Notes d’une voyageuse en Turquie/Texte entier

Calmann-Lévy, éditeur (p. couv-394).

MARCELLE TINAYRE


NOTES D’UNE VOYAGEUSE
EN
TURQUIE
JOURS DE BATAILLE ET DE RÉVOLUTION
CHOSES ET GENS DE PROVINCE
PREMIERS JOURS D’UN NOUVEAU RÈGNE
LA VIE AU HAREM



PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, rue auber, 3


À PAUL BELON














NOTES D’UNE VOYAGEUSE EN TURQUIE



Je dirais : « J’étais là, telle chose m’advint,
Vous y croirez être vous-même. »
La Fontaine.


I

jours de bataille et de révolution


18 avril.

Quand j’ai quitté la France, pour aller voir des amis Jeunes-Turcs, je ne prévoyais pas que mon voyage aurait des péripéties dramatiques. Sur la route de Constantinople, j’ai appris le mouvement réactionnaire du 13 avril, et, comme tous mes compagnons de voyage, je me suis adressée au plus proche consulat.

Ils sont tous charmants, nos consuls. Ils ne sont pas toujours bien renseignés, mais en Orient, personne n’est bien renseigné. C’est le pays des surprises. On y vit au jour le jour, et l’on ne s’émeut de rien.

Sceptique et fataliste, le consul m’a dit :

— Si vous allez à Constantinople, vous ferez bien. Si vous n’y allez pas, vous ferez peut-être mieux. Nous ne pouvons rien prévoir et nous devons tout craindre. Les étrangers ne sont pas menacés aujourd’hui. Seront-ils en sûreté demain ?… Inchallah ! Pour le moment, la réaction triomphe, mais dans le calme…

— Alors, je pars…

— Si vous voulez, mais vous ne verrez rien. Les magasins et les banques sont fermés, la ville turque pleine de mystère, et les soldats acclament le Sultan et honorent la loi du Chériat, en tirant des coups de fusil, à balle, dans les rues…

— C’est ça, le calme ?

— Relatif… Le 13 avril, ces mêmes soldats ont tué trois cents officiers, quelques députés ou ministres et un grand nombre de badauds. Votre ami Ahmed-Riza bey a dû fuir. Il est sauf, ainsi que sa famille, mais la Jeune-Turquie est bien malade…

— Monsieur, je meurs d’envie d’aller à Constantinople. S’il y a danger, je traverserai seulement la ville, et je m’en irai à Andrinople où j’ai des parents.

— Madame, vous serez peut-être fort empêchée d’aller à Andrinople… On annonce que les corps d’armée de Roumélie se mettent en marche pour délivrer la ville et défendre la Constitution… Les voies ferrées seront encombrées… Déjà les paquebots ramènent en Europe quantité de touristes qui ne débarquent même pas… Vous vous ennuierez, enfermée dans un hôtel.

— Monsieur, je vous prie de croire que je ne resterai pas enfermée dans un hôtel. Au pis aller, je regarderai par la fenêtre les gens qui passent, et je les écouterai parler. S’il y a du bruit, j’aurai peur — un peu, pas beaucoup, — et plus tard, je serai contente d’avoir respiré, une fois, l’air qui sent la poudre.

L’excellent consul s’est mis à rire.

— L’entêtement féminin est invincible. Partez donc, mais, auparavant, télégraphiez à notre ambassade.

J’ai télégraphié et la réponse est venue, peu explicite, mais rassurante.

Quel voyage amusant ! Le hasard m’a mise dans une bande d’Anglais et d’Allemands qui toucheront barre à Constantinople et repartiront aussitôt pour Odessa. Il y a là deux petites misses, crânes et jolies, qui veulent absolument voir une révolution. Et il y a aussi un grand monsieur maigre qui est arrivé, le 13 avril, en bateau, jusque dans la Corne d’Or. Il a fui, le lendemain, vers des lieux plus tranquilles, et n’a rien vu que le quai de Galata.

Obligé de revenir pour affaires, il n’est qu’à demi rassuré et très fier pourtant. Il est Celui qui a vu la révolution ! Il est même descendu à terre, un moment, et il a ramassé des cartouches !

Ses récits jettent la consternation dans l’esprit des bonnes bourgeoises allemandes. Ce ne sont que fusillades, étranglements, égorgements. Ce ne sont que bateaux poursuivis, emportant des Jeunes-Turcs cachés dans la soute aux marchandises. Ce ne sont que trains arrêtés, maisons assiégées, hordes sauvages, Kurdes sinistres aiguisant leurs longs couteaux.

Massacre !… Massacre !… Ce mot circule dans les conversations en trois langues, prononcé tout bas, d’abord, avec un demi-sourire incrédule, puis sur un ton grave qui fait passer, dans le dos et l’âme des voyageurs, un petit frisson désagréable.

Serons-nous à Constantinople pour le coucher du soleil ? Les compagnies de navigation et de chemins de fer s’accordent pour offrir aux gens qu’elles transportent ce spectacle recommandé par Joanne. Mais les horaires sont bouleversés. Nous avons perdu beaucoup de temps en route, et le spectacle est raté. Le soleil se couche sans façon dans la Marmara.

Et quand nous arrivons, à la nuit noire, c’est le calme complet… Pas même un coup de fusil ! aucune horde sauvage !… Et les gens qui s’attendaient à avoir très peur, et ceux qui se préparaient à être braves, sont déçus. Ça, une révolution ? C’est raté, comme le coucher de soleil.

Et maintenant, au matin clair, j’ouvre ma fenêtre, et, le plan du Guide à la main, j’essaie de m’orienter, de comprendre comment c’est fait, Constantinople.

C’est une ville si compliquée ! Le Bosphore, la Marmara, la Corne d’Or, la rive d’Europe et la rive d’Asie, Péra, Galata, Stamboul, Scutari, tout cela c’est Constantinople, et dans mon imagination, c’est un chaos. J’ai lu les bons auteurs, les spécialistes de l’Orient, Gautier, Loti, Farrère, et ma mémoire est pleine de phrases et d’images somptueuses… Ô mosquées ! ô minarets ! ô caïques ! cyprès d’Eyoub, tombeau d’Aziyadé, petit yali de Beïcos, je vous vois bien… Mais la topographie, l’arrangement matériel de toutes ces mers, de toutes ces villes, et de tous ces continents qui entrent les uns dans les autres, je ne les ai pas encore saisis.

Regardons par la fenêtre… La rue, entre des maisons banales et la grille d’un jardin public, se chauffe au soleil, un soleil modéré, tiède, un soleil de province française sur une rue de province française… La mi-avril est passée, et c’est à peine si les bourgeons des platanes crèvent leur gaine brune, et dardent mille petits ongles verts. Dans le jardin, il y a des chaises en fer et un kiosque pour les musiciens. Dans la rue, il y a des cafés, des fiacres, des marchands de journaux, des passants en jaquette et des chiens jaunâtres aux creux du pavé.

Les fez rouges des cochers et les chiens jaunâtres composent tout le « caractère oriental » de cette rue qui s’appelle « rue des Petits-Champs ». Et derrière l’hôtel, il y a, je le sais, une autre rue, parallèle à celle-ci, et plus importante, où sont les beaux magasins et les ambassades C’est la Grande-Rue de Péra.

Ces deux rues, sur la crête d’une colline, forment l’essentiel de Péra, la ville franque, exclusivement habitée par les chrétiens de toute race et de toute confession. À gauche, sur la pente de la colline, Péra devient Galata, la ville marine et marchande qui n’est ni turque, ni franque, mais franchement « méditerranéenne », comme Gênes, Naples, Smyrne. Je l’ai aperçue, hier soir, cette ville infecte et grouillante, que deux ponts de bois relient à Stamboul.

Rien, autour de moi, rien ne révèle la Turquie… Mais, derrière le jardin que je domine, le sol s’abaisse brusquement ; je devine des terrains vagues, des cimes noires de cyprès, et plus loin encore, à travers les fuseaux des arbres funèbres, une sorte de fleuve bleuit sous la brume — un fleuve qui est simplement un bras de mer enfermé obliquement dans les terres. Et, sur la rive opposée, une masse de constructions agglomérées, une mosaïque de pierre, de marbre, de bois, un tas de terrasses, de toitures, de façades, de coupoles qui se superposent : Stamboul !

Contre le ciel pâle, la ville semble tout en hauteur, comme un décor de théâtre. On dirait qu’elle n’a pas d’épaisseur, et qu’un ciseau fantaisiste a découpé sa silhouette qui se brise, ondule, s’élance en minarets aigus, se renfle en dômes prodigieux, depuis les obscurs cyprès d’Eyoub, à droite, jusqu’à la pointe extrême du Vieux Sérail, à gauche, où la silhouette s’achève par des murs crénelés et des tours moyenâgeuses, entre les eaux de la Corne d’Or et de la Marmara.

Pas de couleurs vives : des blancs, des bruns, des rouges atténués, quelques touffes vertes. La fumée des bateaux stagne, immobile, comme une mousseline emmêlée et déchirée, d’un gris transparent, sur les eaux lourdes, dans l’air humide. Et Stamboul semble flotter, suspendu dans la vapeur, lointain, presque irréel…

Comme je descends pour déjeuner, je trouve Moïse dans le vestibule de l’hôtel.

Moïse, qui m’a amenée ici, hier, se dénomme lui-même : « guide de l’ambassade », et, à force de le dire, il a fini par croire qu’il avait une fonction officielle, très au-dessus des cavass, un peu au-dessous des drogmans. Tout ce qui touche à l’ambassade, tout ce qui vient de l’ambassade, lui est sacré. Depuis vingt-deux ans, il a promené dans Stamboul les amis de tous les conseillers, de tous les secrétaires, de tous les consuls. Il leur a montré les mosquées les moins accessibles et les rues les moins fréquentées. Il leur a procuré les meilleurs chevaux, les cochers les plus polis, les caïques les plus légers, les marchands les moins voleurs. Il leur a très honnêtement rendu la monnaie de toutes leurs pièces, avec le minimum de perte… Moïse est doux, prudent, malin, reconnaissant à ceux qui l’obligent. Moïse sera mon cicérone et mon protecteur. Il est tout pénétré du sentiment de son importance et de sa responsabilité.

Il m’attend, — blond, fané, finaud, l’œil bleu plissé, le fez sur la tête, un chapelet aux doigts, — dans ce vestibule encombré de malles et de valises. Le cavass rouge et or, le portier grec aux favoris majestueux, le gérant, les garçons, regardent tristement les voyageurs qui paient leur note, et les fiacres qui attendent les bagages. Seize touristes sont partis ce matin !… Les hôtels se vident. Et pourtant, Chefket Pacha conduit vers Constantinople l’armée de la délivrance… Mais les touristes, qui voyagent pour leur plaisir, ne se soucient pas d’être « délivrés » à coups de fusil. Révolution ou contre-révolution leur inspirent la même méfiance, et Chefket Pacha leur apparaît aussi redoutable, dans son genre, qu’Abdul-Hamid.

Les patrons d’hôtel sont du même avis. Une révolution en pleine saison, c’est terrible. Deux révolutions, c’est trop, vraiment trop.

— Eh bien ! Moïse, vous voyez, tout le monde part. Est-ce que je pourrais, moi aussi, partir pour Andrinople ?

— Non, madame… L’armée a pris tous les trains. Vous seriez peut-être obligée de rester en route.

— Alors, Moïse, nous irons voir Stamboul.

— Pas aujourd’hui…

— Il y a danger ?

— Monsieur Boppe ne veut pas.

M. Boppe, l’aimable conseiller d’ambassade, providence des compatriotes en détresse, a bien voulu s’inquiéter de ma sécurité. Je ne lui désobéirai pas. D’ailleurs, Moïse, dont il est l’idole, ne me laisserait pas lui désobéir.

— Mais pourquoi ?

— L’armée arrive. Elle est tout près d’ici. On ne le sait pas encore… Alors… il faut attendre… Nous irons à la Tour de Galata seulement, et jusqu’au pont…

L’exode des touristes continue. Elles sont parties, les petites Anglaises, parties les matrones allemandes, parti le monsieur qui ramassa des cartouches. Les douaniers ont repris leurs habitudes de l’ancien régime : ils exigent les passeports et acceptent les backchichs. Des mouchards rôdent autour des gens qui s’embarquent. L’un d’eux m’a suivie, hier, sur le quai, jusqu’à ma voiture. Et dans Galata, on rencontre des centaines de gaillards aux têtes de forbans, aux larges culottes trouées et rapiécées, aux bras nerveux, au chef qu’un tas de guenilles enturbanne… Hamals, débardeurs, portefaix ?… Peut-être… De très honnêtes gens, en ce costume, avec ces moustaches formidables, auraient aisément l’air de bandits… Sans rien préjuger, je ne tiens pas à me trouver toute seule en la compagnie de ces personnages pittoresques.

J’ai déjeuné ce matin dans une maison amie, avec un Turc fort spirituel, presque trop spirituel, qui a parlé de tout, sauf de politique. Pourtant à propos de Loti et des désenchantées, il m’a raconté que les revendications des dames turques — revendications parfois imprudentes — avaient servi de prétexte aux ennemis du nouveau régime, pour soulever la colère des fanatiques et des ignorants.

On croit, en Europe, que la révolution de 1908, qui a donné la liberté aux Turcs, a donné aux femmes turques au moins une demi-liberté. On croit que les prisonnières ont presque brisé leurs grilles et leurs entraves ; que le voile n’est plus, pour elles, qu’une coquetterie, et que les eunuques appartiennent au passé, — à la Turquie des opérettes.

Il est vrai que les femmes intelligentes et cultivées — et même celles qui sont peu cultivées — ont accueilli la révolution avec un transport de joie et d’espérance. Beaucoup d’entre elles l’avaient servie, cette révolution pacifique, en devenant les messagères anonymes, invisibles et fidèles du Comité Union et Progrès. Quand la Constitution fut proclamée, elles respirèrent ; elles rejetèrent non pas le tcharchaf obligatoire, mais la voilette qui masque les frais visages entre les bords du capuchon.

D’ailleurs le tcharchaf, ce domino de soie ample et non sans grâce, n’en est pas à sa première évolution : depuis longtemps, il subit l’influence de la mode. Quand les robes Empire triomphèrent à Paris, la jupe du tcharchaf remonta presque sous les bras des élégantes de Stamboul ; quand le succès du fourreau s’accentua, la jupe du tcharchaf se rétrécit. Le capuchon-pèlerine diminua jusqu’à n’être plus qu’une mantille, laissant voir les bras jusqu’aux coudes, et la taille jusqu’à la gorge. Le bouffant des cheveux — ô indécence ! — parut s’émanciper sous le bandeau et la voilette relevée… D’autres changements se sont produits. Des dames hardies osèrent sortir avec leur mari ou leur père. Quelques-unes dédaignèrent d’entrer dans la partie du bateau, ou du tramway, ou du funiculaire qui est réservée aux femmes… Enfin les plus lettrées — encore que bien naïves — publièrent des articles dans divers journaux pour affirmer leurs droits à l’instruction et à la liberté. Peine perdue ! La plupart des Jeunes-Turcs sont Vieux-Turcs en ce qui concerne leurs affaires de ménage, et tel farouche révolutionnaire, qui se croit très civilisé, s’affole à l’idée qu’un étranger pourrait voir le visage de son épouse qui a cinquante ans et qui est laide !

Cependant, quelques députés — pas beaucoup — s’intéressaient au sort de la femme. Ahmed-Riza bey voulait organiser l’enseignement féminin, créer un grand lycée de filles dans un konak concédé par le Sultan. Mais ces intentions généreuses furent dénaturées par ses adversaires avec une odieuse perfidie. Les hodjas crièrent au sacrilège. La jalousie est enracinée dans l’âme des Orientaux, et le préjugé religieux aidant, il y eut des scènes tragiques : de jeunes femmes, parce qu’elles étaient sorties avec leur mari, — et strictement voilées ! — furent lynchées par la foule. D’autres eurent leurs vêtements déchirés, leurs cheveux coupés. On maltraita des enfants même, parce qu’ils portaient des chapeaux.

Le plus horrible épisode de cette « guerre aux femmes », qui précéda le mouvement réactionnaire du 13 avril et qui y contribua, fut l’assassinat d’une jeune fille musulmane et d’un Grec qu’elle avait choisi pour fiancé. Les journaux de Paris ont raconté brièvement cette histoire qui m’a été redite tout à l’heure par un témoin oculaire, M. Bareille, le distingué correspondant des Débats. La religion mahométane n’interdit pas les unions mixtes, quand c’est un musulman qui épouse une chrétienne, parce que les filles des chrétiens représentent une conquête, une proie dévolue aux fidèles d’Allah. L’idée de la suprématie masculine, — la femme n’étant que le moyen passif de la génération, non pas la créatrice, mais la couveuse, — fortifie encore cette conviction. Les sultans sont toujours fils d’esclaves circassiennes, et cela n’a aucune importance, le père seul transmettant la vie, disent les musulmans. Mais c’est une abomination qu’une vierge musulmane épouse un chrétien et lui donne une lignée chrétienne.

Le père de la jeune fille qui s’était fiancée à un Grec voulut punir le giaour trop audacieux et il alla, honnêtement, le dénoncer à la police. Les policiers, animés d’un esprit de justice, arrêtèrent le Grec, et la fiancée aussi. On les amena dans un corps de garde, et la foule, — les gens du quai, aux turbans de guenilles ! — s’ameuta brusquement autour du poste, en réclamant l’homme et la femme. Quelques officiers, présents à cette scène, n’intervinrent pas ou firent seulement semblant d’intervenir. Les deux malheureux enfermés, — trop mal enfermés, — dans le poste, entendaient les cris féroces et voyaient faiblir la résistance de leurs gardiens… Les portes furent forcées… L’homme fut tué assez vite. La femme mit cinq heures à mourir. — Je l’ai vue, — dit M. Bareille, — elle ne ressemblait plus à une femme. On ne savait ce que c’était… Et je me suis enfui, malade d’horreur et de pitié, pleurant de sentir mon impuissance… J’avais vu les Arméniens massacrés. J’ai vu cette femme… Comment oublier ces spectacles ! comment n’en pas garder, toute la vie, une ombre sur l’âme ?

De tels symptômes annonçaient un revirement dans les masses populaires. D’autres symptômes, moins terribles, parfois même comiques, auraient dû, ces temps derniers, donner l’éveil aux libéraux.

Mon hôte de ce matin a eu la bonne grâce de m’envoyer quelques extraits traduits de journaux turcs. En attendant les événements, et tandis que l’exode des étrangers et l’approche des troupes macédoniennes continuent, par un mouvement inverse, je cherche dans ces journaux la série des petites causes qui ont déterminé des effets si considérables.

Il y a le chapitre des chapeaux !…

Ce n’est pas une plaisanterie. Le chapitre des chapeaux aura sa place dans l’histoire de la seconde révolution ottomane.

Il existe un journal, le Vulcan, rédigé par un certain Derviche Vahdeti. Depuis longtemps déjà, ce journal attaquait, avec une extrême violence, Ahmed-Riza bey et sa sœur Selma Hanoum. « Ahmed-Riza bey, disait-on, est un athée, un giaour. Il veut supprimer le fez national, imposé par le sultan Mahmoud aux bons musulmans, et il prétend traverser le pont de Galata, avec un chapeau cylindre sur la tête… Quant à sa sœur Selma, c’est une femme sans pudeur, qui exhorte les dames turques à quitter le voile… Elle a commandé, à Paris, mille chapeaux (sic) qui seront distribués à ses compatriotes aussi effrontées qu’elle-même !… Enfin, elle a fondé un cercle de dames où les épouses et les filles des Croyants s’instruisent dans les arts des infidèles. Il y a des tableaux, des livres impies, un piano ! C’est un scandale intolérable… »

Derviche Vahdeti ne peut supporter de telles offenses au Chériat ! Et les soldats, qu’il flatte et qu’il excite, les bons soldats qui ne savent pas lire, se préoccupent de rétablir l’ordre, les bonnes mœurs et le Chériat ! Ils s’érigent en justiciers, et même en théologiens et en moralistes. Le 13 avril, ils n’oublient pas de saccager le Cercle féminin de Stamboul et de briser le piano… Par bonheur, le logis était vide. Si quelque hanoum s’y était trouvée, on lui aurait appris à respecter le Chériat, — comme on l’a appris à la fiancée du Grec.

Hier, 18 avril, les journaux publient l’avis suivant :

« Nos femmes musulmanes se promènent au Bazar, à Péra, dans des endroits louches ; elles font leurs achats dans les magasins. Cela étant contraire au saint Chériat, leurs frères, les soldats, conseillent à toutes les femmes musulmanes qui ont de la pudeur, de s’abstenir de ces actes. »

Et cet avis était signé : « Tous les soldats. »

Le Vulcan s’adresse aux mêmes soldats :

« Vous demandez que nos femmes n’aillent pas à Péra et dans des endroits inconvenants le visage découvert. En cela nous pensons comme vous. Mais laissez-nous, laissez à la presse le temps de s’occuper de ces choses. Nous avons, pour le moment, de plus graves questions à méditer… »

L’Osmanli, à propos du même avis, dit qu’il va consulter les Ulémas pour savoir si vraiment le Ghériat défend aux femmes de sortir dans les rues et de faire des achats. Il ajoute qu’il publiera leurs réponses et il conclut :

« Une telle défense serait pénible pour les femmes qui n’ont pas de mari et qui sont obligées d’acheter elles-mêmes ce qu’il leur faut. »

En attendant la réponse des Ulémas, les pauvres dames turques, prises de peur, restent cloîtrées chez elles.

Elles se méfient de « leurs frères les soldats ».


Mardi, 20 avril.

Hier matin, j’ai passé devant le Péra-Palace, l’hôtel élégant, le seul hôtel où descendent les gens qui se piquent d’être véritablement « comme il faut ». Ce grand caravansérail a subi la loi commune : il a vu partir quantité de touristes européens. Cependant, hier, il avait son aspect des plus beaux jours. Des cavass multicolores, des valets en livrée et en bottes, se pressaient sur le trottoir, et sans cesse, les portières claquantes des voitures livraient passage à des messieurs extraordinairement chamarrés, diplomates en uniformes, officiers, simples civils en fez et stambouline.

Qu’est-ce que tous ces personnages pouvaient bien faire, dans un hôtel ? Rendaient-ils visite à un personnage puissant ?… Les passants, qui n’étaient point plus nombreux qu’à l’ordinaire, ne montraient ni curiosité, ni émotion.

Mais un jeune attaché d’ambassade m’a confié, avec tristesse, que les traditions élégantes de la diplomatie venaient de recevoir, ce matin même, un coup mortel… Un grand événement s’accomplissait, qui aurait mérité le cadre somptueux d’un palais et non le décor vulgaire d’un hôtel cosmopolite… Sans façon, à l’américaine, Rifaat Pacha, MM.  Liaptcheff et Miltcheff signaient le protocole qui rend la Bulgarie indépendante !

Le jeune attaché d’ambassade ne pouvait se consoler…

L’hôtel paisible que j’ai choisi, moins fastueux que le Péra-Palace, offre un spectacle bien intéressant. À mesure que les Européens s’en vont, une foule de nouveaux clients commencent d’affluer, et le front mélancolique du gérant s’éclaire…

Des familles grecques ou arméniennes qui habitent la banlieue et les quartiers excentriques ont quitté leurs maisons mal protégées en cas de guerre civile. Il y a bien encore quelques Américains roux et colorés, mais les figures levantines, grasses, pâles, placides, avec des cheveux luisants et des yeux en escarboucles, deviennent plus nombreuses. J’ai vu, ce matin, dans la salle à manger, une grande table ronde, présidée par une maman à bandeaux noirs et un papa moustachu. Et tout autour de la grande table, il y avait des enfants, entre dix-huit mois et dix-huit ans. Combien ?… Huit, neuf peut-être ?…

Nous ne connaissons plus ce luxe, chez nous. Ici, la marmaille abonde, une jolie marmaille brune, qui se bourre de confitures de pistaches et de loukoums, et répond très bien, en français, quand on l’interpelle.

Tous ces gens, réfugiés à l’hôtel Bristol, n’ont d’autre occupation que de lire les éditions successives des journaux, — il en paraît trois ou quatre par jour, — et d’échanger des réflexions plutôt pessimistes.

Ils ont vécu, pendant trente-trois ans, en pleine terreur, sous la menace perpétuelle des espions et des estafiers d’Abdul-Hamid. La servitude et la crainte ont durement marqué leurs âmes. Qui ne comprendrait cela risquerait de les mal juger, en donnant à leurs inquiétudes, à leur nervosité, à leur crédulité singulière, un nom désobligeant… Peureux ? Ils sont peureux, certes, même ceux qui, devant le péril certain, imminent, feraient bonne contenance. Ils s’affolent d’avoir abandonné leur foyer, d’être là, — pour combien de jours ? — de tout craindre, de ne rien savoir.

Chaque heure apporte une nouvelle, souvent fausse, qui circule du salon au fumoir et du vestibule au dernier étage. Chaque bruit, dans la rue, attire aux fenêtres des visages anxieux.

On sait que l’armée de Macédoine est à Tchataldja et à San-Stefano. L’avant-garde occupe les hauteurs de Kiathané, et ce soir, Constantinople sera cernée presque tout entière. Les députés, évanouis comme des fantômes depuis le 13 avril, reparaissent ; mais au lieu de reprendre leurs sièges à la Chambre, ils filent sur San-Stefano.

Les troupes qui occupent les casernes de Constantinople commencent-elles à réagir contre les excitations des hodjas et les conseils indirects venus d’Yldiz ? Plusieurs régiments ont envoyé des délégués à Tchataldja pour faire amende honorable.

Le ton des journaux change. De vieux numéros, — 14 avril, 15 avril, 16 avril, — me permettent de comparer… Dans l’émotion qui a suivi l’émeute réactionnaire, la presse n’osait défendre ouvertement les vaincus. Sauf exceptions, les articles politiques étaient des hymnes discrets à l’énergie des soldats et à la sagesse du Sultan… Le Comité Union et Progrès — ce pelé, ce galeux ! — avait causé tout le mal, par sa tyrannie intolérable. Jamais, jamais encore, la véritable Constitution, la véritable liberté n’avaient pu fleurir à l’ombre noire et desséchante du Comité néfaste…

Mais, dès que Chefket Pacha, Enver bey, Niazi bey, ces croquemitaines, tirent leurs grands sabres, dès que le succès de la réaction paraît moins certain, les journaux prudents changent de langage. Les soldats « justiciers » du 13 avril ne sont plus que des malheureux « abusés »… Si le Comité revient au pouvoir, ces soldats seront aussitôt qualifiés de « brutes sanguinaires ».

Le fameux Vulcan a déclaré mercredi que la nation n’avait jamais conquis sa liberté, mais que le Sultan la lui avait gracieusement octroyée et pouvait la lui reprendre, en supprimant la Constitution !… On annonce que ce journal va être poursuivi… Signe des temps !

On remarque aussi une lettre très curieuse du prince Sabaheddine Effendi, neveu du Sultan et chef de l’Union libérale. Il n’est pas très aimé des Jeunes-Turcs, ce prince Sabaheddine, et je ne crois pas que les Vieux-Turcs aient pour lui beaucoup de tendresse. Il représente le « juste milieu », le parti de la conciliation, et comment n’aurait-on pas de l’estime pour lui, puisqu’il prêche la concorde et le respect des femmes ?

Car les violences du Vulcan, et certains actes de brutalité commis dans la rue, ont dû troubler l’âme bienveillante du prince Sabaheddine. Il s’adresse aux soldats, lui aussi, avec une prudence tout orientale, et débute par des compliments.

« Frères soldats ! Salut à vous ! dit-il. Nous ne savons comment vous remercier de ce que vous vous êtes attachés, pendant ces jours pleins de difficultés, au Chériat islamique. C’est pour nous un grand honneur de voir votre fidélité à notre religion. Nous désirons cependant, non seulement réclamer notre Chériat, mais encore le mettre en pratique extérieure, étant donné que ceux qui veulent le Chériat doivent avant tout lui obéir. »

Et ces prémisses posées, le prince explique à ces bons soldats que c’est un grand péché de violer les lois, de manquer à la discipline, et surtout de tuer les officiers, et de se faire les instruments de la tyrannie ! Allah n’aime pas les tyrans ! C’est pour obéir à Allah qu’on a supprimé l’absolutisme, et mis fin à ce régime haïssable où les troupes souffraient de la faim et de la misère, où les soldats envoyés au Yémen mâchaient le cuir de leurs souliers !…

« Frères soldats, continue le prince Sabaheddine, attachez-vous au Chériat de toutes vos forces. N’oubliez pas cependant que le Chériat recommande d’être bienveillant autant envers les musulmans qu’envers les non-musulmans, autant envers les indigènes qu’envers les étrangers. Il commande de faire le bien à toutes les créatures. Aussi vous ne devez pas faire du mal, même à une fourmi.

Vivez en harmonie avec vos officiers et obéissez à leurs ordres. Car le tout premier commandement du Chériat, c’est l’obéissance à celui qui commande, à la discipline, aux commandants et à Allah le glorieux !

