Notes de Voyage en Asie centrale - La Question du Pamir

Notes de voyage en Asie Centrale - La question du Pamir
Edouard Blanc

Revue des Deux Mondes tome 120, 1893


NOTES DE VOYAGE EN ASIE CENTRALE

LA
QUESTION DU PAMIR


I

C’est au mois d’octobre 1890 que nous quittions la plaine du Ferganah, marchant dans la direction de l’orient, c’est-à-dire vers la Chine, et que nous entreprenions de traverser de l’ouest à l’est l’énorme massif de montagnes qui forme le centre de l’Asie et où viennent se rattacher, comme en un nœud colossal, les grandes chaînes qui constituent, en quelque sorte, la charpente de ce continent. Nous avions déjà traversé et parcouru le Turkestan russe et les pays qui en dépendent ; nous avions visité et admiré Samarkande[1], la grande capitale d’autrefois, Kokan, la capitule d’hier, Tachkent, la capitale actuelle, et les autres grandes villes, les unes en ruines, les autres encore vivantes, qui parsèment cette région si curieuse et si peu connue, la fraction de l’Asie centrale qui récemment est devenue russe. Il s’agissait maintenant de commencer la partie véritablement pénible du voyage, celle que l’on pouvait qualifier d’exploration proprement dite : non seulement le terrain présentait de grands obstacles naturels, mais encore il était entièrement nouveau, sinon pour les explorateurs européens, du moins pour les explorateurs français. Déjà d’assez nombreux voyageurs russes, savans, militaires ou diplomates, m’avaient précédé dans cette voie, qui traverse le plateau central de l’Asie pour aller du Ferganah dans l’empire chinois. Aucun Français ne l’avait encore suivie.

Ce sont quelques épisodes de ce voyage, exécuté dans un dessein purement scientifique, que nous nous proposons de mettre sous les yeux des lecteurs de la Revue, auxquels nous avons déjà présenté un aperçu de Samarkande, la principale et la plus intéressante des étapes du trajet préliminaire qui sépare les frontières de l’Europe des limites de la domination actuelle des Européens.

Si l’on considère l’Asie comme divisée, par les hautes chaînes de montagnes dont nous venons de parler, en secteurs disposés tout autour de son centre, on pourra définir le plan général de cette partie de notre voyage en disant qu’il s’agissait de passer du secteur que l’on peut appeler « le secteur russe » dans celui que l’on peut nommer « le compartiment chinois » ; et pour cela, il était nécessaire de franchir la colossale barrière naturelle qui les sépare, c’est-à-dire de couper de l’ouest à l’est la partie septentrionale du grand massif pamirien.

Ici nous demandons pardon aux lecteurs d’ouvrir une parenthèse et d’interrompre le récit épisodique de nos aventures de voyage pour entrer dans des considérations générales d’un ordre plus ardu. Mais le Pamir, — le Toit du Monde, comme l’appellent ses habitans, — est un pays si peu connu, si lointain et si inaccessible, les montagnes qui constituent ce formidable massif sont si énormes, si peu de gens les ont vues jusqu’à présent, et les noms en sont encore si peu familiers aux oreilles européennes, qu’il n’est peut-être pas inutile de jeter un coup d’œil théorique et général sur la géographie de cette partie du monde, pour dire quelles en sont les grandes lignes et quels sont les intérêts politiques et autres qui, pour le moment, s’y attachent.

Si nous regardons une carte de l’Asie, ce continent si vaste, dont l’Europe n’est, aux yeux du géographe et du géologue, qu’un appendice accessoire, nous voyons que la charpente principale de cette partie du monde, son ossature pour ainsi dire, est formée de trois grandes chaînes de montagnes qui se rencontrent en un point commun : ce sont les monts Himalaya, l’Hindou-Kouch (le Paropamise des anciens), et le système des monts Célestes, comprenant le Thian-Chan ou monts Célestes proprement dits, l’Altaï, qui en est le prolongement, et enfin les monts Stanovoï et autres, qui continuent ce grand alignement jusqu’à la presqu’île de Kamchatka.

Un quatrième système, moins important, et convergeant encore au même point, est celui qui forme la terrasse orientale du plateau de l’Iran et qui constitue ce que les Anglais ont appelé, dans ces dernières années, « la frontière scientifique des Indes. »

Ces quatre grandes arêtes montagneuses, presque inaccessibles, divisent l’Asie en quatre compartimens bien séparés. Aussi, dès les temps les plus reculés, quatre grandes races d’hommes, et plus tard quatre civilisations, la civilisation chinoise, la civilisation indienne, la civilisation iranienne et la civilisation touranienne, — celle-ci plus vague et moins connue. — se sont partagé le monde asiatique.

Aujourd’hui ces quatre civilisations anciennes ont fait place à d’autres plus modernes : mais les limites naturelles sont restées les mêmes. La domination russe s’est étendue sur l’ancien compartiment touranien ; la domination anglaise, sur le compartiment indien ; l’empire chinois, le plus vieux et le plus solide, a résisté jusqu’à présent, mais déjà il est entamé par ses deux puissans voisins, qui en plusieurs points ont dépassé les lignes de faîte formant leurs frontières naturelles. Quant au compartiment iranien, la rivalité des deux grands empires adjacens l’a seule empêché jusqu’ici de devenir la proie de l’un ou de l’autre ; pourtant la domination anglaise s’affermit de plus en plus sur l’Afghanistan, tandis que la Perse devient chaque jour plus inféodée à l’influence russe. Si la grande lutte, si souvent prédite, entre les deux puissances, ne survient pas à bref délai, le partage tacite de cette région encore indivise, de celle que les Anciens appelaient la Haute-Asie, se trouvera ainsi prochainement, sans secousses, être un fait accompli.

Les quatre grandes chaînes de montagnes que nous venons d’indiquer se réunissent en un nœud central, le Pamir, que les habitans appellent, avons-nous dit, le Toit du Monde, et qui a peut-être été, s’il faut en croire les traditions religieuses de presque tous les peuples, le berceau de l’humanité ; un berceau bien froid et bien peu confortable, même pour des gens aussi robustes et aussi peu délicats qu’ont pu l’être les hommes des cavernes desquels nous descendons.

Il paraît cependant prouvé, par le peu que nous savons aujourd’hui sur les migrations primitives des grandes races principales, que ces plateaux du Pamir ont été, sinon le centre de création des races humaines, du moins un important centre de dispersion.


II

Ce pays du Pamir, si haut, si froid, si inhospitalier aujourd’hui, et qui paraît avoir toujours été tel, c’est, s’il faut en croire les légendes primitives de presque tous les peuples, ou du moins l’interprétation scientifique qui en est donnée aujourd’hui, c’est l’ancien Paradis terrestre, le berceau de l’humanité. Si cette hypothèse est exacte, ce paradis perdu semble peu digne, soit dit en passant, d’être l’objet de notre éternel regret.

C’est là que l’homme aurait fait sa première apparition ; c’est de là que les diverses races asiatiques seraient descendues, suivant des directions divergentes, pour peupler progressivement, par des migrations successives, les diverses parties du vieux continent.

Nous n’entreprendrons pas ici la discussion du fond même de cette hypothèse : c’est une question ethnographique des plus ardues, la plus ardue même entre toutes, que celle du lieu d’origine du premier homme. Et ce n’est pas ici la place ni le moment de recommencer ni même de résumer les nombreuses controverses que cette théorie a soulevées, depuis l’époque déjà éloignée où l’éminent professeur Max Müller l’a mise en lumière pour la première fois, reportant le berceau de l’homme, ou tout au moins celui de la race blanche, du massif de l’Ararat aux montagnes de l’Hindou-Kouch, et des sources de l’Euphrate à celles de l’Oxus. Depuis lors, d’ailleurs, c’est-à-dire depuis l’époque où une critique profane a pour la première fois exproprié la mémoire de nos premiers parens de leur résidence classique, d’autres hypothèses plus modernes ont été émises, et maintenant, après les cavernes de la Gaule, c’est la Scandinavie méridionale qu’il est devenu de mode de considérer connue ayant été la résidence la plus probable des ancêtres les plus préhistoriques de l’homme civilisé. Au surplus, une théorie plus nouvelle encore tend à faire descendre la race aryenne, à laquelle nous avons l’honneur d’appartenir, du croisement de quatre races issues de quatre foyers distincts et fort éloignés les uns des autres. Cette hypothèse est celle qui a été soutenue avec talent et qui a paru prévaloir, l’année dernière, au Congrès international d’anthropologie, réuni à Moscou.

Dans tous les cas, que le Pamir ait eu ou non le monopole de ce rôle primordial, il semble avoir été un important centre de dispersion des races humai nés. En effet, sur les quatre flancs de cette large pyramide, aux arêtes de laquelle viennent se rattacher les grandes murailles qui découpent l’Asie, s’étalent en divergeant quatre races bien distinctes : la race indo-européenne, ou race blanche, du côté du sud et de l’ouest ; la race jaune proprement dite, la race chinoise, du côté de l’est ; la race turco-mongole ou finnoise, plus ou moins parente de la race jaune, au nord ; enfin, du côté du sud, dans l’Inde, une race noire ou du moins très foncée, qui paraît avoir précédé dans ce pays la race aryenne ou indo-européenne. On est conduit à supposer que ces diverses races sont descendues du sommet de la pyramide, où auraient habité leurs ancêtres communs.

Il est vrai aussi que l’on peut tout aussi bien interpréter les faits autrement, d’une façon diamétrale nient opposée. En considérant combien les chaînes de montagnes qui s’attachent aux arêtes de cette pyramide centrale sont énormes, jusqu’à quelles distances immenses elles prolongent leurs murailles abruptes, quels obstacles presque infranchissables elles paraissent opposer aux migrations humaines, on peut admettre au contraire que les diverses races d’hommes, venant des parties du monde les plus opposées, et remontant le cours des rivières ou le lit des vallées, ont convergé au fond de ces impasses, et que leurs avant-postes extrêmes ont fini par se joindre autour d’un sommet commun. Cette conception serait tout aussi vraisemblable que l’autre, bien qu’absolument inverse.

Toutefois il est à remarquer que les légendes de presque tous les peuples de l’Europe, de l’Asie, et même d’une partie de l’Afrique semblent d’accord pour conserver la tradition d’une résidence primitive dans un pays de grande altitude, situé, autant que l’on en peut juger, vers le centre du continent asiatique. Les légendes chinoises, qui s’appliquent à une bien grande partie de la population du globe, racontent formellement que les habitans actuels sont venus de l’ouest, et qu’ils avaient pour premier habitat un pays très élevé, montagneux, situé à l’occident des sources des grands fleuves qui arrosent l’empire chinois d’aujourd’hui. Les plus vieilles traditions sacrées de l’Inde peuvent être interprétées de la même manière. Les anciens textes de la Bible et les traditions, d’ailleurs fort vagues, des Arabes et de tous les peuples sémitiques ne sont nullement en contradiction avec cette hypothèse. Enfin l’Europe a été incontestablement peuplée, en majeure partie du moins, par des migrations qui toutes sont venues de l’orient et qui ont eu pour point de départ initial l’Asie centrale ou la Mongolie.

