Notes et impressions d’une parisienne/25


Les Femmes
et les Asiles de Nuit


19 décembre 1899.


Il gèle. La bise cingle, mord les visages et met aux joues des Parisiennes, emmitouflées dans leurs fourrures, de jolies roses rouges, qui les rendent plus charmantes, cependant que sous les porches de pauvres femmes s’abritent de la froidure, guettant, dans le jour qui baisse, les promeneurs, pour tendre vers eux, timides, avec un murmure des lèvres, leurs mains bleuies, aux doigts gourds.

L’obole donnée, on ne peut se délivrer, en taquinant les bûches qui grésillent, de la hantise des lugubres silhouettes entrevues : misérable théorie du déchet humain qui souffre, pantelle, agonise, les entrailles tenaillées par la faim, la chair mordue par le froid sous la guenilleuse vêture.

Et le cœur des femmes se prend de pitié pour ces sœurs dolentes, pétries à leur image et qui n’eurent d’autre malheur que de naître pauvres ou de le devenir.

Quelques-unes sont mères et portent sur leurs bras de chétifs petiots qui cherchent vainement leur nourriture au sein tari.

C’est vers elles que va plus particulièrement notre émoi, comme vont vers les faibles l’appui des forts.

La brume tombée sur la grande ville, chacun réfugié dans le « home » tiède, on se demande parfois ce que deviennent toutes les « sans-gîte » errantes par les rues.

C’est pour répondre à cette troublante question que je me suis un jour acheminée vers les asiles de nuit, hôtelleries des miséreux. C’était rue Saint-Jacques. Dans une très vieille maison, la Société philanthropique —une institution fort ancienne puisqu’elle remonte à saint Louis, — a établi l’asile de nuit des femmes.

Il est cinq heures ; la lanterne indicatrice portant ces mots : « Asile de nuit » rougeoie dans la pénombre, et lentement, frôlant le mur, une procession de miséreuses s’engage dans l’étroit couloir du refuge.

Je pénètre avec les pauvres femmes dans la salle d’attente, où des bancs s’alignent en bon ordre.

Une douce chaleur règne dans la vaste pièce ; près d’un poêle qui ronfle, les premières arrivées somnolent. Un lourd silence pèse. Aucune ne songe à converser. Les yeux battus, les bouches aux commissures tombantes, les fronts ravinés avant l’âge, disent éloquemment les détresses de toutes sortes où sombrent ces pauvres êtres.

Presque toutes ces femmes ont des enfants ; ils demeurent sages, apaisés dans un engourdissement heureux.

En attendant la surveillante de l’asile, je passe la revue de ce troupeau tremblant.

Il y en a de jeunes, déjà fanées, qui conservent un reste de coquetterie ; elles lissent leurs cheveux dans un coin, se mirent dans une petite glace appendue au mur ; d’autres, fourbues, vieilles, courbent l’échine et demeurent indifférentes, en malheureuses qui en ont bien vu, en leur « chienne de vie », comme elles disent.

Mais voici qu’on m’introduit dans le cabinet de la charmante femme qui reçoit et hospitalise tout ce bataillon famélique.

Là, que de détails navrants j’entends, tristes et terribles documents humains !

— La Société philanthropique, me dit la surveillante, possède trois asiles pour femmes : l’un, rue Labat ; l’autre, rue de Crimée, en pleine petite Villette, et celui de la rue Saint-Jacques, où l’on peut donner la couchée à deux cents femmes et enfants.

— Avec ce grand froid, que de malheureuses vous devez être forcée de refuser, madame !

La surveillante sourit et secoue négativement la tête.

— Pas du tout, nous sommes loin d’être au complet ; du reste, il en est de même pour tous les asiles à cette époque de l’année.

— Cependant…

— Vous allez comprendre. L’Assistance publique, dès que la température devient rigoureuse, distribue des bons de logement, qui donnent droit au coucher dans un petit hôtel. Ces bons coûtent à l’Assistance soixante-dix centimes par nuit ou deux francs pour cinq nuits. Tout naturellement, ceux qui peuvent se procurer ces bons préfèrent loger dans une maison garnie, où il n’y a pas de règlement, où l’on peut rentrer et sortir à sa guise, demeurer toute la journée dans sa chambre si on le veut. Ne se présentent donc dans les asiles privés ou municipaux que les personnes n’ayant pu obtenir des secours de logement.

— Vous offrez aux femmes trois nuits, comme aux hommes, sans doute ?