Frères soldats, n’oublions jamais que nous sommes obligés par le Chériat de ne pas manquer de respect aux femmes, autant aux musulmanes qu’aux non-musulmanes. N’oublions pas un instant que nous sommes obligés par notre religion sacrée de traiter doucement et avec bienveillance nos filles, femmes, sœurs et nos mères qui nous ont portés dans leur sein. Aucun musulman n’a le droit, non seulement de maltraiter une femme se promenant avec honneur, mais encore de la regarder d’un mauvais œil. Le Chériat ne défend absolument pas à nos femmes de sortir de chez elles pour faire des emplettes. Le Prophète, qui dit que le paradis est au-dessous des pieds de nos mères, fait ressortir la nécessité pour tous les musulmans de respecter les femmes. Vive le Chériat !

Frères soldats, ces paroles, je les ai fondées sur des hadis et des versets. Nous voulons demander le Chériat, mais aussi exiger de nous conformer à ses ordonnances. Pensez, pensez, toutes les fois que la religion islamique nous le commande, à faire du bien. Tout de même, saluez du salut de l’Islam vos concitoyens que vous avez voulu anéantir au cours d’une colère, il y a quelques jours.

Si vous agissez de cette manière, vous prouverez que vous êtes en réalité attachés au Chériat islamique, et vous sauverez notre chère patrie du danger qu’elle court. Il est temps d’obéir à vos commandants. Que rien ne détourne aucun de vous de la voie du bien et de la droiture[1].

SABAHEDDINE. »

Ainsi prêchait Jean dans le désert… Mais la lettre demeure intéressante par sa forme même de sermon. Les discours des radicaux Jeunes-Turcs, tout imprégnés des souvenirs de la Révolution française, font un contraste singulier avec cette homélie purement orientale et qui devrait émouvoir les consciences naïves des soldats.


Mercredi, 21 avril.

Je suis allée hier après-midi à Stamboul, avec le précieux Moïse, et toutes les impressions de la matinée que je voulais noter ici se trouvent comme amorties, lointaines, dans ma mémoire.

Je veux les retrouver pourtant, à la faveur de cette soirée presque silencieuse, où j’entends à peine les aboiements des chiens en querelle et le bâton du veilleur de nuit qui cogne rythmiquement le trottoir.

L’Assemblée nationale s’est constituée à San-Stefano, et Ahmed-Riza bey, sorti de sa cachette — il n’avait pas quitté Stamboul — a été proclamé à l’unanimité de la Chambre. On dit que son apparition, au Yachting-Club de San-Stefano, a provoqué une émotion extraordinaire. Tous les députés voulaient embrasser leur président, et de vieux ulémas à turban blanc et à barbe blanche lui baisaient les mains en pleurant.

La séance a été secrète, mais on annonce que la Chambre et le Sénat, réunis en Assemblée nationale, déclarent approuver l’intervention de l’armée d’investissement pour établir « la stabilité du régime constitutionnel, le rétablissement de l’ordre et la punition des factieux, conformément à la loi du Chériat ».

À propos du Chériat, quelqu’un disait ce soir que cette loi religieuse et civile, tirée du Coran est formée par une longue tradition, devait être bien incertaine et bien élastique, excellente matière à casuistique et à interprétations commodes.

Le Sultan veut se débarrasser des Jeunes-Turcs ? C’est au nom du Chériat. Les Jeunes-Turcs veulent renverser le Sultan ? C’est au nom du Chériat !… Ce mot de Chériat, ou de Chéri, devient une obsession.

Quand je dis que les Jeunes-Turcs veulent renverser le Sultan, je répète un bruit faux peut-être, mais qui est ardemment propagé, grossi, parce qu’il est un écho du désir populaire. Tout Péra — sinon tout Stamboul — attend avec angoisse la déposition ou l’abdication d’Abdul-Hamid.

Tout Péra, oui, tous les citoyens de race grecque ou arménienne qui voudraient — le pourront-ils ? — n’être plus que des Ottomans ; et tous les Européens aussi, ou presque tous… Cette chute, volontaire ou involontaire, du tyran paraît certaine. Et pourtant, les jeux de la politique réservent tant de surprises !

En attendant, les nouvelles absurdes ou comiques continuent d’affluer. Chaque heure apporte la sienne, avec les suppléments des divers journaux. Et chaque hôte de la maison, en fumant sa cigarette, donne la « solution définitive », apprise dans la journée…

L’un déclare que « tout ça profitera aux Anglais » ; l’autre voit déjà les flottes des puissances qui croisent aux Dardanelles ; celui-ci sait, de source sûre, « que le Sultan a des crises de nerfs » ; celui-là assure que le fils favori du monstre, le prince Burnaheddine, est parti pour Corfou : il va demander du secours à l’empereur Guillaume…

Hier soir, les dames avaient très peur que Chefket Pacha et Enver bey ne missent beaucoup de retard à entrer dans la ville, parce que le « vieux d’Yldiz » aurait le temps de préparer un coup de sa façon… Les Kurdes monteraient à Péra !

Les Kurdes ? J’entends parler si souvent de ces Kurdes que je m’étonne… Où sont-ils, ces Kurdes, et pourquoi les craint-on ? Ma naïveté provoque des sourires.

« Heureuse Française qui ignorez les Kurdes ! Ce sont les massacreurs professionnels, les bourreaux d’Arméniens, ceux qui ont ensanglanté Constantinople, et qui, hier encore, brûlaient et dépeçaient des femmes dans Adana… Ce sont ces faux ou vrais débardeurs du port, ces gens demi-nus ou vêtus de loques bariolées, qui ont un couteau à leur ceinture et vous regardent, quand vous passez, avec la sympathie du loup pour le petit agneau… Les Kurdes !… »

Qu’est-ce qu’il raconte, ce monsieur ? Il me fait peur… Et toutes les dames, un peu pâlies, se mettent à imaginer des choses terribles : ce qu’on ferait, si les Kurdes montaient à Péra, avec leurs grands couteaux…

Je dis :

— Ces messieurs nous défendraient…

Mais ces messieurs affirment que le sacrifice de leur vie ne ferait que retarder notre supplice, voire notre déshonneur… Alors, nous implorons d’eux la grâce d’une mort prompte, faveur qu’ils nous promettent, d’un air galant.

Mes aimables compatriotes de l’ambassade sont beaucoup moins pessimistes, et les jeunes secrétaires s’invitent à des thés, font des visites et racontent les potins de Péra, sans craindre les Kurdes. Je suis allée voir M. Constans et je lui ai demandé les moyens d’assister au sélamlik de vendredi, le dernier sélamlik du règne.

Il est très cordial, M. Constans, et il prend très bien l’air bonhomme, ce qui ne l’empêche pas de donner, aux uns et aux autres, de terribles coups de boutoir. Quand on le voit, dans son cabinet, épaissi par l’embonpoint, l’œil vague, sous la paupière lourde, la bouche détendue sous la moustache tombante, il semble parfois plongé dans un demi-sommeil ou dans un ennui invincible… Tout à coup, l’œil bleu s’avive, le sourire s’affine, toute la figure rajeunit de vingt ans, et l’accent toulousain donne une saveur spéciale à la malice inattendue qui assomme l’interlocuteur.

Il m’a dit :

— Vous voulez aller au sélamlik ?… Pour voir le Sultan ?… Ne vous pressez pas… S’il n’y est plus, la semaine prochaine, il y en aura un autre… — Il y a toujours des gens pour faire ces métiers-là — Mais cette semaine-ci, je ne conseillerais à personne d’aller au sélamlik… Est-ce qu’on sait ?… Tout se passera bien… oui… possible… mais… mais…

Hé ! il n’a pas l’air si tranquille, notre ambassadeur !… Il parle des onze marins de la Jeanne-Blanche qui gardent sa porte…

— Onze marins, neuf fusils et deux canons-revolvers sur un bateau joujou, belle défense !

Il a raison… Si les Kurdes montaient !

Bon ! voilà que je deviens Pérote. Je commence à croire aux Kurdes !

Enfin, j’ai vu Stamboul !

Par les rues déclives et zigzaguantes de l’immonde Galata, nous avons gagné la place de Karakeuy. Là, commence le grand pont de bois qui tressaute aux cahots des voitures, avec d’inquiétantes sonorités, qui semble déjà une très vieille chose, usée, raccommodée, pas durable.

L’eau huileuse brille entre les fentes des traverses. Les deux extrémités du pont sont rétrécies par un tas de cahutes en planches, bureaux de la compagnie Chirket-Haïrié, bureaux du péage, boutiques de changeurs, de confiseurs, de fleuristes… Et la foule qui dans Galata était presque terne, grisâtre comme une foule occidentale, pointillée seulement par les ronds rouges et mobiles des fez, la foule devient bariolée, variée, bruyante… Le petit vendeur de journaux, pareil à un voyou napolitain, l’étalagiste ambulant qui offre des merceries communes, des peignes de corne et des bas rayés, l’employé en redingote, le gros pacha dans sa voiture, le derviche brun ou vert coiffé d’un bonnet de feutre, le Tcherkesse au nez camard, au bonnet d’astrakan, le Syrien aux yeux de fille, l’Arabe maigre et beau, dans le flottement des laines crémeuses, l’eunuque bouffi, les dames fluettes et furtives, petits fantômes noirs qui regardent tout et que nul ne doit regarder, c’est l’Europe et l’Asie qui se heurtent, sans jamais se confondre, entre les deux bouts de ce pont !

Il ne fait pas très chaud. Ce jour d’avril, sans ardeur, rappelle les jours de mai, en France ; le ciel est d’un bleu presque blanc, et le soleil allume des étincelles aveuglantes sur le bleu plus intense, mais embué et voilé, de la Corne d’Or. Des bateaux noirs emmêlent leurs agrès. Un beau reflet rouge, le reflet d’une coque peinte au minium, tremble, brisé par le remous d’un vapeur à aubes qui s’éloigne…

Tout au fond, sur la rive, Stamboul est un frottis de pastel gris, où s’esquissent des coupoles crayeuses. La grosse fumée noire du vapeur stagne dans l’air et laisse un barbouillage de fusain sur le gris et sur le bleu tendre.

Mais le pont franchi, la zone des fumées et des brumes dépassée, la ville se dresse, non plus féerique, — vivante.

Une place assez laide qui ressemble à la place de Karakeuy, puis dans une rue à gauche, un mur de mosquée, une vaste porte en haut d’un escalier de marbre que couvrent des gens assis, accroupis, couchés. Et tout le long du mur, des robinets dans de petites niches, et devant chaque robinet, un musulman qui fait les ablutions rituelles, pieds nus.

Ces gens qui encombrent l’escalier, ces gens qui se lavent, et ceux qui s’écartent, de mauvaise grâce, devant ma voiture, ce sont des soldats, tous, ou presque tous. Et parmi eux, pas un officier. On ne voit plus d’officiers à Stamboul. Les beaux capitaines, les jeunes lieutenants, sortis des écoles militaires, et imbus des théories européennes, sont dispersés ou morts. Ceux qui restent, ce sont les officiers sortis du rang, non suspects d’athéisme et dévoués au Padischah.

Et ces soldats, les mêmes qu’un mot d’ordre a soulevés contre leurs chefs, contre les ministres, contre le Comité, et que je m’imaginais tels que des brutes, n’ont pas la mine féroce. Leurs uniformes ne brillent pas de propreté, leur tenue n’est pas très martiale : ils semblent las et indécis, — mais leurs figures sont des figures de paysans point méchants, point malhonnêtes. Ils me rappellent nos Bas-Bretons et nos Vendéens qui ne savaient pas lire, et ne connaissaient le monde qu’à travers les prônes de leurs curés. Ces paysans turcs ont aussi leurs curés fomentateurs de guerre civile. Le clergé vulgaire, les hodjas, les ont poussés contre les libéraux, au nom du souverain menacé, au nom de la religion méconnue. Qu’on les pousse demain contre les étrangers, ils nous égorgeront sans scrupule ! Et pourtant, ils ne sont pas, en majorité, les brutes révoltantes que les journaux dépeignent…

On me dit : « Quelques officiers Jeunes-Turcs, membres du Comité, ont été maladroits en faisant une sorte de propagande anticléricale. Certains négligeaient les obligations rituelles et s’en moquaient tout haut, devant leurs hommes. D’autres qui avaient trop vécu à Paris — ou à Péra — ne se cachaient pas pour aller dans les cafés et lire des journaux pornographiques. Un jour les soldats déchirèrent des numéros du Froufrou et du Sourire, en disant :

— Voilà ce que lisent nos chefs : des journaux où l’on voit des femmes nues… De tels hommes ne méritent-ils pas d’être assassinés ?…

Je ne me porterai pas garant de l’authenticité de ces histoires, et je les rapporte seulement à titre documentaire. Elles ont pourtant un fond de vérité. Le Turc qui a perdu la foi, comme le chrétien qui l’a perdue, doit malaisément sacrifier aux préjugés populaires. Pour ne pas être hypocrite, il choque les esprits simples. Malgré mes sympathies pour les Jeunes-Turcs, je ne peux dissimuler que partout, ici, on dénonce leur intolérance, leur sectarisme…

Ce n’est pas aujourd’hui, ce n’est pas dans ce carnet de notes que je me complairai à décrire les mosquées. Pour le moment la vie mouvante retient tout mon esprit. Plus tard, dans d’autres temps, j’essaierai peut-être de fixer votre image, Sainte-Sophie toute d’or, Yéni-Validé-Djami aux faïences fleuries, aux stucs translucides, qu’emplissaient la lumière pure et la voix triste, oscillante comme un jet d’eau sous le vent, d’un pèlerin arabe chantant seul, pour lui seul, sous le dôme immense…

La vie ! elle me reprend dès le seuil, quand j’ai rejeté le charme du songe avec les babouches louées par le gardien, quand Moïse, toujours souriant, m’emmène à travers les rues…

Ce sont des rues de faubourg, qui n’ont pas de noms, ou bien des noms si difficiles que je ne les ai pas retenus ; des rues presque villageoises, à peine pavées, bordées de petites maisons en bois. Elles sont toutes pareilles, ces maisons : une porte entre les deux fenêtres du rez-de-chaussée ; et au-dessus de la porte, le balcon avançant et clos de grillages, sous le toit en auvent. Toutes pareilles, oui, du même gris, du même brun rougeâtre ; — mais l’une penche vers la rue, l’autre s’accote à sa voisine ; la ligne des façades et des toitures se brise et s’infléchit ; on dirait une file de petites vieilles en robes fanées, de taille inégale, sœurs et différentes…

Il y a peu de monde, dans ces rues ; des femmes accroupies, immobiles, qui ont des figures comme des noix dans le triangle de leurs voiles blancs ; des aveugles résignés tendant la main quand un bruit de pas les réveille ; des enfants pâles, jolis, qui me tirent la langue et me crient je ne sais quelles choses assurément fort vilaines… Et puis, des poules, des chiens, une charrette attelée de buffles gris, aux cornes tordues, aux longs poils raides, des buffles stupides et sculpturaux.

Parfois, une petite place, avec une mosquée blanche, et une fontaine où l’eau captive se plaint derrière une grille d’or ; quelques arbres d’un vert vif et, sur la façade d’un humble café, à frange mauve et le parfum délicat d’une glycine délicieuse.

Tout cela est paisible, si paisible ! De quoi les touristes ont-ils peur ? Pourquoi suis-je presque seule dans cette ville, et pourquoi Moïse jette-t-il sans cesse, autour de nous, des regards méfiants ? Dans ce décor splendide et misérable, sous le soleil langoureux, parmi l’arome épars des glycines, on peut bien oublier qu’une armée campe aux portes de Stamboul et que, demain peut-être, des hommes s’entretueront…

Mais voici des rues plus animées, des rues à boutiques. Les fruiteries ont des courgettes et des artichauts disposés artistement sous des salades en festons ; le limonadier a rempli de rubis et de topazes liquides d’énormes carafes bouchées par un citron d’or ; le tourneur de bâtons de chaises rit de toutes ses dents blanches, accroupi parmi la sciure et les copeaux, et le magasin du vendeur de nattes exhale l’odeur agreste des joncs. Dans l’ombre et le soleil, sous les treilles de vigne naissante, sous les glycines qui pavoisent les rues en travers, passent des marchands ambulants, des hamals chargés de bâts comme des ânes, des enfants presque nus, des négresses comiques, et parfois un bel adolescent, un vrai petit Aladin, qui a des cils trop longs sur des joues trop pures, qui est inquiétant, équivoque à force d’être beau, et que les hommes regardent, dans cette foule où ne fleurit jamais un visage de femme…

Et il y a aussi des hodjas dont la barbe, taillée en rond, raccourcit, élargit la figure, sous le turban. Ils marchent, vêtus de longs cafetans, égrenant des chapelets d’ambre. Ils sont dans les magasins, dans les cafés, dans tous les groupes où on lit des journaux… Et Moïse murmure :

— Voilà les criminels, les misérables !

Je ne les aime pas du tout, ces hodjas. Ils me regardent sans aménité. Et les gens — comme les gamins tout à l’heure — me font la grimace, du fond de leur boutique.


23 avril.

Quand l’armée entrera-t-elle, et que fera-t-on du Sultan ? Questions sans réponse. La population commence à s’énerver, dans l’incertitude et l’attente. Et les « on dit » vont leur train.

On dit que Chefket Pacha, malgré la rapidité relative et l’ordre parfait de la mobilisation, n’a pas encore assez de troupes pour risquer un conflit avec celles de Constantinople.

On dit également que ces dernières troupes, auxquelles on a demandé un serment solennel d’obéissance, ne résisteront pas, étant tout à fait démoralisées.

On dit aussi le contraire, et que la lutte pourrait bien réserver des surprises désagréables aux Jeunes-Turcs, et même aux chrétiens.

Je n’ai pas d’opinion là-dessus. Je n’ai pas la compétence indispensable pour m’en faire une. Les diplomates sont muets ; les journaux se contredisent, et les gens que je vois ici recueillent les histoires les plus folles avec une gravité merveilleuse.

À propos du sélamlik de ce matin qui s’est passé comme tous les sélamliks, sans incidents, un monsieur bien informé affirme que le Sultan exhibé aux soldats et aux diplomates était un faux Sultan, un sosie d’Abdul-Hamid, vêtu, teint et fardé comme le Padischah authentique… Abdul-Hamid est loin d’Yldiz… Il navigue vers Corfou !

La déclaration qu’Ahmed-Riza a faite à des journalistes est très commentée. Le président de la Chambre aurait affirmé que la révolte du 13 avril a été fomentée par des réactionnaires, que le Sultan est resté neutre et sera respecté jusqu’à preuve contraire.

Et l’on commente aussi les déclarations de Chefket Pacha au grand vizir :

« Si la garde impériale, a dit le général, rentre dans la discipline, il ne sera pris contre elle aucune mesure de coercition. Dans le cas contraire, les auteurs seront punis… J’ai démenti catégoriquement le bruit qui a couru du détrônement de Sa Majesté impériale. Cependant, si des instigateurs voulaient se livrer à des intrigues pendant que mes troupes procéderaient à l’accomplissement de leur devoir, la responsabilité retomberait sur ceux qui en seraient cause… »

Tout cela est bien embrouillé, bien étrange, et les sceptiques commencent à parler d’une combinazione à l’orientale, entre les deux partis. Le Sultan sacrifierait ses complices, sa fortune, et garderait une ombre de trône.

Moïse qui se faufile partout, qui pêche des renseignements à tous les coins de rue, peut connaître le sentiment populaire. Or, je l’ai vu hier, pendant notre promenade à Stamboul, déçu et navré. Il avait des colloques avec des marchands de noisettes, des limonadiers, et même des hodjas, — des bons ! — et le résultat de ces colloques le rendait mélancolique :

« S’ils le gardent, tout sera à recommencer. »

Dans le turbé de Sultan-Suleïman, mon guide a eu une longue conversation avec le gardien, un nègre bossu, en cafetan vert, qui ne semblait pas très au courant des choses politiques… Il vit avec les califes morts, ce nègre, et toutes ses pensées sont enfermées dans l’enceinte de marbre et de porphyre, sous la coupole rouge et blanche d’où pendent des œufs d’autruche et des lustres de cristal… Il époussette les cercueils impériaux couverts de châles si anciens que les fleurs et les palmes pâlissent, prêtes à tomber en poussière. Il époussette les turbans aux grandes aigrettes, côtelés comme des pastèques, et qui évoquent pour moi les « turqueries » des tapisseries et des peintures, d’après le Bajazet de Racine…

Mais le plumeau sous le bras, le nègre bossu oublie maintenant les cercueils souverains, les manuscrits enluminés, les faïences des murailles, objets de sa sollicitude. Il oublie que je suis là, contre le balustre de bois et de nacre, bien dépitée de ne pas comprendre le turc. Il s’émeut, le nègre ! il lève les mains, roule les yeux ; il a l’air de dire :

« Pas possible !… »

Et Moïse lui tient un grand discours politique que l’autre écoute, attentivement, avec des « Ewet !… ’ewet !… » affirmatifs et d’approbatifs « Inchallah ! »

Moïse est une autorité… Il doit tout savoir, à cause de ses intimes et hautes relations avec l’ambassade…

… Je me rappelle encore que j’ai eu une belle peur, hier, à la fin de cette promenade, du côté d’Edirné-Kapou, — la porte d’Andrinople, — un quartier pas riche, et pas très bien fréquenté.

Nous allions voir la Kharié-Djami, cette ancienne église byzantine transformée en mosquée, qui a encore des mosaïques visibles, amusantes et ingénues, et qui sent — est-ce un effet de mon imagination ? — l’odeur de l’église chrétienne, de la petite église de village, humide, close, imprégnée de très vieux encens… La voiture roulait, pas trop vite, dans une rue encombrée. Et tout à coup, en arrière, éclatent des cris épouvantables.

Qu’est-ce que ces gens-là, ces démons à moitié nus, qui courent en hurlant vers nous ? Un nègre les précède, pas bossu celui-là, leste et musclé, mais plus vilain et beaucoup moins sympathique que le gardien de Suleïman. Sur les épaules des coureurs, une machine bizarre danse et brille au soleil, indistincte… Est-ce une arche sacrée qu’ils portent, ces sauvages ?

Mon guide n’a pas l’air rassuré. Il me dit :

— Ne faites pas attention !… N’ayez pas peur !…

Et il crie au cocher :

Tchapouk !… tchapouk[2] !…

Les deux chevaux s’enlèvent, trottent sur l’infâme pavé où les roues s’en vont, en haut, en bas, tandis que je retiens mon chapeau… J’ai bien envie de regarder en arrière, mais si cela excitait les fureurs de ces horribles individus ? Alors, je prends un air digne, indifférent, détaché, l’air d’une personne dont la pensée plane, et qui n’a pas peur du tout !

Un choc, des vociférations, tout près de ma tête, à mon oreille !… Je me retourne… C’est le nègre qui a sauté sur la capote de la voiture et qui interpelle le cocher, Moïse, ou moi ?… Je ne sais. Je ne baisse pas les yeux, et je garde un air bien calme, avec ce sourire tranquille et poli qu’on a, lorsqu’on visite des maisons de fous et que les pensionnaires vous interpellent. Les chevaux font un écart ; le cocher crie je ne sais quoi, et le nègre disparaît. La troupe hurlante semble nous poursuivre, puis elle s’engouffre dans une ruelle. Alors Moïse m’explique que ces coureurs sont des toulombadjis, pompiers volontaires, presque aussi dangereux pour les maisons que les incendies, car ils emportent souvent ce que le feu a respecté.

La machine qu’ils portaient, c’était la pompe !

Autre épisode de ma promenade d’aujourd’hui.

Nous étions au cœur de Stamboul, dans une rue étroite et malpropre, quand la voiture s’est arrêtée devant la boutique d’un confiseur. Moïse est descendu, et m’a fait signe de le suivre.

Où me mène-t-il ?… Une allée infecte, un escalier obscur, des enfants sales qui se moquent de mon chapeau… Sur le palier, il y a une porte, avec un rideau de cuir qu’un hodja soulève à demi.

Nous sommes à la hauteur des galeries de la mosquée Rustem-Pacha, où les fidèles commencent la prière. Le hodja est de mauvaise humeur. Il refuse de nous laisser entrer, et mon guide parlemente, tandis que les enfants sales mendient : « Dix paras, madama, dix paras. »

Enfin, moyennant un fort backchich, le hodja consent à nous donner les babouches réglementaires ; mais au lieu de me les mettre aux pieds, gentiment, comme faisait le brave prêtre de Kharié-Djami, il me les jette à la volée… Attrape, si tu peux, chrétienne impure !

Il doit être réactionnaire, ce bedeau-là !

Traînant les pieds, je suis le gracieux personnage qui, paraît-il, nous invite à ne pas rester longtemps. Ses clefs à la main, il grommelle dans sa barbe ronde, et je crois que, lui aussi, critique mon chapeau marron, un chapeau à la mode de 1909, qui ressemble à une cloche, ou à une ruche, et qui était si charmant à Paris… Mais évidemment, dans une mosquée, il paraît bizarre…

Elle n’est pas très grande, mais elle est bien belle, la mosquée de Rustem-Pacha ! Elle est un jardin sans hiver, un jardin aux mille fleurs d’émail. Les piliers, jusqu’à la coupole, sont couverts de faïences persanes, où s’enroulent des liserons géométriques, où s’entremêlent les œillets, les tulipes, les palmes et les plumes de paon, de tous les verts, de tous les bleus, émeraude, saphir, jade et turquoise.

Un demi-jour clair, un crépuscule paisible caresse les floraisons froides et brillantes, et en bas, dans la nef, une quantité de soldats en brun, en bleu, sont accroupis où prosternés sur les tapis aux nuances de velours rose.

Je ne vois que les têtes coiffées du fez et les pieds croisés, nus, ou en chaussettes… Quelques turbans verts, quelques fez non militaires, par-ci par-là, mais les soldats dominent, car il y a des postes tout proches. Ces hommes qui se battront demain, peut-être, contre leurs compatriotes, contre leurs frères d’armes, écoutent le discours d’un prêtre assis devant le mirhab.

Dissimulée derrière un pilier, je regarde avec une curiosité passionnée. Que se passe-t-il dans leurs consciences obscures de fanatiques ? Quel enseignement, quel ordre reçoivent-ils de ce prêtre qui tire, pour eux, des leçons du livre sacré ?

24 avril.

J’ai changé d’appartement deux fois, désespérant de trouver le silence, et je m’étais installée, hier soir, dans une chambre assez triste qui ouvre sur la courette intérieure de l’hôtel. J’espérais y dormir un long sommeil que n’interrompraient plus les ronflements ou la toux d’un voisin, ni les cocoricos du coq maudit qui chante trois fois avant l’aube, ni les querelles des chiens, ni le bâton du veilleur de nuit tapant les heures sur le trottoir… Ô cher silence !

Dans le petit jour gris de cinq heures, je m’éveille… Quoi ?… Un meuble, une lourde armoire a dû tomber, à l’étage supérieur, juste au-dessus de ma tête ; ou bien l’ascenseur, qui fonctionne mal, s’est décroché… Les murs vibrent encore d’un fracas assourdissant, et des portes battent, des gens courent dans l’escalier, dans les couloirs.

Fatiguée, je me rendors à demi… Jamais, jamais, je ne trouverai le silence !… Un peu de temps se passe. Et voici, de nouveau, le fracas… Et je distingue aussi un crépitement bizarre, — clac… clac… — mais dans cette pièce qui ne donne sur aucune rue, tous les bruits s’amortissent.

Enfin, la femme de chambre, appelée, arrive tout éperdue.

— Madame !… C’est le canon… On se bat au Taxim… L’armée est entrée cette nuit…

Je n’ai pas été lente à m’habiller, ce jour-là !

Le vestibule du rez-de-chaussée est plein de monde : tout le personnel de l’hôtel, presque tous les voyageurs ; et la curiosité nous pousse, les uns après les autres, jusque dans la rue.

Notre calme rue des Petits-Champs ! Je ne la reconnais pas, dans le matin frisquet, qui s’ensoleille… Des soldats en uniforme khaki, des soldats en uniforme bleu, couverts de poussière, passent, par groupes, et tout à côté, devant le consulat des États-Unis, il y a un corps de garde improvisé où l’on amène des prisonniers, des suspects, qu’on fouille, et qu’on désarme avant de les envoyer à la police. Tout à l’heure, on vient d’arrêter deux faux hodjas, aux poches capitonnées de banknotes, et on les a houspillés quelque peu… Maintenant, quatre soldats conduisent un officier réactionnaire, qui n’a plus d’épée, dont le dolman sombre est déchiré à l’épaule, et qui marche, pâle, calme, l’air distrait. Devant le consulat américain, une foule pressée stationne, attentive aux moindres incidents, nerveuse, prête à s’enthousiasmer ou à s’affoler… Et parfois, à grand trot, à grand bruit, passent des cavaliers, des fourgons qui sonnent la ferraille, des civières, des voitures aménagées pour les ambulances, un équipage correct, avec un cavass d’ambassade sur le siège.

Le canon s’est tu ; la fusillade, vers huit heures, devient plus lointaine, plus espacée… On sait que les casernes de Chichli et du Taxim ne résistent plus, que l’armée de Salonique occupe toutes les hauteurs de Péra et se dirige vers Yldiz. À Galata, quelques caracols se défendent encore, et les ponts étant barrés, nul ne peut pénétrer dans Stamboul… Là-bas aussi, sur l’autre rive, la bataille continue, du côté de la Sublime-Porte ; mais les nouvelles précises manquent.