Que si nous nous défions des légendes, dont l’interprétation scientifique est toujours ambiguë ou du moins fort élastique, une autre présomption moins contestable en faveur du rôle joué par le Pamir et les régions voisines comme centre de dispersion de la vie sur le globe résulte de l’examen comparatif des faunes et des flores régionales, du moins dans l’hémisphère nord. Aujourd’hui encore, toutes les formes animales qui nous sont familières, et qui sont d’anciennes conquêtes de l’homme, pouvant l’avoir accompagné dans ses étapes, se retrouvent à l’état sauvage et primitif sur ce plateau central de l’Asie. Un y voit en abondance une grande variété de formes de mouflons, souches de nos moutons domestiques, des bouquetins et des chèvres sauvages, des yaks, ancêtres présumés de nos bœufs, des félins nombreux, le chien sauvage de l’Himalaya, duquel descend peut-être notre chien, les chevaux et les chameaux sauvages. L’existence de ces deux dernières espèces à l’époque actuelle a été longtemps contestée, mais vient d’être enfin démontrée par le dernier voyage des frères Groum-Grgimaïlo. qui, en 1890, ont découvert les uns et les autres dans le voisinage du lac Lob-Nor.

Si donc, sans plus d’examen, et coupant court à une critique aride que nous ne saurions ici pousser à fond, dans une esquisse qu’il ne nous est pas possible de faire autrement qu’à grands traits, nous admettons provisoirement la possibilité de l’hypothèse précitée, qui place sur le Toit du Monde le jardin de l’Eden, il nous reste à trancher cette question spéciale : « En quel endroit du Pamir faudrait-il placer ce jardin mystérieux ? » Car le massif montagneux dont il s’agit est fort vaste : dans son ensemble il a plus de 500 kilomètres de diamètre. Si, pour nous aider dans cette recherche, nous nous reportons aux anciens textes de la Genèse, nous y trouvons des renseignemens assez formels. Le deuxième chapitre nous dit, aux versets 10 et suivans :

« Dans ce lieu de délices il sortait de la terre un fleuve pour arroser le Paradis ; ce fleuve de là se divise en quatre canaux coulant vers les quatre points cardinaux :

« L’un s’appelle Phison, et c’est celui qui coule tout autour du pays de Hevilath, où il vient de l’or ;

« Et l’or de ce pays est très bon ;

« C’est là aussi que se trouve le bdellion et la pierre d’onyx.

« Le second fleuve s’appelle Géhon, et c’est celui qui coule tout autour du pays d’Ethiopie… »

Il est impossible, soit dit en passant, de ne pas remarquer l’identité curieuse ; du nom de ce fleuve avec celui de Djihoun, nom que porte encore aujourd’hui, chez tous les peuples de langue arabe, le grand fleuve Oxus, que les tribus de race turque appellent Amou-Daria.

Deux localités, sur le Pamir, répondent, plus ou moins, topographiquement, au signalement qui vient d’être donné. Si l’on s’en rapporte à l’étymologie locale, — Alaï, en kirghiz, signifie, dit-on, paradis, — on peut placer le Paradis terrestre dans la vallée d’Alaï. Dans ce cas, les quatre grands fleuves seraient ; le Tarim, qui coule vers l’est, représenté par une de ses sources, le Kizil-Sou, ou par une branche voisine, le Markhan-Sou ; le Sourk-Ab, qui coule vers l’ouest, et qui, par sa réunion avec le Pendj, forme l’Oxus ou Djihoun ; l’Iaxarte, qui coule vers le nord ; et en lin, au sud, l’ancien émissaire du grand lac Kara-Koul, qui aujourd’hui, par suite du dessèchement atmosphérique de la région, n’a plus d’écoulement, mais qui autrefois donnait naissance à deux rivières.

Dans une autre hypothèse, ce serait plus au sud, à 400 kilomètres de là, qu’il faudrait chercher l’emplacement de l’Eden. Ce serait la vallée du Ouakhan, appelée aussi Petit-Pamir, celle-là même qui fait l’objet du point principal de la future contestation de frontière entre les Anglais et les Russes, qui serait le lieu tant cherché.

On conçoit combien les Anglais, défenseurs patentés et fervens adeptes de la Bible, doivent tenir à la possession de ce précieux coin du monde, encore que l’air y soit irrespirable et que la terre y soit couverte de neige pendant neuf mois de l’année. On conçoit combien doit être pénible à leur conscience l’idée de le laisser entre les mains d’ennemis schismatiques. Il y a même là un argument de premier ordre, auquel ils n’ont peut-être pas pensé, et qui s’ajoute aux argumens stratégiques dont il sera question plus loin. Je le leur livre. On a fait les Croisades pour moins que cela, ou du moins pour des souvenirs et des intérêts chronologiquement moins anciens, — moins élevés aussi, au sens matériel du mot, sinon au sens spirituel ; — et quant à l’intérêt politique, il était incontestablement moindre. Aussi l’Angleterre serait-elle certainement enchantée de voir d’autres puissances européennes faire contre la Russie les frais d’une croisade qui, en détournant ses efforts d’un autre côté, l’empêcherait d’affirmer d’une façon définitive sa possession sur le Petit-Pamir.

Dans l’hypothèse qui identifie le Ouakhan avec le Paradis terrestre, les quatre fleuves dont il est parlé dans la Genèse seraient alors : l’Indus, c’est-à-dire ses deux affluens le Hounza et le Yarkoun, qui, partant, de deux sources très voisines, divergent ensuite et transforment ainsi presque en île une vaste région ; le Tarim, qui serait le Phison, représenté non plus par le Kachgar-Daria, mais par une autre de ses branches, plus considérable encore, le Yarkend-Daria, qui coule vers l’est ; et, quant aux deux autres fleuves, coulant l’un vers le nord et l’autre vers l’ouest, ce seraient l’Ak-sou et le Pendj. Partant de deux sources extrêmement voisines, — la plupart des géographes les font même encore aujourd’hui, par une erreur très excusable, sortir d’un même lac, le Tchakinak-Koul, — ils se rejoignent après un long circuit pour former le Djihoun : ils coulent donc bien tout autour d’une vaste contrée, comme le dit le texte biblique, qui se trouve ici être étonnamment d’accord avec la géographie de ces régions encore inconnues des Européens il y a peu d’années.

Le fleuve Pinson serait ainsi le Tarim, dans le bassin duquel sont bien les mystérieux gisemens non seulement d’onyx, mais aussi de jade, de pierre de lune et de pierre de corne, trois minéraux qui ne se rencontrent guère que là, et qui encore aujourd’hui sont considérés, dans tout l’Orient, comme ayant des vertus cabalistiques et une valeur considérable. Il est curieux vraiment de constater à quel point tous les détails du texte sacré sont continués par les plus récentes découvertes des explorations modernes.

Tout concorde, — à part les délices du lieu, — même les mines d’or : ce sont celles de l’Altyn-Tagh, retrouvées il y a trois ans seulement par Groumbtchevsky et par le colonel Pievtzoff, et dont j’ai eu l’occasion de rapporter moi-même des pépites.

Et c’est ici que paraît bien la grande simplicité du rédacteur ancien, quand, il écrit : « L’or de ce pays est très bon. » Quelle admirable naïveté ! Comme on se sent transporté aux temps heureux de l’enfance des peuples, à un temps antérieur même à celui de Ruth et de Booz, dont l’histoire est si simple et si grande, sans taches d’or ni d’argent ! Aujourd’hui les lois de l’univers ont changé : l’or est toujours bon d’où qu’il vienne. Les gouvernails des jeunes républiques du Nouveau Monde. — nous ne parlons pas de leurs aînées de l’Ancien, — se chargeraient de l’apprendre à l’écrivain hébreu contemporain de Moïse, si sottement naïf, et dont les descendans ont d’ailleurs progressé, eux aussi, car ils ont été nos maîtres. D’aucuns disent même qu’ils le sont encore.


III

Cette esquisse de la géographie physique d’un pays peu connu et récemment découvert nous conduit à parler de la question politique du Pamir, car il y a maintenant, avons-nous dit, une question du Pamir, de même que depuis tantôt un siècle il y a une question d’Orient, une question égyptienne et quelques autres questions baptisées de noms spéciaux, qui occupent les cabinets d’Europe et qui semblent d’autant plus insolubles que ceux-ci les ont étudiées davantage. Il faut espérer, dans l’intérêt de la paix européenne, que cette nouvelle question plus jeune, malgré toutes les difficultés naturelles qui hérissent le pays, et malgré le voisinage immédiat de la Chine, ne donnera pas lieu à toutes les chinoiseries qui caractérisent les problèmes diplomatiques dont le siège est, par rapport à l’Europe, du côté de l’Orient. Le problème actuel n’est rien moins en somme que celui du partage du grand continent asiatique, que Russes, Anglais et Chinois ont entamé depuis plusieurs siècles par ses bords, de trois côtés à la fois, et au centre duquel ils arrivent maintenant à se rencontrer. Ce partage de l’Asie entre les peuples modernes est certainement d’un intérêt moindre pour la France et pour certaines autres nations que le partage de l’Afrique, continent longtemps oublié par les Européens, et dont la curée anticipée les a passionnés depuis quelques années. Cependant le Pamir, clef de la position dans la question asiatique, ne manque pas d’intérêt et mérite d’occuper un instant l’attention du public, surtout en ce moment où ce litige est à la veille d’être tranché définitivement, et où des événemens très notables viennent de se passer sur ce terrain.

Comment se fera le partage du Toit du.Monde ? Quelles y seront les frontières futures entre les trois grands peuples qui, de trois côtés différens, ont entrepris d’en escalader les pentes ?

Pendant quelques années on a pu croire que ce grand massif montagneux resterait indivis ou sans maître, formant entre les trois plus vastes empires du globe ce que la politique moderne, — dans un langage emprunté au vocabulaire technique des chemins de fer, ainsi qu’il convient à notre siècle, — appelle un tampon. Les journaux d’outre-Manche ont répété, avec une assurance qui a été assez forte pour convaincre des tiers, cette parole prononcée par un homme d’Etat anglais a un moment où la Grande-Bretagne ne se sentait pas encore en mesure de soutenir avantageusement ses prétentions sur ce pays : « Le Pamir est trop petit pour être jamais le sujet d’une guerre entre les deux plus grandes nations du monde. » Admettre sincèrement qu’il en put être ainsi, c’eût été méconnaître le génie conquérant des deux grandes nations en présence ; c’était méconnaître le principe même de leur expansion coloniale, dont la marche envahissante est impossible à enrayer. Leur choc est aussi inévitable que peut l’être celui de deux locomotives lancées à la rencontre l’une de l’autre : leur masse aussi bien que l’impulsion acquise les poussent en avant, chacune de son côté.

Voici deux siècles que nous connaissons certain renard qui a formulé sur les raisins de la fable une opinion non moins nette et non moins motivée. Devant l’appréciation de l’éminent diplomate anglais, le public français ou, d’une façon plus générale, le public européen, a paru porté à penser que le Pamir était en effet, sinon bien petit, du moins bien loin pour mériter son attention.

Oui assurément, cette conclusion serait juste si la question politique du Pamir ne s’appliquait qu’au plateau glacé, inhabitable et relativement petit, — c’est à peine si sa superficie égale celle du quart de la France, — qui porte ce nom dans le sens géographique le plus strict. Mais, si l’on se reporte à ce que nous avons dit touchant la configuration du squelette de l’Asie, et si l’on considère toutes les conséquences politiques qui découleront de la possession du nœud central, conséquence que nous développerons tout, à l’heure, on voit que la question prend une singulière ampleur et que son importance est capitale pour les deux grandes puissances en présence.

La valeur des droits respectifs de l’une et de l’autre est peu connue en France, et il peut n’être pas sans intérêt de les rappeler.

