Notes de voyage en Asie centrale - A travers la Transoxiane

Notes de voyage en Asie centrale – A travers la Tansoxiane
Edouard Blanc

Revue des Deux Mondes tome 129, 1895



NOTES DE VOYAGE


EN ASIE CENTRALE




À TRAVERS LA TRANSOXIANE





I

Nous avons parlé de Samarkande et des grandes villes, si populeuses et si peu connues de nous autres Européens, qui se sont développées autrefois dans le bassin du grand fleuve Oxus[1]. Nous avons parlé du Pamir, ce pays désert, inaccessible et inhospitalier, où se trouvent en contact, aujourd’hui, des intérêts divers et considérables[2]. Entre ces deux régions, la première à l’ouest, la seconde à l’est, et jusque bien loin vers le nord, jusqu’aux plaines neigeuses où des fleuves immenses et sans rives se traînent lentement vers l’Océan Polaire, s’étendent de vastes contrées, tour à tour glacées et brûlantes, sur l’aspect desquelles on n’a en Occident que des idées encore vagues, et qui constituent la partie du Turkestan appelée naguère Tartarie indépendante, et aujourd’hui Turkestan russe. Cette partie du Turkestan, on l’appelait jadis la Transoxiane, parce que, par rapport à l’ancien Monde, elle s’étend par-delà l’Oxus, jusqu’aux Monts-Célestes, lesquels la séparent de la Kachgarie et forment actuellement la limite entre les possessions de la Russie et celles de la Chine.

Nous n’entreprendrons pas de raconter les péripéties de notre voyage personnel à travers le Turkestan russe. Ce voyage, d’autres l’ont fait avant nous, bien d’autres le feront plus tard. Il y a trente ans, lorsque l’éminent voyageur Vambéry pénétrait sous un déguisement jusqu’à Samarkande, il y découvrait, pour ainsi dire, un monde nouveau, et son Voyage d’un faux derviche en Asie centrale était pour l’Europe une sorte de révélation ; mais les conditions ont bien changé aujourd’hui. La conquête russe s’est étendue si rapidement sur ces pays longtemps impénétrables, et elle a été suivie d’un tel cortège d’études techniques et savantes dans toutes les branches, qu’il serait outrecuidant à un voyageur européen de venir raconter comme dignes d’intérêt ses propres aventures dans cette région. Un voyage dans ces contrées n’a plus rien d’une exploration et ne présente plus ni imprévu ni danger ; ou, du moins, s’il y reste encore place pour les découvertes à faire dans le domaine de l’archéologie, de l’art, de la géologie ou de l’histoire, et si des explorations spéciales dans ces différens ordres d’études trouvent devant elles un vaste champ incomplètement fouillé, un étranger de passage ne peut avoir la prétention de faire encore dans ce pays une exploration géographique.

Aussi nous garderons-nous de raconter, jour par jour, la partie de notre itinéraire, faite par des routes frayées, à partir de Samarkande jusqu’aux limites orientales des possessions russes, à l’extrémité du Ferganah, bien que cette partie de notre trajet, longue de onze cents kilomètres, et prélude d’autres trajets plus difficiles, ait eu déjà pour origine le point extrême qu’avait atteint Vambéry, point qui, lors de son voyage, apparaissait comme une inconnue presque fantastique et presque inaccessible. Ce détail seul suffit pour indiquer le chemin parcouru par la civilisation depuis trente ans.

D’ailleurs, si mainte localité, traversée dans ce voyage, présente un haut intérêt historique, ethnographique ou pittoresque, rien n’est plus monotone, plus aride et moins intéressant que le trajet qui relie ces points entre eux. Les oasis riches, fertiles, très vastes et où de grandes villes se sont développées, sont éparses sur une immense étendue de pays, et entre elles s’étendent des plaines poudreuses et désertes, dont l’interminable traversée est des plus monotones à effectuer, mais plus monotone encore à décrire.


…Depuis que les Russes ont conquis le Turkestan, ils y ont organisé le mode de transport qui existait déjà dans les steppes de Sibérie, à savoir le voyage au moyen de relais de poste, où les chevaux sont attelés à des traîneaux pendant l’hiver, à des tarantasses pendant l’été. Seulement, ici, la latitude étant plus méridionale qu’en Sibérie, le traîneau devient l’exception, le tarantasse est la règle habituelle. Vu l’immensité des distances, on est obligé d’adopter ce véhicule, dont l’emploi suffit absolument à gâter le voyage et à lui ôter tout agrément comme tout intérêt. Si l’on voulait l’éviter, il faudrait demeurer en route pendant des mois et même des années ; car le territoire possédé aujourd’hui par l’empire russe, surtout en Asie, est véritablement immense. Pour donner une idée de ces distances, à l’aide de quelques chiffres, nous dirons que pour aller d’Orenbourg, frontière d’Europe, à Tachkent, qui n’est que l’entrée du Turkestan, la distance à parcourir à travers la steppe est de 2 200 kilomètres. Si l’on y va par Omsk, comme on le fait parfois, la distance est double. Quant à la traversée de la Sibérie, de l’Oural au Pacifique, elle est de 8 000 verstes, soit près de 9 000 kilomètres. On voit combien, dans de pareilles conditions, il faudrait de temps pour traverser le pays en touriste sans avoir recours aux véhicules officiels. On est obligé de subir les conditions de la poste russe. Elles sont féroces. Il faut cependant rendre à celle administration justice à deux points de vue : les chevaux sont excellens, ils vont comme le vent, et le prix est extrêmement faible. Quand on est muni des papiers réglementaires, on ne paie que cinq centimes par cheval et par verste, ce que personne ne saurait trouver excessif.

Le tarantasse est un instrument de torture pour les personnes et de destruction pour les bagages, que les Russes s’obstinent, je n’ai jamais pu savoir pourquoi, à considérer comme un instrument de transport. Il se compose d’une sorte de caisse de bois très allongée, trop courte cependant pour que l’on puisse s’y étendre, posée sans l’intermédiaire d’aucun ressort sur deux essieux de bois munis de quatre roues très basses. Trois chevaux, parfois deux, y sont attelés, suivant le système de la troïka, système fréquent en Russie et qui présente de nombreux avantages. Le cheval du milieu, qui trotte et qui, généralement, est le seul à peu près dressé, est assujetti entre deux brancards, attachés directement à l’essieu antérieur sur lequel ils sont articulés ; un cerceau de bois, qui relie les extrémités de ces deux brancards et à l’intérieur duquel s’entre-croisent deux courroies, encadre sa tête et la maintient dans une position immuable. Les deux autres chevaux, qui vont constamment au galop, sont attachés, du côté interne, au collier du cheval du milieu par une simple longe, et, du côté externe, ils sont attelés par une corde servant de trait, qui vient se fixer tout simplement au moyeu de la roue, c’est-à-dire à la fusée de l’essieu, qui fait saillie en dehors. Ce mode d’attelage présente d’incontestables avantages dans les conditions où on l’emploie. A la vérité, il produit une très grande déperdition de force et n’utilise qu’une faible partie de l’effort dépensé à la traction. Mais il permet d’employer des chevaux absolument indomptés : beaucoup d’entre eux sont pris dans la steppe et accrochés par surprise à la voiture sans aucun dressage préalable ; leurs bonds les plus désordonnés ne dérangeant pas l’équilibre du pesant véhicule. En outre, si l’un des trois chevaux tombe, ce qui arrive forcément de temps en temps dans une course à fond de train à travers un terrain inégal et sans routes, sa chute n’arrête pas la voiture, ne la brise pas, et celle-ci ne passe pas sur lui. Si le cheval abattu est l’un des animaux latéraux, il est en dehors de la voie des roues et se relève en toute liberté avec une prestesse qui a souvent fait notre admiration ; si c’est le cheval du milieu, ce qui est beaucoup plus rare, il est remis sur pied, pour ainsi dire automatiquement, par les deux autres, en même temps qu’il est soulevé par les brancards. Il n’y a donc pas lieu de critiquer ce mode d’attelage en lui-même, bien qu’on puisse lui reprocher, dans la pratique, d’être réduit à une expression trop primitive. Ainsi le harnachement est moins que rudimentaire, et nous avons vu, dans certains cas urgens, des chevaux attelés simplement par la queue, faute de cordes, ce qui est certainement insuffisant. En outre, l’étal d’entretien des véhicules est déplorable. En certains endroits, par exemple dans les dunes du désert d’Ak-Koum, au nord-est de la mer d’Aral, les chevaux, sont remplacés par des chameaux ; l’allure de l’équipage n’en est que plus bizarre.