Un détachement macédonien passe, et, de toutes les fenêtres, partent des applaudissements et des bravos… « Voilà nos sauveurs !… Voilà les héros de la liberté, les défenseurs de la Constitution !… » Les gens qui crient le plus fort sont pourtant restés chez eux, au lieu de former des bandes de volontaires, comme ont fait les Grecs et les Bulgares de Macédoine… La population pérote n’est pas guerrière par vocation, mais elle aime bien les guerriers qui la défendent. Elle ne leur ménage pas les épithètes flatteuses et les acclamations. Les soldats et les officiers ne témoignent aucune émotion. Peut-être sont-ils indifférents, ou dédaigneux, ou fatigués de cette nuit de marche, de cette matinée de combat. Ils défilent, et d’autres leur succèdent, et d’autres… Ils vont à Stamboul.

Le soleil de midi brûle. Le printemps à peine tiède prend la splendeur de l’été. En face, dans le jardin vide, les platanes ont déplié mille petits drapeaux vert tendre. Des pigeons gonflent leur col de soie grise. Des gens emportent un mort dans une sorte de brouette… Et les prisonniers arrivent toujours.

Vers trois heures, quand tout paraît calmé, quand les barrages sont rompus, on apprend que la bataille recommence à Tachkichla, au Taxim… On dit que les réactionnaires ont arboré le drapeau blanc et qu’ils ont pris entre deux feux, par traîtrise, les libéraux déjà entrés dans la cour du Taxim… Il y a eu beaucoup de morts, des représailles sanglantes…

Par le passage du Bon-Marché, je gagne la rue de Péra et l’ambassade de France. Elle est située tout à fait en contre-bas de la rue, et une descente très raide y donne accès. Là, des élèves de l’école militaire de Pancaldi, de tout jeunes gens vêtus de khaki, fraternisent avec les braves marins bretons du stationnaire Jeanne-Blanche.

Les beaux lilas du jardin, en pleine fleur, semblent un énorme bouquet blanc et mauve. L’ardeur du jour déclinant s’apaise en douceur exquise ; il y a de la joie dans l’air, la joie encore timide et incertaine de la ville délivrée. Je trouve, dans le jardin, un groupe de jeunes femmes, qui sont là, depuis le matin, avec leurs enfants et les bonnes de leurs enfants. Elles habitent des maisons qui ne semblent pas très sûres, et qui ont été plus ou moins criblées de balles. Réfugiées ici, ces dames ont installé une nursery et des dortoirs de bébés.

Voici des secrétaires, des drogmans, des journalistes. Chacun apporte une nouvelle. Yldiz est cerné… Le Sultan est enfermé avec le grand vizir. Une partie de ses prétendus fidèles, les gens qui vivaient de lui, l’ont abandonné… À Stamboul, les garnisons de la Sublime-Porte et du ministère des Travaux publics se sont rendues…

C’est donc fini ?… Non, personne ne veut croire que ce soit fini… Yldiz réserve peut-être des surprises. Les dames affirment qu’elles n’ont pas confiance et qu’elles ne rentreront pas chez elles.

On raconte des épisodes de la bataille qui a été meurtrière, puisque l’on évalue à deux mille — sinon plus — le nombre des morts. L’hôpital français de Péra, qui est tout voisin de la caserne des sapeurs-pompiers et de la caserne du Taxim, a reçu quantité de balles, et des passants ont été tués dans les rues d’alentour. Deux journalistes — un Anglais et un Américain — étaient allés, avec leurs appareils photographiques, s’installer dans une ruelle latérale, où les soldats croisaient leurs feux. Abrités par un pan de mur, ils attendaient l’instant propice pour prendre des instantanés, mais l’un d’eux, M. Booth, ayant avancé un peu la tête, fut touché à la nuque et tomba.

Son ami M. Moore, le tira par les pieds, tant bien que mal, pour le ramener à l’abri du mur, et, ce faisant, perdit son chapeau et sa canne, qui roulèrent à quelques pas. Quand M. Booth fut étendu contre la muraille, M. Moore, au lieu de rester coi, perdit tout sentiment du danger, et, peut-être inconsciemment, s’avança à son tour dans la zone dangereuse pour ramasser sa canne et son chapeau… Une seconde balle l’étendit à côté de son camarade.

On avait annoncé la mort de ces deux victimes du devoir professionnel, mais le docteur de Lacombe, chirurgien en chef de l’hôpital, arrive et nous rassure. Les deux journalistes, assez grièvement blessés, ne sont pas en péril, et il leur restera, de cette aventure, un prestige accru auprès de leurs directeurs et de leurs lecteurs… Il faut le dire, à l’honneur de la corporation, tous les reporters présents à Constantinople ont montré une magnifique crânerie, qui leur paraît, d’ailleurs, toute naturelle et dont ils ne tirent pas vanité… C’est le métier qui veut cela.

Le docteur de Lacombe affirme qu’« ils ont été épatants », mais ce qu’il ne dit pas, et ce qu’un confrère bien informé me raconte, c’est que personne n’a été plus « épatant » que lui !… À cinq heures du matin, quand le canon l’a réveillé, il s’en est allé tout droit à l’hôpital français, et sa vieille mère, sans larmes et sans jérémiades, l’a regardé partir, dans la rue où sifflaient les balles. La grande porte de l’hôpital était barrée par un détachement de Macédoniens qui fusillaient vivement un petit caracol réactionnaire. Impossible d’approcher. Les officiers de Salonique conseillent au docteur de s’en retourner, ou de se mettre en sûreté provisoire…

Le docteur répond :

— C’est fort bien, mais si votre place est ici, la mienne est dedans. On va m’apporter des blessés tout à l’heure. Il faut que j’entre dans mon hôpital.

— Vous n’entrerez pas !

— Nous verrons.

Sans hâte, il gagne une petite rue, derrière l’hôpital, où donne une porte de service presque toujours fermée en dedans, et pas très loin de l’endroit où furent blessés, une heure plus tard, MM. Booth et Moore. Là, on se bat. Macédoniens et réactionnaires, et juste devant la porte de service un passant est couché, dans son sang qui rougit le ruisseau. Les balles éraflent les plâtras des murs et le bois de la porte… Le docteur ramasse des pierres et les jette dans les fenêtres de l’hôpital pour signaler sa présence, et cela dure quelques minutes, jusqu’à ce que les religieuses et les aides l’aient aperçu et lui aient fait ouvrir la porte.

Maintenant, la nuit vient, et nous sommes tous rassemblés dans le salon de l’ambassade, pendant que les petits enfants dînent dans une pièce voisine, et qu’on prépare leurs lits. Tous les Français présents sont invités à dîner — à la fortune du pot, dit M. Constans, car le pain manquera peut-être, et l’armée conquérante a réquisitionné les laitiers. L’ambassadeur nous offre même une hospitalité plus complète. Il y a de la place pour tous, et en cas d’alerte, nous aurons, pour nous protéger, les marins de la Jeanne-Blanche, et les trente-six Macédoniens.

Les petits enfants ont dîné ; le doyen de cette chambrée, M. Pissard fils, qui a bien neuf ans et qui est arrivé aujourd’hui même, avec son papa, par l’Orient-Express, donne son avis sur les événements… Le bébé de madame Delon n’a pas d’opinion, — et pour cause, — et quant aux personnages entre deux et huit ans, ils se soucient également des Turcs vieux ou jeunes et demandent le dessert et le dodo.

Le pain n’a pas manqué si l’entremets a fait défaut. Le dîner est excellent tout de même et beaucoup plus amusant que les banquets officiels. Dans le grand salon aux fenêtres ouvertes sur la nuit bleue, où pénètrent les senteurs mariées de la glycine et du lilas, on cause ensuite, presque gaiement, mais, tous les quarts d’heure, on apporte des dépêches… Arrivent M. Deffès, le directeur général de la Banque ottomane, maigre, blanc, vif et spirituel ; le lieutenant de vaisseau Goisset, commandant le stationnaire ; le directeur français du lycée de Galata-Séraï, et c’est bien curieux de voir l’expression soucieuse, narquoise, sceptique ou amusée de tous ces visages !

Dans le jardin, les Turcs et les Bretons se régalent du pilaff gigantesque et des deux agneaux rôtis offerts par M. Constans, et la bonne odeur de ce festin attire les soldats qui gardent une légation voisine.

— Si Yldiz ne cède pas, vous entendrez le canon demain encore, dit l’ambassadeur.

M. Deffès veut bien me raccompagner en voiture jusqu’à l’hôtel. La rue de Péra est toute noire. Les chiens ont disparu, épouvantés, et des patrouilles circulent qui nous arrêtent à chaque pas. Une tête coiffée d’un fez, un éclair de baïonnette à la portière, quelques mots turcs criés par le cavass… Nous passons…

Et voilà ce que j’ai vu d’une « journée historique ».


25 avril.

Le canon macédonien n’a pas troublé le paisible sommeil de la ville. Par ce beau matin dominical, Péra délivrée prend son aspect des jours de fête. Dans la Grande-Rue, où tombe tout droit le soleil d’onze heures, les familles reviennent de la messe, et s’arrêtent pour commenter les événements. Il y a beaucoup de figures et de tournures qui me rappellent notre Marseille, beaucoup d’hommes aux yeux charbonnés, aux moustaches de Tartarins pacifiques, beaucoup de dames dont l’aimable embonpoint gonfle et tend les robes fourreaux un peu trop claires ; et aussi beaucoup de jolis visages jeunes, très arrondis, très pâles, avec des yeux noirs énormes, comme on en voit dans les portraits en mosaïque de l’époque alexandrine.

Aux angles des ruelles, les marchands de fleurs ont disposé leurs éventaires, et le safran vif des jonquilles, les blancs purs des narcisses et des juliennes, les roses violacés des anémones éclairent l’ombre bleuâtre. Les chiens rassurés sont sortis de leurs cachettes ; les petits vendeurs de journaux courent en agitant les feuilles imprimées ; les voitures recommencent à circuler, et presque toutes sont pleines de soldats réguliers ou volontaires, — les vainqueurs d’hier.

Coiffés du fez ou de la calotte albanaise en feutre blanc, ceinturés de cartouchières, ils ont l’air mal débarbouillés, mal brossés, et leurs uniformes gardent encore la poussière de la route, du camp et de la bataille. Ils déambulent par cinq ou six, et parfois s’entassent, leurs fusils entre les jambes, dans les fiacres réquisitionnés. La plupart, venus des plaines de Thrace ou des montagnes d’Albanie, ont, devant les splendeurs européennes de Péra, le même étonnement respectueux qu’ont nos conscrits de province devant les monuments et les boulevards de Paris. Mais, au contraire des troupiers français, ils s’abstiennent de lazzi et de plaisanteries, et s’ils racontent leurs exploits aux badauds, ils les racontent brièvement, sans fanfaronnade et sans gaieté. Je ne sais si cette réserve est naturelle au caractère oriental, ou si elle cache une certaine émotion pénible, le regret d’un devoir douloureux bravement accompli, la tristesse de la guerre fratricide… Peut-être ce sentiment est-il trop compliqué pour ces âmes très simples. Quant aux citoyens de Constantinople, leur seule inquiétude persistante, c’est le maintien possible du Sultan.

Que fera-t-on du Sultan ? Lui-même a conseillé la soumission à ses derniers défenseurs, et la garnison d’Yldiz, désarmée, est envoyée, par petits paquets, à Stamboul. Une partie a pu s’enfuir sur la côte asiatique du Bosphore, dans cette caserne Sélimié qui domine Scutari. Là, peut-être, les Macédoniens trouveront-ils encore quelque résistance. Le pont de Galata est toujours barré, et l’on suppose que l’Assemblée nationale se réunira au Palais du Parlement, sous la protection des troupes libératrices. Mais ce qu’elle décidera, nul ne le sait, et l’idée d’une combinazione recommence à hanter les esprits.

Pourtant, aux étalages des photographes, Son Altesse impériale Réchad Effendi, héritier présomptif du trône, est apparu ce matin. Il a une bonne figure fatiguée, résignée, passive, que ses futurs sujets examinent curieusement. D’autres portraits, qu’on ne voyait pas ou qu’on ne voyait plus la semaine dernière, occupent les places d’honneur autour de celui de l’héritier. Les soldats se montrent la belle barbe philosophique et les yeux très doux d’Ahmed-Riza bey, l’énergique figure osseuse de Chefket Pacha, les images, presque partout jumelles, d’Enver bey et de Niazi bey, « héros de la liberté », figures romantiques qui doivent troubler les cœurs féminins et qui font la fortune des marchands de cartes postales.

À l’ambassade de France, toujours gardée militairement, je trouve M. Constans assis devant le perron, entouré de gens qui demandent ou apportent des nouvelles. Les dames et les enfants qui ont profité de l’hospitalité diplomatique resteront jusqu’au soir. D’ailleurs, nous sommes tous invités à dîner. L’ambassadeur, qui a veillé tard dans la nuit, semble très fatigué, et M. Ledoulx, premier drogman, succombe sous le poids du devoir professionnel. Le commandant du stationnaire raconte la belle cérémonie de la béatification de Jeanne d’Arc, qui a été célébrée la veille à l’église catholique. La bonne Lorraine glorifiée en pays infidèle, à quelques pas du Grand Turc que ses propres soldats assiègent dans son palais, le canon sarrasin couvrant la voix des orgues chrétiennes, ne dirait-on pas un épisode des chansons de geste ? Les os des croisés qui furent ensevelis près des murs de Constantinople ont dû tressaillir de joie…

Le docteur de Lacombe apporte des nouvelles des blessés. Les deux journalistes américains vont mieux. Je pense aux propos entendus la veille à l’hôtel, au récit très circonstancié que l’on avait fait de l’agonie et de la mort de M. Moore dont on rapportait même les dernières paroles ! Nous en étions tous attendris… Par bonheur. M. Moore n’est ni mort ni mourant. Il est seulement blessé, immobilisé pour des semaines, et son accident le met de très mauvaise humeur… Rater un si beau reportage, quelle malchance ! Aussi, quand un journaliste français est venu ce matin, par courtoisie confraternelle, serrer la main de M. Moore, il a été bien reçu !…

M. Ledoulx m’a emmenée déjeuner chez lui, avec sa jolie fillette qui a un air de couventine française, de petite demoiselle d’autrefois, timide et blonde. Au dessert, deux religieuses de Saint-Vincent de Paul sont arrivées, et ont raconté les aventures tragi-comiques de leur jardinier qui a failli être tué par une balle perdue en allant chercher du lait pour la communauté. Les projectiles égarés ont fait ainsi beaucoup de victimes. Une infirmière grecque, à l’hôpital Hamidié de Chichli, un matelot sur le stationnaire italien, ont été frappés mortellement. À l’hôpital français, la sœur supérieure et le professeur Isoard entraient dans le cabinet de radiographie, quand une balle, perforant la vitre, passa entre eux, effleura sans les briser des instruments précieux et fragiles, et filant avec une précision élégante, parmi l’encombrement des tubes et des flacons de cristal, s’enfonça dans la muraille où elle est encore…

Après déjeuner, M. Cuinet, avocat et correspondant du Matin à Constantinople, m’a fort obligeamment proposé de m’accompagner à Stamboul, pour la séance du Parlement. Mais le pont de Galata était barré… Les soldats de Salonique occupent toute la place de Karakeuy, et le petit caracol qui ressemble à un café-concert de province, — genre oriental ! — est rempli de prisonniers. Ce caracol a fait une belle défense, et très meurtrière. Faute de mieux, nous remontons à Péra, et nous allons voir les casernes bombardées.

La plus importante, celle qui supporta le plus rude assaut, est la caserne d’artillerie du Taxim, un vaste bâtiment jaunâtre, construit sur la hauteur qui domine Péra et le Bosphore. Les bourgeois pérotes, endimanchés et placides, traînant des mioches et des bonnes, envahissent les trottoirs et débordent sur la chaussée, malgré les voitures lancées au grand trot, les voitures où des fusils brillent, où se serrent des uniformes gris, bleus ou bruns, où parfois on devine, entre les soldats, la face impassible, les bras enchaînés d’un prisonnier qu’on emmène. Chemin faisant, nous regardons la caserne des pompiers dont les écuries touchent presque l’hôpital français… Dans ces mêmes écuries, des mutins se réfugièrent qui furent cernés, jetés contre le mur, fusillés et achevés à coups de crosse, avec une fureur sauvage, sous les yeux des religieuses épouvantées… Plus loin, — pendant la seconde attaque, — d’autres mutins, échappés du Taxim, essayèrent de s’enfuir du côté de l’église grecque en escaladant des murs. Mais les soldats macédoniens les pourchassèrent comme des bêtes forcées. À peine un de ces malheureux se hissait-il sur la crête de pierre, qu’une balle l’abattait, et les corps qui ne glissaient pas demeuraient suspendus, jambes et bras ballants, misérables marionnettes disloquées…

C’est la guerre… Les témoins de ces scènes les rapportent sans surprise et presque sans émotion. Ils en ont vu bien d’autres, en ce pays où l’on brûle, égorge, dépèce des milliers d’Arméniens, tous les deux ou trois ans. La vie humaine ne paraît pas une denrée précieuse et qu’il faille ménager. Les attendrissements philanthropiques, les déclamations pacifistes ne sont pas de mode en Orient. Quatre mille hommes, jeunes, robustes, se sont entre-tués, hier, dans ces rues où passe une foule joyeuse et curieuse. S’ils étaient morts victimes d’une catastrophe, — incendie ou tremblement de terre, — il y aurait peut-être, dans la ville, une ombre de deuil. Mais qui songe aux morts ? Ils n’étaient pas frères par la race de ces Arméniens et de ces Grecs de Péra. Les volontaires d’origine hellénique, qui combattirent vaillamment, étaient venus de Macédoine et ne représentaient dans l’armée qu’une faible minorité. Il n’est pas surprenant que la population levantine n’éprouve pas, aujourd’hui, la tristesse qui suivrait, ailleurs, une guerre civile et l’horreur du sang fraternel versé. Elle est toute à la joie, et elle ne pense qu’à fêter ses libérateurs. Elle leur sait gré d’être venus sans être appelés, et si vite, avant qu’elle fût contrainte à la résignation, à l’acceptation passive de la vieille tyrannie renouvelée ; elle leur sait gré de n’avoir pas abusé de leurs privilèges de victorieux, d’avoir respecté les biens et les personnes. Elle se sent libre et en sécurité parfaite, depuis qu’ils sont là, chargés de la police de la ville, impitoyables aux mouchards et aux malandrins.

Jamais des soldats européens n’ont montré plus de correction et de politesse que ces Rouméliotes si bien disciplinés, si sobres, si graves. On leur offre de l’argent ; ils refusent et n’acceptent que des vivres et des cigarettes. J’ai entendu dire qu’un des leurs, ayant un peu… bousculé une femme dans la prairie des Eaux-Douces d’Europe, fut saisi et déshabillé par ses propres camarades qui lui appliquèrent vingt-cinq coups de bâton, pour l’exemple… Si par moments, dans l’ivresse du combat et de la poursuite, ces soldats se sont laissés entraîner à des représailles brutales, c’est que la résistance des réactionnaires les avait exaspérés ; mais, la lutte finie, la victoire acquise, tous mettent un très noble orgueil et une sorte de coquetterie à prouver qu’ils ne sont pas des barbares, à mériter la confiance de la population, l’estime des étrangers. Ils laissent à l’Assemblée nationale, aux juges compétents, le soin de rechercher et de punir les coupables. Leur rôle actif est terminé. Ils demeurent à Constantinople comme des protecteurs et les défenseurs des lois.

Le jardin du Taxim où l’on entassa, hier, les cadavres, est débarrassé de ses hôtes funèbres et sert de refuge à quelques chevaux blessés. Les pauvres bêtes s’en vont sur trois pattes, le flanc éraflé, la tête basse, l’œil craintif. Le pavillon des musiciens n’a plus une vitre ; les balles ont tailladé l’écorce des platanes et coupé mille brindilles des rameaux. On sent qu’une calamité anormale a passé par là, qu’une mélancolie est restée sur les choses. L’herbe foulée garde-t-elle le froissement des agonies ? L’ombre des jeunes feuilles est-elle plus froide d’avoir tremblé sur les faces livides des morts ? Les jardiniers qui fouillent le terreau des plates-bandes ne font-ils pas des gestes de fossoyeurs ?… Sensations réelles ou caprices de l’imagination, tout ce qui assombrit un instant notre âme s’évanouit dans la lumière vaporeuse et la tiédeur légère de l’air. Avril enchante le jardin, comme une promesse d’amour, comme un pressentiment de bonheur, et tout dit la douceur de vivre : les premières pervenches qui ouvrent leurs yeux bleus dans le sombre feuillage rampant, les premiers boutons des rosiers qui demain seront lourds de roses ; et, à travers le filigrane des rameaux, le Bosphore bleu, les collines d’Asie, vertes et violacées, la molle écume lumineuse des nuages…

Et, tout ocreuse, dans le soleil, ses fenêtres crevées encadrant des morceaux d’azur, voici la grande caserne vide qu’entourent les promeneurs. Les obus ont ravagé les murs et les plafonds, et des soldats, grimpés au second étage, achèvent de desceller de grosses pierres branlantes qui cèdent tout d’un coup, et tombent, avec un bruit sourd, dans un tourbillon de poussière soulevée.

Soldats bleus ou gris, marchands de noisettes grillées, pauvresses en tcharchaf d’étamine écrue, dames grecques en fourreaux Empire, petites filles en mousseline, servantes qui poussent des voitures de bébés, tous s’écartent un moment, le nez en l’air, puis, reprennent leur promenade flâneuse. Des gens, munis de lorgnettes, regardent de l’autre côté du Bosphore, sur le revers de la montagne où se dressent des coupoles blanches et des cyprès obscurs… La caserne Sélimié, bâtisse jaune comme le Taxim, domine Scutari. C’est le dernier asile des troupes réactionnaires.

Que se passe-t-il, là-bas, et là-bas, à notre gauche, dans ce pli de vallon moutonnant d’épaisses verdures, qui recèle les kiosques mystérieux d’Yldiz ?

On regarde… On attend… Quoi ?… La fumée blanche, le fracas d’une canonnade ?… Mais tout est calme, sous le ciel infini, dans l’immense paysage panoramique. Et la seule clameur qui s’élève, c’est, dans un petit café, parmi les figuiers et les vignes, l’hymne de la Constitution, cuivré, nasillard, déchiqueté par un phonographe.


26 avril.

Yldiz s’est rendu. L’Assemblée nationale délibère en secret, et Abdul-Hamid règne encore. L’état de siège a été proclamé hier soir. Les invités de M. Constans ont dû rentrer chez eux, sans dîner, parce que Mahmoud Chefket Pacha — le seul maître actuel de la ville — oblige les bons citoyens à s’enfermer, dès huit heures, dans leurs maisons. Plus de dîners, plus de réceptions, plus de théâtre. Vainement, les journaux annoncent l’arrivée de Suzanne Desprès et de sa troupe qui joueront Phèdre et la Rafale… Si la rigueur de la consigne ne s’adoucit pas, dans quelques jours, il nous sera bien difficile d’applaudir la célèbre actrice française. Nous nous consolerons avec les jeux innocents des prévisions et des prophéties, et le corbillon politique :

« Où est le Sultan ?… Qu’en fait-on ? »

Et parfois, nous entr’ouvrirons la fenêtre ; nous jetterons un regard dans la rue déserte où brillent les baïonnettes des sentinelles, où rôdent les patrouilles silencieuses… La rue appartient aux soldats seulement, et aux grands chiens jaunes, qui fouillent les détritus amoncelés devant les portes. Les patrons des cafés se désolent, et l’on prétend que les demoiselles fardées, à jupes courtes et à chapeaux extravagants, fleurs nocturnes des trottoirs de Péra, protestent contre l’état de siège…

Les communications entre Péra et Stamboul sont rétablies, et je suis allée aujourd’hui au Vieux-Sérail pour visiter les deux musées.

Ce Vieux-Sérail, à l’extrême pointe de la ville, baigné par la Corne d’Or et la Marmara, contient presque toute l’histoire de l’ancienne Turquie, du xve siècle au xixe siècle, de Mahomet II à Mahmoud II. C’est, dans une enceinte flanquée de tours carrées, sur l’emplacement de l’acropole de Byzance, un chaos de palais, de jardins et de terrasses, où l’on peut évoquer, sans sourire, la Turquie de Byron et de Hugo. Les événements actuels rendent plus émouvant ce pèlerinage.

Près d’une fontaine charmante, en marbre ciselé dans le style de Versailles, au toit presque japonais, aux grilles d’or, s’élève la terrible porte Auguste (Bab-i-Houmayoun) que domine une inscription sur un cartouche noir, une sorte de dédicace faite à Allah par le Conquérant. Et de chaque côté, dans les niches ogivales, on accrochait les têtes des vizirs qui avaient cessé de plaire… Mais quand on franchit cette porte, la « sensation d’Orient » s’évanouit… Au fond de la cour des Janissaires, qui est une sorte de terrain vague, entre les bâtiments de la Monnaie et l’église byzantine de Sainte-Irène, on aperçoit des murs crénelés, deux tourelles à poivrières, en pierres rousses sous le ciel d’un bleu de bluet… C’est presque une cité moyenâgeuse de notre Midi, un fragment non restauré de Carcassonne. Dans cette cour, le fameux platane des Janissaires, fendu par la foudre et demi-mort, se couvre de tendres feuilles naissantes. Des soldats campent autour, dorment, fument, ou font leur kief, assis sur leurs talons croisés, dans l’herbe où les fleurettes jaunes se flétrissent. Verra-t-il d’autres révolutions, avant de sécher tout à fait, le vieil arbre, témoin de massacres innombrables ? Tant de fois, des soldats se sont reposés à son ombre, après avoir chassé, étranglé, décapité des sultans !… On comprend trop bien que Mahmoud ait quitté en 1808 cette résidence féconde en sinistres images, pour le palais de Tchéragan où fut assassiné plus tard Abdul-Aziz, où Abdul-Hamid vint au monde.

J’ai passé une heure au musée de sculpture, à regarder les sarcophages de Sidon, les sphinx pensifs aux ailes d’épervier, aux seins de femme, les pleureuses drapées, les enfants joufflus chargés de guirlandes, les chevaux cabrés, et les beaux chasseurs, sculptés dans un marbre presque transparent, nuancé de colorations amorties.

Il n’y a personne, dans le musée, et personne à Tchinili Kiosk, le musée de l’art musulman, le « kiosque aux faïences », qu’on est en train de réparer. Pour moi seule, visiteuse ignorante et profane, chatoient, dans la pénombre des salles voûtées, les fleurs de jade et de turquoise, les aiguières, les armes, les reliures de cuir fauve et doré, les tapis splendides comme le col des faisans, trésors d’un art oublié, orgueil et plaisir d’anciens califes dont je ne connais même pas les noms. Le gardien qui me conduit serait bien empêché de m’instruire, car de toutes les langues européennes, il ne sait que trois mots : oui, yes ou ya. Devant chaque objet intéressant, cet homme plein de zèle se livre à une mimique laborieuse qui remplace le discours explicatif, et, quand il a terminé ses gesticulations, il dit oui, yes ou ya, au hasard, avec un bon sourire.

Après la fraîche solitude, le silence recueilli, les belles formes immobiles, l’enchantement du passé légendaire, voici le mouvement et la vie. De Sainte-Sophie au Parlement, du Parlement au Séraskiérat, les rues regorgent de peuple. Ma voiture est arrêtée, à chaque instant, et doit se ranger pour laisser défiler des bataillons réguliers ou des bandes de volontaires. Dans les petites rues, les maisons de bois, accotées l’une à l’autre, et dont toutes les lignes semblent de travers, gardent leur physionomie de vieilles, sourdes, aveugles, closes sur des secrets. Mais les stores blancs, derrière les caffess ajourés, palpitent parfois comme des paupières. Toutes les dames de Stamboul sont aux aguets. Leurs yeux invisibles qui voient, aimantent mes yeux qui les cherchent et les devinent. Mères, épouses, filles de musulmans, elles ont ressenti plus que toutes les autres dames de Constantinople les répercussions tragiques du grand drame national. Elles ont perdu des êtres aimés ; elles tremblent pour des coupables très chers ; elles bénissent le retour d’exilés qu’elles croyaient perdus. Sous ces milliers de regards féminins, les hommes armés, les chevaux, les canons, les baïonnettes, les drapeaux déployés coulent, masse pressée, ondoyante, lente, aux remous de fleuve.