Au point de vue de l’exploration purement géographique du Pamir, la priorité en date appartient à l’Angleterre. C’est en effet en 1838 que le lieutenant anglais sir John Wood. parti des Indes, en 1837, arrivait, premier Européen depuis Marco-Polo et Benedict Goez, sur le Toit du Monde, et y découvrait les sources de l’Oxus, ainsi que le lac Sari-Koul, source de la rivière Pamir, auquel il proposait de donner le nom de lac Victoria, en l’honneur de la souveraine qui à la même époque prenait possession du trône d’Angleterre. Plus tard, après un long intervalle, un autre officier anglais, Hayward, faisait, en 1868, un important voyage à l’est du Pamir, où il découvrait le Tagharma : il entrait, en 1870, dans le Yassine, où il était assassiné par les indigènes. Plus à l’est encore, sir Douglas Forsyth, après avoir pénétré une première fois, en 1870, en Kachgarie, c’est-à-dire dans le grand bassin fluvial qui s’étend à l’orient du Pamir, et qui fait aujourd’hui partie de l’Empire chinois, y retournait en 1873, à la tête d’une importante mission que tous les géographes connaissent et dont les résultats scientifiques ont été considérables[2]. Le but diplomatique de cette mission, non moins important que le but scientifique., était d’établir des relations régulières entre l’Inde et le souverain musulman de la Kachgarie, Yakoub-Beg, cet ancien danseur devenu homme de guerre et diplomate de génie, qui, après avoir affranchi le pays de la domination chinoise, y avait établi un gouvernement régulier et s’était fait reconnaître comme souverain indépendant par la Turquie, par l’Egypte et enfin par l’Angleterre ; la plupart des autres puissances l’avaient également reconnu d’une façon tacite. Mais les résultats politiques de cette ambassade furent annulés par la mort de Yakoub-Beg, survenue en 1870, et par l’écroulement de son royaume, qui, dès la fin de 1877, avait été entièrement reconquis par les Chinois. Sir Douglas Forsyth détacha le major Biddulph pour rechercher, au Yassine et au Kafiristan, les responsabilités de l’assassinat d’Hayward : cet officier explora le Petit-Pamir, tandis que le colonel Gordon, le même qui devait plus tard être Gordon-Pacha, accompagné de M. Chapman, explorait le Grand-Pamir et revoyait de nouveau le lac Victoria. Ces deux expéditions, après s’être rejointes, retrouvèrent ensuite en Kachgarie la mission de sir Douglas Forsyth et rentrèrent avec elle dans l’Inde. Mais ces différentes reconnaissances, dont la première au moins a eu la priorité sur les premières expéditions russes, ne pouvaient être considérées comme les préludes d’une annexion politique. En effet, les Anglais ne pouvaient faire valoir aucun droit de souveraineté sur les diverses petites principautés indépendantes qui se partageaient alors ces contrées, et l’Inde en était séparée par plusieurs autres États également indépendans, ainsi que par un labyrinthe de bassins fluviaux enchevêtrés et de chaînes de montagnes énormes, dont la géographie demeurait inconnue, et dont la traversée présentait d’immenses difficultés. Il ne pouvait être question alors de rien de semblable à une annexion de ces petits États par l’Angleterre.

Quant aux Russes, qui, il y a trente ans, étaient encore bien loin de ces régions, la magnifique conquête du Turkestan, si complète et si rapide, les porta en peu d’années, de 1864 à 1871, des bords de la mer d’Aral jusqu’au pied du Pamir. Dès 1871, l’éminent naturaliste Fedtchenko s’avançait sur le Pamir même et y faisait des découvertes de premier ordre. Il traversait les monts Alaï, pénétrait dans la vallée du même nom et découvrait la grande chaîne du Transalaï, dont les deux points culminans, le pic de Kauffmann et le Kizil-Aguine, mesurent l’un 7100 et l’autre 6600 mètres.

Les droits politiques de la Russie s’affirmaient par la conquête du khanat de Kokan, dont les nomades du Pamir se reconnaissaient depuis fort longtemps comme les sujets ou les vassaux. En 1876, Skobeleff, après avoir en quelques semaines conquis la plaine centrale du khanat de Kokan, qui devenait une province russe sous le nom historique de Ferganah, exécutait une expédition militaire dans la partie septentrionale du grand massif montagneux lui-même. Il franchissait l’Alaï, avec sa cavalerie et son artillerie, par le col de Taldik ; il faisait prisonnière la célèbre Kourbane-Djane, connue sous le nom de dakhtcha ou reine des Kirghises, et recevait l’hommage des chefs de tous les nomades du Pamir, autrefois vassaux du khan de Kokan. En même temps, le colonel Kastienko pénétrait plus au sud sur les plateaux mêmes du Pamir ; il visitait le lac du Grand-Karakoul, le lac des Dragons des anciens géographes chinois, et il découvrait la passe d’Ouz-Bel, qui, franchissant une ligne de l’aile très élevée, dont le point le plus bas n’a pas moins de 4630 mètres, met en communication le bassin de ce lac avec les vallées du Pamir proprement dit. La même année, en 1876, le général Kouropatkine, aujourd’hui gouverneur de la province transcaspienne, et qui fut chef d’état-major de Skobeleff dans des circonstances devenues historiques, passait sur le versant oriental du Pamir en traversant le col de Térek-Davan. À la tête d’un détachement important et accompagné d’un naturaliste éminent, M. Wilkins, dont la science déplore la perte récente, il s’avançait, à travers la Kachgarie, dans la direction de l’est, le long du versant méridional des monts Célestes, jusqu’au-delà d’Aksou.

Depuis lors, les expéditions de nombreux savans russes, le géologue Mouchkétoff, le célèbre professeur Sévertzoff, le capitaine Poutiata, l’ingénieur Ivanoff, le savant naturaliste Ochanine, et d’autres encore, ont sillonné le Pamir dans plusieurs sens et en ont révélé la topographie aux géographes européens d’une façon assez complète, car leurs itinéraires s’étaient déjà raccordés à ceux des explorateurs anglais, lorsqu’une expédition composée de trois voyageurs français, MM. Bonvalot, Capus et Pépin, entreprit pour la première fois, en 1887, de traverser le Pamir du nord au sud, c’est-à-dire de passer du Turkestan aux Indes, et du territoire russe sur le territoire anglais. Le voyage par lequel ils réalisèrent ce programme, voyage rendu plus difficile encore par la rigueur de la saison, et dont les résultats sont bien connus du monde savant tout entier, acheva de rattacher les itinéraires russes aux itinéraires anglais, en établissant un trait d’union entre les premiers, ayant pour base le versant nord du Pamir, et les seconds, exécutés sur le versant sud.

En dernier lieu, plusieurs expéditions, dont la plus hardie fut celle du capitaine Groumbtchevsky, en 1889 et 1890, achevèrent la prise de possession du Pamir par les Russes. Cette expédition fut suivie et sanctionnée par les démonstrations militaires et politiques exécutées en 1891, 1892 et 1893, que le colonel Yonoff, ainsi que par le gouverneur général du Turkestan, le baron Wrewsky. D’autre part, depuis 1889, plusieurs voyageurs anglais, M. Liltledale, le capitaine Younghusband, et cette année même lord Dunmore, ainsi que plusieurs autres, parcoururent ou traversèrent les parties les moins connues et les plus centrales du Pamir. Mais ces expéditions étaient certainement postérieures à l’occupation politique du pays par la Russie. Ces explorateurs ne peuvent être considérés que comme des particuliers ayant fait œuvre scientifique, et leurs voyages, pas plus que ceux des Français par exemple, ne peuvent constituer un prétexte à l’annexion de ces contrées par des puissances autres que la Russie.

Les droits politiques de celle-ci comme héritière du khanat de Kokan paraissent décisifs : elle est fondée à prétendre que les nomades, sujets ou vassaux de ce khanat, ont depuis de longues années joui paisiblement pendant l’été des pâturages du Pamir.


IV

Si maintenant nous considérons, non plus la priorité dans l’exploration purement géographique, mais la conquête politique, nous voyons que le premier avantage a été obtenu par la Russie. Les explorations scientifiques exécutées sur le Pamir par des missionnaires appartenant à cette nation ont toujours été suivies, presque simultanément et à bref délai, d’expéditions militaires décisives, ayant une solide base d’opérations dans la riche province du Ferganah et dans tous ces territoires du Turkestan, si vite conquis et si solidement occupés par les armes russes.

L’Angleterre, insuffisamment prête, a bien essayé de retarder les progrès de la Russie et de gagner du temps sans entrer elle-même en lice : pour cela elle a, depuis 1880 jusqu’en 1890, poussé en avant les Afghans, le seul précisément des quatre peuples limitrophes du Pamir qui n’eût guère intérêt à en faire la conquête et qui ne fût pas sérieusement outillé pour l’entreprendre. Car cette conquête, laborieuse, coûteuse et stérile, ne peut donner aucun bénéfice direct : elle n’a qu’un intérêt de politique internationale entre les grandes puissances. Or, dans le concert général des grandes puissances européennes, le rôle de l’Afghanistan est aujourd’hui, on peut le dire sans faire en aucune façon injure à ce royaume, des plus effacés. Néanmoins l’émir d’Afghanistan, Abd-ur-Rahman-Khan, souverain d’un peuple belliqueux et énergique, se sentant hors d’état de lutter contre des voisins aussi puissans et aussi solidement appuyés par la civilisation moderne et par la politique générale de l’Europe que le sont aujourd’hui l’Inde, la Russie, la Chine et la Perse, a donné libre carrière aux tendances militaires et conquérantes de son peuple du seul côté où les grands empires voisins lui en laissaient la liberté, c’est-à-dire du côté des montagnes du nord-est. L’émir, malgré ses velléités d’indépendance et de résistance à l’Angleterre sur d’autres points, malgré la haine intime qu’il nourrit certainement à l’égard des conquérans anglo-saxons, ses protecteurs et ses maîtres déguisés, n’a été dans cette circonstance que leur agent et leur prête-nom, ou du moins le défenseur, peut-être inconscient, de leurs intérêts. Les Afghans ont remonté peu à peu les hautes vallées de l’Oxus et de ses affluens, et ils ont annexé successivement les petites principautés plus ou moins indépendantes et vassales les unes des autres qui occupaient ces différentes vallées, le Badakchan, le Ouakhan, le Chougnan, le Rochan. La conquête de ces deux derniers pays date de 1883. En 1890, leurs prétentions s’étendaient à tout le Pamir, c’est-à-dire à toute la région géographique de grande altitude que nous avons définie sous ce nom collectif, et ils menaçaient même, sur le versant sud-est de cette vaste forteresse naturelle, c’est-à-dire dans le bassin du haut Indus, le Kafiristan, ou vallée du Yarkoun. En 1889 et en 1890 le capitaine Groumbtchevsky, l’explorateur russe, — on pourrait dire le champion russe, — dans la région, s’est constamment heurté, dans les diverses vallées qu’il a reconnues, aux avant-postes afghans, et, n’étant pas outillé pour la lutte, mais pour un simple voyage scientifique, doublé, il est vrai, ainsi que le comprennent les Russes, d’une très sérieuse reconnaissance militaire, il a dû constamment battre en retraite, en traversant à diverses reprises, pour passer d’une vallée dans une autre, des lignes de faîte extrêmement élevées et de l’accès le plus difficile.

En donnant un extrait de notre journal de route, nous aurons l’occasion de raconter notre rencontre et nos relations personnelles avec cet énergique et remarquable explorateur, devenu depuis lors colonel et chef du district d’Och, le plus avancé et le plus important du Ferganah au point de vue stratégique.