Mais ce qui est particulièrement extravagant, c’est la voiture elle-même. Son peu de hauteur la rend inversable ; mais il a l’inconvénient de mettre les malheureux qui y prennent place au-dessous du niveau des jarrets des chevaux, en sorte que la poussière soulevée par ceux-ci dans la steppe, où le sol est pulvérulent sur une épaisseur qui parfois atteint plus d’un pied, enveloppe le voyageur d’un nuage opaque, qui lui cache entièrement la vue du paysage, qui l’oblige d’ailleurs à fermer hermétiquement les yeux, et qui gêne même sa respiration s’il n’a la précaution de se couvrir le visage d’une étoffe quelconque. En même temps, il est lancé en l’air à la façon d’un volant placé sur une raquette, et il ne peut éviter d’être violemment projeté à terre qu’en se couchant sur le dos et en se cramponnant des deux mains aux bords de la voiture. Pour rendre le supplice plus cruel sans doute, on a imaginé de compléter cet instrument par une capote de bois, absolument inutile dans un pays où il ne pleut jamais, mais dont le rôle paraît être de rejeter le patient au fond de la voiture en lui donnant sur le crâne des chocs opposés à ceux qu’il reçoit de bas en haut. Cette toiture, qui couvre l’arrière de la voiture, est d’ailleurs trop basse pour qu’il soit possible de s’asseoir dessous. Pour éviter d’être assommé, sans autre forme de procès, nous n’avons trouvé qu’un moyen, et nous l’indiquons aux voyageurs futurs : c’est de se munir d’un de ces bonnets turcomans, en peau de mouton noir, dont les dimensions sont prodigieuses, et d’y enfoncer complètement la tête ; puis de se coucher au fond du véhicule en y gardant une attitude passive. En s’y prenant ainsi, on peut être étouffé et on est certain d’avoir le corps moulu de coups ; mais on évite généralement d’avoir le crâne brisé.

On peut se figurer quel est l’état cérébral d’un voyageur soumis à vingt ou trente journées consécutives d’un pareil régime. Le touriste le plus studieux et le plus curieux de regarder le pays qu’il traverse y renonce forcément bien avant d’avoir achevé la première étape. Les règlemens interdisent d’ailleurs les arrêts. Dans ces conditions, on traverse le pays ; on ne le visite pas.

Il faut vraiment être atteint de la folie des voyages ou d’une anesthésie complète pour se résigner à subir cet épouvantable mode de transport, aussi incompatible avec l’intégrité des organismes humains qu’avec la conservation des objets inanimés. Les secousses effroyables qu’il imprime conduisent en peu d’heures le patient à un état voisin de celui que les physiologistes appellent comateux. Quant aux bagages, ils sont tout simplement pulvérisés, quand il s’agit d’objets tant soit peu fragiles, de collections scientifiques par exemple. Les vêtemens sont usés et percés à jour par leur frottement réciproque ; les approvisionnemens de papier sont réduits à l’état de dentelle ; les vis et les rivets des instrumens et des armes sont chassés de leurs alvéoles par la trépidation.

En somme, c’est seulement dans le pays de Mazeppa qu’a pu naître l’idée de voyager dans de pareilles conditions. Les Russes le font sans doute par un pieux souvenir pour la mémoire d’un héros national. Les étrangers n’ont pas la même consolation.


II

…On peut atteindre Tachkent, en venant d’Europe, soit en traversant les steppes à partir d’Orenbourg, c’est-à-dire en allant de l’Oural jusqu’à la pointe nord de la mer d’Aral, puis en remontant la vallée du Syr-Daria, soit par le sud, en partant de Samarkande, où s’arrête le chemin de fer transcaspien. On peut aussi passer par la Sibérie occidentale et le Sémiretchinsk (pays des Sept-Rivières), c’est-à-dire par Omsk et Viernoié.

Je ne dirai rien du voyage de Samarkande à Tachkent. La route longue de 330 kilomètres, présente peu d’incidens ; les principaux sont les traversées de deux fleuves, le Zérafchane et l’Iaxartes, dont la dernière a lieu près de Tchinaz, le passage du défilé montagneux appelé Porte de Tamerlan, au sud de Djizak, et enfin la traversée monotone et aride du désert de Mourza-Habal, appelé aussi Steppe de la Faim, nom qui lui a été donné en souvenir des souffrances qu’ont eu à y subir des corps expéditionnaires. Ce nom lui est commun avec une autre steppe, située plus au nord, dans le Turkestan septentrional, et qui doit cette dénomination à la même cause.

La physionomie des paysages de tout le Turkestan est singulièrement monotone. D’immenses plaines, poudreuses et nues, où la végétation ne se montre que pendant quelques semaines, au printemps de chaque année, s’étendent à perle de vue dans les intervalles qui séparent les énormes chaînes de montagnes, Apres et démesurées, dont les noms mêmes sont presque inconnus en Europe, et qui couvrent des espaces considérables. Dans ces steppes argileuses, entrecoupées de déserts de sable, viennent se perdre de grandes rivières dont les eaux, comme épuisées par un trajet sans but et sans limites, finissent par s’évaporer dans des lacs salés, ou, quelquefois, sont utilisées pour donner la vie à de vastes oasis, bien moins belles que celles d’Afrique, mais bien plus étendues, et où se sont parfois développées de très grandes villes, jouant un rôle important dans le commerce du monde.


…A Tachkent eut lieu, aux mois d’août et septembre 1890, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la prise de la ville par les Russes, une exposition fort, intéressante, à laquelle j’assistai. Elle avait pour but de résumer les résultats de tous genres obtenus par les Russes, depuis le début de la conquête, dans leurs nouvelles possessions du Turkestan. On s’y était proposé aussi de réunir et de mettre en évidence les produits naturels du pays et ceux de l’industrie des indigènes. Enfin, en dehors même du Turkestan russe, cette exposition centralisait tous les documens statistiques recueillis jusque-là par les Européens sur la partie centrale du continent asiatique. On conçoit combien une pareille exposition était intéressante pour ceux qui avaient choisi cette région comme cadre de leurs études. J’y trouvai d’utiles élémens pour la suite de mon voyage dans des localités plus lointaines. Quant au bienveillant accueil des autorités russes, je ne saurais en dire assez île bien.