L’énorme place, entre le Séraskiérat et la mosquée Bayazid, est comme une mer où ces fleuves humains s’unissent et se confondent. L’îlot marmoréen de la mosquée émerge, pâle dans les vibrations diamantées de la lumière. Les minarets montent ainsi que des mâts et des phares où les muezzins perchés ont des voix lointaines d’oiseaux. Au fond de la place, le Séraskiérat ouvre sa porte en arc de triomphe, flanquée de pavillons mauresques. Et sur l’esplanade, parmi les grêles petits arbres verdissants, c’est un fourmillement inouï de fez rouges, de turbans verts, de calottes blanches, d’uniformes, de guenilles, de redingotes. Pas de cris, pas de chants. Les pieds feutrés glissent, les voix se mêlent en une monotone rumeur, les couleurs seules font tapage. De loin en loin, un commandement bref, un galop scandé, une voiture qui roule, un train d’artillerie qui tressaute…

Dans le double flot militaire qui coule et reflue sans cesse de la place à la cour intérieure du Séraskiérat, les prisonniers sont entraînés. Personne ne les insulte. Ils vont, calmes, vers leur destin. Beaucoup de hodjas et de softas, parmi eux, et aussi un vieil uléma, à barbe fleurie, à turban vert, très vénérable et si vieux, si vieux qu’il peut à peine marcher. Les soldats le soutiennent par les coudes, règlent leur pas sur le sien, et le portent presque avec déférence… On ne le fusillera pas, ce vieux ! Ce n’est pas possible ! Il est plus qu’octogénaire, et, dans un âge si avancé, il a mille excuses de n’être pas libéral… Mais les autres, les jeunes, ne trouveront au conseil de guerre que la justice stricte et non pas l’indulgence. Ils ont fait trop de mal aux Jeunes-Turcs, ces prêtres engraissés par la camarilla d’Yldiz… On dit, tout bas, que, pour eux, la première répression a été terrible, que des centaines ont été tués autour de la mosquée Mehmed, et jusque dans la cour sacrée… Si le fait est vrai, il ne manquera pas de fanatiques pour canoniser spontanément ces softas et les glorifier comme des martyrs.

Des prisonniers, et d’autres prisonniers encore, hodjas, officiers, espions, simples suspects… À pied, les poignets reliés par des chaînes, voici des imprimeurs de pamphlets clandestins. Les soldats qui les suivent portent des liasses de papiers attachés tant bien que mal avec des ficelles. À voir ces malheureux passer, tout près de moi, et disparaître sous l’arc de la grande porte ; à distinguer sur leurs visages les expressions fugitives de l’angoisse et de l’ironie ou le masque de la résignation hautaine ; à penser que beaucoup d’entre eux, qui sont là, vivants, au soleil, vont mourir, j’éprouve non pas de la sympathie, mais du malaise, la gêne d’être venue en curieuse, et l’intérêt apitoyé qu’inspirent toujours les vaincus.

Soudain, dans la foule qui se replie et livre passage, un drapeau vert surgit, puis un drapeau rouge, et l’on entend le frottement caractéristique des sandales en peau de buffle sur le pavé, le bruit étouffé, glissant, d’une troupe en marche. Quelques applaudissements s’égrènent, suivent le sillage de cette troupe, dans la houle bariolée de l’esplanade. Et la voilà, enfin, tout près… C’est une bande albanaise ou bulgare, une de ces bandes qui sont venues de Macédoine avec Panitza et qui ont une renommée un peu effrayante… Les cultivateurs, les artisans, les jeunes hommes riches et bien éduqués d’Uskub et de Monastir, les pères avec les fils et les grands-pères avec les pères, sont partis, spontanément, pour défendre la Constitution et la liberté. Mais avec eux sont partis ces demi-brigands qui font la guerre de guérillas depuis leur enfance, Bulgares contre Grecs, et Grecs contre Bulgares, animés par des rivalités de race, de religion et de famille. Ils n’ont commis aucun méfait, ils se sont tenus aussi correctement que les soldats réguliers, mais ce ne sont pas des gens de caserne ; on risquerait beaucoup à exiger d’eux, trop longtemps, la discipline militaire, et, quand ils auront cueilli leur branche de laurier et entendu bien des louanges, bien des remerciements, bien des bravos, on leur conseillera le retour au pays et la liberté sur la montagne.

Ô romantiques ! vous les aviez rêvés, vous les aviez aimés, ces bandits superbes devenus les soutiens de l’ordre et des lois ! À ces cousins de vos Klephtes, vous prêtiez des costumes éclatants, de longs fusils, des pistolets damasquinés, et des « profils d’aigle »… Ô romantiques, ce n’est plus ça, plus du tout ! Mais la réalité d’aujourd’hui, si différente de vos imaginations, conserve le caractère héroïque. Le porte-drapeau, tout jeune, est un admirable garçon aux yeux bleus, aux moustaches blondes dans un teint bruni par le soleil. Ses boucles de pâtre grec foisonnent autour de la calotte en feutre brodée de jaune. Il porte un uniforme fantaisiste d’un bleu passé, des jambières blanches lacées par des courroies et des sandales pointues. Derrière lui, marche un sexagénaire à grande barbe, qui a deux cartouchières croisées sur la poitrine, deux pistolets à la ceinture, un couteau pendant à l’épaule, un fusil, et un étrange sabre recourbé. Et d’autres suivent, gens de cinquante ans, de trente ans, de vingt ans, hommes mûrs et jeunes hommes, et même un gamin de quatorze ans, qui n’est pas le moins fier de la troupe et le moins bien armé.

Avant de remonter à Péra, je vais voir le Konak de la Légation de Perse dont toutes les vitres ont été brisées par le contre-coup de la canonnade, le Club militaire assailli le 13 avril et presque entièrement ruiné ; et, dans une petite rue, le cercle des dames turques dont les caffess pendent lamentablement sur des fenêtres défoncées.

Ce soir, les suppléments des journaux font connaître que la décision de l’Assemblée sera prise demain. Nous sommes tous bien assurés qu’Abdul-Hamid ne restera pas sur le trône, mais, il y a, malgré tout, un malaise, un reste d’inquiétude dans les esprits. La présence du Sultan, même vaincu, même captif, opprime Constantinople, et ce peuple qui a tremblé si longtemps devant le Barbe-Bleue d’Yldiz, redoute, jusqu’à la dernière minute, un tour de passe-passe, une combinaison machiavélique, l’intervention invraisemblable d’une puissance occulte… Dans le salon de l’hôtel, après dîner, les familles grecques qui n’osent pas encore rentrer chez elles, deux ou trois Arméniens, un avocat juif de Salonique, répètent les anecdotes fausses ou vraies qui composent la légende du Sultan.

Que sera l’Abdul-Hamid dont les historiens fixeront un jour — avec des documents irréfutables et une tranquille impartialité — la figure définitive ? Névropathe sanguinaire ou politique de génie ? Peut-être l’un et l’autre, et à coup sûr un tyran. Mais ce tyran différera sans doute, par la constitution mentale et le caractère, du tyran grossièrement simplifié, du croquemitaine féroce qui demeurera, dans l’imagination populaire, le seul Abdul-Hamid véritable, — aussi fabuleux, aussi déformé, aussi lointain que Sardanaple ou Néron. Dans quelques dizaines d’années, les conteurs assis devant les petits cafés de Stamboul, sous les franges de glycines, dépeindront le calife maudit avec les mêmes traits qu’on lui prête déjà, et qui s’affirmeront par l’exagération poétique jusqu’à composer un être de légende, un personnage des Mille et une Nuits… Il sera le monstre tout-puissant, doué d’une prescience surnaturelle, ayant mille yeux, mille oreilles, mille mains, prolongé et multiplié en tous les points de l’Empire par les hafiés, ses espions. D’innombrables ruisseaux de sang, d’innombrables ruisseaux d’or, coulent, du Hedjaz à la Roumélie et du Yémen au Caucase, et se confondent en un lac immense autour de son palais d’Yldiz. Là, au centre des jardins enchevêtrés, il y a un kiosque de marbre dont nul n’approche, et que défendent plusieurs enceintes. Et dans ce kiosque, il y a cent chambres d’or, comme les alvéoles d’une ruche, et une chambre élue, où le soleil entre à peine, où nul regard humain n’a pénétré. Le calife maudit s’y tient, tapi dans l’ombre, telle une araignée, tisseuse de ruses et de deuils. Autour de lui, dans les jardins de roses, tous les animaux de la création s’ébattent, pour le plaisir des plus belles femmes de l’univers. Ces houris impériales, perles cachées, fontaines closes, urnes scellées, que garde une armée de géants noirs, attendent le désir ou la curiosité du maître. Huit cents cuisiniers préparent les festins qu’il ne goûtera jamais. Dans les salons, les merveilles occidentales voisinent avec les trésors de l’Orient. Aux lustres, aux faïences persanes, aux tapis veloutés de Boukhara, se mêlent les pendules fabriquées par les Infidèles, les armoires qui ont des glaces comme des étangs, et les machines à voix humaine, qui parlent et chantent, et qu’habite sans doute quelque génie fallacieux. Une pièce est toute pleine de bijoux, rubis et saphirs gros comme des œufs de pigeon… On raconte qu’un empereur du Nord et son épouse, introduits dans cette cellule de splendeurs et priés d’y choisir quelques pierreries, furent tellement émerveillés qu’ils perdirent le sens de la mesure, et se firent donner des bagatelles étincelantes qui valaient bien deux millions de francs ; mais le Sultan pourrait vêtir de diamants et de perles toutes les impératrices chrétiennes sans que son trésor fût appauvri. Un nécromant, appelé ministre des Finances, fait renaître l’or, à volonté, dans les caisses profondes où puise le maître, où puisent les amis du maître… Cependant, isolé dans la chambre mystérieuse, maigre et chétif, le visage fardé, la barbe teinte, Abdul-Hamid tremble de peur, et cherche, dans la poche de sa stambouline, un revolver toujours chargé. D’autres revolvers gisent, à portée de sa main, sur la table, sur le divan, près du lit mobile que lui-même déplace chaque soir. De temps en temps, un soupçon saisit l’âme malade du calife. Il regarde le familier qui le sert, la femme qui le caresse, l’enfant qui joue près de lui, et que son caprice appela… Il croit surprendre un geste imprévu, menaçant. Il tire… Jamais plus on ne reverra le serviteur, la sultane, l’enfant… Des espions apportent des papiers volés et remportent des bourses d’or ; des eunuques tourmenteurs brûlent les pieds et les aisselles des prétendus conspirateurs ; des généraux, des savants, des saints partent pour l’exil ; les jeunes hommes des écoles, fleur de la Turquie, sont décimés par une fatalité inexplicable, et l’on retrouve leurs squelettes enchaînés dans le Bosphore…

Telle sera, telle est, dès maintenant, la légende d’Abdul-Hamid… Et, par bien des côtés, elle ressemble terriblement à l’histoire.


27 avril.

Dans le salon, aux fenêtres ensoleillées, une Américaine, qui a beaucoup de fausses boucles dans ses cheveux blonds et beaucoup de fausses turquoises à sa ceinture, chante une chanson nègre, et l’accompagnement saccadé, à contretemps, imite le banjo.

Près d’elle, un Arménien blondasse et câlin fredonne et fait des grâces. Les familles grecques, éparses dans les fauteuils profonds, boivent le café médiocre et boueux, et soupirent.

Les journaux du matin nous ont donné l’espérance du grand événement qu’on ne peut plus retarder. Nous savons que l’Assemblée nationale délibère à huis clos… D’un instant à l’autre le canon peut tonner sur la ville.

À deux heures et demie, rien encore. L’Arménien cesse de chanter. Il paraît furieux. Il crie :

— Mais qu’est-ce qu’ils attendent, là-bas ?… Est-ce qu’ils vont trahir la nation ottomane ?… Est-ce qu’ils vont garder le vieux ?… Si je le tenais, moi, je lui couperais les mains et les pieds, je l’empalerais, je l’écorcherais et je le ferais rôtir… Quand il serait rôti d’un côté, je le laisserais vivre un jour… et puis je le ferais rôtir de l’autre côté…

Une dame grecque de Prinkipo, très jolie femme, mince et châtaine, lève ses mains aux belles bagues, dans un geste de protestation :

— Oh ! quelle barbarie !… Parce que le Sultan a été féroce, faut-il être aussi féroce que lui ?… Moi, je ne souhaite pas qu’on le tue… Il me suffirait de le savoir bien loin, sous bonne garde.

Cette indulgence féminine exaspère l’Arménien.

— Vous ne savez donc pas que cet homme a tué cent mille hommes en trente ans ?… Est-ce que l’exil et la prison ne sont pas des châtiments trop doux ?… Je voudrais, moi…

Il énumère de nouveau les tortures qu’il voudrait infliger au Sultan. Il serre les poings. Il voit rouge. Le sang de sa race lui monte à la gorge et aux yeux. Mais l’Américaine, virant sur le tabouret de piano, dit avec un petit rire :

— Oh ! vous autres Arméniens, vous savez bien haïr ; vous savez même mourir… Mais vous ne savez pas vous défendre… Il fallait tuer les Turcs, beaucoup de Turcs… à Sivas, à Adana, partout…

Discussion générale et violente. L’Arménien déclare :

— Quand la population turque s’arme contre nous, nous ripostons, oui, quand bien même nous sommes un contre cinq ; — mais quand la troupe s’en mêle, avec les fusils, nous devons mourir… Les Arméniens ont tué mille Turcs à Adana, plus de mille… Ils se sont défendus bravement… et à la fin, on les a décimés. Les soldats envoyés contre les massacreurs se sont faits massacreurs eux-mêmes…

— Tout cela va changer… Les Jeunes-Turcs puniront sévèrement les meurtriers…

C’est l’avocat israélite de Salonique qui parle. L’Arménien hausse les épaules :

— Vous croyez ?… Ils sont nationalistes, les Jeunes-Turcs. Nous autres Arméniens, et vous Grecs, et vous Juifs, ils ne nous aiment guère… Ils nous refusent toute influence… Ils ne nous acceptent même pas dans l’armée… Mais quand ils ont besoin d’un homme habile, d’un homme d’affaires, c’est chez nous qu’ils viennent le chercher…

— Vous avez raison, sur ce point, — concède l’homme de Salonique ; — mais quant aux massacres, les Jeunes-Turcs ont intérêt à les réprimer, à les prévenir !… Autrement, ils perdraient les sympathies de l’Europe… et de la France en particulier, n’est-ce pas, madame ?

Je réponds :

— Nous n’étions pas étonnés qu’Abdul-Hamid fît massacrer des gens. Il était dans son rôle de tyran. Mais les Jeunes-Turcs, que nous avons aimés et admirés, doivent clore la série rouge… Ou bien, nous ne les aimerons plus du tout.

Du bruit dans la rue… C’est une batterie qui passe… Des gamins courent en agitant les derniers suppléments des journaux… Déception… On déclare que rien n’est fait, que l’Assemblée délibère toujours, et qu’aucune décision ne sera prise avant demain midi…

Alors, l’Américaine se remet au piano, l’Arménien fredonne tristement le refrain de la chanson nègre, les familles grecques déplorent les retards qui les obligent à vivre la coûteuse vie d’hôtel ; la jolie dame de Prinkipo remonte surveiller ses quatre enfants, et je m’en vais faire la sieste dans ma chambre.

Mais, à peine m’y suis-je installée, que je reconnais le grand fracas sourd, la voix déjà familière du canon… Un coup… deux coups… Au sixième, plus de doute ! C’est la salve annonciatrice. Vite, je prends un chapeau, et je sors, par la rue de Péra où des gens arrêtés écoutent, osant à peine croire leurs oreilles.

Il n’y a personne à l’ambassade, personne au consulat. Les terrasses sont inaccessibles. Mademoiselle Ledoulx m’invite à monter… au grenier, où sont déjà réunies les servantes et une aimable demoiselle de Péra. Nous apercevons des morceaux du Bosphore, des coins de ville, une fumée blanche qui se mêle aux fumées noires des vapeurs…

Je propose de prendre une voiture et d’aller à Stamboul. La demoiselle de Péra se laisse tenter. Nous redescendons ensemble. Dans la ruelle en pente qui conduit à l’ambassade, les bleus de Salonique, les cadets de Pancaldi, les matelots du stationnaire, crient de joie et s’embrassent… Il y a un petit cadet de dix-sept ans, assis sur une chaise, qui tient son fusil entre ses genoux et le tapote amoureusement, comme une bête vivante, un bon chien. Il nous regarde, rit, et dit en français :

— C’est avec ça, avec ça !…

Une vieille dame vénérable s’approche du garçon. Elle le félicite, attendrie, et le regarde avec des yeux de grand’mère… Est-ce qu’elle va l’embrasser ? Elle lui demande s’il est content, et ce que l’on va faire du souverain déchu. Alors, le petit cadet redresse sa tête ronde, rasée, aux pommettes saillantes de Mongol, et sans cesser d’étreindre son fusil, il répond d’une voix rauque :

— Au tombeau… Il ira au tombeau…

La rue, banale et grise malgré le soleil, est devenue en quelques minutes un éblouissement de couleurs, une floraison de soies et d’étamines éclatantes. Les drapeaux ont semblé jaillir des balcons, drapeaux rouges portant le croissant et l’étoile, drapeaux verts, drapeaux hellènes à raies et à croix bleues sur fond blanc. Les impasses même et les passages qui vont à la rue des Petits-Champs, et qui sont tour à tour des fondrières ou des cloaques, se sont pavoisés aux couleurs turques et grecques. Les hôtels hissent des pavillons français, anglais, allemands, américains. Le canon ébranle les nerfs tendus par l’anxiété, fait tressaillir et rire les femmes, anime les hommes de velléités héroïques…

En passant à l’hôtel, nous prenons la jolie Grecque de Prinkipo qui, depuis des semaines n’a pas osé franchir le pont. Elle perd une demi-heure à s’habiller, et descend, en robe de taffetas à jaquette longue, navrée parce que son chapeau n’est pas à la mode. Elle avoue qu’elle a très peur d’aller à Stamboul. Peur de quoi ?… Elle n’en sait rien elle-même… Elle a pris l’habitude d’avoir peur. La demoiselle pérote est moins timide. Elle craint seulement que le pont ne soit barré…

Moïse, grimpé à côté de l’arabadji, dirige l’expédition. Nous voilà, toutes trois, bien secouées par les ressauts de la voiture, jetées l’une contre l’autre, et follement amusées par la fièvre de la ville et le canon qui nous assourdit. Nous arrivons au pont de Galata, à la minute même où la ligne des soldats fléchit, sous la ruée des gens, et nous passons dans un flot de voitures, de cavaliers, de piétons. De la mosquée Validé à Sainte-Sophie, il n’y a que des soldats, de toute arme pêle-mêle, qui ne crient pas et ne chantent pas, mais qui rient, se saluent, s’appellent, arrachés à leur apathie orientale, et si débordants d’orgueilleuse joie qu’ils nous font, au passage des signes amicaux. Ils sentent que l’énorme événement accompli est leur œuvre : ils sont les maîtres de l’heure, l’âme et le bras de la nation. Des officiers qui se rencontrent se donnent l’accolade… D’autres, dans une voiture qui croise la nôtre, nous crient :

— Eh bien ! mesdames, vous êtes contentes comme nous !… Vous n’avez pas eu de mal… personne n’a eu de mal… Nous sommes venus pour vous protéger, pour punir les traîtres… Ça s’est bien passé…

Devant Sainte-Sophie, au milieu des cavaliers vert sombre et des fantassins bleus, notre voiture s’arrête, hésite… Puis, je ne sais comment, la voilà lancée dans la grande rue Divan-Yolou, entre deux haies de soldats. Les trottoirs grouillent de peuple. Sur les terrasses des maisons, derrière les grilles des petits cimetières, autour des fontaines, sont accourus les tcharchafs noirs, violets, marrons, qu’on ne voyait guère à Stamboul, ces jours derniers, et des musiques jouent. Le canon, qui a interrompu ses salves, gronde encore, là-bas à Top-Kapou, au Vieux-Sérail…

Et soudain, des cavaliers, en un galop furieux, balaient la rue… « Destour !… destour[3] !… » Les queues et les crinières flottantes fuient, éperdument ; d’autres arrivent : « Destour !… destour !… » Il faut faire place, reculer… Sans doute, un personnage, le grand vizir ou le Cheik-ul-Islam, va passer avec un cortège militaire… Moïse, qui met son honneur à ne rien perdre du spectacle, quel qu’il soit, fait ranger la voiture dans une rue transversale, juste derrière la haie des soldats.

Au loin, une clameur indistincte s’élève, se rapproche, comme une vague qui court, depuis le Séraskiérat vers nous. Elle suit le cortège qui défile rapidement, au trot, cavaliers et voitures… C’est une vision de cinématographe. J’entends des noms connus, respectés et redoutés, — Ahmed-Riza bey… Mahmoud-Mouktar Pacha… Chefket Pacha… Et quand passe une voiture à quatre chevaux, les soldats portent les armes, un cri formidable retentit :

Padischachini tchok yacha !

À peine avons-nous entrevu, dans la voiture fermée, la figure lourde et bénévole, le fez, la stambouline noire… Mahomet V, sultan depuis une heure, a passé…

Ce soir, les journaux nous avisent que la population est autorisée à circuler dans les rues jusqu’à dix heures, et à illuminer le mieux qu’elle pourra. Mais il est interdit de tirer des coups de fusil en signe de réjouissance.

Les Grecs et les Arméniens de l’hôtel sont tout heureux. L’Américaine, qui ne s’étonne de rien, continue à imiter le banjo pendant que les hommes lisent tout en haut les derniers suppléments du Stamboul et de la Turquie.

La séance de l’Assemblée avait commencé ce matin, à dix heures, par la lecture de dépêches innombrables, venues de tous les coins de l’Empire et réclamant la déposition d’Abdul-Hamid. La question de la déchéance fut mise aux voix ; mais pour conserver à l’acte toute sa valeur légale et le rendre conforme aux prescriptions du Chériat islamique, une délégation fut envoyée au Cheik-ul-Islam. Cette délégation ramena le Cheik-ul-Islam lui-même, accompagné de son chancelier qui apportait le décret de déchéance.

Le mécanisme même de la déposition explique les retards étranges qui nous avaient inquiétés. Le Sultan, ayant une double autorité de souverain et de chef religieux de l’Islam, ne peut être détrôné par un simple vote du Parlement. Si la nation rejette le souverain, il faut d’abord que le clergé mahométan ait rejeté le calife pour des raisons d’indignité ou d’incapacité. C’est ainsi qu’en août 1876, le sultan Mourad V fut déposé par un fetva « parce qu’il souffrait depuis son avènement au trône, d’une maladie sans espoir de guérison ». Cette maladie prétendue devint en effet, par suite d’une longue détention, un mal réel et incurable : la folie…

Le temps réservait une singulière revanche au fantôme irrité de Mourad V, puisqu’un autre fetva dépossède Abdul-Hamid. Ce fetva est une sorte de questionnaire, auquel le Cheik-ul-Islam doit simplement répondre par oui ou par non.

Voici le texte officiel qui résume, d’une manière caractéristique, les griefs de la Jeune-Turquie[4] :

« Lorsque le Commandeur des Croyants supprime certaines questions importantes, égales, des livres sacrés ; qu’il interdit, déchire, brûle ces mêmes livres ; qu’il dépense et dilapide le trésor public ou s’en empare illégalement que, sans motif légitime, il tue, emprisonne et exile ses sujets, et prend l’habitude de commettre toutes sortes d’autres tyrannies ; puis, après avoir juré de revenir à la vertu, violant son serment, persiste à provoquer de violentes révolutions capables de troubler complètement la situation et les questions islamiques et fomente des massacres…

» Lorsque, pour faire disparaître cette tyrannie, de tous les points des pays musulmans arrivent des demandes de déposition…

» Lorsque son maintien offre un danger certain, tandis que sa chute ne peut être que favorable…

» Faut-il, si les hommes compétents le jugent nécessaire, lui proposer d’abdiquer le Sultanat et le Khalifat ou le déposer ?

» Réponse : — Oui.

» Le Cheik-ul-Islam,
» MEHMED ZIAEDDINE. »

Vers une heure et demie à la franque, l’Assemblée nationale, repoussant l’hypothèse d’une abdication, prononça la déchéance d’Abdul-Hamid. Deux délégations partirent. L’une pour notifier au Sultan le décret de déposition, l’autre pour aller chercher Réchad Effendi et le conduire au Séraskiérat où s’accomplirait la cérémonie du Béiat ou allégeance.

Déjà, le chef d’escadron Habib bey, député de Bolou, s’était rendu en toute hâte au palais de Dolma-Baghtché, afin de s’assurer du consentement de Réchad. Le prince terminait sa toilette. Il reçut le mandataire du Parlement qui lui recommanda de « conserver tout son calme », ce à quoi Réchad Effendi répliqua, non sans à-propos, qu’il « conservait son calme » depuis trente-trois ans !

Depuis trente-trois ans, en effet, il vivait dans une réclusion presque complète, entouré d’espions, surveillé jusque dans l’intimité du harem. Il ne pouvait prononcer une parole qui ne fût aussitôt rapportée à Yldiz ; il ne pouvait témoigner à quiconque un sentiment de bienveillance sans être signalé à la vindicte du Sultan. Aucun habitant de l’Empire n’eût osé le nommer tout haut ; et il n’y a pas d’exemple qu’un enfant nouveau-né eût reçu ce nom de Réchad, assez répandu naguère dans le peuple. Quand le prince sortait en voiture, — après autorisation — les bonnes gens qui apercevaient l’équipage, encadré de policiers, détalaient à force de jambes, car il était malsain de regarder Réchad Effendi. Ignoré de tous, sans influence, sans amis, le mélancolique héritier se consolait comme il pouvait avec le jardinage et la musique, plaisirs peu coûteux, les seuls à sa portée, puisqu’il manquait d’argent, et que ses fournisseurs lui devaient faire crédit.

L’excellent frère Abdul-Hamid laissait d’ailleurs entendre que Réchad Effendi n’était pas bien malheureux, et que, malgré les prescriptions coraniques, les bons vins et les chauds alcools lui faisaient trouver en ce monde le paradis de Mahomet. On disait aussi que les belles femmes, en trop grand nombre, avaient apaisé jusqu’à les engourdir les révoltes d’une intelligence comprimée… Que ne disait-on pas ?… Aujourd’hui, Mahomet V a toutes les qualités intellectuelles qu’on refusait à Réchad Effendi : on affirme que son esprit naturel lui a permis de réagir contre le régime démoralisant et même contre l’apathie, plus dangereuse que les vices.

Le soleil levant est toujours beau. Il y a, sans doute, une grande part de flatterie et d’hyperbole dans les portraits qu’on trace du nouveau sultan ; mais, à travers les exagérations et les embellissements courtisanesques, Mahomet V apparaît comme un simple et brave homme, plein d’inexpérience et de bonne volonté. Il a soixante-cinq ans, une santé compromise, des goûts modestes. Il ne ruinera pas le pays et ne cherchera pas les aventures militaires. Il ne massacrera personne et respectera les lois. Comment refuser une sympathie apitoyée à ce prince qui connut le malheur et ne connaît pas la rancune, qui porte ce titre formidable de Sultan calife et qui ne fera jamais, jamais sa volonté propre, trop content de régner à l’ombre de la Constitution sous la protection du grand sabre de Chefket Pacha ! Que les Jeunes-Turcs le gardent bien ! Ils ne trouveraient pas mieux. Yachassin ! Qu’il vive !

Maintenant, rentré dans son palais de Dolma-Baghtché, il doit revivre comme en rêve les incidents précipités de ce jour : la cérémonie du Béiat où députés et ministres, répudiant le vieux protocole turc, et sans le moindre salamalec serrèrent la main du Sultan, à la franque ; le retour, parmi les salves et les acclamations, jusqu’au Vieux-Sérail, où il fit ses prières de l’après-midi et baisa le manteau du Prophète…

Tout à l’heure, de la haute terrasse qui domine la Corne d’Or, j’ai vu Constantinople, tout obscure, piquée de feux épars, se couronner de fines lignes lumineuses. Quelques monuments ont allumé des rampes de gaz ; quelques lampions, quelques lanternes ont brillé çà et là. Les bateaux se sont dessinés, en figures géométriques, en triangles de feu, doublés par l’eau noire… Demain, ce sera la grande fête officielle, la magnifique illumination. Ce soir, c’est un essai, une répétition pas même générale… Malgré les défenses formelles, des coups de fusil éclatent partout, dans la profondeur ténébreuse. Et la véritable fête est là-haut, dans le ciel bleu vert, où les étoiles se suspendent comme des lampes de mosquée, dans le ciel arrondi comme un dôme, brodé comme un étendard, où luit le croissant islamique.


28 avril.

Le petit jeu de société qui occupa nos soirées est fini. L’Arménien, l’avocat de Salonique, les dames grecques et moi-même nous ne demanderons plus :

« Que va-t-on faire d’Abdul-Hamid ? »

Abdul-Hamid est parti, non pas sous un déguisement, pour Corfou, chez son ami Guillaume II, ou pour l’Asie Mineure, qu’agite son cher fils Burnaheddine… Abdul-Hamid est parti, cette nuit, sous bonne escorte, avec un petit nombre de femmes, d’enfants et de serviteurs. Il ira vivre à Salonique, en pays non suspect, sous l’œil vigilant du Comité. En même temps que son départ, nous apprenons des détails curieux sur sa vie intime pendant ses derniers jours de règne, et les circonstances lamentables de sa chute.

