Notes et Réflexions sur l’Histoire de l’Instruction populaire en France

Notes et Réflexions sur l’Histoire de l’Instruction populaire en France
Revue pédagogique, premier semestre 191158 (p. 268-286).

Notes et Réflexions sur l’Histoire
de l’Instruction populaire
en France.


Dans des articles précédents, nous avons étudié quelles étaient, sous l’ancienne monarchie, la situation du maître d’école et l’organisation des « petites écoles » elles-mêmes[1]. Il est facile d’en déduire que la masse du peuple devait être illettrée. Cependant, il y a des degrés dans l’ignorance comme il y en a dans l’instruction, et ces deux termes abstraits peuvent se comprendre de façon fort différente selon la moyenne que l’on croit devoir entendre par ces mots : l’instruction populaire, à tel point que des auteurs, raisonnant sur les résultats sans avoir observé les causes, et s’appuyant d’ailleurs sur les mêmes textes, sont arrivés à des conclusions absolument contraires[2]. Nous nous proposons, dans les pages qui vont suivre, de réunir un certain nombre de notes susceptibles d’éclairer ce chapitre toujours intéressant de notre histoire nationale.

Et d’abord, nous examinerons quelle importance il faut accorder aux deux éléments d’appréciation le plus souvent consultés dans ce genre d’études : le nombre des écoles et la proportion des illettrés. Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/279 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/280 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/281 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/282 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/283 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/284

Ainsi, il est hors de doute que les premiers éléments de l’instruction faisaient défaut à la plupart des paysans, même sachant signer leur nom. On pourrait supposer que l’exercice de la lecture, entretenu par l’usage des livres de piété, leur était plus familier et leur permettait au moins d’acquérir quelques notions pratiques nouvelles. Hélas ! dans la plus vaste portion du territoire, un obstacle nouveau, auquel on a rarement songé, s’opposait à tout progrès : le paysan savait lire peut-être, mais il ne comprenait pas le français, et le patois restait pour la masse la seule langue intelligible. L’enquête faite par Grégoire est tristement édifiante sur ce point.

Le patois. — Si le français était généralement parlé et compris dans la vallée de la Seine, si, en Bourgogne et en Franche-Comté, « tout campagnard entend très bien le français », en Artois « la populace des villes parle patois, quelquefois au point qu’elle se rend inintelligible aux étrangers ». Vers le Centre et le Midi, la confusion des langues est complète. À l’école, la lecture se faisait d’abord en latin, puis dans des livres de piété qui n’étaient guère plus clairs. Pour être compris, le magister parlait patois, et l’enfant sorti de l’école oubliait vite le peu qu’il avait appris de la langue nationale.

À l’église, le prône de la grand’messe paroissiale se faisait en patois dans la plus grande partie des provinces, particulièrement dans le Midi. Des prêtres s’assujettissaient à étudier le patois de la région où ils se trouvaient afin d’être compris de leurs auditeurs[3]. Dans le Gers, dit un correspondant de Grégoire, « on n’a prêché et on ne prêche qu’en patois ». Dans le Tarn-et-Garonne, « il n’y a qu’un très petit nombre de gens de la campagne qui parlent et entendent le français ; de là vient qu’on est obligé de faire les prônes, les instructions et les catéchismes en patois ». Dans l’Aude, dans l’Aveyron, dans la Gironde, on prêche en français dans les villes et leur banlieue, mais dans les campagnes les curés parlent en patois. Dans le Périgord, dit un autre correspondant, « quand nos curés arrivent du séminaire, ils prêchent en français, ils citent même du latin, et on les Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/286 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/287 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/288 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/289 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/290 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/291 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/292 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/293 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/294 Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1911.djvu/295 l’Église et de la tyrannie des petites autorités locales. « Il y a un paria dans la France de 1852, c’est le maître d’école[4]. » La Troisième République, ayant parachevé l’œuvre de Guizot par la gratuité, la laïcité et l’obligation scolaires, a véritablement créé l’instituteur en relevant sa dignité morale au niveau de son rôle social. Désormais, l’instruction primaire est au premier rang des plus hautes préoccupations de la nation parce qu’elle constitue, pour l’avenir, la meilleure garantie du progrès et du bonheur de l’humanité.



  1. 1. Le maître d’école sous l’ancien régime, Revue pédagogique, avril-mai 1906. — L’école primaire sous l’ancien régime, ibid., septembre-octobre 1907. — Voir aussi : Les procédés employés dans les petites écoles antérieurement au XIXe siècle pour enseigner la lecture et l’écriture, Bulletin historique et philologique, année 1904.
  2. « L’instruction était organisée d’une manière bien plus complète il y a cent ans qu’aujourd’hui… » (Allain, L’instruction primaire avant la Révolution, 2e édition, p. 40.) — « Cette instruction généralisée éclate à chaque pas dans les documents… » (D. Estaintot, L’instruction primaire avant 1789.) — D’autres auteurs, et ils sont légion, concluent avec Jules Simon (L’Ecole) que la France était « profondément, déplorablement ignorante ».
  3. On cite à cet égard l’exemple de Vincent de Paul et de Alain Solminihac, évêque de Cahors (F. Lucard, Des écoles chrétiennes et gratuites, p. 13).
  4. V. Hugo, Napoléon le Petit, liv. II, chap. xi.