Tachkent est aujourd’hui la capitale du Turkestan russe. Elle se trouve au milieu d’une oasis de 7 000 hectares, dont tous les jardins, clos de murs en terre, forment un labyrinthe et ne constituent en quelque sorte qu’une masse unique. A l’intérieur, la ville proprement dite se compose de deux parties : la ville indigène, qui compte environ 120 000 habitans ; et la ville russe qui en renferme à peu près 30000. L’espace occupé est très considérable à cause de la quantité de jardins qui sont entremêlés aux constructions. L’enceinte de la ville indigène, de forme à peu près circulaire, mesure six kilomètres de diamètre. Quant à la ville russe, elle est presque aussi vaste. Le terrain n’est pas cher dans la steppe : là comme partout ailleurs les Russes ont fait grand. Ils ont, comme dans toutes leurs nouvelles installations du Turkestan et de la Sibérie, construit sur un plan très large. La salubrité et l’intérêt du développement futur semblaient d’accord pour conduire à l’adoption de ce système. Les rues ont cinquante mètres de large, souvent même plus ; presque toutes sont bordées de chaque côté d’une quadruple rangée de peupliers dont les racines baignent dans des ruisseaux d’eau courante empruntés aux rivières qui arrosent l’oasis. Ces rivières sont des bras du Tchirtchik, affluent de l’Iaxartes ou Syr-Daria, qui sort des montagnes à soixante kilomètres plus à l’est. Les maisons, construites en pisé, mais qui sont faites avec beaucoup de soin et qui présentent tout à fait l’aspect de la pierre, n’ont que des rez-de-chaussée : cette condition est rendue nécessaire par les tremblemens de terre, extrêmement fréquens dans la région. Seuls les principaux monumens, l’église, le palais du Gouvernement, le cercle militaire et quelques autres édifices sont en briques. Presque toutes les maisons sont entourées de jardins plantés d’arbres, ce qui contribue à donner à la ville, en même temps qu’un aspect riant et frais, une étendue extrêmement considérable, eu égard au chiffre de sa population.

Cette méthode pour se garantir de la chaleur des étés brûlans est l’inverse du système arabe, consistant, on le sait, à entasser les maisons dans le moindre espace possible et à ne laisser entre elles que des ruelles étroites où le soleil ne pénètre pas. À première vue, le système russe paraît logique et sain, et on peut être tenté de désirer le voir appliquer en Algérie. Cependant, quand on l’examine de près, on est surpris de lui trouver de graves inconvéniens. D’abord ses plantations consomment énormément d’eau, et le faible débit des sources ou des ruisseaux qui alimentent les oasis africaines ne permettrait pas d’appliquer cette méthode sans ruiner complètement les cultures indigènes. En second lieu, la fraîcheur du sol et l’humidité causée par les arbres dans le voisinage des habitations, bien loin d’assurer la salubrité, paraissent être une cause permanente d’épidémies. Dans ces villes nouvelles, où de si grands sacrifices paraissent avoir été faits à la question sanitaire, les lièvres les plus pernicieuses règnent en permanence. Le sol poudreux et poreux des villes d’Orient n’est relativement stérilisé, au point de vue épidémique, qu’à la condition d’être calciné par la sécheresse. Un autre inconvénient fort sérieux est la trop grande étendue que prennent des villes construites sur de pareils plans : on ne peut les parcourir qu’en voiture, ce qui est coûteux et fort long. Les points où chacun est appelé par ses affaires sont trop éloignés les uns des autres. On fait quatre kilomètres pour aller acheter du pain ; on en fait quatre autres pour revenir à la poste, cinq pour aller au bazar, autant pour rentrer chez soi. Les divers bureaux administratifs sont éloignés les uns des autres de trois kilomètres, et Dieu sait ce que la vie russe comporte de stations quotidiennes dans des bureaux divers ! En outre, l’entretien des rues est fort onéreux, l’établissement d’un système d’éclairage public impossible : la part contributive qui reviendrait à chaque habitant serait trop grande. Il faut noter aussi que ces ruisseaux qui arrosent les arbres des avenues servent indistinctement de canaux d’irrigation, de rigolos d’alimentation pour la boisson des habitans, et aussi d’égouts à ciel ouvert : ce sont des véhicules d’épidémies, d’autant plus pernicieux qu’à certaines heures de la journée ils sont à sec. Il s’en dégage alors des miasmes dangereux.

Le résultat de ce mode de construction des villes, en apparence si logique et si supérieur à la disposition agglomérée, ne nous paraît donc pas répondre à ce qu’on était en droit d’en espérer, et après avoir été très séduit par lui au début, nous avons dû reconnaître qu’il n’y a pas lieu de le considérer comme l’idéal au point de vue des villes nouvelles à créer aux colonies.

Tachkent, malgré son étendue et sa population, n’a jamais été la capitale d’aucun État et n’a jamais joué un grand rôle politique. C’était une simple ville commerçante, dont l’importance était justifiée par sa situation sur la limite des steppes, au point de rencontre des routes unissant la Sibérie, la Boukharie, l’Inde, la Chine et l’Europe. Avant la conquête russe, c’est-à-dire avant 186Ti, elle faisait partie des États du khan de Kokan, mais elle formait avec les villes voisines une sorte de confédération jouissant de divers privilèges. Prise par le général Tcherniaieff, en 1865, elle est devenue aussitôt la capitale du Turkestan russe et la base d’opérations pour la conquête de tout le reste de cette vaste région.

Le bazar de Tachkent, un peu moins vaste que ceux de Boukhara et de Kokan, est pourtant très considérable encore. Il l’emporte, comme trafic et comme étendue, sur celui de Samarkande. Il se compose d’un labyrinthe de rues étroites, couvertes de toitures en nattes et bordées d’innombrables échoppes, où pullule une population mélangée de Sartes et de Kirghiz. Les Sartes de Tachkent ont plus de sang uzbeg et moins de sang iranien que ceux de Samarkande. Le type mongolique, à la face large, aux yeux bridés et à la barbe rare, y est beaucoup plus fréquent que le type aryen, lequel prédomine dans les villes situées plus au sud, à Boukhara et à Samarkande notamment. Il serait trop long de décrire ici la physionomie, le caractère et les monumens de la ville indigène : tous ceux qui ont visité de grandes villes d’Orient, surtout dans les pays où la race est composite, savent ce que l’aspect des populeux bazars de ces pays peut présenter d’infinis détails et d’inépuisable variété.

…Il y a lieu d’admirer, dans celle capitale du Turkestan, combien les Russes sont habiles pour utiliser, au profit de leur autorité et de l’assimilation de leurs nouveaux sujets, tous les moyens moraux, souvent fort simples, mais qui n’en sont pas moins efficaces, dont peut disposer la civilisation occidentale. Je me souviens d’avoir passé à Tachkonl, en 1891, une soirée fort intéressante chez M. Ostrooumoff, l’éminent linguiste auquel on doit des études ethnographiques si curieuses sur le peuple sarte. Il remplit à Tachkent les fonctions d’inspecteur de l’Université, et, en même temps, il dirige le journal qui s’imprime trois fois par semaine, en langue sarte. Il a invité avec moi le kazi, chef civil de la population indigène, dont il a fait le sous-directeur de ce journal. Ce mot vient évidemment de l’arabe cadi, qui veut dire juge ; seulement les kazis sont ici des personnages beaucoup plus importans et beaucoup plus respectés que ne sont les cadis en Algérie. Ces derniers ne viennent qu’en troisième ou quatrième ligne dans la hiérarchie de chaque tribu ; ce ne sont, en somme, que des sortes de juges de paix à compétence restreinte, rendant la justice, d’une façon le plus souvent vénale, pour les petites affaires civiles où les indigènes seuls sont intéressés. Ils ne passent, hiérarchiquement, qu’après le clergé, et surtout après les caïds, chefs militaires des tribus. Ils ne passent même qu’après les khalifas, suppléans des caïds, et même souvent après les cheikhs, simples chefs des subdivisions de tribus. Ici les Russes ont fait autrement. Ils ont gardé pour eux l’autorité gouvernementale et le commandement militaire ; mais ils ont laissé aux indigènes, représentés par les kazis, l’administration civile. Il est vrai que les Sartes sont autrement aptes à l’exercer que les Arabes algériens. Ils la tiennent aussi en plus haute estime, et les honneurs rendus chez eux à la gloire militaire ne vont pas jusqu’à leur faire complètement mépriser l’importance des fonctions pacifiques. À Tachkent, par exemple, le kazi est une sorte de maire indigène, et, comme la ville a cent cinquante mille habitans, ses fonctions sont loin d’être minimes. En même temps qu’il rend la justice, il a sous ses ordres la police, et il est responsable vis-à-vis du gouvernement russe de l’ordre intérieur dans la ville.