Depuis que la victoire des libéraux semblait assurée, les courtisans, les fonctionnaires, les domestiques, avaient abandonné Yldiz. Quand l’armée de Macédoine approcha, les femmes du harem impérial crurent qu’elles seraient livrées à des ogres dont elles ignoraient tout, la veille encore, — et qu’on appelait Jeunes-Turcs. Certaines d’être violées, torturées et tuées par les diables de Roumélie, elles poussaient des cris terribles que l’on entendait, la nuit, jusqu’à Béchiktache… Les gardiens des ménageries, prudents comme des ministres réactionnaires, s’étaient mis en sûreté, ainsi que les seigneurs des cuisines. Bêtes et gens, et Sa Majesté même, risquaient un jeûne sévère, plus sévère qu’en plein Ramadan… Quelques serviteurs fidèles s’avisaient pourtant de prévenir les perquisitions et les confiscations possibles, et commençaient un laborieux emballage que la défaite de la garnison interrompit… Le Sultan espérait encore. Pendant que ses femmes criaient, que ses eunuques rassemblaient les pierreries et l’or, que les perroquets pâlissaient de faim dans leurs volières, et que les panthères mélancoliques bâillaient sinistrement, pendant que les bateaux languissaient sur le lac et que les chevaux oubliés piaffaient dans les écuries, le Sultan rêvait une combinaison ultime, un bon petit arrangement.

Il savait que beaucoup de gens, vivant de lui en parasites, redouteraient de le voir tomber à jamais et demeureraient ses partisans. Ceux-là, sans doute, par intérêt plus que par reconnaissance, interviendraient pour faire respecter la personne sacrée du Calife… Ils insinueraient qu’une déposition, arrachée par la force des armes au Cheik-ul-Islam, serait sacrilège et non avenue devant Allah. Au besoin, ils irriteraient le fanatisme des paysans d’Anatolie, musulmans dévots, d’une ignorance absolue, et que n’ont pas contaminés les idées européennes…

Mais le 27 avril, au moment où la délégation du Parlement conduisait Réchad Effendi au Séraskiérat, trois officiers de Salonique, précédant trois députés, se rendirent à Yldiz. Le secrétaire du Sultan, Djevad bey, qui avait eu le courage de rester à son poste — et qui fut l’ami loyal de la dernière heure — reçut les officiers et les délégués à la porte des appartements impériaux.. Puis, ayant averti son maître, il introduisit les trois députés dans un salon vide, contigu au salon d’Abdul-Hamid.

Il y avait, parmi ces trois députés, un Arménien, Carasso Effendi, et deux musulmans, Rassim Effendi et Eszad Pacha. Furent-ils sensibles au caractère tragique de la scène, du lieu, de l’heure, à cette espèce de grandeur qui ennoblit les infortunes impériales ? Les deux musulmans prièrent l’Arménien de parler le premier. Mais Carasso Effendi fit observer que la déposition du Calife étant un acte religieux, il était plus convenable qu’un musulman prît la parole.

Un peu émus, ils entrèrent dans une pièce assez sombre, où ils virent Abdul-Hamid, en redingote, très pâle, le regard dur. Il avait la barbe mal teinte, d’un noir rougeâtre, les bras ballants, les épaules plus basses et arrondies qu’à l’ordinaire, ce qui lui donnait une piteuse attitude d’humilité. Djevad bey se tenait près de lui, et sur un divan, un de ses plus jeunes fils, étendu, gémissait et pleurait.

Le Sultan demanda :

— Que voulez-vous ?… Est-ce que vous allez me tuer ?

Ses mains tremblaient. Le général Eszad Pacha répondit que l’Assemblée nationale avait prononcé sa déchéance.

Le Sultan dit :

— Que faire ?… C’est le destin.

Sur le divan, le petit prince sanglota plus fort. Tremblant toujours, et devenu livide, Abdul-Hamid commença une sorte de plaidoyer. Il rappela qu’il avait fait tout son possible pour assurer, pendant trente-trois ans, la paix et la liberté du pays, et qu’il n’avait fait de mal à personne.

— Je ne suis pas la cause des derniers événements survenus, — dit-il ; — j’ai sauvé la patrie par la guerre contre la Grèce. Pourquoi voulez-vous me tuer ?… Et mon frère Mourad qui a été malade si longtemps, ne l’ai-je pas entouré de soins ? Je l’ai nourri avec du lait d’oiseau… Tout autre sultan l’aurait fait mettre à mort. Pourquoi voulez-vous me tuer ?

Les députés déclarèrent :

— Vous dépendez de la nation. La nation est grande et généreuse…

Mais cette affirmation, un peu trop vague, ne rassura pas Abdul-Hamid. Il s’écria :

— Épargnez ma vie !… Que mon frère épargne ma vie !… Laissez-moi me retirer au palais de Tchéragan. Que j’aie la vie sauve ! Je donnerai ma fortune. Je ferai tout ce qu’on voudra.

Mais il n’obtint que des promesses évasives, et les délégués le quittèrent complètement effondré. Le jour même, il fut conduit à Tchéragan, d’où il put entendre les salves d’artillerie qui saluaient l’avènement de Mahomet V. Et dans la nuit, — exactement à deux heures, — il fut amené à la gare de Sirkedji.

Les officiers qui l’escortaient, les employés de la gare, ont raconté cette arrivée, dans le froid léger et le frisson gris d’avant l’aube. Quelques serviteurs et eunuques firent descendre des voitures onze femmes, — cadines et odalisques, — ainsi que le petit prince, à moitié endormi, curieux déjà et consolé. Les dames, voilées du yachmak blanc, étaient enveloppées de manteaux du soir, en dentelle et en soie claire, vêtements peu commodes pour voyager, mais les waterproofs et les carricks anglais ne sont pas prévus dans le trousseau d’une sultane… Abdul-Hamid, très paternellement, fit monter ses épouses et son fils dans le wagon du train spécial, et demanda pour eux des limonades qu’on ne put trouver à la buvette de la gare.

Pendant que la locomotive chauffait, les dames aux manteaux de dentelles s’amusaient follement dans le wagon transformé en harem-like. Achetées toutes petites dans la sauvage Circassie, elles ne connaissaient de l’univers que les jardins réservés du palais, les kiosques de marbre remplis de trésors et de camelote allemande, les ménageries, les volières et les bateaux du lac. Quelques-unes, paraît-il, montaient à bicyclette et se promenaient en automobile dans les allées bien surveillées du jardin, mais aucune d’elles n’avait traversé Stamboul ; aucune n’imaginait ce que peuvent être une gare, des wagons et cette bête bizarre : la locomotive !

Les prodiges de la civilisation leur étaient brusquement révélés, par ces Rouméliotes épouvantables dont elles avaient eu si grand peur, et qui ne les avaient ni violées, ni maltraitées… Elles devaient à ces ennemis de leur maître cette surprise délicieuse de l’évasion, cette révélation d’une liberté relative… Pourquoi l’on partait ainsi, où l’on irait, ce que serait l’avenir, quelles mornes pensées couvaient sous le front las du vieillard, hier souverain tout-puissant, aujourd’hui captif qu’on escamote — les épouses impériales n’en avaient pas la moindre idée… Elles essayaient les fauteuils du sleeping, jouaient avec les stores bleus, causaient, fumaient, riaient et oubliaient même de cacher leurs visages… Indulgent, l’homme déchu s’inquiétait de leur bien-être et réclamait, pour elles, la limonade qu’on ne trouvait pas. De temps en temps, repris par l’inquiétude obsédante, il se tournait vers ses compagnons, ses geôliers :

— Ma vie ! — disait-il, — épargnera-t-on ma vie ?

… Maintenant la ville se pare, pour la fête qui durera trois jours, et mes compagnons d’hôtel me font, cordialement, leurs adieux.

La famille aux huit enfants va regagner sa maison d’Ortakeuy ; la jolie Grecque retourne à Prinkipo, et l’Arménien s’en va, je ne sais où, peut-être du même côté que l’Américaine. Une dernière fois, nous buvons ensemble le café boueux, l’eau très pure qu’on sert avec la confiture de pistaches…

Je partirai pour Andrinople, ce soir, et je reviendrai ici dans quelques jours, ou dans quelques semaines, peut-être pour l’investiture du Sultan.


II

choses et gens de province


Andrinople, 21 avril.

Je suis arrivée, hier soir, à Andrinople, après un voyage que l’extrême chaleur rendit pénible, et que les circonstances rendirent amusant.

Il n’y avait pas beaucoup de voyageurs, quatre tout juste : un jeune Anglais, une vieille Anglaise, M. Fernand Sarrien, courrier de cabinet, et moi. Le train nous appartenait, le train aux sleepings étouffants, aux couloirs étroits, qui fuit, comme un serpent sombre, à travers toute l’Europe, et que guettent les douaniers de toutes couleurs et de toutes langues…

Tant qu’il est en pays ottoman, il va cahin-caha, avec une modération bien orientale ; il fait, sans raison apparente, mille détours dans la plaine de Thrace, et semble aspirer à revenir en arrière, vers Stamboul. C’est le baron de Hirsch qui a construit la ligne paradoxale où le train dessine à plaisir des méandres, des boucles, des demi-cercles. Vingt-trois kilomètres à l’heure !… C’est charmant… On a le temps de voir et de revoir les paysages ; mais partis de Sirkedji à trois heures, nous serons à Andrinople après onze heures du soir.

Nous avons franchi les faubourgs de Stamboul, Yédi-Koulé, Psammatia aux maisons sordides, aux vieilles tours démantelées et croulantes parmi les glycines et les figuiers. Une lumière blanche, radieuse, une pluie de flamme argentée, incendie le château des Sept-Tours, forteresse moyenâgeuse, où fusent des cyprès noirs. Ils envahissent la plaine, au delà des murailles, ces cyprès décharnés, ascétiques, gardiens des stèles funéraires ! Mais, du côté de la Marmara, la vie intense grouille dans les petits ports de pêche. Les maisons arborent des drapeaux. Des hommes, devant les cafés, étalent des bandes de satinette à inscriptions, et accrochent des lanternes pour la fête du soir. Elle est déjà commencée, la fête, et il y a des buveurs, des danseurs même, dans les jardinets poussiéreux, sous les tonnelles de roseaux, où résonnent les notes claires et plaintives des lanternas, ces pianos mécaniques, ornés de miroirs, de dentelles et de roses en papier, qui déversent par tout Constantinople des musiques napolitaines. Et les maisons, les cafés, les jardins, sont comme le premier plan d’un décor sans profondeur, une frise découpée contre le fond bleu de la mer qui réverbère le ciel éblouissant, et semble monter en hauteur, emplir tout l’espace. Je devine à peine l’horizon, à un vague frottis de neige qui est la crête lointaine du mont Olympe, là-bas, dans cette Bithynie dont la rive est comme évaporée… Voici Makrikeuy où habite Ahmed-Riza bey, et San-Stefano « village historique » très à la franque et très laid… La banlieue de Stamboul est navrante. Les maisons turques traditionnelles sont remplacées par des constructions en pierre, plus coûteuses, peut-être plus confortables, mais d’un effroyable style « art nouveau ». Car ce prétendu « art nouveau » sévit en Turquie, et il menace d’y devenir populaire. N’avons-nous pas entendu, sur le port de Galata, une bohémienne effrontée, connue de tous les voyageurs, étaler son vocabulaire français, restreint, mais énergique :

« Dix paras, madamiselle… Merci bien… f…-moi la paix… art nouveau… »

Et il fallait voir comme elle était contente de parler si bien français !… Les architectes qui ont bâti ces maisons biscornues et bêtes, les gens qui les habitent, doivent éprouver la même fierté.

La chaleur et la clarté nous accablent, pauvres voyageurs emprisonnés dans les parois de drap et de velours. Nous essayons de nous rafraîchir avec du thé brûlant. Passé Kutchuk-Tchekmedjé, les villages se font rares, la mer s’éloigne, et les grands plateaux de Thrace ondulent sous l’implacable soleil.

Il n’est pas beau, ce pays de Thrace, mais au déclin du jour, une espèce de charme triste se révèle dans ces étendues infinies, faiblement vallonnées, couvertes de broussailles et de tout petits chênes qui ont encore leur feuillage d’automne, couleur de cuivre. Aussi loin que voient nos yeux, sur les pentes indécises et les vagues plateaux, c’est toujours la même broussaille, toujours les mêmes petits chênes, la même nuance uniforme de cuivre fané où, parfois, s’effeuille le bouquet pâle et rose d’un arbrisseau, d’une aubépine fleurie.

Pendant des lieues et des lieues, pas une maison, pas un être humain, le désert, le silence, les nuages du soir qui sont venus, on ne sait comment, dans le ciel pur, et qui traînent des ombres violettes. Le soleil les frappe à revers, et cerne leurs crêtes grises d’un fil écarlate… Les seules créatures animées sont les bêtes tapies, qu’on ne voit pas, et l’aigle qui plane, contre le couchant, et décrit des cercles, avec ses larges ailes… Enfin, des chaumes se lèvent, aux plis du sol moins aride que féconde un petit ruisseau, et qui nourrit un peu d’orge verte et de maïs. C’est presque un hameau de France, un hameau perdu dans les landes bretonnes, sur les hauts plateaux corréziens, et le minaret de la mosquée est humble et touchant comme un clocher de village… Des troupeaux se hâtent vers le bercail, mais le berger qui s’arrête, pour regarder le train, ne ressemble pas du tout à nos bons pastours, engoncés dans leur limousine. Il est un peu brigand d’aspect, ce berger, avec son turban noir, sa ceinture, ses jambières et son grand fusil.

Et les passants qu’on aperçoit, très rarement, sur les chemins aux terribles ornières, ont, comme les bergers, un fusil sur l’épaule… Le pays n’est pas sûr. Des postes de gendarmes, échelonnés, gardent la voie. C’est par ici qu’une bande audacieuse arrêta l’Orient-Express, naguère, et enleva deux voyageurs, dont une vieille demoiselle américaine, qu’elle rendit sains et saufs contre rançon.

Il fait nuit. La Thrace est noire sous le ciel noir ; les nuages cachent les étoiles, le croissant rougeâtre, qui a perdu sa belle courbure fine. Une rivière sinueuse, qui languit dans les marais, reflète un peu de lueur, et dessine, dans la plaine obscure, comme une inscription turque, un beau toughra de sultan. Et soudain, dans ces ténèbres, trois petits points de feu paraissent. Ce sont des lanternes que les gendarmes d’un poste ont allumées. Seuls, loin de toute ville, en plein désert, ils font leur petite illumination patriotique, en l’honneur de Sa Majesté Mahomet V.

Et plus loin, il y a un autre poste encore, qui s’éclaire de globes lumineux, et un pauvre village qui a fait de grands frais et qui déploie un luxe incroyable : vingt lampions, au moins, et douze lanternes, suspendus à des cordes, entre les platanes de la place. Il y a même un soleil tournant… qui rate ! Ça ne fait rien. Il a produit un grand effet. Nous entendons des clameurs d’admiration…

Pavlo-Keuy. Un arrêt. La gare, si petite, a des lampions et des drapeaux. Une foule énorme — quinze ou vingt personnes ! — guette le passage de l’express qui stationne quelques minutes. Attirés par l’éclairage intense du wagon-restaurant, les curieux voudraient bien regarder à travers les vitres. Nous descendons. Ils s’approchent… Des bergers encore ! Leur front farouche est ceint de turbans noirs, largement drapés, qui retombent de côté sur l’épaule. Ils tiennent de grandes houlettes, comme on en voit dans les bas-reliefs antiques. Leurs yeux, leurs dents brillent dans la nuit… Ils sont très nobles, de visage et d’allure, avec leurs coiffures funèbres, et l’on dirait les pasteurs des morts, les gardiens des ombres…

Une intense curiosité les pousse vers nous… Ils murmurent :

— Stamboul ?…

Alors, M. Sarrien essaie de leur faire comprendre que nous venons de la ville merveilleuse, que nous avons vu l’armée, la bataille, la victoire, le Sultan !

Mais les quelques vingt mots turcs que nous savons, à nous deux, et les gestes que nous faisons ne suffisent pas… J’imagine que notre prononciation déconcerte nos auditeurs. Il y en a un pourtant qui devine et qui dit :

Boum !… boum !… Stamboul… Soultan Mehmed…

Et un autre :

Abdoul Hamid… bourda… Kouléli-Bourgas…

Ah ! comme la conversation devient intéressante ! Si nous restions une heure ici, nous saurions des tas de choses !… « Abdoul-Hamid… bourda… Kouléli-Bourgas. » Rien de plus clair !… Abdul-Hamid a passé ici, ce matin, allant vers la prochaine station, Kouléli-Bourgas, où se détache le tronçon de ligne Dédéagatch-Salonique…

Mais le sifflet retentit… Adieu, bergers !… Le train ne s’arrêtera plus qu’à Andrinople.


Andrinople, 29 avril.

Cette maison de bois, en plein quartier turc, cette maison qu’habitaient naguère un pacha rébarbatif et sa mystérieuse épouse, c’est pour moi le foyer familial et un coin de patrie retrouvée.

Sous la véranda qui prolonge le salon, nous sommes assis après déjeuner. L’odeur du café se mêle au parfum opiacé des cigarettes, et mes hôtes et leurs amis m’expliquent la Turquie nouvelle où je vais vivre quelques jours parmi eux.

Devant nous, un bel arbre vert et blanc couvre le petit jardin de ses fleurs et de ses feuilles ; et d’autres jardins blancs et verts se confondent en un seul verger immense. Hors de ces fraîches verdures et de ces fleurs, surgissent des toits de brique brunie, des coupoles pâles, des minarets que les pigeons sauvages prennent pour colombiers et que surmonte parfois la silhouette d’une cigogne méditative. Une rivière, largement répandue dans les sables, miroite entre les bouquets de peupliers, et la plaine finit là où se dressent des montagnes bleues…

On vient de m’apprendre que ces montagnes, ce sont les Rhodopes, contreforts extrêmes des Balkans, frontières naturelles de la Bulgarie, et que cette rivière, c’est la Maritza, l’Hèbre des anciens… Je suis bien étonnée, car je ne me représentais pas ainsi le fleuve aimé des Bacchantes, celui qui roula, pêle-mêle avec des thyrses sanglants, la lyre muette et la tête morte d’Orphée… Il a, cet Hèbre antique, un faux air de notre Loire, et le paysage environnant a la douceur molle et mouillée, les rideaux de peupliers et de saules du Bas-Anjou et du Bocage.

Mais si j’ouvre la fenêtre de l’autre salon, sur la façade opposée, plus de réminiscences et de comparaisons possibles : c’est bien la Turquie, la très vieille Turquie !… Des maisons aux avant-corps saillants, toutes de guingois, des pavés tumultueux, une grille de cimetière et, tout au bout, une colossale mosquée, plus haute que Sainte-Sophie de Constantinople : Sultan Sélim…

— Oui, dit un Grec à la voix zézayante et câline, c’est la province, la paisible province… Il n’arrive jamais rien ici…

— Pas même des touristes ! soupire une très belle dame italienne, un peu languissante… Andrinople n’a pas un hôtel pour les recevoir…

Marguerite T… la maîtresse du logis, Parisienne élégante, ironique et rieuse, déclare :

— Andrinople n’intéresse personne… Ah ! si Pierre Loti l’avait visitée, s’il avait eu la moindre petite aventure au Vieux-Sérail, un vendredi, — le Vieux-Sérail, ma chère, c’est notre Bois de Boulogne, nos Eaux-Douces, — alors, Andrinople aurait un prestige littéraire… On y viendrait en pèlerinage… Pourtant, M. D… a tort de dire qu’il n’arrive jamais rien… Nous avons eu, l’an dernier, notre petite contre-révolution militaire, à l’instar de Constantinople… Oui, un soulèvement qui aurait dû avertir les Jeunes-Turcs… Le coup de tonnerre lointain, avant le grand orage…

Elle raconte, drôlement, avec sa verve française, pendant que les hommes écoutent, commentent le récit, rectifient parfois un détail…

— Voilà : notre province d’ici est moins fanatique et moins arriérée que l’Asie-Mineure ; elle compte, parmi ses notables et ses fonctionnaires, beaucoup de Jeunes-Turcs très européanisés… Pourtant, ce n’est pas un centre d’idées et d’action révolutionnaire comme l’ardente Salonique… Andrinople est surtout militaire…

— Le boulevard de la Turquie, la sentinelle avancée contre le Bulgare !… Elle a bien accueilli la Constitution ?

— Oui… certainement… Un beau jour de juillet 1908, les officiers ont envahi le palais du commandant de corps d’armée en lui demandant de jurer fidélité à la Constitution, sur le Coran et sur le sabre… Le pauvre général a eu si peur qu’il a pris son tout petit garçon dans ses bras, comme bouclier… C’est l’usage… Le Sultan Abdul-Hamid ne manquait jamais, dans les jours troublés, de garder son plus jeune fils près de lui, en voiture. Les Turcs respectent la vie des enfants et celle des personnes qui portent les enfants… Donc, le général, tenant son gamin, jura tout ce qu’on voulut, et le peuple fut invité à se réjouir… Il était plus étonné encore que le général, le bon peuple !… Liberté, Constitution !… Il ne savait pas d’où lui venaient ces belles choses un peu vagues, et il ne savait pas très bien à quoi ça servait… Néanmoins, il rendit grâce au Padischah, et se réjouit de confiance… Mais une délégation arriva de Sérès et de Salonique, et dans la gare on avait mis des drapeaux, des cartouches avec le chiffre d’Abdul-Hamid et l’inscription : Vive le Sultan qui nous a donné la liberté ! Cela ne plut guère aux délégués qui dirent :

» — Il faut cacher ces cartouches…

» Et puis des musiques jouèrent la marche Hamidié…

» — Faites taire ces musiques-là !… dirent encore les délégués de Sérès et de Salonique… » Alors, des officiers, un peu grisés par l’enthousiasme, furent pris d’une folie démocratique et égalitaire ! Ils arrachèrent les galons et les boutons de leurs uniformes, afin de ressembler mieux à leurs frères les soldats. Ils montèrent sur des bornes et crièrent, en tapant sur leur sabre :

» — Le Sultan n’a rien donné du tout ! La liberté, nous l’avons prise avec ça !…

» Ils disaient la vérité, et c’est très dangereux de dire la vérité aux gens qui ne sont pas préparés à l’entendre… Les soldats, travaillés par les prêtres, commencent à murmurer. Trois jours après cette algarade, ils malmènent les officiers. La ville est au pouvoir des rebelles…

— Mais c’est l’émeute du 13 avril que vous me racontez là ?

— Presque… Les mêmes causes eurent les mêmes effets, à Andrinople et à Constantinople, en août 1908 et en avril 1909. Mais ici, ce fut une petite, toute petite rébellion… Voilà nos mutins maîtres de la ville ; ils ne font d’ailleurs aucun mal à la population, et se dirigent en masse vers la gare.

» — Nous voulons aller à Yldiz, voir notre père le Sultan, et nous assurer qu’il est vivant et libre…

» Trois cents cinquante environ purent ainsi partir… Un peu avant de débarquer à Constantinople, ils furent arrêtés par le ministre de la Guerre qui les tança d’importance. Néanmoins, ils furent conduits à Yldiz, et ils aperçurent leur père le Sultan qui leur fit donner à manger et à boire et leur conseilla de rentrer chez eux…

Un des fumeurs, jetant sa cigarette, conclut :

— C’était le prologue, le lever du rideau… Ah ! l’affaire du 13 avril ne nous a pas surpris !…

— Andrinople a envoyé des troupes nombreuses, des volontaires ?…

— Oui, beaucoup. Mais il y avait aussi beaucoup de soldats qu’on devait licencier et qu’on a renvoyés dans leur pays, en Anatolie. Au croisement des lignes de Constantinople et de Dédéagatch, ils ont rencontré des régiments qui arrivaient de Salonique avec Niazi bey… Ces régiments les ont exhortés :

» — Frères, venez avec nous sauver la Constitution !

» Mais les Anatoliens ont répondu :

» — Nous marcherons contre les Bulgares, tant qu’on voudra ; jamais contre le Sultan.

Quelqu’un murmure :

— Ah ! ce n’est pas fini !… Les Jeunes-Turcs assument une tâche très belle, mais bien difficile. .. Établir l’unité morale d’un pays où les conflits de race et de religion…

Dans l’escalier, des cris éclatent… Est-ce que les soldats révoltés assaillent la maison ? La porte s’ouvre, et l’on aperçoit Marika, la femme de chambre et le beau cuisinier Dimitro qui vocifèrent en grec. Derrière eux, les moustaches terribles, la veste à dorures et la fustanelle blanche du cavass albanais Husseïn apparaissent et disparaissent…

Le cuisinier est blême d’émotion… Il gémit, dans sa langue natale, dans ce grec cliquetant et caquetant, que la femme de chambre, — élève des sœurs françaises de Karagatch, — traduit en phrases pathétiques… Et la maîtresse de la maison nous dit :

— Le voilà bien, le conflit de races !…

Certes, le cavass albanais Husseïn déteste depuis longtemps le cuisinier grec Dimitro. Le cavass est musulman ; il porte des armes nobles. Le cuisinier est orthodoxe et n’a pour épée qu’une lardoire. Les moustaches d’Husseïn, — les plus longues d’Andrinople, — impressionnaient les cœurs féminins ; mais les vingt-cinq ans de Dimitro, ses beaux yeux bleus, sa taille fine, sa voix de ténor ont trouvé peu de cruelles… Haine de religion, conflit de races, histoires de femmes… C’est la guerre à l’office, sous les yeux du jardinier bulgare qui est trop vieux pour penser aux femmes, et qui déteste également le Grec schismatique et l’Albanais mahométan.

Tout à l’heure, Husseïn a brandi des poulets vivants sur la tête de Dimitro et il a proféré d’épouvantables insultes contre le père, l’aïeul et le trisaïeul du cuisinier. Au cuisinier même, il a promis une mort prochaine… Et le beau Dimitro, ayant subi sur le crâne le choc des poulets qu’il destinait à la casserole, est monté, vert et sanglotant, avec Marika, son interprète…

« Il dit qu’Husseïn le tuera, au coin de la petite mosquée… Il dit que si Husseïn ne le tue pas, tous les Albanais d’Andrinople le poursuivront, parce qu’ils sont tous parents entre eux et que ça fait la vendetta… Il dit qu’il veut partir ce soir pour Constantinople, qu’il doit se conserver pour sa famille… »

Le drogman du consulat, excellent homme, accoutumé à ces sortes de scènes, tente de rassurer le cuisinier larmoyant… La maîtresse de la maison, qui a invité douze personnes pour demain soir est désolée…

— Quel pays !… C’est tout le temps comme ça ! les Albanais, les Grecs, les Turcs, les Bulgares, se mangent entre eux… Faire vivre ensemble trois domestiques et deux cavass qui n’ont rien de commun, ni la race, ni la religion, ni les coutumes, c’est un problème… — C’est exactement le problème qui se pose pour le gouvernement jeune-turc… Ces tragicomédies domestiques représentent en petit le drame compliqué qui se joue dans le vaste empire ottoman…

Le drogman, nouveau Salomon, est descendu à la cuisine. Il a confronté les adversaires et il a obtenu, non pas la réconciliation, mais un armistice… Husseïn, qui aime monsieur le Consul et plus encore le Consulat, a été fortement ému à l’idée que l’honneur et la gloire de la maison souffriraient d’un dîner manqué par sa faute… Et il a juré sur son sabre, — il n’a pas de Coran ! — qu’il ne tuerait pas le cuisinier à Andrinople.

— Mais il me tuera à Constantinople, ou il me fera tuer par un de ses cousins… Les Albanais ne renoncent jamais à leur vengeance… Je suis perdu ! — s’est écrié le cuisinier abondant en larmes…

Et il a ramassé ses trois poulets, liés par les pattes, ses poulets, déplumés et quasi-morts, victimes innocentes de la fureur albanaise… Nous rions encore de cet incident, lorsque survient un visiteur, un pope grec ou bulgare, sans doute, coiffé de la toque en forme de tuyau noir.

— Ah ! voici le père higoumène[5]… Soyez le bienvenu, père… Une tasse de café ?

Le père accepte et l’on fait les présentations…

— Vous venez à Andrinople pour affaires ?

— Pour affaires… des questions de bornage… Et puis, je voulais voir nos pères de Karagatch…

— Vous n’êtes pas fatigué ?

— J’ai pris mon étalon noir… une bête si douce !

— Si douce ! murmure M. D… Il a manqué tuer deux de mes chevaux… C’est un animal terrible, votre étalon !

Le père higoumène sourit… Quarante ans, un visage noble, des yeux calmes et hardis, une belle barbe de stoïcien, des cheveux frisés tordus en chignon sous la toque-tuyau, ce pope a dans la mine et l’allure un je ne sais quoi que n’ont pas les prêtres bulgares et grecs… Assurément, c’est un homme brave et un brave homme, mais pas à la manière orientale, à la mode de chez nous… Il pourrait être Français et mériterait de l’être…

J’interroge le consul tout bas. Il dit ;

— Père, madame demande si vous êtes vraiment Bulgare ?

