de tant de souvenirs…