Notes et impressions d’une parisienne/23


Une Après-Midi
de Louise Michel


9 décembre 1899.


Louise Michel, la Vierge Rouge, comme on la dénommait il y a une vingtaine d’années, alors que militante et hardie elle bataillait de la plume et de la parole pour la revendication de ses croyances et l’écroulement d’une société qu’elle proclamait tarée, Louise Michel prenant place derrière la table des conférenciers de la Bodinière pour développer devant le public mondain de la coquette salle de la rue Saint-Lazare des idées philanthropiques mais terriblement hardies. Certes, voilà un petit événement parisien et peu banal, ma foi.

La causerie était annoncée pour trois heures, et nombreux s’alignaient, devant les portes peintes en clair de l’ancien théâtre d’application, les équipages qui amenaient d’élégantes désœuvrées, venues un peu par curiosité, beaucoup par snobisme.

En robes charmantes, chapeautées de nuances pâles, les femmes se pressaient aux fauteuils d’orchestre, attendant avec impatience la levée du rideau, pour voir « l’anarchiste, la pétroleuse », celle dont les revendications violentes contre les jouisseurs et les mauvais riches les avaient plus d’une fois secouées, dans leur farniente insouciant.

Le sujet de la conférence était un sujet de paix, puisqu’il s’agissait de supprimer les guerres possibles, dans une entente fraternelle, dans l’union des peuples se donnant la main pour ne former qu’une seule nation, une humanité immense, grandie par un idéal commun de toutes les choses belles et bonnes, par une union de tous les cerveaux, de toutes les intelligences.

Vêtue de noir, le visage un peu assombri par un grand chapeau, la conférencière s’avance ; un sourire très doux éclaire sa physionomie fine où pétillent de petits yeux qui, par instants, flambent et semblent se pailleter d’or.

Le débit est simple, la voix claire, la phrase originale, marquetée de mots jolis qui sont de vraies trouvailles et qui fusent coup sur coup sans recherches apparentes, comme un vol de papillons aux ailes diaprées.

On écoute en silence. Les amis de la paix sont venus, et au premier rang on remarque le capitaine Gaston Moch, un des plus actifs membres de la ligue contre les tueries fratricides.

Louise Michel parle longuement, traçant le tableau d’un pays très heureux, très riche, très prospère, de peuples européens solidarisés pour accomplir de grandes œuvres, en semant pour l’avenir de riches moissons.

Et les mondaines, les mondains accourus pour voir la célèbre anarchiste, étonnés, pris, par la conférencière, applaudissent à crève-gants. Près de moi, un monsieur correct, dans une redingote dernier genre, s’oublie, dans son enthousiasme, à crier : « Bravo, Louise ! »

Le rideau tombe. Dans la loge où Louise Michel s’est assise pour se reposer de la fatigue de sa causerie, c’est une procession.

Quelques amis se pressent pour serrer la main de la voyageuse, qui a quitté Londres tout exprès pour venir parler à la Bodinière, de cette grande utopie qui lui tient au cœur : la paix universelle.

Les dernières félicitations faites et reçues, je puis enfin m’approcher de Louise Michel et parler librement avec elle. Très accueillante, elle se met à ma disposition.

— Voyons, que voulez-vous que je vous dise ?

Naturellement, je songe à l’interroger sur l’état d’âme des Anglais après les victoires des Boers.

— Que pense-t-on à Londres de la guerre du Transvaal, des défaites essuyées par les colonnes anglaises et de la chevauchée macabre de tant de pauvres soldats, partis en chantant, et qui jamais plus ne reverront leur brumeux pays ?

La conférencière hoche la tête toute désolée à la pensée de ces tueries.

— Il y a surtout, me répond-elle, beaucoup de surprise, de la stupeur même. Le peuple anglais ne pouvait s’imaginer qu’il y aurait une guerre pour de bon. Cet effondrement des soldats effare tout le monde, mais la population anglaise concentre ses sentiments et attend les événements, résignée.

Louise Michel me parle aussi des socialistes, qui sont désolés et qu’il ne faudrait point croire lâches, mais qui ont péché par trop de confiance. Elle me retrace le tableau effrayant du meeting pour la paix troublé par les clameurs des jingoïstes réclamant la guerre.

— La plupart sont de bonne foi, ajoute Louise Michel, ils sont persuadés que la vieille Angleterre ne peut être défendue que par le sabre et le fusil. Aussi devant les pertes énormes de leurs bataillons, ceux qui voulaient la guerre sont profondément étonnés de ne pas voir revenir leurs troupes avec des lauriers.

« Mais, poursuit l’intelligente femme, il est surtout une légende que j’aimerais à voir détruire, c’est la haine qu’on prête au peuple anglais à l’endroit de la France.

« Les socialistes, qui se recrutent parmi la classe intelligente et artiste de l’Angleterre, non seulement ne sont pas ennemis des Français, mais ils les admirent, au contraire, volontiers.

« Les libéraux, qui sont plus nombreux qu’on ne pense, sont aussi amis de la France ; il n’y a guère que la masse ignorante qui professe peut-être, encore je ne l’assurerais pas, des sentiments moins amicaux à notre égard.

Louise Michel m’entretient encore de ses chers socialistes, si accueillants pour le féminisme en marche.

— La femme est considérée par les socialistes hommes comme leur égale, elle partage les mêmes travaux, étudie les mêmes questions ardues ; dès qu’elle arrive parmi eux, la femme dépouille sa féminité : ce n’est plus une femme, c’est un bon camarade ; elle est traitée comme tel, avec une franche amitié.

Louise Michel s’anime, parle avec volubilité, me dit ses rêves de fraternité, son idéal de justice et sa foi ardente dans un avenir de beauté pour le peuple.

Et en l’écoutant je me demande si c’est bien là l’ancienne communaliste, celle qu’on appelait la pétroleuse et la vierge rouge, celle qui prêchait la révolte contre le bourgeois. Mais tout à coup Louise Michel redescend du beau ciel où elle s’était envolée, et d’une voix très douce, secouant dolemment la tête, elle conclut :

— Mais pour obtenir toutes ces belles et bonnes choses, hélas ! ma pauvre amie, je prévois, qu’il faudra encore des luttes violentes et qu’on devra supprimer beaucoup de ces richards pansus qui emploient si mal leur or et qui sont si méchants pour leurs frères.

J’avais retrouvé ma vraie Louise Michel.