— Bulgare, moi ?… Mais je suis Français, Français de Provence !… C’est mon chignon et ma coiffure qui vous étonnent ?… J’ai été professeur de philosophie, autrefois, puis je me suis fait missionnaire et j’ai passé au rite grec… J’enseigne le français aux petits Bulgares… Je suis curé, professeur, laboureur, maçon, jardinier, et même journaliste, puisque j’écris dans le Bulletin des missions. Les trois quarts du temps, je vis à cheval, et toujours le fusil sur l’épaule… Ah ! je n’ai pas le loisir de m’ennuyer…

— C’est une dure vie !…

— Peuh ! On s’habitue au froid, à la disette, à la saleté, et même aux attaques nocturnes… — Le pays n’est pas très sûr, là-bas — mais, surtout, il faut beaucoup de volonté pour réagir contre l’action déprimante de la solitude morale… Nous sommes trois pères seulement, à M… et trois religieuses… Nous avons une petite école et un dispensaire ; nous instruisons les enfants, nous soignons les malades, nous essayons d’inculquer à nos paroissiens quelques idées de charité, de justice… Ah ! ce n’est pas toujours commode. Ils ont leurs préjugés, nos paroissiens, et une conception du droit et du devoir un peu primitive, pour ne pas dire barbare… La vendetta existe encore, les querelles particulières se règlent à coups de fusil… Et il y a d’étranges superstitions… Les malades viennent au dispensaire, moins pour les remèdes que pour les aumônes, et demeurent les clients clandestins du hodja et de la jeteuse de sorts… C’est décourageant…

— Nos paysans de France, en certaines provinces arriérées, préfèrent le rebouteux au médecin.

— Et le sorcier au prêtre… Je le sais, dit le père higoumène. L’histoire du petit garçon tout en fer pourrait, si l’on changeait les noms, faire un conte rustique d’Auvergne ou de Basse-Bretagne…

Je demande à entendre l’histoire du « petit garçon tout en fer ».

— Il était si vigoureux, à sa naissance, raconte le père, qu’on l’appela Démir, « le fer ». Nos Bulgares aiment tellement ce nom qu’ils le donnent même à leurs filles… Le garçon tout en fer avait un an quand la rougeole parut dans le village… La grand’mère n’hésita point. Elle mit l’enfant dans le coin le plus noir du four et alluma, juste à l’entrée, une brassée de paille… Le feu purificateur devait conjurer le mal… Le garçon tout en fer n’eut pas la rougeole, ne fut pas brûlé, mais, saisi de peur, devint épileptique.

» La grand’mère jura qu’un voisin avait jeté le « mauvais œil » à son petit-fils. Elle alla trouver les sœurs pour la forme… Toute son espérance secrète était dans la science d’une sienne cousine au douzième degré qui habite le village d’Inia… Le père, plus avisé, voulait suivre les conseils des religieuses, mais fatigué par les criailleries des femmes, il se décida, un beau jour, à enfourcher l’âne familial… Il part, les femmes trottant derrière, selon la coutume peu galante de l’Orient… La cousine d’Inia fait déshabiller l’enfant tout en fer, lui coupe une mèche de cheveux qu’elle brûle dans un brasero pour chasser le diable, pendant qu’un cierge de deux centimes se consume devant l’icône. Passes magiques, mots mystérieux : « Anathéma, Moustaphi-Moustapha, bardala, etc… » Le petit Démir retourne chez lui avec quelques cheveux de moins, une bronchite en plus, et toujours son épilepsie.

» Les sœurs oblates n’y comprennent rien. On leur débite mille mensonges pour les apitoyer. L’enfant tout en fer résiste encore à la bronchite, mais il garde l’épilepsie. Nouvelle expédition chez un hodja d’Evdjiléri qui vend la meilleure amulette du monde : un morceau de papier coupé dans le Coran, plié en triangle et cousu dans un petit sachet… Coût : une poignée de piastres neuves… L’enfant tout en fer, épuisé par les voyages et les remèdes, perd à peu près l’ouïe et demeure paralysé. Nous apprenons la vérité par les voisins. Il faut parler sévèrement, pour l’exemple… Les parents, dûment confessés, promettent de s’abstenir de sorcellerie et de conduire leur enfant chez un médecin d’Andrinople… Les sœurs font disparaître les amulettes, malgré les clameurs de la baba[6]… Un mois se passe. Les bonnes gens retardent toujours leur voyage. Ils n’ont pas confiance… Et puis, ce voyage, ça coûte de l’argent… Je les exhorte en vain… Mais, un beau jour, à ma grande surprise, père, mère et enfant sont partis, sans me prévenir… Le père reparaît seul. La femme doit séjourner à Andrinople. Elle loge chez un parent et ira tous les matins en consultation à l’hôpital… Il le disait ; il le croyait, le pauvre bonhomme… Mais son épouse, têtue entre les femmes têtues, l’avait trompé. Au lieu d’aller chez les médecins, elle s’en fut coucher quarante nuits dans l’église grecque des Saints-Archanges, Sveti Arkhistratizi, que le peuple appelle Saint-Evstrate, et qui a la spécialité de miracles assez douteux. Cette église devient un véritable dortoir de pèlerins à certaines époques de l’année… La quarantaine finie, la tendre mère ramena l’enfant tout en fer, qui était resté sourd, épileptique et paralytique et qui était devenu complètement idiot… Si le pauvre mioche meurt quelque jour prochain, ce qui est possible, je ne doute point qu’il ne soit enterré avec un morceau de fer entre les pieds… C’est l’usage. La famille éplorée dit ainsi au petit mort :

» — Que tes frères, ceux qui naîtront après toi, soient aussi des garçons tout en fer, mais qu’ils ne meurent point dans leur jeune âge !…

» Et voilà l’histoire du petit garçon tout en fer, que j’ai écrite et publiée, dans notre Bulletin des missions… Je pourrais vous en conter bien d’autres, plus terribles et plus scabreuses, et non moins vraies, si la charité chrétienne et la décence ne s’y opposaient pas. »

Ainsi parla, pour notre plaisir, le père higoumène, avec une belle humeur que mon récit n’exprime pas, et que rendait plus savoureuse le joyeux accent de Marseille…

Et pendant qu’il parlait, je me représentais le petit couvent perdu dans les collines, surveillé par les voisins quelquefois malveillants, bloqué l’hiver par les neiges… Aucune douceur, aucun bien-être, aucun réconfort intellectuel… Quelle vie, pour un homme intelligent et cultivé !… Et pourtant, s’il avoue des mélancolies passagères, le père higoumène n’est pas triste. Il ne doit pas l’être. La gaieté est une force, une vertu, presque une vertu guerrière, et tout bon missionnaire est un soldat…

Au crépuscule, nous sommes sortis, pour voir la ville que j’ai seulement aperçue de nos fenêtres.

Si je me suis plainte du pavé de Stamboul, que dirai-je du pavé d’Andrinople ?… Nous marchons, Marguerite et moi, la tête penchée et les yeux fixés sur les trous, les monticules, les ornières et les aspérités du sol, posant le bout du pied sur un caillou, et puis sur un autre, comme on traverse un ruisseau encombré de pierres.

La topographie de la ville m’échappe complètement. Je n’ose lever les yeux, par une crainte bien légitime des entorses… J’entrevois les coupoles superposées, la cour, le cloître à arcades de Sultan-Sélim, et je me perds dans les ruelles déclives, bordées de maisonnettes en bois, égayées de petits jardins en terrasse et qui sentent la poussière chaude et l’acacia.

Quelques dames noires, masquées de tulle serré, glissent, furtives, le long de ces maisonnettes et se faufilent dans l’entre-bâillement imprévu d’une porte… Dans la limpide lumière du soir, entre les façades grises, le pavé gris, le ciel pur et décoloré, il n’y a que deux notes de couleurs éclatantes : la fustanelle du cavass, plissée et ballonnée, d’un blanc de lessive, et la robe verte d’une servante qui s’arrête, qui ramène, par pudeur, son voile de mousseline sur sa bouche, et coule un noir regard hypocrite vers l’Albanais…

Et nous voilà enfin dans un grand espace libre. C’est une colline où des tombes bien vieilles, bien usées, s’effritent dans l’herbe rase. Derrière nous, la masse de Sultan-Sélim monte sur le ciel ; à gauche, il y a des casernes très laides, et devant nous, au bas de la pente, une sorte de prairie molle et marécageuse, où se traîne la Toundja, parmi les saules et les peupliers. Un petit pont enjambe la rivière, unit la prairie à la petite île fraîche et verte qui contient les restes d’un palais ruiné par les Russes.

C’est le Vieux-Sérail, la promenade favorite des gens d’Andrinople, très fréquentée le vendredi et le dimanche par les dames turques.

Les dames turques… Il y en a beaucoup, ce me semble, autour de nous… une quantité de formes noires accroupies, assises, debout, sur la colline du cimetière, comme une bande d’oiseaux lugubres… Non, ce ne sont pas des « dames » ; ce sont des femmes, de pauvres femmes du peuple. De loin, toutes ont le même aspect, sous le tcharchaf obligatoire, véritable uniforme démocratique.

Des soldats se tiennent à l’écart, et, par respect, évitent de regarder ces femmes, et le cavass, qui nous précède, baisse les yeux, en honnête musulman. Mais les femmes nous considèrent sans surprise, avec amitié, avec, peut-être, un peu d’ironie. De jolis enfants parés de colliers en perles bleues — ce sont des porte-bonheur et l’on en met jusque sur le frontail des buffles, jusqu’au collier des chevaux — de jolis enfants aux pieds nus, aux faces rondes, aux prunelles sombres, se rejettent vers leurs mères, quand nous approchons. Je veux caresser le plus joli, le plus petit, qui marche à peine, mais la maman lui cache la tête dans son tcharchaf et me crie une phrase qu’Hussein traduit malaisément, et qui signifie à peu près : « Il n’est pas malade… Ne le regarde pas. Il faut qu’il vive et qu’il grandisse !… »

En Orient, toutes les mères dérobent ainsi leurs très petits bébés au regard des inconnus. Elles redoutent le mauvais œil…

Nous avons descendu la colline et traversé la prairie. Les femmes, sur la pente, parmi les pierres, ressemblent davantage encore à des corbeaux posés, à des pies qui ne sautent pas et ne jacassent pas… Nous revoici dans la ville, dans le quartier du konak, et nous longeons un bâtiment maussade, qui a des soupiraux grillés à ras de terre.

C’est la prison. Un chant tremblote et bourdonne dans l’espèce de cave qui prend jour par ces soupiraux. Nous nous penchons pour voir… Les sentinelles du poste nous laissent faire. Le cavass impose la déférence due à des Européennes, femme et belle-sœur de consul. Nous distinguons, dans la pénombre, des hommes étendus ou assis sur leurs talons, un autre, debout, qui chante, en tapant à contretemps sur une casserole, et quatre gaillards qui dansent, enlaçant, entre-croisant, levant leurs bras, frappant du talon… Eux aussi célèbrent la fête, l’avènement de Mahomet V… Des passants, rendus curieux par notre curiosité, s’arrêtent pour voir, nous entourent… Alors, les soldats du poste tombent dessus, à coups de crosse… Et les bons passants, un peu houspillés et sans rancune, s’écartent docilement.

Marguerite déclare que c’est très vilain… « car enfin, ces gens sont Turcs, comme les soldats. .. » Elle veut s’en aller « puisqu’on fait des injustices… » Et nous repartons, parmi les promeneurs, qui sont très nombreux, très pressés, dans cette rue… C’est l’heure où l’on commence à illuminer, pour le dernier soir des fêtes. Les boutiques ont toutes des lanternes, des lampions ou de simples chandelles, et des guirlandes multicolores en papier découpé. L’intérieur est éclairé vivement par des lampes à pétrole munies de réflecteurs en fer-blanc, et quelquefois par des fourneaux. Ça sent l’huile bouillante, le poisson frit, le gigot brûlé. Dans les restaurants ( ?) où des clients accroupis mangent les beureks, — sortes de beignets au fromage, — et les dolmas, — boulettes de hachis froid roulées dans des feuilles de vigne, — il y a aussi des gens qu’on rase et qui lèvent des mentons barbouillés…

Que de monde, dehors, ce soir !… Derviches, paysans grecs, paysans turcs, artisans, soldats, jusqu’à des pachas dans leur voiture, jusqu’à des officiers à cheval, jusqu’à de très vieux bonshommes qui ont des turbans jaunes et des robes de chambre en soie rayée comme le Malade imaginaire. Et des musiques !… lanternas, flûtes de roseau, darboukas… Et des chansons clamées par des chanteurs qui appuient leur main sur leur oreille, et ouvrent la bouche d’un air douloureux. Pas une femme — toutes sont rentrées avant le coucher du soleil. — Pas un Européen en jaquette ou en veston. Rien que des Turcs, des Grecs du peuple, des gens bariolés et baragouinants… Rien que des hommes. Nous sentons, sur nous, sur nos visages dévoilés, sur nos tailles libres, le regard multiple de cette foule d’Orient, ce regard masculin qui insiste, qui s’attache, qui irrite, à la longue, comme une obsession, une gêne… Et nous rabattons nos voilettes légères, qui ne nous dissimulent pas, mais qui nous isolent un peu… Sensation étrange, que bien d’autres voyageuses ont dû éprouver, et que j’ai connue déjà, dans mes promenades à Stamboul.

Le ciel s’obscurcit et s’étoile… La lune avant son lever empourpre tout un côté de l’azur qui prend la teinte des pavots violacés. Une vieille mosquée dresse ses minarets sculptés et peints, reliés par une « portée » de fils où des lampions s’allument, en dessins bizarres, qui ressemblent à des doubles croches, et qui sont des lettres turques, des versets du Coran.


1er mai.

Ce matin, nous apprenons que le premier sélamlik a eu lieu, sans incident, à Sainte-Sophie. Ni le corps diplomatique, ni les étrangers n’ont reçu des invitations ou des autorisations à pénétrer dans la sainte mosquée d’Eyoub, la plus ancienne de toutes les mosquées de Constantinople, celle où Mahomet le Conquérant a laissé l’empreinte de sa main sanglante. La cérémonie a été extrêmement simple, et l’on a beaucoup remarqué l’uniforme khaki du Sultan, — l’uniforme des soldats de Salonique.

Il est probable que les Jeunes-Turcs se départiront un peu de cette simplicité volontaire qu’ils apportent dans toutes les cérémonies officielles, lors de l’investiture du Sultan. On ne parle ici que des splendeurs de cette fête, des costumes anciens, des aigrettes, des pierreries fabuleuses que nous serons admis à contempler… On parle même de trains de plaisir qui amèneront des milliers de personnes à Constantinople !… La date n’est pas fixée. Je souhaite qu’elle soit reculée jusqu’à la fin de la semaine prochaine, car Andrinople m’intéresse extrêmement.

C’est la province, et l’on ne peut avoir qu’une image incomplète, qu’une idée faussée d’un grand pays, si l’on n’a pas séjourné quelque temps en province. Pour un étranger qui saurait voir, Saumur, Troyes ou Périgueux seraient plus significatifs, plus révélateurs de la vraie France que Paris même. Stamboul n’est pas toute la Turquie ; les Turcs européanisés de Stamboul — ceux qui passent trop souvent le pont — ne représentent pas le Turc typique.

Les femmes musulmanes que je désire connaître, je veux les voir ici, d’abord, dans cette ville qui conserve ses mœurs et ses traditions. Plus tard, je comprendrai mieux, par comparaison, les dames de Stamboul, la petite élite des incomprises et des désenchantées.

Il m’est très facile de pénétrer dans les familles de fonctionnaires ou d’officiers qui sont en relations avec les Européennes des consulats ; madame P… une Grecque très intelligente, qui parle turc, veut bien me servir d’interprète.

Avant tout, j’ai désiré voir une école de filles. Non pas une école grecque, ou arménienne, ou juive, non pas même une école tenue par des religieuses françaises — celles-là sont connues, on les a déjà décrites. L’école qui m’intéresse est turque, réservée aux filles musulmanes. Les femmes seules y sont admises, et non sans difficultés, car les maîtresses et les élèves ne parlent que leur langue maternelle.

Aucune visite ne peut être plus instructive, aucune ne peut donner plus de renseignements sur la formation de la musulmane.

Madame P… me dit :

— Il y a ici une toute petite école ; les enfants du peuple et de la bourgeoisie la fréquentent, mais non pas les jeunes filles riches. Celles-là ont des gouvernantes particulières. Anglaises ou Françaises… Et quelles gouvernantes !… Pour une brave fille, consciencieuse et instruite, il y a vingt aventurières, rebut des pensionnats européens, ex-femmes de chambre ou demoiselles de magasin… sinon pire !… Vous devinez quel enseignement et quels exemples reçoivent les jeunes hanoums et quelle idée elles se font de la vie occidentale…

Robert Mizrahi, l’aimable directeur des affaires politiques du vilayet, a préparé notre visite, et nous avons été averties, ce matin, que la directrice de l’école, très honorée et très flattée, nous recevrait à onze heures, madame P…, Marguerite et moi. On nous recommande de mettre de jolies robes, parce que l’extrême simplicité de la toilette, — qui serait une preuve de bon goût à Paris, — offusquerait nos hôtesses, comme une marque de dédain.

Robe grise, robe bleue, robe jaune, nous sommes bien brillantes, toutes trois, quand nous descendons de voiture, dans une paisible petite rue ensoleillée, devant le bâtiment d’école. Robert Mizrahi, dès que la porte s’entr’ouvre, prend congé de nous, et la servante qui retient le vantail, à l’intérieur, ne montre sa vieille figure embéguinée qu’après le départ de notre compagnon. Il y a d’autres servantes, dans le vestibule, qui nous saluent, en baisant le bas de nos vêtements.

Une jeune femme rousse, de petite taille et de visage délicat, vêtue d’une robe lâche violet sombre qui dissimule mal une grossesse avancée, nous attend au seuil du salon. Autour d’elle, un peu en arrière, cinq ou six femmes nous regardent de tous leurs yeux noirs, rieurs et doux. C’est la directrice et les adjointes. Ensemble, elles s’inclinent, avec un geste gracieux de la main qui effleure presque le sol, touche la poitrine, la bouche, remonte au front.

Quand les témenas[7] sont finis, nous entrons toutes dans la grande pièce qu’on a décorée en notre honneur avec les ouvrages de broderie des élèves, et madame P… veut faire les présentations… Mais la directrice, selon le protocole de la politesse turque, s’est assise le plus loin possible de nous, les mains croisées sur la ceinture… Il faut insister pour qu’elle se rapproche, et de fauteuil en chaise et de chaise en fauteuil, s’asseye en face de nous. Toutes ces cérémonies préliminaires prennent un bon quart d’heure.

Les autres institutrices se placent comme elles veulent ou restent debout. Deux sont très jeunes, assez jolies ; une, plus âgée, vingt-huit ans peut-être, représente assez bien l’odalisque telle que nous l’imaginons, car elle a des yeux de velours soulignés par le khôl, un petit nez aquilin charmant, la pâleur mate du camélia… Une autre, très maigre, bilieuse, énergique, a des prunelles enfoncées où l’intelligence pétille, — c’est le mot exact, — en étincelles de feu noir. La doyenne de toutes, celle qui enseigne le Coran, est une très vieille dame, décharnée et vénérable, vêtue à la turque d’une longue blouse d’indienne. Seule, elle a les cheveux cachés par un petit voile jaune à fleurs.

Les autres sont habillées à l’européenne… Hélas !… Leurs robes, fabriquées je ne sais où, offrent des spécimens variés de modes surannées déjà, manches pagodes, volants en forme, empiècements garnis de jais et de galons. C’est dommage… La blouse flottante et le léger voile fleuri siéraient à leurs corps un peu massifs, à leurs figures rondes d’Orientales… Et comme je déplore aussi l’invasion du progrès européen, quand je regarde les panneaux brodés qui couvrent les murs, ces salins d’un bleu criard, d’un rose vineux, ces motifs brodés d’après les modèles de bazars occidentaux, où rien ne rappelle la belle tradition de la broderie turque !

Pendant qu’on échange des compliments, une petite fille apporte des verres d’eau et des confitures, sur un plateau argenté. Elle aussi est habillée à la mode, mais sa robe à taille longue, à courte jupe, est en satin crème damassé. Elle a des bas à jours, des souliers de danseuse, et des broches de strass dans les cheveux. À peine avons-nous goûté les confitures, et repris la conversation, qu’une autre petite fille, en satin rose, apporte des limonades excellentes.

Il faut boire, qu’on ait soif ou pas soif, dût-on en devenir malade.

Enfin, la directrice accède à notre désir de visiter les classes, et nous montons, avec la lenteur qui convient à notre dignité, jusqu’au premier étage. Quatre classes ouvrent sur le palier. La gentille odalisque se précipite dans la sienne, et à sa vue, toutes les petites filles se lèvent, les bras croisés, les yeux baissés, immobiles, impassibles.

Dix à douze ans, brunes, pâlottes, sérieuses, elles ne sont pas affublées d’horribles tabliers noirs. Les robes en cotonnade des pauvres fraternisent avec les robes en soie brochée des filles de fonctionnaires ou de marchands. Presque toutes ont les cheveux couverts, les nattes pendantes sous un voile, ce qui est un signe de grande piété.

La maîtresse envoie l’une d’elles au tableau, et lui fait écrire un problème interminable qu’elle doit résoudre oralement. La petite trace, de droite à gauche, des lettres cabalistiques pour nous, des chiffres qui ressemblent à des dessins de tapis, et elle parle vite, vite, en bonne élève qui sait la leçon par cœur. On nous avertit, — par truchement, — qu’elle a une mémoire extraordinaire.

Une autre nous montre, sur la carte, Paris, Rome, Athènes, Berlin. Dans la classe voisine, où règne la vieille dame décharnée, une fillette psalmodie quelques versets du Coran, d’une voix étrange, gutturale et tremblée.

Je demande :

— Est-ce qu’on lui explique le sens de ces versets ?

— Non… Ce serait difficile et même impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que le Coran est écrit en arabe, et que les pauvres enfants ont assez de peine à lire, — rien qu’à lire, — ces mots d’une langue qu’elles ignorent.

— Alors, elles psalmodient sans comprendre ?

— Cela suffit… Et il faut beaucoup de temps pour apprendre à lire les caractères et à psalmodier.

— La maîtresse de Coran ne donne aucune instruction religieuse proprement dite ?

— Non. Les femmes n’en ont pas besoin…

— Mais elles reçoivent bien une espèce d’instruction morale ? N’essayez-vous pas de développer les qualités particulièrement féminines, celles qui constitueraient leur valeur, leur mérite, leur caractère même de femmes et de mères ?…

Les institutrices se regardent, et l’odalisque brune dit :

— Nous leur disons qu’elles doivent obéir à leur père, d’abord, puis à leur mari ; qu’elles ne doivent pas avoir d’opinion personnelle et de volonté propre. Leurs vertus idéales, c’est la douceur, la résignation, la soumission…

Madame P… traduit. Les fillettes aux cheveux voilés écoutent, sans un regard sur nous, sans un sourire, comme si elles étaient sourdes et muettes, comme si l’entretien ne les concernait pas…

— Quel est votre programme d’éducation ?

— Nous enseignons la lecture, l’écriture qui est une chose compliquée, un peu de géographie et d’histoire, un peu de calcul, un peu de grammaire, la lecture du Coran, la broderie, le repassage… et à lire le journal…

— Quel journal ?

— Le journal où il y a les nouvelles… le Sabah[8]… Oh ! elles lisent très bien… Éminé !

Éminé prend le papier imprimé et lit, tout liant : « Dernière séance de la Chambre… Présidence d’Abmed-Riza bey… etc. »

Je suis ébahie… Je me représente une école primaire de Paris, où l’instituteur ferait lire aux élèves un discours de M. Briand !

— Et… ça les amuse, la politique ?… Elles savent ce que c’est : le Parlement, Ahmed-Riza…

Une lueur passa dans les jolis yeux d’odalisque.

— Oui, oui, ça les amuse, ça les passionne… Nous leur expliquons tout… la Constitution, la Révolution… Nous sommes très peu savantes, nous-mêmes ; du temps d’Abdul-Hamid, dans nos écoles normales, on nous défendait d’étudier le français, de lire même des traductions… mais ici, presque toutes, nous sommes mariées à des officiers, et nos maris nous racontent des choses… nous savons que nous avons la liberté, maintenant… Alors, nous espérons qu’on nous laissera nous instruire, et que vous nous trouverez bien différentes, si vous revenez à Andrinople, dans quelques années.

— Vous vous réjouissez d’avoir la liberté ! Pourquoi ? Vous voudriez poser le voile, sortir à votre gré, comme les Européennes ?

Elle répond, avec une dignité touchante :

— Non… pas ça… Nous voulons ce que la religion permet, et elle ne nous oblige pas à l’ignorance… Nous voulons devenir des femmes meilleures, bien élever nos enfants pour le pays, pour la pauvre Turquie…

Ainsi, le patriotisme est le premier sentiment social qui se développe chez ces demi-recluses.

Je demande encore :

— Vos élèves ne redoutent-elles pas le moment où elles prendront le tcharchaf ?

— Elles ?… Si on les écoutait, on les voilerait à neuf ans… Elles sont impatientes de paraître femmes… bonnes à marier… — Elles vous quittent à treize ans ?

— Presque toujours. À quatorze ans, on les marie.

— Et quand elles sont mariées, elles ne lisent plus et elles oublient ce que vous leur avez enseigné ?…

— Tout dépend de l’homme qu’elles épousent. Mais elles ont un bon souvenir de nous et sont très reconnaissantes.

— En Europe, il n’y a pas bien longtemps, une femme de bonne famille ne pouvait travailler sans déchoir. Aujourd’hui, un très grand nombre de femmes vivent indépendantes, et, même mariées, gagnent leur vie. Est-ce que vous les croyez heureuses ?

La question, traduite par madame P…, fait sourire les jeunes institutrices, et la directrice répond avec vivacité :

— Nous gagnons notre vie, nous, et nous en sommes fières… J’ai à peu près cent francs par mois, et les maîtresses adjointes trente… Ce n’est pas beaucoup, mais les autres femmes, — celles qui ne sont pas abêties, — nous admirent, et sentent que nous sommes supérieures à elles.

Avec quel orgueil naïf elles proclament cette supériorité ! On les sent fines et intelligentes, ces jeunes femmes, et capables d’énergie, malgré leur instruction déprimante et leurs habitudes de passivité… Je voudrais bien savoir ce que pensent les maris, et s’ils éprouvent quelque considération pour les compagnes dont le modeste gain contribue au bien-être du ménage… Mais si j’interroge les femmes sur ce sujet délicat, je ne serai jamais sûre qu’elles me répondront sincèrement…

Je leur parle de la condition des travailleuses, à Paris, de l’exploitation des ouvrières et des employées, de l’immense effort féminin qui, déjà, inquiète l’homme — l’homme devenu, au lieu de protecteur, un concurrent, un rival… Mais elles ne comprennent pas. Comment pourraient-elles imaginer de pareils conflits, de telles mœurs, elles qui n’ont jamais ouvert un de nos livres, et qui parlent, pour la première fois, à une femme d’Occident ?

Encore des limonades, accompagnées, cette fois de macarons. Nous passons dans la classe de broderie, puis dans la classe de musique, où une fillette, assise devant le piano, très intimidée, joue, — avec un doigt ! — la marche de la Constitution… Et quand elle a terminé ce pénible exercice, elle recommence un autre morceau. Les maîtresses nous jettent des coups d’œil affectueux qui nous invitent à l’approbation. Les petites demoiselles, rangées en cercle autour de l’instrument du supplice, examinent l’effet produit par la musique, et s’étonnent peut-être de notre froideur…

Marguerite murmure :

— Qu’est ce qu’elle joue ?… Tu connais ça ? Ça ressemble à quelque chose que j’ai entendu…

— À un air turc ?

— Je ne sais pas… Comment savoir, avec tant de fausses notes ?… Je crois que nous devons applaudir…

Parbleu ! C’est la Marseillaise qu’elle joue, cette enfant !… À contre-mesure, mais l’intention y est… Bravo ! bravo !… Toute l’école s’émerveille… Nous avons enfin reconnu l’hymne national !

Il n’y a qu’un auditeur mécontent : c’est un bébé de deux ans, tout noir, tout frisé avec des yeux de charbon, qui n’aime pas du tout la musique et encore moins les dames à grands chapeaux. Il se précipite dans les jupes de la gracieuse adjointe qui nous signifie, par gestes, que ce bébé lui appartient en propre. Et elle demande combien nous en avons.

Je lève trois doigts.

Machallah !… (Dieu vous les conserve !)

Je montre la directrice… Combien d’enfants, déjà ?… Un, deux ? L’adjointe éclate de rire, et tapant sur le ventre rebondi de son chef hiérarchique, elle répond, tout haut, devant les élèves :

— Rien qu’un… Et il est là !…

Personne n’est choqué. À tout âge, les Turques ignorent la pudibonderie hypocrite. Et les petites filles regardent sans rougir cette corpulence passagère de madame la directrice… Rien qu’un enfant !… Machallah ! Dieu le conserve ! …


3 mai.

Au bord du ruisseau, les femmes karagachanes étendent les manteaux de laine brute qui ressemblent, avec leurs manches écartées et leur épaisseur velue, à des peaux d’ours écorchés.

Le paysage, sous la parfaite rondeur du ciel tout blanc de vapeurs orageuses, est infini, monotone et vert, à peine ondulé à droite par de petites collines. Ce sont des pacages immenses que M. B… loue chaque hiver, depuis dix ans, à la tribu nomade des Karagachanes. Ces bergers, d’origine grecque, élèvent des moutons et des chevaux qu’ils ramènent, dès le mois de mai, dans la montagne.

