Notes et impressions d’une parisienne/13


Mes Acheteurs
de la Nuit de Noël


25 décembre 1898.


Pour un soir, pour une heure, il me prit l’envie d’entrer dans la peau de ces pauvres diables qui, chaque année, reviennent sur nos grands boulevards, vendre dans ces laides mais pittoresques petites baraques des jouets, des bonbons, toute la menue bimbeloterie à bon marché qui s’en va, dans la nuit de Noël, mettre un reflet de gaîté dans les logis des humbles.

Je désirais voir de près ces minimes industriels, ces camelots ingénieux, qui se disloquent l’esprit pour trouver le boniment qui accroche l’attention du passant. Je voulais étudier leurs impressions, assister aux émois de la vente.

Vêtue, comme les vendeuses des petites boutiques, d’une robe de laine et d’un gros châle, je m’installe à côté de l’une d’elles, une bonne commère réjouie qui me conte qu’elle est pour l’ordinaire marchande de fruits, mais que chaque année son homme débite des canons de bois, des soldats de plomb, des coffres-forts à secret à l’usage des mioches.

— Il n’existe pas son pareil pour le « boni », me dit-elle non sans une flamme d’orgueil dans le regard, et vous allez le voir tout à l’heure.

Cependant je me familiarise avec mon nouveau métier, disant aux promeneurs :

— Allons, madame, achetez-moi une boîte de soldats pour vos bébés ; voyez, monsieur, ce beau canon, il est de fabrication française, il ne coûte que vingt-neuf sous, un franc quarante-cinq, si vous avez envie d’acheter.

Le patron arrive, s’installe et commence à lancer d’une voix tonnante son appel aux passants.

C’est une vraie tirade, il y en a pour tout le monde, pour la jeune bonne qui se presse et hâte le pas, jusqu’au vieux grand-père qui erre, un peu inquiet du cadeau qu’il a l’intention de glisser dans le mignon soulier de son petit-fils.

Notre vente commence — car moi aussi je m’empresse près des curieux qui s’approchent — avec deux braves bourgeois qui se consultent indécis.

— Crois-tu que ça lui plaira ? dit la mère.

— Dame, je pense bien qu’il sera content.

Il s’agit d’un canon, un tout mignon canon doré avec de belles roues peintes en vert et une culasse à ressort.

On enveloppe le paquet, et voilà ces bonnes gens tout heureux, qui se dépêchent de s’éloigner, impatients de déposer le joujou dans la cheminée, près des bûches éteintes où, dans la pénombre, on aperçoit un modeste soulier.

Timide s’approche une petite ouvrière ; elle demande, la voix un peu oppressée :

— Combien coûte votre boîte de soldats ?

— Vingt-cinq sous seulement ! c’est pour rien.

— Vingt-cinq sous ! c’est un peu cher, si vous voulez me la donner pour un franc…

Elle a l’air souffreteux et triste, la pauvre ; ses doigts sont rouges, un méchant tartan, ravaudé par endroits, couvre ses épaules, et ses yeux, de grands yeux bruns très doux, gardent des traces de larmes.

Le patron discute, mais, comme je suis pour un soir un peu marchande aussi :

— Allons, emportez.

Et je lui passe vivement la boîte rouge où une douzaine de pioupious à pantalons garance et à tuniques bleues sont prêts pour l’exercice.

Les minutes s’écoulent, l’animation peu à peu décroît. « Nous ne vendrons rien, ce soir, ou à peu près, » gémissent les camelots.

— Ah ! madame, si vous saviez autrefois ce que le métier était bon, c’était…

Mais chut ! voilà un groupe de jeunes filles qui arrivent en fredonnant.

— Tiens, j’vas payer un cadeau à mon neveu, s’écrie l’aînée de la bande.

Et, très animées, les voilà qui font tout bouleverser. On ouvre les cartons, on aligne les bataillons, et le patron tire les minuscules canons.

Le marchand ne se décourage pas, il crie, gesticule, sans discontinuer ; c’est un flot de paroles. Finalement, nous encaissons encore une nouvelle recette.

Les amateurs de jouets deviennent de plus en plus rares. Il fait froid, le vent cingle, et les traînards se hâtent de retourner dans la chambre close où le bon feu braisille dans l’âtre.

J’allais, moi aussi, me retirer, quand je vois dévaler, cahin-caha, une pauvresse hâve et loqueteuse. Elle remorque trois mioches qui ouvrent, à la vue de tant de belles choses, des yeux agrandis.

Ils sont jolis, ces bambins, dont le plus vieux a peut-être huit ans. Leurs frimousses sont gentilles en dépit du froid qui bleuit leurs joues et violace leurs doigts.

Hypnotisés devant la baraque, ils demeurent, la bouche béante, écoutant la parade du marchand.

La mère essaye vainement de les entraîner, ils s’approchent près, tout près de l’étalage, leurs menottes ouvrent en tapinois les boîtes des beaux soldats de plomb, et une lueur de convoitise fait flamber leurs claires prunelles.

— Allons, filons, les petiots, fait la mère, qui comprend la mimique de ses enfants.

Le plus jeune pleurniche ; le plus âgé, habitué déjà aux privations, pousse un soupir et s’apprête à suivre sa maman…

Je m’éloigne, moi aussi, je quitte le boulevard, dont les baraques se ferment une à une, mais, avant de partir, j’achète quelques menus joujoux pour ces pauvres petits.

Eux ne peuvent croire à leur bonheur. Ils tendent leurs menottes rougies et tremblent d’émotion lorsque je leur remets ces minces présents. Oh ! leurs bons regards attendris et le sourire de joie qui fend leurs petites bouches ! Je ne les oublierai jamais et je repenserai souvent à mes modestes acheteurs de cette nuit de Noël, aux rires joyeux des uns, aux visages de détresse des autres, sans en excepter le camelot faiseur de boniment et la joyeuse vivandière des halles…