Les Afghans avançant toujours, il y eut à diverses reprises contact entre eux et les avant-postes chinois, et des pourparlers étaient engagés au sujet d’une délimitation à faire sur le Pamir entre l’Afghanistan et la Chine, pourparlers auxquels était venu se mêler, comme principal intéressé, le gouvernement indien, ou plus exactement le royaume de Kachmir, vassal et partie intégrante de l’Empire indien, lorsque, au printemps de 1891, la Russie se résolut à rentrer officiellement en lice sur le Pamir et à y imposer, par une action militaire, son arbitrage et sa volonté. Déjà, l’année précédente, pendant les pourparlers préliminaires entre l’Afghanistan, la Chine et l’Inde, un homme d’Etat russe avait prononcé cette phrase : « Ces trois puissances peuvent se partager le Pamir comme elles l’entendront ; peu nous importe qu’elles décident si telle ou telle partie doit aller à l’une ou l’autre d’entre elles : il est et il restera tout entier chez nous. » Dès la fin de 1890, aussitôt après la reconnaissance de Groumbtchevsky, une démonstration militaire sur le Pamir fut décidée, et au commencement de l’été 1891, les armes russes se montraient de nouveau sur le Toit du Monde. Une colonne de 500 hommes, choisis avec soin dans l’élite d’un grand nombre de corps du Turkestan, sous le fallacieux prétexte d’aller faire au Pamir, d’une façon collective, les exercices de sport et de chasse que faisaient jusque-là, dans des localités diverses et par petits groupes séparés, les meilleurs tireurs de chaque bataillon, balayait facilement le Pamir, sous les ordres du colonel Yonoff, de tous les avant-postes afghans. Cette opération fut continuée par un voyage que fit dans les mêmes parages, au cours du même été, le général Wrewsky, gouverneur général du Turkestan. Ce voyage officiel vient de se renouveler en 1893, après deux nouvelles campagnes du colonel Yonoff, exécutées l’une en 1892, l’autre cette année même. Les démonstrations russes s’étendirent, dès la campagne de 1891 jusqu’à la grande arête transversale formée par l’Hindou-Kouch et le Karakoroum, sans la dépasser pourtant. Une fois cette arête franchie, la frontière de l’Inde eût été ouverte, et sa sécurité future contre les invasions possibles eut été compromise.

Aussi, à son tour, l’Angleterre, au mois d’août 1892, entrait elle-même franchement en scène, cessant de se dissimuler derrière l’Afghanistan et le Kachmir. De 1880 à 1892, son système avait consisté à pousser en avant, vers le nord, ces deux États, l’un son vassal direct, et l’autre soumis en fait à son influence. La politique anglaise s’était attachée à faire disparaître ainsi peu à peu les nombreuses petites nationalités indépendantes qui, isolées par des chaînes de montagnes infranchissables, les plus hautes du globe, avaient gardé leur autonomie au fond des diverses vallées, enchevêtrées les unes dans les autres, d’où les eaux, par des défilés étroits et capricieux s’échappent vers l’Indus, l’Oxus ou le Tarim, c’est-à-dire vers la mer des Indes, la mer d’Aral ou le grand lac Lob-Nor ; elle avait cherché à remplacer ces petits États montagnards par deux grands États vassaux de l’Inde, le Kachmir et l’Afghanistan. Le souverain du premier n’était qu’un enfant en bas âge tenu en tutelle par un officier anglais. Quant au souverain du second pays, vaincu et réduit à merci par la guerre de 1878-79, c’était l’émir Abd-ur-Rahman-Khan, presque aussi hostile au joug étranger que son prédécesseur, Dost-Mohammed, dont les agissemens avaient motivé la dernière campagne des Anglais en Afghanistan ; mais leur devant son investiture, et ayant éprouvé leur puissance, il n’osait afficher trop haut ses velléités d’indépendance.

Souverain d’une population guerrière, la plus brave de l’Asie après les Turkmènes, et très supérieure en nombre à ceux-ci, car elle compte quatre millions d’habitans, Abd-ur-Rahman, s’il n’avait eu pour voisine la Grande-Bretagne, aurait peut-être renouvelé les exploits des Gaznévides et conquis la Perse avec une partie de l’Inde. Tenu en échec sur presque toutes ses frontières par la politique européenne, il s’en dédommageait en guerroyant de son mieux contre les habitans des seules régions qui lui restaient ouvertes, c’est-à-dire contre ses voisins du nord-est, les chefs des petites principautés du Pamir.

Cette politique des Anglais avait un double avantage : n’avant eux-mêmes aucun droit sur les petits États dont il s’agit, ils s’en créaient, indirectement en encourageant des complications gouvernementales entre ceux-ci et les deux royaumes sur lesquels ils pouvaient espérer, à un moment donné, faire valoir des droits de suzeraineté indiscutables. Aussi l’Angleterre aurait-elle probablement continué cette politique jusqu’à la complète disparition de ses petites principautés limitrophes du grand massif montagneux de l’Asie centrale, si la Russie ne l’avait forcée à changer de-méthode par la première expédition du colonel Yonoff et par l’affirmation de ses droits de souveraineté sur le Pamir.

À ce moment, deux petits États seulement restaient encore indépendans : le Khondjout, comprenant le bassin de la rivière Hounza, affluent de l’Indus, à l’extrémité septentrionale du bassin de ce fleuve, au nord du Kachmir, et le Kafiristan, plus important, située au nord-est de l’Afghanistan, entre ce royaume et celui de Kachmir. Le premier de ces deux petits États, dont l’Inde, la Chine et la Russie convoitaient la suzeraineté, était gouverné par un souverain brigand, régnant lui-même sur une population de brigands, Saïder-Ali-Khan, consolidé sur le trône par l’assassinat de son père ; quant au Kafiristan, comprenant, comme nous l’avons dit. la longue vallée du Yarkoun, affluent du Kaboul, qui lui-même se jette dans l’Indus, il obéissait à un autre brigand, le mehtar ou meztar de Tchitral, Amman-ould-Moulk, qui dans les dernières années, avait beaucoup accru son importance en annexant à ses possessions, au prix d’assassinats compliqués et nombreux, celles de ses voisins, les mehtars de Mastoudj, du Drassoune et du Yassine ; cette dernière principauté consistait en une vallée annexe de celle du Khondjout, et débouchant dans le thalweg de l’Indus par une gorge qui est l’entrée unique de ces deux pays, le défilé de Guilguit. C’est ce même Amman-ould-Moulk qui, en 1870, avait fait assassiner, près de Sarhad, l’explorateur anglais Hayward. Entre le Kafiristan et l’Inde, des tribus guerrières et encore indépendantes, dont les principales étaient les Svat, occupaient trois ou quatre vallées pauvres et presque inaccessibles, au nord de la rivière Kaboul, c’est-à-dire au nord des fameuses gorges de Peschaour, célèbres par le passage des grands conquérans de l’Inde, et plus récemment par les combats que les Anglais eurent à y livrer. Enfin, sur le sommet même du Pamir, un simple chef de voleurs indépendant, Sabib-Nazar, tenait encore le pays, réunissant sous sa loi les outlaws et les écumeurs de frontières échappés de l’Inde, de la Chine et du Turkestan russe.

Telle était la situation politique de ces régions, situation simplifiée depuis vingt ans, mais encore assez complexe, lorsque l’Angleterre jugea indispensable d’y intervenir. À la suite de la révolte des Houzaras, peuplade guerrière, dont l’importance politique ainsi que la nouveauté sur la scène du monde ne peuvent être comparées qu’à celles qu’avaient les Khroumirs au moment de la campagne de Tunisie, et dont l’état troublé, sur leur territoire indépendant et presque inaccessible, n’était pas moins dangereux pour l’Angleterre que les agissemens de ces derniers pouvaient l’être pour la France, le colonel Lockhart, aujourd’hui général, entrait en campagne avec quatre mille hommes, s’emparait en peu de jours de la haute vallée de l’Indus en amont du point où ce fleuve traverse l’ancienne frontière de l’Inde ; il se portait très rapidement jusqu’au confluent du fleuve avec la rivière de Guilguil, pénétrait dans les défilés d’où sort cette dernière, et occupait les vallées du Khondjoul, du Yassine et du Svat. Sur ces entrefaites, le frère du mehtar de Tchitral, Askoul-Khan, sortant fort à propos des montagnes du Badakchan, pays mal policé, où l’influence boukhare, inféodée à la Russie, avait été un moment sur le point de prévaloir, assassinait son frère, selon l’usage de sa famille, juste à temps pour motiver en Kafiristan l’intervention des Anglais, que ne pouvait laisser indifférens un pareil attentat contre la morale publique, dans ce pays où d’ailleurs aucun Européen n’avait jamais résidé. Comme épilogue des opérations militaires et diplomatiques qui ont eu lieu depuis lors dans ces contrées, et qui ont été conduites avec autant de vigueur que de décision, l’ancien capitaine Younghusband, l’éminent voyageur, champion des Anglais sur le Pamir et émule du champion russe Groumbtchevsky, vient d’être nommé, il y a quelques semaines, agent diplomatique de l’Angleterre au Khondjoul et au Tchitral, avec des pouvoirs exceptionnels.

Sous son gouvernement, le Kafiristan tout entier, qui a été arraché aux Afghans, mais pour tomber sous la domination directe des Anglais, le Yassine, le Khondjoul et, le Svat vont former dorénavant une nouvelle province de l’Empire indien, grande comme la moitié de la France : la ligne de l’Hindou-Kouch et celle du Kara-Koroum sont occupées par les Anglais depuis le col de Chimehal jusqu’à la longitude de Gandamak, et le problème qui consistait à donner au nord-ouest de l’Inde une bonne frontière stratégique est aujourd’hui résolu. On sait que la solution définitive de ce problème n’avait jamais pu être atteinte par les Anglais jusqu’à présent, et, qu’elle avait toujours dû être ajournée à la suite de chacune de leurs conquêtes successives dans cette direction : au-delà de chaque vallée nouvellement acquise au prix d’efforts considérables, s’ouvraient toujours d’autres vallées dont les rivières torrentielles débouchaient les unes dans les autres par les tracés les plus capricieux, formant un réseau inextricable et ouvrant, dans les lignes frontières les mieux étudiées, des brèches qui les rendaient imparfaites.

Nous dirons, en racontant bientôt quelques-unes de nos aventures de voyage, dans quelles circonstances nous avons eu la bonne fortune de rencontrer et de voir à l’œuvre, sur le terrain de se exploits, notre confrère le capitaine Younghusband. La nouvelle province ne peut être, confiée à de meilleures mains, c’est-à-dire que ce pays de montagnes énormes et infranchissables, peuplé de brigands féroces, ne peut être gouverné par un chef plus résolu, plus énergique, plus loyal, connaissant mieux le pays et y ayant mieux fait ses preuves à tous égards.

Cette conquête nouvelle a répondu coup pour coup à celle du Pamir proprement dit par les Russes, et, en même temps qu’elle a restreint les conséquences politiques de cette dernière opération, elle a d’emblée réduit les prétentions territoriales de la Russie à leur minimum. Car on se souvient de la réponse faite en 1891 par le cabinet de Saint-Pétersbourg aux observations de l’Angleterre lors de la première campagne du colonel Yonoff : « Cette expédition a l’ordre, répondit-on, de rester constamment au nord de la ligne de faîte de Hindou-Kouch et du Karakoroum ; elle ne sort donc pas du territoire russe. » Or, maintenant les Anglais, non seulement ont atteint de leur côté cette même ligne de faîte que les forces russes n’avaient pas occupée d’une façon permanente, mais encore ils émettent des prétentions, au nord de cette ligne, sur certains territoires, tels que le Ouakhan et d’autres pays voisins.