La ferme des B…, où nous sommes venus déjeuner en pique-nique, — à vingt kilomètres d’Andrinople, — est isolée parmi ces pacages, les plus fertiles de la région. Une route, creusée d’ornières profondes, raie obliquement les coteaux, traverse la plaine, aboutit à la grande porte. On voit, de loin, revenir vers cette porte, sur la route unique, les chariots attelés de buffles gris, chargés de bois feuillu en masse verte. Dans un pli du ravin, les Karagachanes ont dressé leurs huttes.

Ils nous attendent, là-bas. Avant de visiter leur campement, nous nous sommes arrêtés près du ruisseau qui s’élargit sous les saules, pour regarder les laveuses. Elles sont quatre, deux vieilles et deux jeunes, vêtues de toile rouge et brune dont les couleurs rappellent certains beaux papillons des bois. L’aïeule, dont la chemise entr’ouverte découvre le cou granuleux et la gorge de sorcière, nous fait un salut amical et nous indique la direction du village.

Un village ? Un rucher, plutôt… Au détour de la route, entre deux pentes herbues qui l’abritent, il cache ses quelque douze huttes coniques et blondes, percées d’une seule ouverture. Il semble que des abeilles géantes vont sortir de ces vastes paniers renversés… Au centre, une hutte plus grande, mieux construite, mieux aménagée à l’intérieur, est la demeure du chef, car la tribu a un chef, le plus riche, le plus influent des Karagachanes, qui fait fonction de maire, de juge et de capitaine, choisit les pacages, conclut les accords avec les fermiers, ordonne les fiançailles, organise la défense du bien commun. C’est presque le roi-pasteur des chants homériques.

Ce chef a bien voulu nous accueillir — il n’est pas toujours d’humeur hospitalière — parce que le consul de Grèce est parmi nous. Comme tous les gens qui sont ou qui disent être de race grecque, — Macédoniens, Thraces, et même les arrière-neveux des Byzantins, les Grecs de Péra, — ces pauvres bergers ont au cœur le vivace, l’indestructible sentiment philhellénique… Ils pourront errer sur le sol conquis par les Turcs, s’y fixer même, leur âme et leur désir resteront fidèles à l’antique patrie hellène… La seule vue du consul les remplit d’orgueil, de respect, de joie. Rangés sur deux lignes — les hommes devant les femmes très en arrière — ils le regardent s’avancer. Le chef parle le premier, remercie, présente sa troupe, dans un dialecte assez rude, puis il nous tend la main, à tous, avec dignité. C’est un homme de soixante ans, large d’épaules, étroit des hanches, les jambes longues et nerveuses, les bras sculptés de beaux muscles saillants, et qui tendrait sans effort l’arc d’Ulysse. Il tient une grande houlette recourbée comme un sceptre. Ses hommes, — presque tous parents, — ont une magnifique allure, avec leur courte veste de drap brodé, leur culotte bouffante cachée par une sorte de jupe en drap blanchâtre, fendue par devant et tout ornée de galons noirs ; leur large ceinture de cuir, leurs jambières de feutre, leurs sandales. Quelques-uns portent des cafetans en grosse laine, pareils à ceux que les laveuses étendaient sur la prairie. Tous ont un lambeau d’indienne entortillé en turban.

Ils sont très calmes, très graves ; les plus jeunes beaux comme des demi-dieux, avec cet air noble que donne la vie nomade et libre. Leurs yeux ne se détournent pas des nôtres, mais leur regard n’est pas insolent, à peine curieux.

Les femmes, plus sauvages, reculent quand nous avançons. Le chef nous fait visiter quelques huttes… Dans le noir, on distingue des tapis, des armes, des ustensiles de cuisine, un métier à tisser, très primitif, un berceau en bois, une forme de femme accroupie, immobile…

Ce sont les femmes qui ont édifié ces maisons de paille, fabriqué ces objets indispensables, tissé et brodé les vêtements. Elles font tous les ouvrages domestiques et même les travaux de culture, car les hommes, jaloux de leur dignité virile, ne consentent qu’à porter le fusil et à garder les troupeaux. Frelons armés, courageux, mais frelons, que nourrissent, abritent et servent les brunes abeilles résignées et industrieuses. C’est la loi de nature, l’exploitation du faible par le fort, l’asservissement de la femme laborieuse à l’homme guerrier, mais fainéant…

Je dois dire qu’elles ne paraissent pas bien malheureuses, ces dames karagachanes, et qu’elles considèrent sans émotion de jalousie, peut-être avec dédain, les hommes qui nous accompagnent et qui nous témoignent une courtoisie, pour nous toute naturelle, pour elles bizarre et choquante… Debout devant les huttes, elles tiennent par la main ou sur le bras, leurs enfants vêtus comme elles. Vieilles et jeunes, femmes et filles, sont belles, par la noblesse de leurs traits réguliers, simples, à peine plus expressifs que les traits des cariatides. Deux ou trois ont un admirable type éginétique, des yeux presque trop grands, le nez droit, la bouche en arc, dédaigneuse et triste, l’ovale un peu court, des tempes larges de Méduses sous les serpents tressés de leurs cheveux. Leurs nattes rudes, aux reflets d’acier bleuâtre, ramenées sur le front, s’y croisent, s’y enlacent, sous un voile de laine couleur de sang séché. Des boucles d’argent, des pendeloques de corail, des pierres bleues porte-bonheur tremblent dans l’ombre du voile, dans l’épaisseur des tresses, contre les tempes renflées.

Toutes ces femmes portent une jaquette sans manches en drap rouge, brodée de soutache noire, violette et or, doublée d’une toile si rigide qu’aucun relief, aucune inflexion des lignes ne révèle la féminité. Les seins sont écrasés, la taille comprimée dans cette espèce d’armure, qui fait aux vierges, aux mères, aux aïeules, un même buste de garçon. Les manches demi-longues de la chemise, en toile écrue, sont brodées de coton bleu et brun. Très basse, une ceinture de cuir plaquée d’argent enserre les hanches, contient le ventre, et supporte la jupe plissée, courte, d’un beau ton rouge pompéien. Un étrange tablier, un écran plutôt, en broderie d’or, pend à la ceinture par deux chaînettes, et tombe du genou à mi-jambe. Les bas, sans pieds, reproduisent dans leurs mailles tricotées les dessins multicolores des broderies et des soutaches ; de simples sandales, retenues par une bride, protègent les pieds nus et parfaits.

Le chef, sur la prière du consul, invite ses gens à danser… Dans le décor du ravin herbeux, des grandes ruches blondes, du ciel pâle, la double chaîne se forme, quatre jeunes hommes, quatre femmes qui se tiennent par la main. Ils vont à gauche, puis à droite, d’un pas rythmé, en chantant une « chanson de printemps », un air très simple, très lent, à deux phrases alternées, majeure et mineure. Parfois, les hommes frappent le sol, à la manière du cheval qui piaffe, le genou relevé, la tête haute.

Et c’est très beau, cette danse de bergers, qui évoque la pyrrhique, le double chœur chantant la strophe et l’antistrophe, les défilés des frises, les rondes sacrées ceignant les vases. Je pense à Sophocle, à Isadora Duncan… Mais le consul de Grèce me dit :

— Ces bergers sont originaires de l’Épire. Ils descendent des fameux Souliotes qui luttèrent contre Ali, pacha de Janina… Ils ont le sang des vieux Klephtes de l’Indépendance…

Les souvenirs de la Grèce classique se sont évanouis. Je me rappelle le tableau de Delacroix, une page de Lamartine, le Dernier chant du Pèlerinage d’Harold, le refrain des femmes souliotes, poursuivies par les Turcs, et dansant, sur la plate-forme d’un rocher, avant de se précipiter à l’abîme…

Cependant, la double chaîne se brise, et voici qu’on apporte un plateau d’étain où sont de petits morceaux de fromage, — un pour chaque visiteur. Le chef remplit de vin résiné une tasse qu’il donne au consul, et que chacun devra vider, ensuite, à la ronde…

C’est le rite ancien, le symbole d’alliance et de paix. Marguerite, comme par mégarde, s’en est allée, là-bas, du côté des voitures… Une tasse unique, pour tant de personnes !… Marguerite n’a pas le courage de participer à la communion poétique et patriarcale… et je ne peux l’imiter ! Je suis entre le chef karagachane et le consul qui tient la tasse et me regarde d’un air confus… Tant pis !… Vidons le calice… Le consul, poliment, effleure à peine la tasse d’étain, et me l’offre au lieu de la passer à M. P… son voisin, à la grande surprise du chef tout scandalisé… Les hommes se servent les premiers, chez les Karagachanes, et les femmes ont les restes, quand il y a des restes…

Tout le monde a bu ou a feint de boire. Les femmes, groupées, tassées en bloc, s’humanisent peu à peu. La plus belle — une Proserpine aux tresses presque violettes — me prend la main dans sa main robuste et hâlée, me met au doigt son anneau d’argent qui glisse et tombe, trop large, et, sans façon, elle essaie mes bagues.

Elles sont si étroites pour ces doigts de bergère qu’elles ne dépassent pas la première phalange. Alors, il y a de grands rires. Les belles bouches de déesses éginétiques, s’ouvrent sur les dents éclatantes… Madame P… traduit quelques réflexions… Ces dames karagachanes, nous trouvent toutes mal habillées.

La Proserpine me demande :

— Pourquoi n’as-tu pas des habits brodés, comme nous ? Tu ne sais donc pas travailler avec l’aiguille.

— Non, je ne sais pas.

— Alors, à quoi es-tu bonne ?

À quoi suis-je bonne, en effet ? Une femme si petite, si frêle, qui ne brode pas, qui serait tout de suite fatiguée s’il lui fallait remuer la terre ou bâtir des huttes !

Elle me considère avec une gentille pitié, un peu moqueuse.

— Tes mains ne ressemblent pas à mes mains : elles sont blanches et pointues, elles ne peuvent pas faire le même ouvrage…

Pleine d’indulgence et aussi de curiosité, Proserpine va chercher une jaquette de drap rouge, inachevée — son propre ouvrage — et m’invite à l’essayer. Complaisamment, j’enlève mon manteau qui est taillé dans une robe chinoise de soie écrue, brodée de fleurs bleues, et garnie de baguettes en satin noir. Proserpine, aussitôt, s’en empare et enfile les larges manches, pendant que je passe la rude jaquette… Ah ! que n’ai-je un miroir !… Elle est rigide comme une armure, cette jaquette karagachane ; elle me meurtrit la poitrine et me coupe les bras aux entournures… La Proserpine, enchantée, se tourne et parade dans le manteau chinois aux fleurs bleues. Grands éclats de rire.

Elle dit enfin :

— Si mon mari te voyait, il te garderait avec nous.

Cette plaisanterie porte au comble la gaieté générale, et les jeunes mères, qui cachaient prudemment leurs nourrissons, se rapprochent, s’apprivoisent, et s’informent du nombre de nos enfants.

Je l’ai remarqué déjà : turques ou grecques, musulmanes ou chrétiennes, toutes les femmes de tous les pays finissent toujours par s’entendre. Elles ont deux grands intérêts communs, deux éternels et passionnants sujets de conversation : les enfants et la toilette.


Mai.

Un bouquet de nouvelles variées : le ministère Tewfik Pacha est constitué ; le grand Tchélébi de Koniah va venir à Stamboul pour la cérémonie de l’investiture ; treize officiers et civils ont été pendus hier, au petit jour, par groupes : cinq sur la place Bayazid, cinq devant Sainte-Sophie ; trois au bout du pont de Galata. Leurs corps sont restés exposés au soleil toute la demi-journée.

Je ne regrette pas d’avoir manqué ce vilain spectacle qui attira, paraît-il, une foule énorme, et qui sera renouvelé trop souvent, à Stamboul et en province. La répression commence. Partout, les cours martiales vont fonctionner, et même les instigateurs de la révolte d’Andrinople, incarcérés depuis l’automne, auront leur tour. Ils attendent leur destin avec philosophie, ne perdant pas une bouffée de cigarette, et c’est eux, peut-être, qui dansaient, l’autre soir, dans la prison, au rythme des casseroles, remplaçant le tambourin.

Quant au grand Tchélébi, j’ai peu de chance de le rencontrer jamais… Ce personnage, de vieille race noble et presque royale, est comme le général des derviches turcs. Il a le privilège de porter un bonnet de feutre, trois fois plus haut que le bonnet ordinaire, et c’est lui seul qui peut « investir » le Sultan du fameux sabre d’Eyoub. Cette investiture, dans la sainte mosquée interdite aux chrétiens, équivaut au sacre des anciens rois de France, à l’onction du chrême dans la basilique de Reims.

À défaut du grand Tchélébi, j’ai vu, hier, les derviches tourneurs d’Andrinople, qui n’opèrent pas comme ceux de Péra, devant un public de touristes et tournent humblement pour le seul amour de Dieu… J’avais une méfiance et une répugnance singulières de ces pauvres derviches ! Je me souvenais d’être entrée, une fois, à Stamboul, dans un petit tekké de hurleurs et de m’en être enfuie avec dégoût. Le gardien m’avait placée dans le harem, loge grillée réservée aux femmes, où se trouvaient déjà deux petits enfants loqueteux, et deux pauvresses, très dignes, très polies et très sales. J’avais à peine entrevu les saints hommes accroupis sur leurs talons et formant le cercle dans une salle très banale. Leur balancement de bêtes en cage, leurs cous tendus, leurs yeux désorbités, leur cri guttural et monotone, surtout l’odeur affreuse du harem m’avaient donné quasiment le mal de mer. J’étais partie sans attendre les grands hurlements terribles, le chœur démentiel de la fin.

Les derviches d’Andrinople se réunissent dans un couvent plein de lumière paisible et de silence. Leur salle d’exercice est parquetée et cirée, glissante, sous les sandales, comme un miroir. Sur une petite estrade circulaire, il y a des personnes dévotes — beaucoup de soldats — venus pour s’édifier. Les musiciens sont installés dans une galerie haute, et nous nous mettons, discrètement, derrière eux.

En robe brune, en robe verte de drap très lourd, coiffés du feutre conique, les derviches de tout âge — il y a même de petits garçons parmi eux — défilent devant leur supérieur qui reste immobile, et qui a les paupières baissées, le sourire ambigu d’un Bouddha. Chacun s’incline, baise la manche de l’imam, et passe les bras croisés. Dans la galerie, la longue flûte de roseau commence à gémir ; le tambourin vibre, à coups rythmés ; un chant aigu, strident, triste et passionné, entraîne les processionnaires comme un irrésistible courant. Ils décroisent lentement leurs bras, à mesure que se meuvent leurs pieds sous la jupe élargie en cloche. Puis, fermant les yeux, penchant la tête, avec le souple mouvement d’un nageur, ils flottent, abandonnés sur le fleuve tourbillonnant de l’extase.

Et plus vite, toujours plus vite, sans jamais se heurter, dans la lourde fleur épanouie de leurs robes vertes ou brunes, ils dessinent les figures des constellations ; ils deviennent le flot, le vent, la planète ; ils participent au tournoiement éternel de l’univers autour de l’axe mystique qui est Dieu. La flûte les appelle ; le tambour les excite ; les voix les poussent, et la béatitude infinie descend sur leur visage, avec la sérénité des morts.

Et quand la valse sainte est terminée, quand ils recommencent leur procession, leur salut, leur hommage, le supérieur, qui n’a pas bougé, lève les bras vers le ciel. Il psalmodie une belle phrase religieuse qui ressemble à notre plain-chant, et tout à coup, il exhale une sorte de soupir, un « Ah ! » suraigu qui s’enfle, s’affaiblit, s’achève en murmure…

Cette invocation, ce long trait sonore a traversé le silence. Ainsi, l’étoile monte au zénith, file en courbe décroissante et tombe dans le vide du ciel… Les musiques se taisent. Aux vitres, verdies par le jardin, passent des vols sifflants d’hirondelles.

Les âmes détachées du corps matériel, entraînées dans la spirale vertigineuse, redescendent peu à peu. Et les derviches, pâles, éblouis et mal réveillés, reconnaissent les choses de la terre.

Mai.

Il y a, tout près de chez nous, une fête de mariage, et nous sommes allées voir la fiancée, avec Marika. Un jour de noces, les portes sont ouvertes pour toutes les passantes. Nous avons seulement jeté un manteau sur nos robes d’intérieur qui sont amples et molles, presque « à la turque ».

« C’est un petit mariage de rien, — dit Marika, — un mariage de pauvres… »

La maison, au fond d’une cour, est basse, obscure, mal aérée. Deux chambres seulement. Et la cour et les deux chambres sont très encombrées par la foule noire des tcharchafs.

Dans la pièce principale, la mariée est assise sur un fauteuil en guise de trône et sous des festons de mousseline et de roses en papier qui simulent au plafond un dais royal. Contre le mur, on a tendu un panneau de satin brodé en paillettes d’argent et fleurs de soie. Tout autour de la chambre, les parentes et les visiteuses sont rangées sur une estrade à deux marches, et au milieu, dans l’espace vide — quelques pieds carrés — sont accroupis les musiciens.

Ces musiciens devraient être choisis parmi des aveugles qui font ce métier, et qui — seuls entre les hommes non eunuques — sont admis dans les harems. Mais quand il n’y a pas d’aveugles disponibles, l’usage permet de prendre de très jeunes garçons. Ceux-ci ne sont pas tellement jeunes, il me semble !… Ils ont de quinze à dix-huit ans, et ils seraient bien fâchés d’être aveugles, car ils ouvrent des yeux, des yeux !…

La chambre, sauf le dais et le divan, est meublée comme les logements ouvriers de Charonne ou de Grenelle. Commode en noyer, lampes à pétrole, guéridon en faux acajou que couvre un tapis de jute imprimé ! Et la mariée elle-même, pas jolie, l’air « chien battu », engoncée dans sa robe de satin broché et son corset raide, me fait penser aux petites mariées souffreteuses qu’on rencontre dans les paroisses de faubourg ou sur les pelouses de Vincennes… Je l’imagine très bien, avec un fiancé en paletot et chapeau rond, flanquée d’une mère à capote de jais, et d’un garçon d’honneur loustic… Mais elle a, cette mariée turque, qu’on devine pauvre — ses mains sont abîmées par le travail ! — elle a un diadème de diamants sur les cheveux, un collier de diamants sur la poitrine et des rosaces de diamants collées sur les joues !

Les invitées, aussi, resplendissent de joailleries. Et Marika m’explique que c’est la coutume de louer des bijoux pour ces trois jours des fêtes nuptiales. Cependant, dit-elle, des femmes de très humble condition possèdent quelquefois des perles magnifiques, héritage et patrimoine de famille qu’on ne vend jamais. Les deux vieilles personnes qui sont assises derrière nous n’ont pas dû louer leurs boucles d’oreilles, ces délicates girandoles de diamants qui brillent au bord de leur serre-tête noir. Tandis que les belles-sœurs et amies de la mariée — quatre ou cinq jeunes femmes bouffies, énormes, habillées franchement à la turque de vastes blouses bleues et roses, la taille libre, hélas ! de tout corset — ont emprunté contre argent les orfèvreries étincelantes de leurs parures.

Nous demandons quelques détails… On nous apprend, par l’intermédiaire de Marika, que la fiancée est une fille de campagne, orpheline, plus âgée que son mari. Elle a vingt-quatre ans ; lui, dix-neuf. Une tante a fait le mariage. Les époux se sont vus, hier, pour la première fois — dix minutes, le matin — Il a trouvé la fille à son goût et l’a embrassée, en signe d’acceptation. Puis il s’est retiré avec ses camarades qui festoient de leur côté, et il est revenu le soir…

— Ils ont passé la nuit ensemble…, dit la vieille dame aux belles boucles d’oreille. Il lui a ôté les fils d’argent qu’elle avait dans les cheveux[9]… Et maintenant, on attend la belle-mère… — Pourquoi ?

— Pour constater… l’innocence de l’épouse… On a gardé les preuves, vous comprenez ?…

Je comprends ainsi l’air « chien battu » de la nouvelle dame… Cet époux qu’elle ne connaissait pas hier matin !… La vieille assure qu’elle en est contente, très contente… C’est donc un consentement intérieur, tacite…

L’odeur écœurante qui m’avait chassée du tekké des hurleurs, l’odeur de la foule féminine des basses classes — corps mal lavés, linge douteux — se répand dans la chambre. Sans cesse, des visiteuses arrivent, des passantes qui lèvent leurs voiles de visage, et s’asseyent en comprimant les voisines. Quelques-unes portent ou conduisent de petits enfants qui piaillent. Les musiciens reprennent leur vacarme, leur chanson à trémolos déchirants, et, dans le cercle un peu élargi, paraît la Danseuse !

La danseuse orientale, l’almée, la bayadère, la houri, la femme-volupté qui hante les rêves des collégiens et danse dans les strophes des poètes… La voici, dans sa réalité, sans préparations ni trucs à l’usage des voyageurs affamés de poésie… La voici, telle que le petit peuple de là-bas la connaît et l’aime, telle que je l’ai vue, de mes yeux.

Une grosse femme, pas jeune — ce qu’on appelle chez nous une « dondon » — habillée d’une jupe courte à trois volants de mousseline, qui découvre des mollets de femme-torpille, des bas de coton rayés blanc et bleu, des pantoufles de satin sans quartier. Le corsage léger n’a pas de baleines. Il contient difficilement une énorme masse mouvante qui apparaît par le triangle du décolletage. La face lunaire s’arrondit, entre des pendeloques de strass et des piquets de fleurs artificielles. Et, par un raffinement exquis, la danseuse a disposé sur ses épaules et sa vaste gorge un petit boa en plumes de coq mauve, un petit boa effiloqué, minable, comme on en voit aux vitrines des « chands d’habits »…

Ô Hermann Paul !… Ô Abel Faivre !… Quel modèle pour vous !… Castagnettes aux doigts, elle se place devant nous, les étrangères, et elle commence à remuer frénétiquement sa croupe, ses seins flasques, son ventre obscène…

L’auditoire, enthousiasmé, l’excite en battant des mains… La mimique se précise… Les chanteurs s’égosillent… La mariée, cependant, demeure muette, pâle sous sa poudre et ses rosaces de diamants… Elle songe à quoi ?…

J’en ai assez. Je veux m’en aller… Mais comment, sans impolitesse, déranger la danseuse, les musiciens, et toutes ces femmes ? Elles veulent être aimables. Elles nous sourient… Ma voisine, d’un geste gentil, écarte le manteau qui me suffoque et considère ma robe de crêpe turquoise, la brassière Empire, qui a des dessins légers en soutache d’or, et elle dit naïvement :

— C’est des écritures turques que tu as sur la poitrine ?

Elle ne sait pas lire, évidemment. Ces soutaches l’intriguent beaucoup. Curieuse comme les Karagachanes, elle tâte l’étoffe soyeuse, la guimpe de tulle. Les autres veulent voir aussi. Et le chapeau !

— Il ne te gêne pas, ton chapeau ?

— Pas du tout…

— Il est grand…

Elles le trouvent trop simple. Une écharpe de satin, un bouquet de roses… Rien que ça… Je ne dois pas être bien riche… D’autres dames franques ont de plus jolis chapeaux, qui viennent de Péra, qui sont empanachés comme des volières et fleuris comme des jardins…

Quand elles m’ont assez regardée, elles examinent la robe grise de Marguerite T…, son collier de perles, ses bagues.

Qu’il fait chaud ! Un bébé pleure… Les parentes de la mariée échangent des propos bien amusants, car elles se tordent de rire… Une grosse blonde écroulée, endiamantée, de figure assez agréable, s’interrompt tout à coup. Elle dégrafe sa blouse, sort — sans la moindre pudeur — une mamelle déformée qui pend, jaunâtre sur le satin rose cru. Et tandis qu’on cherche le nourrisson, elle se reprend à fumer et à rire, devant les musiciens…

Charmante réunion !… Et toute pleine de poésie orientale !…


Mai.

Depuis quelques jours, nous avons fait beaucoup de visites chez les amies turques de Marguerite et de madame P…

Je pense, avec une douce gaieté, aux gens qui m’ont dit avant mon départ :

— Vous avez bien de la chance ! Vous entrerez dans les harems, dans les principaux harems de Turquie !…

De quel ton, ils prononçaient ce mot « harem » ! Ils voyaient une salle somptueuse et mystérieuse, des tapis, des divans, des eunuques, des narghilés et des brûle-parfums… Et parmi ces « turqueries », des femmes grasses, blanches, un peu bêtes, très jalouses, vêtues de gaze et de pantalons bouffants… Mes amis, le harem n’est pas cette prison dorée. Le harem, vous pouvez l’avoir chez vous, si Madame fait chambre à part, et si elle possède un petit salon où n’entrent pas vos camarades, où les dames seules sont reçues. Le harem c’est l’appartement particulier de la femme.

— Des femmes ?

De la femme… Les Turcs de 1909 ont rarement plusieurs épouses et la monogamie devient la règle générale, entendez une monogamie tempérée… comme la vôtre, bons Européens. Les quatre femmes permises par le Prophète constituent un luxe coûteux. L’époux est obligé de partager équitablement entre elles les esclaves, les bijoux, les robes, et les… témoignages d’affection. Il préfère posséder une seule épouse, moins exigeante, et quelques discrètes amies. Grecques, Arméniennes, voire Occidentales, qui représentent le plaisir sans devoirs et ne troublent pas la paix du ménage. Cela lui permet d’affecter un air libéral, et de dire :

— La polygamie est faite pour les barbares. Moi, je suis un civilisé.

Pourtant, ne croyez pas que les maris turcs soient pires que les autres maris. Tout est relatif. Ils aiment leurs femmes, ils aiment surtout leurs enfants. L’épouse obéissante, élevée dans une famille pieuse, instruite à l’école que je vous ai décrite, accepte le sort que lui font la religion et les mœurs. Elle épouse sans répugnance le monsieur que ses parents lui ont choisi pour maître et protecteur. S’il est bon, elle est toute disposée à l’aimer. S’il est dur et injuste, elle est malheureuse. Mais n’y a-t-il pas, en France, des femmes mal mariées, des unions bâclées, des surprises déplaisantes après les noces ?

— Et les « désenchantées », me dites-vous ?… Elles existent pourtant !

Mes amis, nous sommes en province. Il n’y a pas de désenchantées à Andrinople… Nous verrons, plus tard, à Stamboul… Ici les musulmanes sont satisfaites ou résignées. Elles ne se plaignent pas. Si elles sont malheureuses, elles ignorent leur malheur. J’ajoute qu’elles ne parlent pas le français, ou à peine, et qu’elles n’ont jamais lu un roman.

Voulez-vous me suivre chez elles ? Trois maisons, trois harems, entre tous, m’ont laissé des souvenirs caractéristiques.

Chez madame Hakki bey, — je change les noms — c’est la vieille, la plus vieille Turquie… Une maison très propre, sans luxe, un bassin de marbre dans le vestibule, quelques esclaves jeunes ou âgées, très familières, qui nous reçoivent avec force témenas… Le salon, demi-européen, mais assez simple, garni de divans en toile, ouvre sur un jardin frais débordant de boules de neige et de roses pompon… Une femme de quarante-cinq ans, corpulente et d’humeur gaie, en longue robe rose à la turque, les cheveux cachés par un serre-tête, se présente d’abord. C’est la mère d’Hakki bey. Sa bru, pâle, fragile, effacée, vêtue d’une robe démodée, se tient debout devant elle et parle bas.

Une autre dame, — cinquante ans passés, corsage beige et jupe noire, voilette tombante sur des bandeaux plats, figure intelligente et grave de religieuse janséniste — entre au salon. C’est une amie, venue de Constantinople pour quelques semaines… Puis, comme l’esclave apporte le plateau du café, paraît une autre dame en robe écrue, septuagénaire, minuscule, recroquevillée, le nez touchant le menton… Les autres femmes se lèvent, à sa vue, et la grosse matrone va l’embrasser…

— C’est la grand’mère sans doute ? dis-je à madame P…

Elle s’informe et répond :

— C’est l’autre belle-mère… la première épouse du pacha défunt… Comme elle n’avait pas eu d’enfant, parvenue à l’âge mûr, elle chercha elle-même une jeune femme pour son époux… Hakki bey est le fils de la seconde épouse. Elles l’ont élevé ensemble ; ensemble, elles lui ont choisi une femme : il les respecte et les aime peut-être également. Soyez sûre que la vieille momie l’adore… Il est l’enfant mâle qui contenta l’orgueil du pacha, et qui lui succède maintenant, comme chef de famille. Et c’est très habile, ce qu’elle a fait, cette Sara stérile, en acceptant de bonne grâce, en conseillant le choix d’une Agar féconde… Elle a évité d’être renvoyée… Mieux vaut la polygamie que le divorce… Toute cette famille est heureuse, unie, grâce à la sagesse de cette vieille. Et le défunt époux la bénit du haut du Paradis musulman.

Il est très vrai que la bru, et les deux belles-mères, se traitent avec égards et même avec amitié. Nous essayons de les faire causer. Je leur demande comment elles passent leurs journées, si elles désirent un peu plus de liberté, et ce qu’elles pensent des Européennes.