Ce mode d’organisation ne s’applique, en Turkestan, qu’aux Sartes, c’est-à-dire à la population sédentaire des villes. Les Kirghiz, c’est-à-dire les Nomades, sont soumis à un autre régime, qui se rapproche beaucoup plus de celui des Arabes. Chez eux, l’autorité absolue est confiée, dans chaque tribu, à un chef unique qui porte le nom de bi, et dont les fonctions se rapprochent beaucoup de celles des caïds algériens. Cu nom de bi vient évidemment du mot turc bey ou boy. Les bis sont électifs ; ils sont choisis par leurs administrés, et le gouvernement russe ne se réserve, sur leur nomination, qu’un droit de contrôle et de veto. Cette grande indépendance laissée aux indigènes est justifiée par ce fait que les Kirghiz se sont, pour la plupart, donnés volontairement à la Russie et qu’ils n’ont aucune velléité de révolte. Le fanatisme religieux n’existant pas chez eux, et les Russes ayant le bon esprit de ne pas les écraser d’impôts, ils n’ont aucune raison pour s’insurger. En outre, par le seul fait que le commandement chez eux est électif, il en résulte pour les Russes une grande facilité à diriger en sous-main les nominations et à éliminer les candidats qui leur déplairaient. Ces habitudes d’élection des chefs sont de tradition chez les Mongols, dont l’organisation est essentiellement démocratique et libérale, comme le veut leur état d’esprit plus tourné vers la logique et la discussion que vers le fanatisme ou la vénération. Le respect est, chez eux, raisonné, et, de même que la religiosité est bien moins développée chez eux que chez les Sémites, de même ils n’ont pas le culte de l’autorité héréditaire, émanation de l’autorité divine. Ces circonstances font qu’en somme les Russes ont là des administrés plus maniables et bien meilleurs, au point de vue de l’avenir économique de leurs colonies, que ne le sont nos sujets algériens.

Le kazi de Tachkent est un homme instruit et très intelligent. Il sait l’arabe, ce qui nous permet, sinon de causer très facilement, du moins d’échanger quelques idées. Nous employons une partie de la soirée à regarder des livres à gravures, sur lesquels M. Ostrooumoff lui donne des explications. Les Russes tirent un admirable parti, non pas seulement de leurs anciennes gloires nationales, auxquelles manque peut-être la patine de l’antiquité classique, mais aussi de celles des autres peuples européens. Ils ont fort bien employé leur argent en donnant aux bibliothèques du Turkestan des livres remplis de très bonnes gravures, représentant les anciennes célébrités politiques et militaires du monde occidental, et ce n’est pas user mal à propos ces volumes que de laisser les chefs indigènes y promener leurs mains, même crasseuses, comme il convient en Orient. Les ouvrages que nous feuilletons avec le kazi de Tachkent, sont de grands in-folio contenant des gravures sur cuivre, un peu démodées, mais fort belles, ma foi, même au point de vue typographique, et qui représentent de grands personnages de toutes les époques. Le style en a quelque peu vieilli ; c’est le genre des portraits du XVIIIe siècle. Mais il ne faut pas oublier qu’en matière artistique, la Russie en est encore à hésiter entre la tradition byzantine et l’héritage de la Grande Catherine, qui s’était entourée d’artistes français, et avait fait prévaloir en Russie le style Louis XV. Je constate avec satisfaction que les hommes de guerre français sont là en très grande majorité. La cuirasse de Duguesclin, et même les cuirasses moins complètes de Turenne, de Condé, du maréchal de Saxe, les cuirasses élégantes de Dangeau et celles d’autres généraux courtisans, qui ont eu l’heureuse inspiration, pour envoyer leur portrait à Tachkent, de se faire représenter en costume de bataille plutôt qu’en costume de cour, produisent le meilleur effet sur les indigènes, habitués aux cottes de mailles et aux casques persans ou boukhares. La redingote de Pitt et celle de lord Palmerston leur paraissent décidément inférieures, surtout pour des hommes politiques qui se sont mêlés de diriger les affaires de leur pays, et qui ont même eu la prétention d’agir sur celles du monde entier.

Mes interlocuteurs font remarquer, d’une façon que je ne manque pas de trouver très judicieuse, que cette influence anglaise ne s’est pas fait sentir jusqu’à Tachkent. Ils tolèrent le vêtement civil à Corneille et à Racine, et même à Victor Hugo, en leur qualité de poètes. D’ailleurs, je leur fais remarquer qu’en France le métier de soldat est tellement honorifique que certains hommes de plume n’ont pas dédaigné de revêtir la cuirasse : je leur donne comme preuve Agrippa d’Aubigné, dont le portrait se trouve dans le recueil entre celui de Jules César et celui de Jeanne d’Arc. La réunion de ces trois contemporains à l’approbation des autorités indigènes de Tachkent, qui leur trouvent fort bonne mine. Les perruques du grand siècle sont aussi, à leurs yeux, quelque chose d’évidemment martial. Ils en saisissent tout de suite l’utilité pour parer les coups de sabre ; car chez eux, de même que chez les Kirghiz et chez les Turkmènes, le bonnet fourré est l’insigne de l’homme de guerre et est même considéré comme plus pratique dans la mêlée que le casque en métal.

Aussi la magistrature du siècle de Louis XIV, ainsi que toutes les illustrations parlementaires de la France qui, dans les volumes illustrés en question, sont destinées à contre-balancer les grands capitaines, apportent-elles un appoint aussi important qu’inattendu aux gloires militaires françaises. D’Aguesseau, le chancelier Séguier, tous les premiers membres de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, forment, dans ce recueil, une phalange compacte de gens de guerre qui émerveille les Kirghiz, et je suis surpris moi-même de leur découvrir, dans l’atmosphère du Turkestan, au milieu des bonnets hirsutes de mes interlocuteurs, une physionomie martiale que je ne leur avais pas connue jusque-là. En même temps, la plume que la plupart d’entre eux tiennent à la main achève de leur concilier la sympathie des Sartes, chez qui les belles-lettres sont en si grand honneur, et l’universalité des capacités du peuple français est reconnue à l’unanimité. Les Anglais sont décidément enfoncés ; quant aux autres peuples, ils sont tout simplement ignorés et demeurent dans une obscurité fâcheuse pour eux, malgré mon plaidoyer énergique en faveur des mérites de Philippe II, de Lope de Vega et même de Fernand Cortez, présens à cette soirée mémorable…

On voit que les Russes, avec beaucoup de raison, ont cherché par tous les moyens à inspirer à leurs sujets du Turkestan une haute idée de la civilisation et de la puissance des nations européennes dont ils sont les représentans. Ils ne négligent pas de les initier aux gloires historiques de l’Occident, ce que nous autres Français ne songeons pas à faire. Il y a là un précieux moyen d’autorité que nous dédaignons par trop, et bien à tort. Est-ce parce que, nous trouvant plus riches que les Russes au point de vue du passé, nous faisons trop bon marché de nos gloires et de nos illustrations historiques, dont nous avons une profusion ? Dans tous les cas, il serait désirable de ne pas pousser l’esprit de parti et l’admiration des vertus civiques, jusqu’à laisser croire aux Persans et aux Arabes que, seuls, ils ont eu de grands rois de grands guerriers, des chevaliers ou des martyrs. Peut-être serait-il bon de leur montrer que nous n’excellons pas seulement dans l’application des règles de l’économie politique et dans la fabrication de l’armement perfectionné qui permet de vaincre son semblable, ou de le supprimer s’il résiste, mais que nous les avons précédés aussi dans la foi religieuse, dans la gloire militaire, et que les notions de générosité, d’abnégation et d’idéalisme ont été en honneur chez nous avant que d’y être démodées, avant même que d’être pratiquées chez eux.