— Notre règlement mentionne, en effet, trois nuits ; mais il n’est pas rare, quand il n’y a point d’encombrement, que nous accordions six et même huit nuits.

« Les femmes, voyez-vous, sont beaucoup plus courageuses que les hommes ; elles travaillent volontiers ; et nous essayons, avant de les renvoyer, de leur procurer quelque besogne.

« Travaux de couture, ménages à entretenir, enfants à garder, elles acceptent tout, quelle que soit la position sociale qu’elles aient occupée. C’est affreux à dire, mais notre clientèle de nuit se recrute particulièrement parmi les femmes ayant eu autrefois une situation plus heureuse. Vous dire les pauvres institutrices que j’ai vues venir ici, mourant de faim, n’ayant pas mangé de plusieurs jours, et qui erraient depuis plusieurs nuits sans savoir où coucher ! Des employées de magasins, d’anciennes commerçantes, des veuves dont les maris exercèrent des professions libérales s’engouffrent par la petite porte que vous voyez là. Ah ! si vous saviez que de poignantes confessions nous entendons !

— Comme vous devez souffrir de votre impuissance à apaiser toutes ces détresses !

— Certes, et d’autant plus que, en général, les femmes qui viennent ici sont intéressantes. Ainsi, tandis qu’à notre fourneau économique, où nous distribuons tous les jours des soupes, nous voyons venir des hommes ayant appartenu à la classe bourgeoise, qui, écroulés dans la misère, s’y enlizent et demeurent sans énergie, nous constatons que les femmes frappées par la ruine se montrent plus dignes, plus laborieuses, elles se relèvent, se placent domestiques, femmes de chambre, cuisinières, nourrices même, oui, les pauvres !

« Je me souviens d’une de ces malheureuses à qui je proposais une place de bonne à tout faire et qui, les larmes aux yeux, me répondait : « Mais je ne saurai jamais, j’ai toujours eu des domestiques. »

« Elle accepta pourtant, et voilà deux ans qu’elle cuisine et lave la vaisselle dans la même maison.

Avant de quitter l’asile de la rue Saint-Jacques, je visite les dortoirs très vastes, d’une propreté extrême. Les poêles sont allumés et dégagent une chaleur douce dans les grandes salles de repos, où les couchettes avec leurs draps bien blancs et leurs couvertures de laine doivent sembler si bonnes aux membres ankylosés de fatigue. Des berceaux d’enfants sont alignés au milieu du dortoir, et une larme tremblote à ma paupière en voyant ces petits lits qui me font songer aux chers bébés si choyés que nous dorlotons dans la soie et la dentelle, cependant que d’autres bébés, beaux, mignons comme eux, souffrent du froid et de la faim.

Nous voici maintenant dans la cuisine, une longe pièce bien éclairée, où les bassines de cuivre ventrues mettent la gaieté de leurs panses reluisantes ; à côté, le réfectoire, où deux fois par jour on sert les portions de soupe.

Là, est la buanderie ; ici, la salle de douches, puis l’étuve où on désinfecte les vêtements.

L’asile de la rue Saint-Jacques accueille aussi les pauvres filles enceintes, trois mois avant qu’elles mettent leurs enfants au monde, essayant d’en faire de bonnes mères et de les sauver du désespoir qui si souvent conduit au crime.

On leur enseigne à tailler dans de vieux vêtements de petites brassières, des jupons, des robes ; elles travaillent pour celui qu’elles attendent et apprennent ainsi à l’aimer déjà.

Je quitte l’asile de la rue Saint-Jacques pour me rendre boulevard de Charonne, où la société de l’hospitalité de nuit a l’un de ses établissements. Il n’y a que quatorze lits, et ils sont destinés aux ménages.

Il en est de même rue de Tocqueville et rue de Vaugirard.

Là non plus on ne se plaint point de l’encombrement et pour les mêmes raisons. Les bons d’hôtels font prime ; vraiment on ne saurait en vouloir à ces pauvres gens de préférer un chétif cabinet, où ils peuvent du moins gémir seuls, en paix, à la promiscuité des chambrées.

— L’asile de nuit semble à beaucoup la dernière étape, me disait une vieille qui venait de s’abattre sur un des bancs de la salle d’attente après avoir reçu son numéro d’ordre ; mais c’est pourtant un grand bien-être que de pouvoir se réfugier dans une salle chaude où l’on trouve un bon lit.

Et elle souriait, résignée, tendant ses mains au poêle avec un geste de béatitude.

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Pauvres, pauvres femmes, chair à souffrance, que toutes nos pitiés aillent vers vous, dans un suprême élan de solidarité !