V

Au point où en sont maintenant les choses du Pamir, une délimitation, amiable ou non, est imminente et nécessaire entre les deux grands empires russe el indien. Les petits États intermédiaires, qui avaient jusqu’ici servi de tampons, ont cessé d’exister, en même temps que la géographie de ces contrées si peu accessibles et jusqu’ici trop mystérieuses pour que la diplomatie européenne y puisse opérer, a cessé d’avoir des secrets. La Russie et l’Angleterre ont déjà entamé des préliminaires de négociations auxquels s’est associée la Chine, qui attache un grand prix à son autorité dans ces régions, et un plénipotentiaire chinois, spécialement délégué pour prendre part à ces conférences, est en ce moment en Europe.

Suivant quel tracé va se faire cette délimitation, ou plutôt quelles sont les lignes frontières que l’une ou l’autre des parties en présence peut aspirer à posséder, et quelles sont les limites en deçà desquelles le souci de sa sécurité future ne lui permet pas de se laisser refouler ? C’est ce que nous allons essayer d’indiquer sommairement.

Déjà les Anglais occupent, avons-nous dit, la ligue de l’Hindou-Kouch dans toute sa partie orientaient partir du 68e degré de longitude Est jusqu’au nœud central où se rattachent les grandes arêtes montagneuses de l’Asie. Ils occupent de même, à l’est de ce grand nœud central, toute la ligne du Kara-Koroum jusqu’au Thibet. Ils ont donc acquis au nord de l’Inde leur grande frontière naturelle, la ligne de partage des eaux, la ligne de faîte du Toit du Monde, après avoir dépassé successivement les chaînes énormes situées en deçà, et qui leur avaient pendant longtemps servi de frontières provisoires. Les premières pentes de ces montagnes, celles qui en forment les contreforts les plus méridionaux, avaient toujours été considérées comme servant de limites septentrionales à l’Inde géographique en même temps qu’aux pays habitables et exploitables : aussi les divers empires indiens, tant anciens que modernes, plus soucieux des revenus que peuvent donner les peuples que de la concordance des frontières de ceux-ci avec les limites des grands bassins hydrographiques, et ignorant des combinaisons internationales auxquelles le concert européen moderne a donné lieu, avaient borné leur autorité aux parties riches et accessibles de l’Indoustan, laissant volontairement en dehors de leurs conquêtes des pays aussi pauvres et aussi improductifs que ceux dont il s’agit.

Les Anglais ont fait une œuvre plus complète : se limiteront-ils même à celle-ci ? Telle ne semble pas être jusqu’à présent, leur intention.

Les dernières propositions faites par eux, et qui, paraît-il, constituent le minimum des concessions que le cabinet de Londres juge pouvoir faire, ne se borneraient pas à attribuer sans conteste à l’Angleterre la part, déjà fort belle, composée par tout ce qui est au sud de l’Hindou-Kouch. La domination anglaise prétendrait aller au-delà, sur le sommet du Toit du Monde. La Russie s’arrêterait à la rive droite du Pendj, grande rivière qui est la tête principale de l’Oxus : la frontière remonterait cette rive jusqu’au continent des deux rivières Pamir et Ouakhan, dont la réunion forme le Pendj et dont les deux vallées portent respectivement les noms de Grand et de Petit-Pamir : puis elle suivrait la crête séparant ces deux vallées jusqu’au point appelé Rabat-Ak-Tach, où devra probablement passer aussi la frontière chinoise, encore indécise aujourd’hui. Le Petit-Pamir tout entier, c’est-à-dire la vallée du Ouakhan, ainsi que la haute vallée de l’Ak-sou, la seconde grande branche de l’Oxus, appartiendraient à la Grande-Bretagne.

Cette proposition, très sérieusement formulée par l’Angleterre et par les défenseurs de ses intérêts, ne peut être considérée par ceux qui connaissent la topographie du pays que comme une agréable plaisanterie, une de ces plaisanteries sinistres pour ceux qui les acceptent, comme les Anglais seuls en savent émettre sérieusement, et comme seuls ils savent les soutenir avec cette unanimité supérieure à toutes les querelles de partis, qui fait leur force vis-à-vis des étrangers.

Il y a lieu d’espérer que la Russie saura y répondre connue il convient, et qu’elle ne sera pas dupe de ce jeu, comme la France l’a été si souvent depuis vingt ans, aussi bien en Afrique qu’en Asie.

Par l’application du tracé qui vient d’être indiqué, on le voit, l’Angleterre se ferait la part du lion. Non seulement elle tiendrait la ligne des crêtes, mais elle aurait même les deux versans de l’Hindou-Kouch. Elle pourrait fortifier à son aise les trois cols qui traversent cette chaîne : le col de Baroghil, le plus important de tous, clef de la position dans tout ce système de montagnes, le col de Karambar et celui de Yanali.

L’Inde aurait ainsi une frontière inexpugnable au point de vue défensif : elle pourrait utiliser de la façon la plus avantageuse les énormes chaînes de montagnes, les plus hautes du monde, qui lui constituent une ceinture complète. En même temps, au point de vue offensif, elle posséderait, dans la plaine du Petit-Pamir, une sorte de camp retranché, c’est-à-dire une admirable position stratégique, d’où elle menacerait à son gré le bassin de l’Oxus, c’est-à-dire le Turkestan russe, et le vaste bassin aralo-caspien tout entier ; car elle tiendrait les deux sources principales du grand fleuve Oxus, qui en est l’artère, à savoir la source du Pendj et celle de l’Ak-sou.

En arrière de cette frontière naturelle de l’Hindou-Kouch, déjà excellente par elle-même, on peut très aisément, par la fortification facile du col de Darkoth, rendre infranchissable la ligne de faîte, parallèle à la première, qui sépare la vallée de Tchitral de celle du Yassine ; ce qui crée encore une seconde ligne de défense presque impossible à forcer. On ne peut la tourner qu’en faisant une marche de flanc de 500 kilomètres vers le sud-ouest et en forçant ensuite les passes de Peschaour, dont le système de défense est depuis longtemps étudié par les possesseurs de l’Inde. Enfin, en admettant que l’ennemi franchisse le col de Darkoth, et pénètre dans les vallées du Yassine et du Khondjout, la communication de celles-ci avec l’Inde est barrée facilement par la fortification de Guilguit, qui garde l’entrée de la gorge étroite par le fond de laquelle les eaux de ces deux pays fermés communiquent avec la vallée de l’Indus.

La frontière nord-ouest de l’Inde, jusqu’à présent mal fermée, sera ainsi couverte par une triple ligne de défense tout à fait formidable, et telle que jamais aucun des grands empires de la Péninsule n’en a possédé.

Les Anglais, en outre, par la possession, du Ouakhan, et par celle du cours supérieur du Yarkand-Daria, dont ils revendiquent les sources, situées au nord du Kara-Koroum, auraient un pied dans le bassin de l’Oxus, c’est-à-dire dans le Turkestan russe, et un autre pied dans le bassin du Lob-Nor, c’est-à-dire en Chine. Pour qui connaît le système de progression envahissante et la force d’expansion des colonies anglaises, on sait ce que veulent dire pour l’avenir ces deux positions. Si la Russie accepte cette combinaison, elle a, malgré l’avance qui semblait lui être acquise depuis vingt ans, perdu la partie dans le partage du Toit du Monde.

Pour le faire clairement comprendre, nous sommes obligé) de donner ici quelques détails sur la géographie stratégique de l’Hindou-Kouch, la grande arête montagneuse qui sépare la région indienne de l’ancienne Scythie, c’est-à-dire de l’Asie septentrionale. Si la partie occidentale de cette chaîne était déjà connue depuis un certain nombre d’années, en revanche son extrémité orientale, celle qui se relie aux grandes chaînes encadrant l’Empire chinois, c’est-à-dire la partie qui touche au nœud central du Pamir, n’a été découverte que par les expéditions toutes récentes dont les résultats, encore presque tous inédits, ne sont encore qu’à peine révélés aujourd’hui. Les découvertes dont il s’agit datent des trois dernières années. Pour montrer combien la géographie de cette région était mal connue, nous dirons que naguère ; encore certains géographes européens s’accordaient à enseigner que le Paropamise des historiens grecs, cette chaîne de montagnes dont ceux-ci ont tant parlé, en l’appelant aussi Caucase indien, et en la dépeignant comme l’inévitable barrière que devaient franchir tous les conquérans de la hante Asie, n’existait pas. Or le Paropamise, on le sait maintenant, n’est autre chose que l’Hindou-Kouch, et son existence s’est affirmée, de la façon la plus indéniable et la plus imposante, aux yeux de tous les voyageurs encore rares qui ont pu contempler son formidable et gigantesque profil. Partant du nœud central des grandes chaînes asiatiques, cette crête s’avance dans la direction de l’ouest-sud-ouest, jusqu’au-delà de Hérat, et ses cimes arrivent jusqu’à l’énorme altitude de 7 800 mètres, presque égale à celle des plus hauts sommets de l’Himalaya.

Trois routes, ou, pour mieux dire, trois groupes de routes, permettent de traverser cette chaîne de montagnes colossale, que les conquérans venus du nord ou de l’ouest, Perses, Macédoniens, Arabes, Mongols et Turcs, ont si souvent franchie, toujours victorieux, malgré l’extrême difficulté du terrain, pour se ruer à la conquête des fertiles plaines de l’Inde.

Si nous considérons cette grande barrière montagneuse dans tout son développement, c’est-à-dire depuis Hérat jusqu’à la frontière de Chine, sur une longueur de 1 500 kilomètres, nous voyons que vers son centre, tout près de la ville de Kaboul, entre la moitié orientale qui seule porte aujourd’hui, pour les indigènes le nom d’Hindou-Kouch et la section qu’ils nomment Kouch-Baba (Mère des Montagnes), s’ouvre un groupe de cols, les passes de Bamian. Ces défilés empruntent ce nom collectif à la petite ville de Bamian, située sur la rivière Koundouz, à une altitude de 2 000 mètres, et qui en est la clef sur le versant nord. L’une des routes qui en partent va directement de la vallée du Koundouz dans celle du Kaboul, c’est-à-dire du bassin de l’Oxus dans celui de l’Indus, par la traversée d’une ligne de faîte unique. C’est le col de Chibar, dont l’altitude, voisine de 4 000 mètres, n’est pas très forte par rapport au fond des vallées adjacentes et dont l’accès est relativement aisé. Ce n’est cependant pas la route la plus fréquentée, car elle n’est pas la plus facile, et en outre la vallée du Gourbent, affluent du Kaboul, où elle débouche, ne permet d’atteindre que par un long détour la ville de Kaboul, capitale de l’Afghanistan. L’autre route, plus fréquentée, passe d’abord de la vallée du Koundouz dans la haute vallée de l’Helmound, c’est-à-dire du bassin aralo-caspien dans celui des lacs du Seïstan, par le col de Khodjikak, qui échancre l’Hindou-Kouch à une altitude de 3 720 mètres ; puis il reste à franchir une autre chaîne, celle qui sépare le bassin de l’Helmound de celui de l’Indus. C’est ce que l’on fait par un second col, celui d’Ounaï (3 450 mètres), d’où l’on redescend directement sur Kaboul. Toute une série d’autres passages, moins accessibles, mais cependant praticables, et que des détachemens armés ont souvent suivis, avoisinent, à l’est, les cols de Chibar et de Khodjikak, c’est-à-dire traversent I’Hindou-Kouch entre les passes de Bamian et la partie culminante de la ligne de faite, qui, avons-nous dit, atteint 7 800 mètres, et qui a pour sommets dominans les pics de Tiratch-Mir et de Sad-Ichtrag. Le plus fréquenté de ces passages est le col de Sar-Oulan (3 600 mètres), qui met en communication un affluent du Koundouz avec un autre torrent, affluent du Kaboul.