… L’histoire et la politique ne sont pas les seules facultés vers lesquelles soit ouverte l’intelligence des indigènes au Turkestan. Il faudrait bien des volumes pour faire l’analyse de ce que sont les arts en Asie centrale. La littérature, et surtout la philosophie, la poésie, l’architecture, et aussi la peinture et les arts décoratifs en général, sont arrivés à un haut degré de développement chez les populations sédentaires de ce pays. Ce résultat s’est produit sous l’influence des nations voisines, et surtout de la Perse, autant que par l’effet de leur génie propre. Nous avons parlé ailleurs de l’architecture et de la décoration des monumens[3] dont les grandes villes de Samarkande et de Boukhara renferment les spécimens les plus admirables.

Les Kirghiz nomades, vivant constamment sous la tente, n’ont pas d’architecture, et les arts décoratifs sont restés chez eux dans l’enfance. En revanche, la musique ne leur est pas étrangère, ou du moins ils y sont moins réfractaires que la plupart des autres peuples musulmans.

Je ne saurais entrer ici dans l’analyse technique de ce qu’est la musique en Asie centrale. Son étude ne serait pas sans intérêt en ce sens que cette musique est très différente de la nôtre, mais elle a beaucoup moins de science et surtout moins de variété. Cependant il ne faut pas croire que les nombreuses races, si diverses, qui occupent le centre du continent asiatique, soient toutes également douées — ou également mal douées — sous ce rapport. La musique des Nomades, et surtout celle des Kirghiz pasteurs, ne manque pas d’un certain charme étrange, tandis que les populations sédentaires en général sont moins bien partagées. Les Turkmènes qui, par leur tempérament et leur genre dévie, se rapprochent beaucoup des Arabes guerriers, ont peu de goût pour la musique : ils la dédaignent et la pratiquent peu. Rendons justice aux Afghans : bien qu’ils soient un peuple militaire, leur musique a quelque mélodie et même une certaine science ; leurs instrumens sont variés et assez perfectionnés : on trouve chez eux trois modèles de guitares, et deux modèles de violons, l’un à trois cordes, très répandu, et que l’on retrouve aussi dans tous les pays sartes, l’autre à quatorze cordes, plus spécial, dont le maniement est assez compliqué. Enfin, entre tous les Asiatiques ce sont, à notre avis, les Kachgariens qui sont les meilleurs musiciens.

Si la musique des Kirghiz n’est pas dépourvue d’une certaine poésie sauvage et d’une certaine mélodie, en revanche celle des Sartes, gens beaucoup plus civilisés pourtant que les Kirghiz, est absolument discordante et même dénuée de toute signification. Ceux qui ont entendu en Algérie, en Orient, ou tout simplement à l’Exposition de 1889, la musique arabe, l’ont certainement trouvée imparfaite, et il ne manque même pas de critiques pour lui contester toute valeur. Il faut avoir entendu la musique sarte pour reconnaître ensuite combien, relativement du moins, la musique arabe possède de méthode et de mélodie. Il est impossible de rien imaginer de plus effroyablement incohérent que les sons tirés par les Sartes de ces grandes trompettes rappelant, par leur forme, celles d’Aïda, et, par leurs sons, les odieuses trompes en terre cuite dont la préfecture de police tolère l’usage à Paris pendant les trois derniers jours du carnaval, pour le plus grand malheur des honnêtes gens. Les Sartes soufflent dans ces instrumens avec toute l’énergie que peuvent avoir des poumons habitués à braver les bises de la Scythie, et ils en tirent d’horribles beuglemens, avec le plus complet mépris pour tout principe d’accord ou de mesure. Heureusement ils ne se livrent à cet exercice que dans les occasions solennelles et les jours de grand gala. Cela suffit pourtant pour que les voyageurs de marque, dont le passage est par lui-même une fête pour les populations, trouvent trop fréquemment sur leur route des aubades de ce genre. C’est à cette circonstance que mes compagnons et moi nous avons dû de faire sortir des endroits où elles étaient en réserve toutes les trompettes des régions que nous avons traversées. Là comme ailleurs, les grandeurs ont leurs inconvéniens.

Les diverses races d’hommes qui habitent l’Asie centrale s’accordent d’ailleurs à reconnaître la profonde incapacité des Sartes en matière musicale, et la légende suivante, sur l’origine de la musique chez ce peuple, donne une idée fort juste de la nature de son génie dans cette branche de l’art. La tradition rapporte que, jusqu’à une époque relativement très récente, l’art de la musique était complètement inconnu chez les Sartes. Ce peuple, à la différence de tous les autres, avait vécu jusqu’aux temps modernes et était parvenu à un degré de civilisation fort avancé sans s’être jamais préoccupé de se délecter en prêtant l’oreille à ces bruits plus ou moins rythmés auxquels, en France, nous attachons assez d’importance pour en avoir fait l’objet de la création d’une académie nationale. Certain souverain boukhare dont nous tairons le nom, l’histoire ne nous l’ayant pas conservé, se trouva séparé de sa suite au cours d’une chasse ; il arriva seul, à la tombée de la nuit, sur son cheval exténué de fatigue, près d’un aoul kirghiz perdu dans le creux d’un ravin. Là habitaient des nomades dont la musique pastorale le charma. Son incognito et son piteux équipage lui valurent de ne pas interrompre la symphonie nocturne. De retour dans sa capitale, il mit aussitôt ses principaux courtisans et ses ministres en demeure d’apprendre sans délai la musique kirghize, afin d’être capables de charmer ses loisirs par leurs concerts, sous peine d’avoir la tête tranchée. Ceux-ci, désireux de s’initier au plus vite aux secrets d’un art aussi salutaire, se rendirent à l’aoul dont les habitans avaient éveillé le sens musical de leur auguste maître. Mais ces derniers, de mœurs simples, et surtout prudentes, en voyant de loin un cortège si imposant se diriger vers leurs modestes demeures, décampèrent sans bruit et en toute hâte, laissant leurs yourtes vides sous la garde de leurs chiens qui, privés de nourriture et abandonnés par leurs maîtres, ne tardèrent pas à hurler lamentablement. Les seigneurs sartes, de leur côté, ayant sagement réfléchi qu’il serait prudent de ne pas effaroucher les Kirghiz, campèrent à quelque distance de l’aoul ; puis, tout doucement, dès que l’obscurité de la nuit le leur permit, ils s’avancèrent le plus près possible du campement, de manière à en écouter les chants nocturnes. Les hurlemens des chiens, redoublés par le voisinage de ces intrus dont ils éventèrent la présence, furent notés par ceux-ci de la façon la plus scrupuleuse. Quand ils eurent suffisamment étudié le thème et l’orchestration, de façon à se croire certains de pouvoir les reproduire exactement, ils revinrent à Samarkande et déclarèrent à leur maître que la musique des Nomades n’avait plus de secrets pour eux. C’est depuis ce temps, dit la légende, que les Sartes possèdent un art musical qui n’a rien à envier à celui des chiens kirghiz.

Le sultan trouva d’ailleurs cette musique de son goût, car l’histoire ne nous dit pas que les ministres aient payé leur erreur au prix de leur tête, ni même de leur emploi, et, d’autre part, leur genre de talent paraît avoir fait école jusqu’à présent parmi les générations sartes qui les ont suivis.

