Notes et Sonnets/La Villa. Adriana à Listz

LA VILLA ADRIANA


À LISTZ[1]


Vers la fin d’un beau jour par vous-même embelli,
Ami, nous descendions du divin Tivoli,

Emportant dans nos cœurs la voix des cascatelles,
La fraicheur et l’écho, ces nymphes immortelles.
Un peu las nous allions : le soleil trop ardent
S’était tantôt voilé du côté d’Occident,
Et larges sur les fleurs quelques gouttes de pluie
En faisaient mieux monter l’odeur épanouie.
Avec ses verts massifs, avec ses hauts cyprès
La villa d’Adrien nous conviait tout près :
Nous la voulûmes voir un moment, — mais à peine
Disions-nous ; la journée avait été si pleine
Et semblait ne pouvoir en nous se surpasser :
Nous la croyions finie, elle allait commencer.

On dit que dans ces lieux, au retour des voyages,
L’empereur Adrien, comme en vivantes pages,
En pierre, en marbre, en or, se plut à retenir,
À rebâtir égal chaque grand souvenir,
Alexandrie, Athène avec choix rassemblées,
Lacs, canaux merveilleux, Pœcile et Propylées,
Et tout ce qu’en cent lieux il avait admiré
Et qu’il revoyait là sous sa main enserré.

Mais, nous, ce n’était pas cette Grèce factice
Ni tous ces grands efforts de pompe et d’artifice
Qu’écroulés à leur tour et sous l’herbe gisants,
Nous allions ressaisir et refaire présents.
Nous les laissions dormir ces doctes funérailles ;
À peine nous nommions ces grands pans de murailles,
Mais sous leur flanc rougeâtre et du lierre couru,
Et qu’encor rougissait le soleil reparu,
Parmi ces hauts cyprès, ces pins à sombres cônes
Que le couchant coupait d’éblouissantes zones,
Devant ces fiers débris de l’art humain trompé
Devenus les rochers d’une verte Tempé

Que ta seule nature avait recomposée,
Errant silencieux comme en un Élysée,
Du passé d’Adrien sans trop nous souvenir,
Nous repassions le nôtre, et tout venait s’unir.

À quoi donc pensions-nous ? dans leurs mélancolies
À quoi pensaient, Ami, nos âmes recueillies,
Vous, Celle qu’enchaînait à votre bras aimé
La haute émotion de ce soir enflammé,
Et dont j’entrevoyais par instants la prunelle
Levée au ciel en pleurs et rendant l’étincelle ?
À quoi pensais-je, moi, discret, qui vous suivais
Et qui sur vous et moi, tout ce soir-là, rêvais ?

Nous pensions à la vie, à son heure rapide,
À sa fin ; vous peut-être à je ne sais quel vide
Qui dans le bonheur même avertit du néant ;
Au grand terme immobile où va tout flot changeant,
Et que nous figuraient, comme plages dernières,
Tous ces cirques sans voix et ces dormantes pierres.
Vous pensiez à quel prix, en s’aimant, on l’a pu ;
À l’esquif hasardeux dont le câble a rompu,
Et qui, par la tempête ouvrant encor sa voile,
Emporta les deux cœurs et ne vit qu’une étoile ;
À l’immortalité de cette étoile au moins,
Et, quand la terre est sombre, aux cieux seuls pour témoins.
Rome, que vous deviez quitter, à cette veille
Redoublait en adieux sa profonde merveille.
Devant elle, à pas lents, ne causant qu’à demi,
Vous en preniez congé comme d’un grave ami.
Écloses là pour vous tant de chères idées,
D’art et de sentiment tant d’heures fécondées,
Ce bonheur attristé, mais surtout ennobli,
Qu’ont goûté dans son ombre et sur son sein d’oubli

Deux cœurs ensemble épris de la muse sévère,
Et conviés au Beau dans sa plus calme sphère,
Tout cela vous parlait ; mystère soupçonné !
J’ai peur, en y touchant, de l’avoir profané.
— Et dans ma rêverie à la vôtre soumise
Je suivais, plein d’abord de l’amitié reprise,
Heureux de vous revoir, triste aussi, vous voyant,
Du contraste d’un cœur qui va se dénuant,
Me disant qu’en nos jours de rencontre première
Pour moi la vie encore avait joie et lumière,
Et de là retombant au présent qui n’a rien,
Aux ans qui resteront, et sans un bras au mien :

Misère et vérité, merveille et poésie,
Que la douleur ainsi tout exprès ressaisie,
Que les lointains regrets lentement rappelés,
Les plus anciens des pleurs au nectar remêlés,
L’avenir et son doute et sa nuée obscure,
Tous effrois, tous attraits de l’humaine nature,
En de certains reflets venant en nous s’unir,
Composent le plus grand, le plus cher souvenir !

Pourtant l’on se montrait quelque auguste décombre,
Quelque jeu du soleil échauffant un pin sombre,
Par places le rayon comme un poudreux essaim,
Lumière du Lorrain et cadre de Poussin.
Et la voix que j’entends, entre nos longues poses
Disait : « Adrien donc n’a fait toutes ces choses
Et fourni tant de marbre à ces débris si nus
Que pour qu’un soir ainsi nous y fussions émus ! »

Et le soleil rasant de plus en plus l’arène
Y versait à pleins flots sa course souveraine ;
L’horizon n’était plus qu’un océan sans fond

Qu’au loin Saint-Pierre en noir rompait seul de son front.
Près de nous votre Hermann, si fier de vous, ô Maître,
Le Puzzi d’autrefois et de ce soir peut-être[2],
S’égayait, bondissait, et d’un zèle charmant
Mêlait aux questions fleur, médaille, ossement.
À deux pas en sortant, une rixe imprudente
D’enfants, nu-tête au ciel, se détachait ardente,
Les cheveux voltigeant comme d’Anges en feu ;
Des rameaux d’un cyprès un chant disait adieu ;
Et toutes ces beautés qu’arrivant et novice
Amplement j’aspirais dans non âme propice,
Mais où vous me guidiez, où vous m’aidiez encor,
Vous du si petit nombre à qui sied l’archet d’or,
Souvenirs que par vous il vaut mieux qu’on entende,
Du premier jour au cœur m’ont fait Rome plus grande !


  1. Il était à Rome avec son amie la comtesse d’A…, celle même qui est la comtesse Marie dans la suite de Joseph Delorme.
  2. Hermann, l’élève de Listz, désigné enfant sous le nom de Puzzi dans les Lettres d’un Voyageur. — Depuis il s’est fait moine.