À 700 kilomètres plus à l’ouest que les passes de Bamian, s’ouvre, entre les Steppes et l’Inde, une route facile, celle de Hérat, si facile qu’il est devenu banal de dire que la citadelle de Hérat est la clef de l’Inde et de l’Asie centrale. On traverse en effet la ligne de faîte du Syiak-Kouch, prolongement abaissé de l’Hindou-Kouch, au sud de Hérat, par un col bien aisément accessible, le col de Sianeh-i-Kouch, dont l’altitude n’est que de 1 625 mètres, tandis que celle de Hérat, au fond de la vallée adjacente, est déjà de 800 mètres. Une fois dans le bassin de l’Helmound, où l’on accède par ce col, une grande route, contournant par le sud les contreforts méridionaux du Paropamise, conduit à Candahar, la seconde capitale de l’Afghanistan, d’où les invasions peuvent descendre sur le bas Indus par les passes de Bolan. Cette route, si facile, de Hérat et de Candahar, la plupart des grands conquérans l’ont dédaignée comme trop indirecte : Alexandre le Grand, Mohammed le Kharismien, Tamerlan, Baber, tous ceux qui ont conquis l’Inde, ont passé directement plus à l’est, généralement par l’un des cols dont nous avons parlé.

Il nous reste donc à indiquer quels sont, tout à fait à l’est de l’Hindou-Kouch, à l’autre bout de la chaîne, les défilés naguère encore inconnus qui vont du Pamir dans le Kafîristan et le Khondjout, c’est-à-dire dans l’Inde : ils se trouvent aux sources du Yarkoun, affluent indirect de l’Indus. De ces défilés, le principal, le plus connu, le plus facile, est celui de Baroghil. Cette route du col de Baroghil est la plus importante de tout le Pamir. C’est la seule par laquelle l’artillerie et les bagages d’une armée moderne puissent passer du Turkestan dans l’Inde. Son altitude est de 12000 pieds, cote qui paraîtra forte, car auprès d’elle le fameux passage du Saint-Bernard est bien modeste. Mais dans cette région de montagnes gigantesques, près desquelles les Alpes ne sont pour ainsi dire que de simples collines, un col de 12 000 pieds est relativement très peu élevé. Celui-ci est presque de plain-pied avec le fond des vallées voisines. De son débouché méridional, un agresseur venu du nord pourrait, sans franchir aucun nouveau col, arriver jusqu’à l’Indus. Il suffirait pour cela de descendre la vallée du Yarkoun pendant toute la traversée du Kafiristan, c’est-à-dire pendant un peu plus de 400 kilomètres, jusqu’à la rivière Kaboul, dans laquelle se jette ce cours d’eau ; puis de là on déboucherait dans l’Inde par les défilés de Peschaour. Mais cette route serait longue et indirecte ; en outre, elle présente plusieurs passages difficiles et étroits, faciles à défendre. Il en existe une autre : en face du col de Baroghil, une deuxième passe, celle de Darkoth, donne directement accès des sources du Yarkoun dans la haute vallée de l’Indus, par la rivière de Guilguit. L’altitude de ce col est, comme pour celui de Baroghil, de 12 000 pieds, entre deux vallées dont les fonds se trouvent déjà à plus de 10 000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Ce système des passes de Baroghil et de Darkoth constitue la principale route stratégique, mais non la seule, qui, du haut Oxus, permette de franchir l’Hindou-Kouch et de descendre dans les Indes. Elle est flanquée de trois autres passes plus hautes, plus difficiles, peu pratiquées par les indigènes eux-mêmes et à peu près inconnues même des géographes. Elles sont praticables pourtant : ce sont les cols de Karambar, de Kilik et de Yanali. Les deux premiers, partant du fond même de la vallée de la rivière Hounza, mettent directement en communication les sources de l’Ak-sou avec le Khondjout, c’est-à-dire la vallée de l’Oxus avec celle de l’Indus. Le dernier col, plus à l’ouest, fait communiquer la vallée du Pendj avec le Tchitral.

On voit ainsi, à peu près, d’une façon très sommaire, quelles peuvent être, à travers cette région inaccessible, les routes des invasions, et quels sont les points principaux qu’il est nécessaire de défendre ou de garder de part et d’autre.


VI

Tous ces détails topographiques, assez arides et relatifs à des pays barbares, pourront sembler bien minutieux et d’un intérêt bien local, et leur étude pourrait, à la rigueur, être considérée comme superflue pour les européens, si le litige était, comme il peut sembler à première vue, limité à la question, déjà importante, du tracé de la future frontière stratégique entre les Indes et les possessions russes. Mais il n’en est pas ainsi : le problème est bien plus vaste et d’un intérêt bien plus général encore, en même temps que plus capital pour les deux empires en présence. Il ne s’agit pas d’une simple question de délimitation de frontières, ni même seulement d’une question de sécurité future pour les deux puissans pays qui vont devenir limitrophes. Il y a plus.

La Russie, étendant de proche en proche ses conquêtes à travers l’Asie, par une marche qui depuis deux siècles ne s’est jamais arrêtée ni ralentie, a achevé maintenant, en conquérant par larges tranches le Turkestan et la Sibérie, d’appliquer le programme tracé par Pierre le Grand et par Catherine II. Elle possède aujourd’hui dans le nord de l’Asie une surface deux fois plus grande que l’Europe entière, et, après avoir eu la patience d’annexer laborieusement et pied à pied, pendant de longues années, d’immenses déserts de glaces ou des steppes improductives, elle a entamé, dans les trente dernières années, la conquête de pays plus riches et plus peuplés qui lui constituent un magnifique domaine. Pour que cet immense territoire puisse être utilisé, pour que cette domination soit viable, pour que ce domaine constitue, non pas une simple expression géographique appliquée à la partie hyperboréenne de l’Asie, comme l’était, par exemple, l’ancienne Scythie, mais un empire véritable, pour que le Tsar blanc, reconnu par tous les peuples de l’Asie connue l’héritier direct des Grands-Khans mongols, soit le souverain, nous ne dirons pas d’un État riche, mais d’un État simplement viable et gouvernable, il faut que l’Empire russe arrive à toucher, par sa frontière sud, la mer des Indes. Il forme, en quelque sorte, un immense triangle ayant pour base l’océan Glacial et s’appuyant d’une part à l’océan Pacifique, de l’autre à la mer Baltique. Ce grand triangle, essentiellement continental, est fort difficile à administrer et à parcourir intérieurement, et cela à cause de son immensité même, qui, à un autre point de vue, au point de vue défensif, fait aussi sa force. Il est en outre presque sans communication avec le reste du monde, car les mers polaires, le long desquelles s’étend sa base, ne sont pas navigables, et du côté du sud il est bloqué presque partout par d’immenses déserts et des montagnes infranchissables qui le séparent de pays d’ailleurs pauvres, peu civilisés et peu praticables eux-mêmes. Il faut donc tout au moins que ce triangle ait à ses trois sommets, sommets plus ou moins larges et tronqués, trois sorties maritimes, l’une à l’est, sur l’océan Pacifique, l’autre à l’ouest, sur la mer Baltique, la troisième au sud, sur la mer des Indes. Les deux premières ont été obtenues au prix de grands sacrifices, et elles sont encore médiocres. La mer Baltique est une mer fermée, facile à bloquer, et qui gèle partiellement chaque année. À l’autre extrémité de l’Empire, à onze mille kilomètres de là, Vladivostok, ce port arraché à la Chine avec le territoire de l’Oussouri, au prix île grandes concessions faites ailleurs, est bien loin, et n’est libre de glaces que pendant quelques mois de l’année. C’est cependant déjà un très grand résultat que d’avoir pu créer sur la mer du Japon ce port, tête de ligne du chemin de fer transsibérien. Les anciens ports de la mer d’Okhotsk et de la mer de Behring étaient inabordables et n’existaient même pas, en comparaison de celui-ci. Mais, comme débouché tant commercial que politique destiné à mettre l’Empire russe en communication avec le reste du monde, Vladivostok est encore insuffisant. Nous ne parlerons pas des ports de la mer Noire, bloqués par les canons des Dardanelles ou par ceux de la flotte anglaise, qui peut si facilement prendre position dans les eaux du Bosphore. Nous ne parlerons pas non plus des ports de l’océan Arctique, bloqués plus complètement encore, par les glaces du pôle. Malgré son immense développement de côtes, la Russie n’a donc pas de porte sur la mer. Aussi, arriver à percer jusqu’à l’océan Indien et à s’y créer un débouché, c’est le résultat essentiel que doit poursuivre la conquête russe en Asie, maintenant qu’elle a achevé l’œuvre qui consistait à absorber par secteurs successifs l’interminable steppe, laquelle semblait devoir la séparer à tout jamais aussi bien des parties riches de l’Asie centrale que des grands empires fondés, dès l’antiquité, dans les régions chaudes du vieux monde.

Ce résultat, s’il peut être obtenu, sera énorme, plus encore peut-être au point de vue économique qu’au point de vue géographique. Il affranchira le commerce russe de la tutelle des autres nations et lui permettra de se développer sur un pied d’égalité avec elles. Il permettra à la Russie d’avoir une marine et de cesser d’être une puissance exclusivement continentale, isolée des autres, et vivant, malgré tous ses efforts, dans des conditions de demi-barbarie tout à fait anormales en notre siècle et plus ou moins analogues à celles où se trouvaient, au moyen âge, les États des successeurs de Dchinghiz-Khan. Il rendra plus accessibles dans tous les sens les provinces asiatiques de la Russie, car on pourra enfin y établir avec des bases diverses et solides un réseau de grandes voies de communication. L’ancienne et fameuse question des détroits deviendra secondaire : le blocus des Dardanelles et celui du Sund ne suffiront plus pour isoler la Russie du reste du monde. Enfin les récentes conquêtes de l’Empire russe se trouveront ainsi consolidées et toutes ses possessions asiatiques prendront la cohésion nécessaire : certaines parties, les plus riches, qui sont aujourd’hui excentriques ou peu accessibles, auront des débouchés.

Tout cela, l’Angleterre le sait, et sa politique consiste, naturellement, à chercher par tous les moyens à éviter ce résultat. Dans une comparaison peu flatteuse, mais énergique et assez claire, le plus en vue des diplomates anglais actuels, qui fut vice-roi des Indes avant d’être ambassadeur en Occident, et qui, à ce titre, connaît aussi bien les questions asiatiques que celles de l’Europe, a comparé la domination russe à un abcès qui ronge le vieux continent : il faut à tout prix, a-t-il dit, l’empêcher de percer au dehors. En s’attachant à suivre ce programme, l’Angleterre prétend, naturellement, faire œuvre d’utilité publique et rendre service au monde entier, avec l’abnégation qui lui est habituelle en pareil cas, et qui, par une heureuse et juste coïncidence, se trouve toujours, en fin de compte, avoir un résultat avantageux pour ses intérêts particuliers.