… De tous les arts, le plus en honneur dans l’Asie centrale et le plus caractéristique, c’est incontestablement la fauconnerie. Elle est pratiquée non pas seulement par les grands seigneurs, comme le font encore quelques-uns des principaux chefs arabes dans le nord de l’Afrique, mais par tous les indigènes, riches et pauvres, grands et petits, quelle que soit leur situation sociale. Dans les ba/ars, dans les quartiers les plus pauvres, les marchands, les savetiers, les tisserands, les cordiers, les industriels les plus misérablement logés, ont, au fond de leur échoppe, un faucon ou un épervier sur un perchoir, et ils l’entourent des mêmes égards que nos vieilles filles peuvent prodiguer à leurs perroquets. Quand ils sortent, pour aller soit au marché soit ailleurs, ils prennent leur oiseau sur le poing, comme ils prendraient une canne ou un fusil, et si, chemin faisant, ils voient passer dans le ciel quelque vol de cailles, de canards ou d’autre gibier emplumé, ils lâchent leur oiseau, comme un chasseur de chez nous lâcherait un coup de fusil. En somme, dans ce pays si giboyeux, où les armes à feu sont à peu près inconnues, les oiseaux de proie les remplacent économiquement.

Cette antipathie des indigènes de l’Asie centrale pour les armes à feu, non seulement quand elles sont dirigées contre eux, mais même lorsqu’ils ont à s’en servir, est très particulière. Il est curieux de la rapprocher du sentiment tout opposé des Arabes, qui aiment tant à faire parler la poudre. La variété des races d’oiseaux de proie ainsi domestiqués est extrême. Il y en a de toutes les tailles, depuis les émouchets gros comme des passereaux jusqu’aux aigles, dont certaines espèces sont énormes et ne peuvent être portées à la force du poignet, des derniers, chers à nourrir, sont généralement la propriété de grands personnages, qui s’en servent pourchasser le renard, le lièvre ou la gazelle, animaux rares et dont la capture constitue un sport élégant.

Durant l’exposition de Tachkent, l’une des sections fut spécialement réservée à la chasse, et, à côté des lévriers turkmènes aux pattes fines, au poil ras et aux longues oreilles frisées qui leur donnent une physionomie si bizarre et si spéciale, figuraient les premiers sujets des équipages de fauconnerie les plus émérites du Turkestan. Le khan de Khi va lui-même n’avait pas dédaigné d’envoyer ses aigles les meilleurs accompagnés de ses piqueurs les plus experts. Avec un bon sens dont les administrateurs de nos expositions européennes devraient bien s’inspirer, le comité organisateur de l’exposition de Tachkent, au lieu de primer les animaux sur leur mine, les essayait plusieurs fois par semaine dans une plaine voisine de la ville, de manière à leur décerner des prix en connaissance de cause à la fin du concours. C’était un spectacle des plus intéressans que de voir la foule bariolée des cavaliers portant le costume caractéristique des différentes races auxquelles ils appartenaient, qu’ils fussent Sartes, Kirghiz, Turkmènes, Hindous ou Afghans, et lançant leurs oiseaux chacun selon la méthode de son pays.

Les porteurs d’aigles, plus chargés que leurs concurrens, avaient le bras soutenu par une sorte de fourche en bois fixée au côté droit de la selle. Je dois dire que le courage et la valeur relative des oiseaux nia paru être en raison inverse de leur taille. Les émerillons les plus petits s’attaquaient avec la plus grande hardiesse à des canards six fois plus gros qu’eux, tandis que les aigles se montraient assez médiocres et témoignaient peu de passion pour leur métier. Parmi les espèces de taille moyenne, les autours, réputés dans l’ancienne fauconnerie française oiseaux ignobles et de bas vol, se sont pourtant toujours comportés très honorablement, et je les ai vus déployer une persévérance et une intelligence dignes d’éloges pour arriver à prendre le dessus sur divers gibiers ailés d’assez grande taille et à vol puissant. Les milans, peu considérés autrefois chez nous où l’on n’était pas parvenu à les dresser, ont également été fort convenables. Au contraire, certains faucons, malgré la supériorité de leur force et la vitesse de leur vol, ont montré peu de cœur et peu d’habileté à la chasse.

En somme, comme résultat les cailles, les perdrix, les outardes ont généralement été prises assez facilement et presque sans combat, malgré une défense de ruse, souvent habile, mais ne pouvant compenser l’infériorité des moyens. Les canards, au vol rapide et puissant, ont souvent pu s’échapper et ont presque toujours distancé leurs agresseurs toutes les fois qu’ils n’ont pas été pris dès le départ, c’est-à-dire toutes les fois que l’oiseau de proie n’a pas été lancé avec précision et n’a pas évité toute fausse manœuvre pendant le temps assez court où le canard s’enlève lourdement. Quant aux pigeons, ils se sont toujours montrés manifestement supérieurs aux oiseaux de proie, et ceux-ci n’ont jamais pu, dans leur vol, parvenir à gagner le dessus, sauf lorsque les sujets servant à l’expérience avaient eu auparavant les yeux crevés ou le bas du cervelet traversé par une barbe de plume, opération barbare qui réduit le malheureux gibier à s’élever indéfiniment en spirale sans gagner en distance horizontale.

Au Turkestan, et notamment à Tachkent, dans les bazars, surtout devant les tchaï-khaneh, c’est-à-dire devant les restaurans ou maisons de thé, on voit les marchands ou les cliens suivre avec passion un autre sport qui se rattache au goût de la fauconnerie, à savoir les combats de perdrix et surtout de cailles. Ces derniers oiseaux, si nombreux en Asie centrale, et que nous avons coutume, en Europe, de considérer à un point de vue purement gastronomique, c’est-à-dire comme plutôt pacifique que belliqueux, ainsi qu’il sied à des oiseaux bardés de lard plus souvent que de fer, montrent une ardeur incroyable à lutter entre eux lorsqu’on les met face à face. Les propriétaires excitent encore cette frénésie en mettant de temps en temps la tête des oiseaux dans leur bouche, ce qui, paraît-il, provoque chez ces animaux une sorte de vertige furieux, ou en leur soufflant sur le bec une liqueur enivrante. Les gens trop pauvres pour avoir des faucons ont des cailles ; d’autres ont des perdrix d’une espèce très voisine de la perdrix rouge d’Europe. Comme les Sartes sont fort joueurs, d’importans paris s’engagent parmi les spectateurs. Les champions les plus célèbres sont entretenus avec soin dans des cages en filet, de forme ronde, pendues aux portes des heureux possesseurs. Mais l’excès de la célébrité a généralement pour effet de conduire directement les lauréats à la casserole, car, personne ne voulant plus parier contre eux, leurs propriétaires, gens essentiellement pratiques, ne conçoivent plus la nécessité de les entretenir davantage.