La Russie peut obtenir de deux façons la porte de sortie dont nous venons d’indiquer l’emplacement et l’utilité : par l’annexion de la Perse, ou bien par la conquête d’une zone plus ou moins large, située plus à l’est, c’est-à-dire entre la Perse et l’Inde, et traversant du nord au sud l’Afghanistan et le Beloutchistan, de manière à former un trait d’union entre la partie méridionale de la province transcaspienne actuelle et le littoral de l’océan Indien. La première combinaison, à savoir l’absorption de la Perse par la Russie, est poursuivie depuis longtemps et plus ou moins préparée par de nombreux traités dont le premier est fort ancien, car il remonte au règne de Pierre le Grand. Mais cette annexion ne passerait pas inaperçue en Europe : quelque logique qu’elle soit, elle causera une bien grosse perturbation dans les atlas, scolaires ou autres, et l’Angleterre ne désespère pas d’arriver à l’empêcher.

Malgré l’infériorité incontestable de ses chances, elle lutte d’influence en Perse avec la Russie et elle réussit à retarder la solution menaçante pour elle. L’autre combinaison, plus avantageuse peut-être, comme nous le dirons plus loin, aurait conduit au même résultat d’une façon moins bruyante et, avec de bien moindres complications internationales.

Ce résultat, la Russie a été sur le point de l’atteindre en 1884, peu de temps après l’avènement de l’empereur actuel, et plus de la moitié du chemin, sinon le chemin tout entier, aurait déjà été franchie à l’heure qu’il est, si le raid du général Grodiékoff sur Hérat avait été soutenu, ou si un ordre supérieur n’avait pas arrêté le général Komaroff, après la facile victoire de Kouchka, remportée par lui sur les Afghans. Aujourd’hui, grâce à ce temps d’arrêt, les Anglais ont fortifié Hérat, affirmé leur influence en Afghanistan, poussé, par Kettah et le col de Bolan, un chemin de fer de pénétration qui, de la vallée de l’Indus, parvient aux portes de Candahar ; enfin ils viennent de compléter leur œuvre par la déposition du khan de Kélaf, accusé d’intrigues avec la Russie, et par l’annexion pure et simple du Mekran, zone littorale qui va de l’Inde à la Perse.

La mission que remplit en ce moment près de l’émir de Kaboul un haut fonctionnaire du gouvernement indien, sir H. Mortimer Durand, va sans doute achever d’établir de ce côté une barrière solide contre les progrès de la Russie. Il n’y a pas à se dissimuler que la situation de celle-ci est devenue beaucoup moins bonne depuis les événemens de ces derniers mois, ou plus exactement depuis un an.

Car maintenant, lors même que la Russie réussirait, dans un avenir prochain, par suite de circonstances qui peuvent se produire, à annexer la Perse, les Anglais pourraient tacher, pour prix de leur consentement à la disparition géographique de cet empire, d’en arracher pour eux-mêmes un lambeau, tout au moins celui qui borde la côte sud, davantage peut-être. Déjà maîtres du Mekran, ils s’étendraient ainsi jusqu’au détroit d’Ormuz dont ils s’empareraient, et ils bloqueraient la Russie dans le golfe Persique, de même qu’ils bloquent déjà la communication entre ses ports d’Europe et ceux d’Asie d’une façon permanente par Suez, par Aden, par Singapour, et comme ils la bloqueraient plus complètement encore, en temps de guerre, dans la mer Noire et la mer Baltique, en barrant par leurs flottes le Sund et les Dardanelles. Et peut-être même l’Angleterre exigerait-elle pour sa part plus que la zone littorale qui borde la mer d’Oman. Placée comme elle l’est depuis les derniers événemens, elle pourrait prétendre à la possession de toutes les côtes du golfe Persique lui-même et soulever ensuite une nouvelle question orientale, grosse de difficultés, celle du chemin de fer projeté dans la vallée de l’Euphrate. En résumé, ou voit que la Russie, qui, dans le partage de l’Asie centrale, avait marché à pas de géant et semblait avoir pris une avance définitive par ses brillantes conquêtes en Turkestan et par le traité de Tourkmantchaï, passé avec la Perse, semble maintenant distancée par sa rivale.


VII

L’Hindou-Kouch est atteint aujourd’hui de part et d’autre par les avant-postes des Anglais et des Russes, et, selon toute vraisemblance, sa ligue de faîte finira par servir de frontière aux deux grandes puissances, depuis son extrémité orientale, à la frontière chinoise, jusqu’à l’extrémité occidentale du Kafiristan, vers 68° de longitude. Plus à l’est, le Karakoroum, haute chaîne parallèle à la direction de l’Himalaya, mais plus septentrionale, et qui constitue la ligne de partage des eaux entre le versant indien et le versant kachgarien ou chinois, semble devoir former le prolongement de cette frontière dans la direction de l’est jusqu’au Thibet, en attendant que la Chine occidentale devienne elle-même un objet de compétition entre l’Angleterre et la Russie.

À l’ouest du 68e degré, le partage de l’Afghanistan, interposé comme un coin entre les possessions des deux grands peuples, reste encore indécis. La frontière de l’Hindou-Kouch, dans cette partie occidentale, n’est plus atteinte ni par l’Inde ni par la Russie. Les deux versans de cette partie de la chaîne appartiennent aux Afghans.

Mais l’Afghanistan ne semble pas devoir rester longtemps indépendant, et il paraît destiné à être, dans un avenir très prochain, partagé entre ses puissans voisins les Russes et les Anglais.

Comment se fera le partage ? Il est difficile de le dire, car les deux nations ont des titres pour appuyer leurs prétentions ; cependant le sort de deux provinces paraît dès à présent nettement indiqué. De même que les Russes peuvent revendiquer le Turkestan afghan, arrosé par les rivières mortes qui aujourd’hui se perdent dans les sables, mais qui autrefois ont été des affluens de gauche de l’ancien Oxus, de même l’Angleterre, maîtresse de la vallée de l’Indus, peut prétendre y annexer tout le quart oriental de l’Afghanistan, formé par les bassins des rivières qui se déversent dans le bas Indus, après avoir franchi, par des défilés étroits, la barrière montagneuse qui porte le nom de Monts Soliman et que les Anglais, après la dernière expédition d’Afghanistan, ont adoptée comme limite en lui donnant le nom provisoire de frontière scientifique de l’Inde. Ces deux acquisitions sont à peu près équivalentes au point de vue de la superficie territoriale. Elles comprennent de part et d’autre le quart de l’Afghanistan actuel, c’est-à-dire que sur la surface de ce pays, qui forme aujourd’hui à peu près un carré dont les quatre faces sont orientées vers les quatre points cardinaux, elles prélèvent deux tranches d’égale largeur, l’une sur le bord septentrional et l’autre sur le bord oriental. Peut-être le lot de l’Angleterre serait-il un peu plus considérable, dans cette combinaison, que celui de la Russie. L’Inde recevrait Kaboul, capitale actuelle du pays, ainsi que Gandamak, Djellalabad, et tout le bassin de la rivière Kaboul. Plus au sud, elle recevrait également une région beaucoup plus pauvre et moins peuplée, mais étendue, où se trouvent quelques rares centres de population. Makhin, Khanigaram, Moussa-Kheil ; cette région complète le bassin hydrographique de l’Indus. La Russie recevrait Hérat et beaucoup de villes d’une certaine importance : Balkh, l’ancienne Bactres, Mazar-i-Chérif, où sont des tombeaux qui attestent une ancienne splendeur, bien qu’on ne sache pas au juste sous quel nom cette ville a été illustre dans l’antiquité, Koundouz, Khanabad, Faïsabad, ainsi qu’Andkhoï et Aktcha, deux oasis importantes, presque rivales de celle de Merv, situées dans le sud des même déserts où se trouve cette ancienne capitale, laquelle, comme on le sait, est déjà depuis une dizaine d’années tombée au pouvoir de la Russie.

Il restera à partager le surplus de l’Afghanistan, c’est-à-dire la moitié de la surface et de la population du royaume. Cette partie difficile à partager forme un carré moitié plus petit que le carré primitif et occupe l’angle sud-ouest de celui-ci. À qui doit-il revenir ? Les Anglais désireraient vivement s’en emparer et cachent à peine leur intention. Après les deux expéditions d’Afghanistan dont la dernière, celle du général Roberts, en 1878 et 1879, les avait rendus maîtres d’imposer leur volonté au pays, les Anglais avaient fait preuve d’un étonnant désintéressement en n’annexant à l’Inde que des territoires peu étendus et en laissant à l’Afghanistan une indépendance presque absolue en apparence.

Nous avons déjà indiqué quels avaient été les avantages de cette politique modérée : ralentir l’action des Russes et d’autre part laisser aux Afghans le temps d’acquérir des droits sur divers territoires constituant jusque-là des principautés indépendantes.

Cependant la construction du chemin de fer de Candahar et l’annexion de l’enclave de Kettah avaient été, au cours de ces dernières années, un acheminement, mais lent et très déguisé, vers une action plus énergique. Cette action s’est dessinée depuis un an par les opérations du général Lockhart dans le Kafiristan et le Khondjout, puis, d’une façon plus considérable et plus inattendue, il y a trois mois à peine, par la déposition du khan de Kélat, accusé, dit-on, d’intrigues avec la Russie, et par l’annexion radicale du Mekran, c’est-à-dire de toute la partie encore indépendante du pays qui figure sur les cartes françaises sous le nom de Beloutchistan. Il ne paraît pas douteux que la mission dont est chargé, auprès de l’émir d’Afghanistan, sir H. Mortimer Durand, n’entraîne la sanction définitive de cette politique énergique, dont on s’est trop peu occupé en Europe, et qu’elle n’amène l’établissement d’un protectorat plus ou moins avoué de l’Angleterre sur tout l’Afghanistan.


VIII.

Si les Anglais annexent l’Afghanistan et le Béloulchistan, même en laissant aux Russes Hérat et le Turkestan afghan, la Russie ne peut guère sauvegarder ses droits et ses espérances que par l’annexion de la Perse, et encore ne serait-ce là pour elle qu’un pis-aller insuffisant. La combinaison qui consisterait pour la Russie à acquérir une porte de sortie sur l’océan Indien par la conquête de la moitié occidentale de l’Afghanistan, tout en étant moins bruyante et moins radicale, serait infiniment plus avantageuse : cette issue plus orientale vaudrait mieux que celle qui conduirait à la nappe fermée du golfe Persique, et en outre la Perse, coupée des Indes et déjà attachée à la Russie par les liens d’une vassalité qui existe de fait, sinon ouvertement, ne pourrait manquer de lui échoir en partage à bref délai, sans éclat, à la première occasion.

Aussi n’est-il que temps, pour la Russie, en réponse aux nouvelles acquisitions de l’Angleterre, de dessiner un vigoureux mouvement en avant sur la frontière sud de la Transcaspienne et du khanat de Boukhara, si elle ne veut pas que l’annexion, par les Anglais, du pays qu’elle convoite et qui lui est indispensable, ne soit un fait accompli.

Par la conquête du Mekran et par les autres mesures politiques actuellement en cours d’exécution dans la région afghane et dans les pays voisins, les Anglais ont répondu, d’une façon aussi vigoureuse que décisive, aux tentatives déguisées qu’avait faites la Russie, pendant ces dernières années, pour nouer des intrigues dans ces contrées et y étendre de plus en plus son influence. Parmi les opérations dont nous parlons figure la hardie reconnaissance des deux lieutenans russes Patrine et Léontieff, qui, l’année dernière, sont allés à cheval du Caucase aux Indes en traversant la Perse et le Béloutchistan. Ce voyage paraît n’avoir pas été étranger à la déposition du khan de Kélat.