Les enfans eux-mêmes pratiquent la fauconnerie. On rencontre souvent, tant dans les pays sartes que dans les pays turkmènes, des enfans d’une dizaine d’années qui, coiffés d’énormes bonnets à poil usés par leurs pères, et avec cette mine sérieuse qu’ont les petits musulmans, portent gravement, sur leur main recouverte d’un vieux gant blanc trop grand pour eux, un oiseau de proie à l’air non moins majestueux. Les enfans à qui la pauvreté de leur famille ou l’économie de leurs parens ne permet pas le luxe de porter un oiseau noble s’exercent à ce futur sport en dressant des corbeaux avec lesquels ils simulent les pratiques de la fauconnerie, et qu’ils font voler en les attachant avec des ficelles comme chez nous les gamins font voler des hannetons. Les corbeaux sont innombrables dans ces grandes plaines de l’Asie centrale : pendant l’été on en voit passer des bandes et on en rencontre dans toutes les gorges rocheuses des immenses chaînes de montagnes qui, entre la Chine, l’Inde, la Perse et les steppes, couvrent une surface dix fois grande comme la France. Il y en a de toutes les tailles, depuis l’énorme corbeau qui se nourrit de cadavres jusqu’au choucas, à peine plus gros qu’un merle, le même qui chez nous habite les vieux clochers ; et toutes les espèces intermédiaires se retrouvent également là-bas : la corneille noire, les corneilles mantelées grande et petite, les freux et tous les autres représentans du genre. Au commencement de l’hiver, tous ces animaux, avec une précaution qui fait honneur à leur sagacité, viennent s’installer dans les villes ou dans les grandes oasis qui les entourent, et là, ils peuplent les vieux monumens et les grands arbres dépouillés. Ils font, avec une activité infatigable, la police de la voirie, ce qui n’est pas une sinécure dans ces grandes cités encombrées d’immondices. Mais généralement il survient, au cours de l’hiver, une période plus ou moins longue pendant laquelle la terre est partout couverte, même dans les villes, d’une épaisse couche de neige, et alors les corbeaux meurent de faim. Il faut voir avec quelle persévérance ils suivent du vol, quand ils en ont encore la force, ou simplement de l’œil, embusqués sur les arbres des chemins, les cavaliers qui passent, espérant que leurs montures laisseront tomber sur la neige quelque trace fumante de leur passage, laquelle devient immédiatement le centre d’un combat désespéré entre les convives aussi nombreux que peu difficiles. Beaucoup de ces oiseaux, malgré ces aubaines insuffisantes et malgré le métier indigne auquel ils descendent, meurent de faim, et leurs corps d’un noir vernissé parsèment en grand nombre la neige blanche. C’est dans cette saison que les enfans, abusant de leur misère triomphent du caractère défiant de ces animaux en les attirant par l’appât de tripes de mouton ou de carcasses de chat traîtreusement placées en évidence sur le tapis immaculé. Les malheureux corbeaux, acharnés sur l’appât, se laissent prendre à la main sans difficulté, livrant leur liberté pour le prix d’un dîner, et alors ils deviennent le jouet des enfans qui, tous, pendant cette saison, font, sans le savoir, concurrence au roi Louis XIII, le dernier fauconnier de France.

À ce propos, je me souviens qu’un jour, à Samarkande, lors du second séjour que j’y lis en 1891, après une grande tempête de neige qui avait duré quatre jours, j’eus pitié de ces malheureux corbeaux prisonniers et j’offris à quelques fauconniers en herbe de les leur racheter à raison d’un kopek la pièce. Je me hâtai de couper les ficelles des libérés, qui allèrent aussitôt, avec un déplorable manque de perspicacité, se faire reprendre ailleurs. J’aurais d’ailleurs tort de les trop critiquer, car en cela, ils ne furent pas plus maladroits que les esclaves nègres dont j’ai eu quelquefois, dans le Sahara, à me reprocher également la libération sentimentale, mais inconsidérée, et qui firent de même. J’avoue d’ailleurs que jamais la délivrance de ces derniers ne m’a causé plus de satisfaction morale que celle de leurs confrères emplumés, non moins noirs d’ailleurs et non moins infortunés. Je fus obligé, à mon grand regret, de renoncer à poursuivre en Asie ce rôle, pourtant si glorieux et si séduisant, d’adepte des doctrines du cardinal Lavigerie, car mes finances n’y auraient pas suffi. Au bout de peu d’instans, une foule toujours croissante d’enfans et même d’adultes, porteurs de corbeaux et prêts à les échanger contre une rançon malhonnêtement acquise, s’était formée autour de moi et me prouvait à la fois le succès de ma prédication et l’impossibilité pratique d’appliquer jusqu’au bout mes théories anti-esclavagistes. Beaucoup de propriétaires allaient même jusqu’à me faire crédit sur ma haute mine et à délivrer spontanément, avant d’avoir pu arriver jusqu’à moi, au milieu de la foule qui m’assiégeait, leurs prisonniers auxquels ils ne prenaient même pas la peine d’enlever leurs ficelles et qui s’enfuyaient empêtrés de ce signe de servitude. Je dus refuser de payer la rançon de ceux dont je considérais ainsi la délivrance comme incomplète, puis renoncer finalement à ma tâche, me rendant en cela, comme en tant d’autres choses, le complice moral d’injustices qui, pour être admises par les plus honnêtes gens, n’ont qu’un seul motif : celui d’être fréquentes, sans être pour cela moins odieuses.


III

… Au sud-est de Tachkent s’étend un pays fertile, intéressant, et peu étudié jusqu’ici, le Kourama, arrosé par le Tchirlchik, l’Angourane et leurs affluons ou leurs dérivations ; puis, plus au sud-est encore, après avoir traversé l’extrémité orientale du désert de Mourza-Rabat, et contourné ou traversé des montagnes considérables et peu connues encore, on atteint, en remontant le cours du Syr-Daria, le pays qui formait le noyau central de l’ancien royaume de Kokan, le Ferganah.

On nomme ainsi une province, la plus riche, la plus fertile et la plus riante peut-être de toute l’Asie, qui est constituée par le bassin supérieur du Syr-Daria. C’est une sorte d’immense cirque où viennent se réunir les affluens de ce fleuve. Ce cirque, entouré d’une ceinture continue de très hautes montagnes, dont les points culminans atteignent 5 000 et 7 000 mètres, mesure 400 kilomètres dans le sens de son plus grand diamètre, de l’est à l’ouest, et 300 kilomètres du nord au sud. La ceinture montagneuse ne présente qu’une ouverture étroite, par laquelle s’échappe le Syr-Daria, et où se trouve la ville de Khodjent. Trois millions d’habitans vivent dans ce pays fermé, dont la fertilité est admirable et le climat excellent. De grandes villes commerçantes, Kokan, Marghelan, Andidjan, Namangan, Tchoust, encore florissantes aujourd’hui, et d’autres aujourd’hui déchues, mais dont les monumens attestent une importance considérable, comme Kassan par exemple, s’y sont développées.

Nous ne raconterons pas le voyage à travers cette région qui vaut pourtant la peine d’être visitée et décrite en détail. Nous ne dirons pas la richesse de ses plaines, ni la pittoresque variété de ses montagnes colossales et encore à peine connues, car elles n’ont été encore qu’entrevues, et seulement par quelques topographes. Nous ne dépeindrons pas les charmes verdoyans de l’ancienne capitale, Kokan, que les historiens persans appellent Kokan-la-Charmante, et qui est bien en effet la plus charmante des villes de l’Asie centrale. Nous ne rechercherons pas, pour le moment, si ce pays délicieux, dont la vague réputation a pu être apportée jusqu’en Occident, il y a des siècles, par les marchands obscurs et anonymes qui, sur les traces de Marco Polo, y faisaient par intervalles un trafic indirect, n’a pas été le prototype du fameux pays de Cocagne, dont nul aujourd’hui ne soupçonne l’emplacement, mais où chacun sait que la vie est si bonne et si facile. Quelque peu connu que soit un pays pour les lecteurs, quelque connu qu’il mérite d’être, quelques merveilles qu’il renferme, il est pourtant impossible, dans le cadre d’une simple esquisse et dans les limites d’un article très bref, d’en décrire toutes les parties et de traiter toutes les questions intéressantes qui s’y rattachent.

Le Ferganah n’est pas seulement peuplé de Sartes commerçans ou cultivateurs. Sa partie orientale est encore habitée actuellement par les Kiptchaks, race guerrière et nomade qui, à diverses époques, a joué un grand rôle dans l’histoire de l’Orient, et qui y a fondé plusieurs empires. Aujourd’hui les représentans de cette race ont bien diminué de nombre dans leur pays d’origine, par les migrations successives qu’ils ont lancées dans diverses directions. Cependant, pendant les années qui ont précédé la conquête russe, ils ont constamment imposé leur tutelle aux khans de Kokan. Ils ont ensuite opposé aux armes russes une énergique résistance.