Si maintenant la Russie ne répond pas à son tour par l’invasion immédiate du Turkestan afghan, ou du Khorassan, ou par des mesures équivalentes, il est certain que le sort définitif de la partie est compromis pour elle. Si elle veut que le partage de l’Asie se fasse d’une façon satisfaisante pour ses intérêts, si elle ne veut pas rester confinée dans les neiges sibériennes et dans les steppes kirghizes, si elle ne veut pas que son empire asiatique, malgré l’immense étendue qu’il présente déjà aujourd’hui, reste ce qu’a été celui des souverains mongols du moyen âge, c’est-à-dire une surface géographique très vaste, mais parcourue par des hordes nomades sans consistance, sans valeur politique, et sans grand poids dans la balance de l’équilibre international, il faut qu’elle se hâte de faire brèche à la ceinture continue d’annexions, allant du cap de Bonne-Espérance à l’Australie, par laquelle l’Angleterre a fait, en peu d’années, de l’océan Indien un lac anglais. Par l’annexion de l’Afrique orientale, par la conquête de la région du Zambèze, arrachée il y a quatre ans au Portugal, au mépris du droit des nations, par l’enlèvement d’Emin-Pacha, par l’annexion déguisée de l’Egypte, par l’abandon de la région du Haut-Nil au Mahdi, ce qui permet aujourd’hui d’entamer la conquête de ce même pays par le sud, non plus au profit de l’Egypte, à qui il appartenait, mais au profit direct de la compagnie anglaise de l’Est africain, l’Angleterre s’est approprié, du cap de Bonne-Espérance à Alexandrie, un immense arc de cercle qui comprend toute la partie haute de l’Afrique, c’est-à-dire qui prélève sur ce grand continent toute la zone fertile, tempérée et habitable par les européens. On a leurré la France pendant le peu de temps qu’a duré cette opération si importante et si habilement menée, en lui abandonnant, dans l’ouest du continent africain, les déserts du Sahara, qui ne rapporteront jamais le quart de ce qu’ils auront coûté, et le Soudan occidental, qui ne vaut guère mieux ; encore les Anglais ont-ils eu soin, dans ce dernier pays même, d’en distraire d’abord à leur profit toutes les parties qui pouvaient avoir quelque valeur, par exemple les territoires du Bas-Niger, occupés aujourd’hui par la compagnie anglaise de ce nom. Les territoires anglais de Lagos et du pays des Achantis encadrent la récente conquête du Dahomey, et s’étendent vers le nord plus loin et plus rapidement qu’elle. Enfin, malgré tous nos sacrifices sur le Haut-Niger, tout récemment encore, les dissentimens survenus entre le capitaine Binger, chargé de délimiter les possessions françaises de la côte d’Ivoire, et les commissaires anglais, viennent d’être tranchés par une convention qui donne à la colonie de Cape-Coast la faculté de s’étendre librement vers le nord dans l’intérieur des territoires de cette boucle du Niger où nos expéditions nous ont coûté déjà si cher. On voit avec quelle habileté et quel succès les Anglais ont manœuvré en Afrique contre la France : ils manœuvrent en ce moment en Asie contre la Russie d’une façon qui paraît près d’aboutir à un succès égal, malgré la force de leurs adversaires, et bien que l’attention de ceux-ci soit depuis longtemps fixée tout entière sur les points litigieux.

L’immense arc de cercle, long de 8 000 kilomètres, dont nous avons parlé tout à l’heure, que les Anglais ont occupé dans l’Afrique orientale, et qui dans peu d’années aura pour axe un chemin de fer allant du cap de Bonne-Espérance au Nil, encadre d’un côté, du côté de l’ouest, l’océan Indien. À l’est, cet océan est bordé par l’Australie, par la Birmanie, et par les acquisitions incessamment croissantes de l’Angleterre, le long de la côte de Malacca, où Singapour a été sa base d’opération. Du côté du nord, elle possède aujourd’hui non pas seulement l’Inde, mais toute la côte d’Asie, dont elle s’est emparée, depuis Aden jusqu’au détroit de Malacca, sans qu’on ait attaché en Europe à cet important fait géographique l’attention qu’il méritait. Le public de nos pays a plus ou moins suivi l’annexion des côtes occidentales de l’Indo-Chine par les deux expéditions de Birmanie et par les empiétemens incessans des Strait’s Settlements. Mais, à l’autre extrémité de la ligne, la côte méridionale de la grande péninsule arabique, déserte et inhospitalière, l’Angleterre se l’est appropriée sans bruit. La question de Mascate, connexe de celle de Zanzibar, lui donne aujourd’hui des droits ou des prétentions sur les côtes sud-est de la même péninsule jusqu’au détroit d’Ormuz. L’annexion du Mekran vient de fermer le cercle. La Russie seule peut le briser, s’il en est temps encore, ce qui semble de plus en plus douteux. Il est vrai qu’à un moment donné, elle aura toujours, en dernier ressort, la ressource de chercher ce résultat par une guerre ouverte. Mais, dans les circonstances modernes, une grande guerre européenne est chose si grave qu’il n’est guère de puissance qui consente à en prendre la responsabilité, ni qui soit en état d’en supporter la dépense. En même temps il n’est guère de conquête coloniale, quelque grosse qu’elle soit, qui en vaille la peine, et l’Angleterre, elle-même, bien qu’elle soit la plus grande puissance coloniale du monde et que ces questions aient pour elle plus d’importance que pour aucune autre nation, hésiterait sans doute, elle l’a prouvé plusieurs fois, à en faire un cas de guerre générale. Le seul procédé qu’il y ait à employer vis-à-vis des Anglais, sur le terrain critique, — ceci est un fait d’observation simple et nullement une critique, — consiste à les devancer, à s’emparer avant eux de la proie qu’ils convoitent sans se laisser intimider par leurs cris, par leurs appels à la morale des nations, auxquels nous avons été assez naïfs pour nous laisser prendre si souvent, ni par leurs menaces, qui ne seront jamais poussées jusqu’à l’exécution. Il suffit, après les avoir gagnés de vitesse, quand on le peut, d’attendre avec calme une déclaration de guerre dont jamais, et avec raison, ils n’assumeront ni les charges ni la responsabilité. Si les hommes d’Etat français n’ont pas toujours compris ce jeu, et s’ils se sont montrés parfois d’une naïveté regrettable, il n’en avait pas été de même jusqu’à présent des hommes d’État russes : pourtant il semble que, dans les événemens actuels, la Russie se soit laissé distancer.

L’Inde anglaise a cessé depuis longtemps, chacun le sait, d’être une simple colonie commerciale, c’est-à-dire, comme elle l’était au début, un simple groupe de comptoirs entourés de possessions territoriales plus ou moins vastes. Mais elle a cessé également, qu’on ne l’oublie pas, d’être l’Inde de Clive et de Warren Hastings, c’est-à-dire un empire colonial, tel que l’avait conçu Dupleix dans son génie pourtant singulièrement moderne, empire comprenant une agglomération de possessions directes et de royaumes vassaux. L’Inde n’est même plus, comme il y a trente ans, un superbe domaine colonial comprenant la totalité de la presqu’île hindoustane, ni même un grand État unifié, ce qu’elle était arrivée à être il y a peu d’années, lorsque la reine Victoria se fit couronner impératrice des Indes. L’Inde anglaise, c’est, maintenant toute l’Asie méridionale, tout le versant sud de ce vieux continent, c’est-à-dire presque toute la partie de l’Asie la plus riche et la plus susceptible de civilisation. C’est un empire plus vaste, plus fort et plus peuplé qu’aucun de ceux qui ont eu leur siège dans les Indes à aucune époque de l’histoire.

Lors du dernier recensement, dont les chiffres ont été publiés cette année, on a pu constater que le vice-roi des Indes, simple fonctionnaire du gouvernement anglais, commandait à plus de 250 millions d’hommes, ce qui fait de lui le monarque le plus puissant du monde. L’empire indien est le plus peuplé qui existe après l’empire chinois, qu’il prime de beaucoup en richesse et en unité.

Cet empire de l’Inde sera-t-il demain l’empire de toute l’Asie, et l’Angleterre possédera-t-elle dans quelques années, sinon la totalité de ce grand continent, du moins toute sa partie riche et utilisable, et dominera-t-elle en outre toutes les autres parties réduites à l’état de pays tributaires ou vassaux politiquement ou économiquement ? Il n’y a plus guère que deux obstacles qui l’en puissent empêcher, et ils semblent aujourd’hui ébranlés : ce sont la domination russe d’un côté, et de l’autre peut-être, dans une mesure bien moindre, la France en Indo-Chine.

À cette heure où les peuples qui représentent la civilisation moderne, à l’étroit dans l’Europe devenue trop petite pour eux, se partagent les autres parties du globe, celui qui s’assurera l’empire colonial sera bien près de posséder l’empire du monde pour demain.

L’Angleterre a su prendre les devans dans ce partage, et nous ne saurions trop admirer, bien qu’il soit trop tard pour les imiter, la largeur de conceptions, la clairvoyance et l’énergie dans l’action, qu’ont déployées ses hommes d’Etat. Il est certain que, grâce à leur habileté et à l’unité de leurs vues, elle a, dès à présent, conquis en Afrique, en Océanie, et probablement aussi en Asie, une prépondérance qui ne peut plus guère lui être contestée. Elle a même su, seule entre toutes les puissances européennes, par la récente mise en valeur du Canada et par la conservation d’une partie de ses autres possessions du Nouveau Monde, se garder dans l’Amérique émancipée un domaine colonial considérable.

Aussi se considère-t-elle déjà, non sans quelque apparence de raison, comme l’arbitre non pas de. l’Europe, mais du monde entier, et elle paraît s’attribuer un droit de suzeraineté sur toutes les mers et toutes les terres du globe, à la réserve peut-être des territoires très solidement occupés, d’une façon directe, par d’autres nations européennes, et encore à la condition de restreindre en toute occasion ceux-ci à leur plus stricte expression. Les derniers événemens du Siam auraient suffi à le montrer, si cela n’avait été surabondamment prouvé par une foule de faits antérieurs.

C’est en Afghanistan et au Siam que se joue en ce moment l’avant-dernier acte de ce drame politique, déjà fort avancé vers son dénouement, et qui peut-être réduira toutes les nations du siècle prochain à un état subalterne vis-à-vis de la Grande-Bretagne, ou bien qui au contraire aboutira au partage de l’univers entre plusieurs puissances de rang égal, pouvant faire valoir leur volonté avec une autorité à peu près équivalente dans l’arbitrage universel des peuples, système dont la mise en vigueur n’est plus, en somme, qu’une question de temps.

C’est peut-être l’empire du monde au XXe siècle, et, dans tous les cas, c’est probablement la préséance dans le rang relatif que prendront, après la cessation de la période des guerres, les nations civilisées, qui sont disputés aujourd’hui sur le Pamir. Peut-être ces questions si graves dépendront-elles de ce partage de montagnes et de rochers presque inaccessibles qui se poursuit actuellement, loin de nos yeux et loin de notre attention, sur ce plateau glacé et naguère inconnu. Aussi ce pays mérite-t-il d’attirer un instant les regards des Occidentaux même les plus indifférens aux questions purement géographiques, et c’est à ce titre que nous venons d’en parler avec quelques détails.


EDOUARD BLANC.


  1. Voir la Revue du 15 février.
  2. Report of a mission to Yarkund in 1873, under command of sir Douglas T. Forsyth, bengal civil service, with historical and geographical information regarding the possessions of the ameer of Yarkund. — 1 vol. Calcutta, al the Foreign Department press, 1875.