… C’est à Kokan que je vis l’un des meilleurs spécimens d’une fête dont j’eus l’occasion de contempler ailleurs mainte répétition : je veux parler de la baïga, divertissement favori des indigènes de tout le Turkestan.

Cet exercice est pratiqué, non pas seulement chez les populations nomades, mais aussi par les Sartes. Lorsqu’un marchand sarte a fait d’heureuses spéculations, lorsqu’il marie quelqu’un dans sa famille, ou lorsqu’il a tout autre sujet de réjouissance, il fait la dépense de l’achat d’une chèvre et il convie ses amis à la fête appelée baïga. Le programme est assez simple : un enclos plus ou moins vaste, généralement la place du marché, quand la fête se passe dans une ville, est loué pour la circonstance. Les invités les plus notables ou les plus vieux sont réduits au rôle de spectateurs et régalés aux frais de l’amphitryon, tandis que les plus jeunes ou les plus alertes sont à cheval et prennent une part active à la cérémonie. La chèvre, préalablement égorgée, est jetée à terre au milieu du groupe des cavaliers, dont le nombre est assez grand et peut atteindre une centaine. L’un d’eux ramasse le corps de l’animal, le place devant lui en travers sur sa selle, et part au galop. Les autres s’élancent à sa poursuite et cherchent à lui ravir sa proie. Ils y réussissent sans peine. La condition pour être proclamé vainqueur consiste en effet à faire trois fois le tour de la place sans se laisser arracher la chèvre. Comme les rivaux du porteur ont le droit de couper au plus court à leur gré et qu’ils sont au moins cinquante contre un, la victoire leur est assurée. L’un d’eux enlève sa prise au premier ravisseur et il devient aussitôt le point de mire de tous les autres. Aussi ne tarde-t-il pas à être dépouillé à son tour et la lutte se prolonge ainsi indéfiniment avec une issue toujours la même, malgré l’aide insuffisante que quelques parens ou amis prêtent parfois momentanément, pour animer et varier la lutte, à celui qui détient le trophée.

Le tournoi ne finit généralement qu’au bout de quatre heures environ, par la lassitude de tous les combattans. À ce moment, l’un d’eux, plus récemment arrivé que les autres ou monté sur un cheval qu’il a ménagé jusque-là, parvient, grâce à l’indifférence de ses rivaux, à faire trois fois le tour de la piste en emportant ce qui reste de la chèvre, c’est-à-dire le crâne auquel n’adhèrent plus que quelques lambeaux de peau et quelquefois un des pieds de devant. Il est alors proclamé vainqueur, et tous s’en vont faire baigner, dans la rivière la plus proche, les jambes de leurs chevaux, fort endommagées par ces exercices.

Ces fêtes offrent un spectacle curieux par la diversité des couleurs brillantes dont sont bariolées les longues robes de chambre des concurrens, ainsi que par l’indescriptible mêlée des hommes et des chevaux. Les cavaliers, parfois très vieux ou très gros, ont des tournures rendues encore plus bizarres par le vent qui gonfle leurs larges robes ; solidement cramponnés à leur selle, ils prennent les altitudes les plus irrégulières et se servent de leurs mains pour lutter avec acharnement, tout en montrant une insouciance complète de l’équilibre de leur monture. Quant à l’adresse des chevaux, elle est admirable et ils justifient pleinement la confiance illimitée que leurs cavaliers ont en leur solidité. Nous avons vu, par exemple, des concurrens, emportés par l’ardeur de la lutte, s’acculer dans un coin de la carrière limité par des maisons, grimper, sans s’occuper en aucune façon de diriger leurs chevaux et en employant leurs mains uniquement aux besoins du combat, les escaliers conduisant aux étages supérieurs, — et quels escaliers, des échelles formées de branches de saule, noueuses et tordues, réunies entre elles par de l’argile séchée ; — nous les avons vus ensuite pénétrer dans les logemens, démesurément bas de plafond, où gîtaient des familles nombreuses, en sortir par d’autres portes, toujours à cheval, puis descendre d’autres escaliers, sous forme d’une grappe vivante et roulante ; le tout sans interrompre un instant leur lutte acharnée, sans diriger leurs chevaux autrement qu’avec les jambes et sans qu’aucun de ceux-ci ait perdu l’équilibre, malgré de nombreux faux pas et malgré l’indescriptible poussée qui se produisait entre eux.

Ces exercices donnent encore une fort honorable idée de la race des chevaux karabaïrs, quelque inférieurs que soient ceux-ci comme sang et comme vitesse par rapport aux incomparables chevaux turkmènes et même aux excellens chevaux kirghiz.

Les Kara-Kirghiz des montagnes, eux aussi, de même que les Turkmènes, donnent souvent des baïgas, principalement à l’occasion des mariages. S’il faut en croire les voyageurs qui ont parcouru la région avant la conquête russe, l’usage, chez ces derniers, aurait été autrefois de pratiquer, au lieu de la course à la chèvre telle qu’elle vient d’être décrite, la course à la fiancée, dans laquelle l’héroïne était traitée, il faut le croire, avec plus de ménagement que ne l’est aujourd’hui la dépouille que s’arrachent les compétiteurs. La future mariée, montée elle-même sur un cheval, et revêtue de ses plus beaux atours, était poursuivie par les prétendans à sa main, qu’elle éloignait à grands coups de nagaïka, sorte de fouet de cuir, jusqu’au moment où elle se laissait saisir par le fiancé de son choix. Celui-ci devait, chez certaines tribus, l’enlever de son cheval et l’emporter sur sa propre monture.

Je parlerai ailleurs des villes du Ferganah, aussi intéressantes par leur histoire que par leur aspect actuel.

En passant à Marghelan, je ne puis omettre de mentionner le fameux tombeau d’Alexandre le Grand, que je visitai. C’est un monument d’architecture mongole, du XVe siècle, que rien ne distingue des autres mosquées de la même région. Nul sarcophage n’y est visible. On y conserve, dit-on, un lambeau d’étoffe, jadis rouge, qui aurait été autrefois, prétend la légende, un étendard macédonien. Cette partie de la tradition n’est peut-être pas dénuée de tout fondement. Il se peut que les envahisseurs musulmans aient encore trouvé là, au VIIe siècle, des restes de drapeaux remontant, non pas à Alexandre, mais au royaume gréco-bactrien. Dans tous les cas, ces débris ne semblent pas avoir survécu jusque dans les temps modernes, et je n’ai pu me faire montrer ce glorieux insigne, qui ne paraît pas avoir résisté aux siècles, pas plus que ne l’a fait le fameux étendard de cuir des Sassanides, l’ancien tablier du forgeron Sassan, fondateur de la dynastie, lequel tomba aux mains des Arabes, à la bataille de Kadésiah. Peut-être a-t-il été retrouvé par un homme d’Etat français, qui a voyagé en Perse.

Quoi qu’il en soit, l’emplacement de Marghelan peut bien avoir été celui de l’une des nombreuses villes portant le nom d’Alexandrie, et fondées par le conquérant macédonien. Peut-être était-ce la dernière d’entre elles, Alexandrin eschata, que l’on sait avoir été située dans le bassin de l’Iaxartes. L’emplacement du Khodjent actuel, qui lui est généralement attribué, a été admis par les géographes historiens à une époque où la richesse et l’importance du Ferganah n’étaient pas connues. Il est vraisemblable pour nous que les conquérans grecs ont dû chercher à assurer, par la fondation d’une ville plus centrale, leur autorité sur cette contrée, la plus riche de l’Asie.

… A la fin du mois d’octobre 1890, j’arrivais à Och, la plus orientale des villes du Ferganah, où commençait la partie plus difficile et nouvelle du voyage, celle qui peut mériter le nom d’exploration géographique.


EDOUARD BLANC.


  1. Voyez la Revue du 15 février 1893.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre 1893.
  3. Voyez la Revue du 15 février 1893. Samarkande.