Elles répondent avec une franchise qui semble réelle… Ce qu’elles font ?… Le matin, elles préparent elles-mêmes le déjeuner du bey, leur fils, beau-fils et mari ; elles veillent à sa toilette, brossent ses vêtements, et lui nouent sa cravate. L’après-midi, quand la maison est en ordre, elles font ou reçoivent des visites. Le vendredi et le dimanche, elles se promènent au Vieux-Sérail et goûtent sur l’herbe, avec leurs esclaves… Elles vivent à peu près comme nos petites bourgeoises de province, avec cette différence qu’elles portent une voilette inamovible et ne reçoivent pas les amis de leurs maris. Mais elles s’invitent entre elles, combinent des mariages, colportent des nouvelles, voient tout et tous sans être vues. Elles connaissent très bien Marguerite, son mari, sa jolie petite fille… Et elles ne s’ennuient pas, bien qu’elles soient assez ignorantes et ne lisent guère que le journal…

— Pas de romans traduits ?

La bru se récrie. Non ! son mari ne lui permet pas de lire les livres « où l’amour est écrit ». Il ne veut pas qu’elle sache « comment les autres hommes aiment »…

La dame invitée, qui est une personne de bon sens, et très distinguée, malgré ses mains teintes au henné, en rouge orange, exprime une vive horreur pour les nouveautés en matière de mœurs, et de religion.

Que chacune vive selon sa foi, les chrétiennes selon la loi de Jésus, les juives selon la loi de Moïse, les musulmanes selon la loi de Mahomet… Les Occidentales ont raison de découvrir leur beauté et de parler aux hommes, si elles ne commettent pas de péché en excitant ainsi les désirs masculins. D’ailleurs les désirs des Occidentaux ne sont pas intenses…

— ?  ?  ?

— S’ils l’étaient, quelle femme vertueuse s’exposerait à un tel péril ?… Chez les Turcs, qui savent aimer, les femmes doivent cacher leur visage, par prudence… Honte aux dévergondées qui relèvent leur voile et raccourcissent, par coquetterie, la pèlerine de leur tcharchaf !

Cette janséniste mahométane, aux mains orangées, raisonne avec une logique rigoureuse, déconcertante… La septuagénaire approuve : Ewet hanoum effendim[10] !… et la matrone riante, que ces discours assomment, envoie les esclaves cueillir des bouquets pour nous.

Un autre harem… un autre salon plus prétentieux, meublé d’une affreuse commode en noyer, d’un guéridon, d’une suspension à 9 fr. 95. Sur la commode, une pendule en faux bronze doré, les inévitables lampes à pétrole, un chien en peluche, un melon en métal formant confiturier…

Une jeune femme blonde — une oie grasse — qui rit niaisement et pousse le coude d’une amie maigriotte et brune… L’ennui mortel. Le néant… Madame P… renonce à toute conversation. La dame blonde roule devant nous, comme une boule, et nous précède jusqu’à la porte du vestibule en agitant deux bras courts, deux bras d’énorme bébé…

Un autre encore… Là, c’est une maison de riche, et la hanoum est la femme d’un officier supérieur, un pacha jeune-turc et libéral.

Quelle personne singulière ! Son salon, très vaste, est meublé dans un vague style art nouveau, et l’inévitable suspension s’y balance au-dessus du guéridon inévitable… Et la maîtresse de céans révèle, par son aspect et son langage, la volonté de s’européaniser.

Elle n’est plus jeune ; elle n’a jamais été mince ; mais elle a des traces de beauté, ses joues sont fardées ; ses cheveux teints en roux ardent bouffent en auréole démesurée autour de son front et s’attachent en un chignon bas, trop bas, sur sa nuque. À chaque instant, il semble que cette masse rousse et soyeuse va crouler… Elle porte une blouse à plis et à jabot, en batiste blanche, une jupe « trotteuse » courte, en lainage anglais, ornée, — fâcheux détail ! — d’une molle écharpe frangée en satin vert…

Ridicule ?… Peut-être… Mais, attendez… Une jeune Grecque, élève des sœurs de Karagatch, m’apporte des cahiers et des livres… Les livres qui servent aux gamins de six ans, dans les écoles primaires françaises, les cahiers où une grosse écriture puérile a tracé des problèmes, des règles de grammaire, des résumés d’histoire…

— C’est madame qui a écrit tout ça… depuis que sa fille est mariée, elle a des loisirs, et elle étudie, avec moi, d’après le programme de mon ancienne école… Tous les jours, elle s’enferme dans le petit kiosque du jardin, et elle travaille, pendant trois heures… Et elle fait des progrès… Il y a six mois, elle ne savait pas un mot de français… Maintenant, elle parle un peu, et elle comprend presque tout… Elle dit qu’elle a honte d’être ignorante, qu’elle n’est pas plus sotte que les Européennes et qu’elle veut s’instruire, absolument… Elle ne demande pas la liberté ; elle ne veut pas poser le voile ; elle veut s’instruire.

Admirable énergie, touchant désir, qui impose le respect, qui me fait oublier les fautes de goût, les meubles affreux, la toilette naïvement ratée… La femme qui tâche de naître, — passé la quarantaine, — à la vie de l’esprit, qui s’oblige à un labeur quotidien, fastidieux et difficile, n’est pas une créature vulgaire.

Désenchantée ? non. Révoltée ! non. Son mari l’aime et ne la tyrannise pas. Elle a très bien soigné et élevé ses enfants. Elle est riche. Elle se dit heureuse. Elle ne souhaite même pas la liberté. Elle ne veut pas rejeter son voile…

Mais, comme les jeunes institutrices, elle réclame le droit de penser, de comprendre, de développer son intelligence.

Et elle ne sait pas que ce droit, accordé, entraîne toutes les curiosités, toutes les nostalgies, toutes les espérances, toutes les revendications.




III

premiers jours d’un nouveau règne


Constantinople, 10 mai.

Soleil, poussière, reflets aveuglants sur l’eau qui brille, presque violette entre les mâtures frissonnantes de banderoles, cris de sirènes, clairons lointains, fumées grises suspendues dans l’air immobile, partout des drapeaux verts et des drapeaux rouges, et tout au bout du pont, la découpure immense des mosquées, des minarets, des cimetières, Stamboul dont la masse pâlit et semble vibrer sous le ciel de flamme…

La fièvre des grands jours nationaux anime la foule qui piétine et crie, joyeuse, sur la place Karakeuy, où notre automobile s’est arrêtée. Sa Majesté Mahomet V va ceindre le sabre d’Osman.

Un policier se dresse :

Yassak !

On n’avance plus. Le pont est coupé par le milieu pour livrer passage à la flottille impériale, — mouches à vapeur et calques à rames, — qui, bientôt, quittera Dolma-Bagtché sur le Bosphore et remontera la Corne d’Or jusqu’au débarcadère d’Eyoub. Impossible de gagner l’autre rive. Il faut attendre, sous le dur soleil d’onze heures, dans cette voiture que déjà la foule assiège comme un objet de curiosité.

Le représentant de la maison française qui a mis l’automobile à notre disposition, donne des signes de folie. Ce gros garçon bourru, arrivé le matin même avec sa femme étonnée et résignée, incarne le type du Parisien des faubourgs, qui peut voir les merveilles du monde sans cesser un instant de regretter Vaugirard et le petit café du coin où l’on joue à la manille. Ah ! celui-là se moque bien des minarets et des coupoles, et des Jeunes-Turcs et des Vieux-Turcs !… Il est incapable de regarder autre chose que la route, bonne ou mauvaise pour l’auto, et toute sa conversation consiste à énumérer les endroits où l’on mange bien et les endroits où l’on mange mal.

Vainement, nous lui expliquons que la Turquie n’est pas la France et qu’une automobile, à Stamboul, est encore aussi extraordinaire et passionnante que serait un aéroplane sur la place de l’Opéra. Il ne peut supporter la familiarité des gens qui éprouvent, d’un doigt timide, la résistance des pneus. Toutes les minutes, depuis que nous stationnons, il se dresse, blême de colère, et avec un accent gras de gavroche, il interpelle, canne levée, les voyous grecs, les portefaix, et même les honnêtes musulmans en robe rayée ou en redingote :

— Va donc, hé ! saloperie ! (sic)

Nos compagnons, — deux journalistes français et un jeune avocat de la Banque ottomane, — lui conseillent plus de modération :

— Taisez-vous ! Baissez votre canne !… Ces gens ne font aucun mal… Ils admirent votre machine… Demain, tout Constantinople en parlera… Publicité excellente… Rasseyez-vous !

Il se rassied, pleurant presque, et le cours de ses pensées changeant peu à peu, il s’écrie :

— Puisqu’il est coupé, le pont, on va poireauter des heures ici… Et la matinée se tire… Où déjeune-t-on.

Déjeuner ?… Grave problème… Il y a bien dans le coffre de l’auto, un panier qui contient des œufs et de la viande froide, — maigre pitance pour des touristes qui avaient projeté un fin repas à la turque dans un restaurant de Stamboul. Pour moi je ne perds rien au change. J’avais demandé une carte d’invitation officielle, afin de pénétrer dans les tribunes réservées au corps diplomatique près de la Porte d’Andrinople ; mais les cartes étant toutes distribuées, je m’étais proposé de partir aujourd’hui dès six heures du matin, en bateau, puis à pied, jusqu’à Eyoub, et de m’y installer, avec des touristes inconnus, dans une maison louée par Moïse. La viande froide et les œufs durs m’étaient destinés. C’est à mes confrères français que je dois le changement de programme qui m’amène en automobile, place Karakeuy. Ni le pont ouvert, ni le déjeuner problématique ne m’inquiètent. J’ai confiance. Si les Français, en général, sont ingénieux, que dire des journalistes français ! Débrouillards par métier, ils trouveraient, en plein désert, des victuailles, des logis, des véhicules et des personnages importants à interviewer !

Et voilà que, sur un signe de M. Paul Belon qui est notre doyen et capitaine, l’auto s’engage sur le quai. Il y a là un beau paquebot, tout frais arrivé de Marseille. Pourquoi n’y monterions-nous pas ? Nous y montons. Il y a, dans ce bateau, une cuisine, des cuisiniers. Pourquoi n’y déjeunerions-nous pas ? En quelques minutes, la table est prête. Mais le canon tonne. Nous grimpons sur la passerelle. À gauche, au débouché du Bosphore, en face de Scutari, une mouche blanche et dorée glisse sur le bleu obscur de l’eau, précédée et suivie de caïques. Et toutes les sirènes, tous les sifflets des navires, poussent des clameurs discordantes, déchirantes, qui couvrent les voix humaines et les battements de mains. Dans le vacarme formidable, la jolie mouche, battant pavillon impérial, approche, plus distincte, file devant nous, passe dans la coupure du pont. On a entrevu les fez rouges, les uniformes chamarrés.

Maintenant, il est inutile de nous presser. Avant que Mahomet V soit à la mosquée d’Eyoub où l’attendent le Cheik-ul-Islam, les généraux, les ministres et le grand Tchélébi de Koniah, avant que le cortège interminable ait traversé Stamboul, de la Porte d’Andrinople à la Pointe du Sérail, il s’écoulera plus de deux heures. Le représentant de la maison d’automobiles, moins ému par le passage du Sultan que par l’omelette aux champignons, se rassérène un peu et reconnaît la toute-puissance de la Presse !

Quand nous repartons, la chaleur s’est accrue, et la foule n’a pas diminué. Le pont libre retentit sous la machine comme s’il allait se rompre, et, à une vitesse modérée, nous traversons la place Emin-Eunu et la ruelle près de la mosquée Validé. Voici le Vieux-Sérail, Sainte-Sophie. Je retrouve les décors de la révolution et de la répression, les maisons aveugles, les jardins plus touffus et plus verts, les places où roulaient pêle-mêle les flots pressés des soldats, des volontaires, des prisonniers. Aujourd’hui, l’atmosphère d’attente tragique, de mystérieuse terreur, s’est dissipée. Encore des soldats, partout des soldats, mais ils sont réunis pour une parade grandiose. L’appareil de la guerre n’est plus menaçant. Nul ne songe — ou ne paraît songer — aux fusillés de l’avant-veille, aux pendus de la veille et du lendemain. Devant Sainte-Sophie, nous nous heurtons au reflux de la marée populaire. Il faut ralentir, arrêter. Des corps calent les roues de l’auto ; les arbres plient sous le poids des curieux cramponnés aux branches et, jusque sur les toitures plates, des familles sont installées. Un double cordon de soldats isole un espace libre. Le chauffeur veut avancer : « Yassak !… » Mais M. Belon agite une carte qui porte un indéchiffrable grimoire et prononce le nom magique : « Chefket Pacha. » Les policiers hésitent, troublés par ce nom et par la vue du coupe-file. Pourtant, ils ne se décident pas à nous livrer passage. Alors, la trompe mugit, le moteur ronfle, les roues s’ébranlent, et la populace, et la police et l’armée même, cèdent à l’irrésistible poussée de la machine diabolique, dont la force est l’ultima ratio. Nous voilà dans cette même rue où j’ai passé, seule, le jour de l’avènement. Entre les maisons surchargées de spectateurs, entre les haies des fantassins bruns et bleus, sur la chaussée libre, l’auto fuit, à toute vitesse, parmi les exclamations des curieux amusés. Les innombrables dames noires, perchées sur les marches des fontaines, sur les terrasses des jardins, derrière les grilles des petits cimetières, dans les balcons aux stores de bois mi-levés, nous saluent de la main. Et les soldats, stupéfaits de cette irruption, au mépris de la consigne, supposent que nous sommes quelque chose de très grand au pays des giaours, et nous saluent aussi, consciencieusement.

La place Bayazid, l’énorme mosquée aux dômes pâles, ceinte de pigeons tournoyants, les platanes d’un vert tendre, la porte mauresque et les deux pavillons du Séraskiérat… Ici même, quinze jours plus tôt, j’ai vu passer les imprimeurs suspects, menottes aux poignets et le vieux hodja à barbe fleurie, qu’on soutenait par les coudes. Même heure, même cadre, même lumière tombant en pluie de flamme blanche, même houle humaine. L’auto s’est arrêtée dans l’axe de la porte principale, et tout de suite, des gens sur la capote, sur les marchepieds, entre les roues… Ainsi les insectes du sable pullulent sur le marsouin échoué. Devant nous, il y a un bel arc de triomphe tout de verdure et de calicot rouge, historié d’inscriptions en or, autour duquel sont massées les délégations des imams libéraux, une centaine de vénérables bonshommes en robe verte et turban blanc. Derrière nous, la foule, les policiers du service d’ordre, quelques cavaliers de Péra, des voitures ouvertes avec des dames élégantes, des voitures fermées avec des dames mystérieuses, et aux fenêtres des pavillons, toute la famille impériale, — les princes à gauche, à droite les princesses en toilette de cour, féredjé clair et yachmak blanc.

Ces princesses, tirées brusquement de leur réclusion, exposées, sous le rempart transparent d’une mousseline, à la curiosité respectueuse du peuple, paraissent se divertir beaucoup. Elles se lèvent à demi, pour regarder l’automobile et peut-être envient-elles les étrangères qui imposent leur fantaisie à ce monstre et aux hommes qui le dirigent. Cependant, un bon policier, rempli de zèle et surpris de la façon de nous établir à la meilleure place, veut faire acte d’autorité. Il adresse à M. Paul Belon et à M. Guys un émouvant discours en turc. Avec quelle indulgence on l’écoute, avec quel sérieux on lui répond ! « Oui, mon vieux, tu es bien gentil… Voilà la carte de Chefket Pacha !… Ça ne nous plaît pas de nous en aller et nous ne gênons personne… Cette auto que tu vois, c’est l’auto de la Presse et c’est sacré !… Et toi-même, tu seras le bon sergot de la Presse, et tu auras un petit backchich… Fais circuler ces braves gens qui nous accablent d’une sympathie étouffante. Tu peux laisser le gros eunuque noir qui s’est assis à côté des dames, sur le marchepied. Il est pittoresque. Il est inoffensif… » Étourdi par les paroles incompréhensibles de nos confrères, saisi de respect à la vue du coupe-file, au nom de Chefket Pacha, le « sergot de la Presse » devient le docile serviteur de M. Belon. Il pousse des cris variés qui signifient sans doute : « Circulez ! » et pour activer la circulation, il tape, à coups de bâton, sur ses compatriotes. Le représentant de la maison d’automobiles se déride enfin ! Il a meilleure opinion du peuple turc, et de sa voix faubourienne, il encourage le gardien de l’ordre public et invective contre les curieux éparpillés.

Les sultanes, là-haut, s’amusent comme des folles, et dans les voitures fermées, les stores se soulèvent, révélant de beaux visages maquillés, à demi voilés du yachmak blanc qui cache le menton et la bouche, découvre le nez fin, un peu courbe, les grands yeux noirs, et s’enroule sur le toquet de roses. Les diamants des bagues scintillent. Les dames de la Cour — celles qui ne portent pas le titre de princesses et n’ont pas le droit de rester sans coiffure sous le yachmak, celles qui n’ont pas trouvé place au pavillon et doivent attendre, dans leurs voitures closes, sous la garde des eunuques — considèrent, à quelques pas, la scène réjouissante. Le « sergot de la Presse », humble et fier, est revenu se planter contre l’auto. Discrètement, M. Belon lui offre le petit backchich que personne, en Orient, sous aucun régime, n’a refusé… et que ce policier phénomène refuse d’un grand geste pudique. Attendrissement général. Les temps sont bien changés ! Mais cependant que des chevaux piaffants détournent l’attention du public, le policier se rapproche encore, et, soulevant sa tunique, il montre la poche béante de son pantalon où glissent les piastres jolies, et le quart de medjidié en bel argent. Personne n’a rien vu ; l’honneur de la police turque est sauf. Désormais, il est à nous, il est tout à nous le « sergot de la Presse ». Il se multiplie pour nous servir, — tandis que M. Adrien Billiotti, de la Banque ottomane, dispose son appareil photographique. Vite, un, deux, trois clichés, — qui rateront, car le soleil est trop cru et nous avons tous bougé. Et voilà que M. Billiotti, avec l’audace du jeune âge, se tourne, kodak en main, vers les voitures de la Cour. Une dame coiffée de roses, voilée de blanc, a presque mis la tête à la portière. Elle se retire vivement… Dédain ?… pudeur ?… Non. Le temps d’un éclair, elle avance son charmant visage d’idole peinte, que ne protège plus le bandeau de mousseline empesée. Hélas ! un affreux eunuque se précipite… Le store tombe avant le déclic du kodak.

Musiques au loin… Une automobile blindée précède le cortège impérial dont nous imaginons le déroulement fastueux, les costumes anciens, ruisselants d’or et de pierreries… Des soldats, rien que des soldats, artilleurs, dragons, fantassins qui lancent la jambe à la prussienne. Il en passe des centaines et des milliers. Les applaudissements ininterrompus redoublent quand apparaissent, sur des chevaux magnifiques, Enver bey et Niazi bey, « héros de la liberté », et Chefket Pacha, le conquérant de Constantinople… Et voici enfin la voiture du Sultan, traînée par des bêtes blanches aux queues somptueuses, encadrée par les petits élèves de Pancaldi, dont le très simple uniforme brun contraste avec les vives couleurs des lanciers de la garde. Dans une tempête de cris, la voiture impériale s’arrête, tout près de nous, et le Sultan, en tenue de général, se lève. Il fait des signes… Il parle. Il veut descendre, au mépris du protocole… Ses yeux bleu pâle, un peu somnolents dans sa bonne figure, s’éclairent de plaisir. Il regarde ses fils qui l’acclament, à la fenêtre du pavillon. Je n’ose assurer qu’il regarde ses filles et ses parentes. Mais retenu par sa grandeur, il se résigne à se rasseoir, et il s’en va passer sous l’arc de triomphe en verdure et en calicot rouge, entre les imams verts délégués par le clergé libéral. D’un geste machinal, il salue, et, malgré lui, tourne encore la tête, vers les pavillons du Séraskiérat…

Tel je l’ai entrevu, le jour de l’avènement, tel je le revois, tel il demeurera dans mon souvenir : un brave homme, un peu effaré, très doux. Mais où sont les splendeurs annoncées ?… Les costumes du Cheik-ul-Islam, du Grand Rabbin, du Patriarche grec, du Patriarche arménien, des évêques catholiques, de l’envoyé papal, nous offrent des formes majestueuses, des couleurs chaudes, des ornements riches ou sobres. Vert et or, violet et or, blanc et or, le haut clergé de toutes les religions fait, un instant, la joie de nos yeux, — un instant… Les ministres, les députés, et tous les manitous de l’administration et de la politique, suivent, dans des équipages de fortune, affirmant ainsi leur louable désir de simplicité démocratique et d’économie. Et quand, à leur tour, ils ont disparu de l’autre côté de l’arc de triomphe, quelques régiments défilent, et puis c’est fini.

C’est fini. On s’en va… On s’est trop amusé pour être déçu… Tout de même, on avait rêvé autre chose, des couleurs, des formes imprévues, je ne sais quoi de splendide et de barbare : le cortège du Grand-Turc ! Mais il n’y a plus de Grand-Turc : il y a un souverain constitutionnel, et des ministres en redingote, comme chez nous, et des députés en fiacre, comme chez nous. La Turquie se civilise. Elle devient correcte et terne, comme nous. À quoi bon le faste oriental sous un gouvernement parlementaire, imbu des immortels principes de 89 ? Sommes-nous étonnés de ne pas voir M. Fallières dans les carrosses de Louis XIV ?

Plus de sultanes aux fenêtres du pavillon… Les voitures aux stores clos emportent les dames de la Cour. Les cordons de troupes sont rompus. Tous les êtres qui s’entassaient sur les trottoirs, sur les arbres, sur les toits des maisons, se précipitent dans la rue. Les chevaux, mis au pas, s’énervent. L’automobile, tous les cinq ou six mètres, doit stationner. Il est quatre heures. L’air brûle. Nous mourons de soif. Les grandes carafes des limonadiers, — rubis et topazes — bouchées d’un citron d’or, excitent notre convoitise aiguë. À cinq heures et demie, nous atteignons à peine le pont, après avoir traîné beaucoup de Turcs à l’arrière de la voiture, malgré les hurlements du représentant de la Compagnie. Et quand nous remontons la pente raide de Péra, je découvre encore un négrillon presque nu, blotti sur le marchepied, comme un singe, qui a échappé aux investigations de l’homme terrible et qui me regarde avec des yeux blancs, et tout bas supplie :

— Dix paras, madamiselle, dix paras !…


12 mai.

Ce matin, la femme de chambre arménienne est venue me réveiller un peu plus tôt qu’il n’était convenu. Et elle m’a dit, avec un doux sourire :

— Si Madame se lève vite, nous irons voir quelque chose très intéressant… tout près ici, à Kassim-Pacha… Il y a des suspendus

— Des suspendus ?

— Réactionnaires… tués… étranglés par la corde, comme ça… très méchants, les réactionnaires !

— Des pendus, ah ! merci bien. J’aime mieux dormir.

Un quart d’heure après, Sophie m’apporte une lettre. C’est un ami qui m’invite à venir contempler « quelques rédifs de la marine, victimes de la perpendiculaire, qui attendent patiemment au bout de leur fil… »

Voilà qui est du dernier galant ! Il faut aller en Turquie pour s’entendre proposer de telles parties de plaisir. Cela me rappelle l’offre gracieuse de Perrin Dandin à Isabelle qui n’avait jamais vu donner la question.

Au déjeuner, dans la salle à manger de l’Hôtel Continental, tout le monde parlait de ces pendus que je n’avais pas voulu voir. Il paraît que la populace, rassemblée à Kassim-Pacha, protesta violemment contre la curiosité inconvenante des étrangers. Elle s’ameuta tout à fait quand des photographes s’installèrent devant les potences et tous les appareils photographiques furent brisés. Un de mes amis, qui parle et comprend le turc, affirmait que ces exécutions répétées terrorisent la foule, mais que le sentiment fanatique subsiste. Des gens plaignaient les pendus : « Pauvres sacrifiés ! pauvres martyrs ! » Seulement, ils les plaignaient prudemment, à voix très basse, car les cours martiales et Chefket Pacha inspirent une grande crainte.

Les premiers pendus, ceux du 3 mai, avaient beaucoup occupé la presse. Tous les journalistes les avaient décrits. Tout Constantinople les avait contemplés, pierrots funèbres en souquenille blanche, exposés jusqu’à cinq heures de l’après-midi. On avait même remarqué que les bourreaux, trop inexpérimentés ou trop émus, avaient mal fait leur office, et que certains des suppliciés étaient morts, non pas étranglés, mais désarticulés, la boucle de la corde enserrant la nuque et le menton. Le poids du corps avait disloqué les vertèbres et démesurément allongé le cou… En outre, les cadavres furent enterrés dans un lieu vague, sans prières, sans cercueil, pas même lavés, ce qui constitue un prolongement du supplice, car les âmes sorties des corps non lavés et non ensevelis ont de terribles ennuis dans l’autre monde.

Les pendus de ce matin furent soustraits aux regards, bien avant midi, et dorment en paix entre quatre planches. On a lavé leurs pauvres corps. Seule, la stèle funèbre, avec son turban de pierre et ses épitaphes d’or, leur fut déniée. Enfin, les bourreaux, plus adroits, ont abrégé leur agonie. Mais l’un des condamnés, peut-être méfiant, et d’ailleurs tout à fait paisible, avait décliné les soins de ces fonctionnaires…

— Laissez, dit-il en montant sur l’escabeau. Je préfère me pendre moi-même…

Et il fit comme il avait dit.

Nous sommes descendus, vers la fin du jour, dans ce quartier de Kassim-Pacha, et jusqu’à la place de l’Amirauté, où ne restait plus aucune trace de l’horrible cérémonie. Kassim-Pacha qui dévale, derrière les cimetières des Petits-Champs, jusqu’à la Corne d’Or, est pour Constantinople ce qu’était Santa-Lucia pour Naples : le quartier des marins et des pêcheurs. Les rues, étroites et sales, rappellent les rues de Stamboul : mêmes maisons de bois, mêmes boutiques basses, mêmes passants vêtus de culottes bouffantes, de casaques rayées et piquées, mêmes têtes à turbans, mêmes petits industriels bizarres. L’odeur du poisson domine, avec l’odeur de la vase du port et le relent épouvantable de l’unique égout, à ciel ouvert… On voit, sur les étals des poissonneries, des douzaines d’énormes poissons, les lufers couleur de plomb, tout raides, dont la chair insuffisamment salée est fade et coriace. Et il y a aussi beaucoup de vendeurs de laitues et d’autres petits marchands qui portent sur l’épaule une longue perche : aux deux bouts de la perche pendillent des foies, des cœurs, des poumons d’agneaux, des choses flasques et sanguinolentes.

Et qu’ils ont l’air malgracieux, sinon hostiles, ces gens de Kassim-Pacha ! Je n’oserais me promener seule, ici, malgré la proximité de la ville franque. Est-ce les pendaisons du matin et l’indiscrétion des photographes qui ont mis cette population de si mauvaise humeur ? Pourtant, il n’y a pas que des Musulmans, dans ce faubourg : les Grecs et les Arméniens, les Juifs même y sont très nombreux.

Elle est presque déserte, à cette heure, la place sinistre. Derrière la caserne jaune, monte, à pic, la colline des cyprès, vers les maisons modern-style de Fera. À droite, d’humbles petits cafés, avec leurs treilles, leurs tables, leur clientèle de pauvres gens qui fument leur narghilé, ou commentent, à voix très basse, un journal. Au bord de l’eau, des barques, des caïques pointus, pressés comme des babouches, trois vaisseaux rouillés, abandonnés, aux coques rougeâtres. Stamboul, sur l’autre rive, sombre dans une buée violette, sous un ciel fiévreux et sanglant. L’odeur de boue et de détritus est aggravée par la chaleur humide de ce crépuscule, énervant comme un bain trop prolongé.

Dans la cour de la caserne, il y a un mouvement de soldats qui s’alignent, et les clairons sonnent pour la parade du soir. Les trois cris du salut au Sultan retentissent. Et puis, les soldats rentrent dans le bâtiment jaune. La nuit vient. Quelques lanternes s’allument. Et toujours cette odeur de mort…

Nous abrégeons le chemin du retour en remontant la pente abrupte des cimetières. Sous les grands cyprès que touche encore un rayon oblique, jase, parmi la poussière et la pierraille, une petite fontaine entourée de vertes orties et d’herbes hautes. Des femmes songent, accroupies dans leur robe brune et leur voile blanc, et une bande de bébés délicieux joue « au mariage ». Une petite fille de quatre ans trône, sur les marches d’une masure ; elle a des brins de paille en guise de fils d’argent dans les cheveux, et des rondelles de papier collées sur les joues. Autour d’elle, dansent, crient, et se bousculent, des mioches coiffés de fez, des gamines aux cheveux voilés, miniatures de musulmans ; l’aînée de tous — neuf ans — les surveille, tenant dans ses bras un nourrisson dont le bonnet couleur de cerise s’appuie à sa joue ambrée et qu’elle couve d’un regard velouté, tendre, déjà maternel.


13 mai.

L’ex-Sultan ne favorisait pas l’art dramatique. Avant la Constitution, il n’y avait, à Constantinople, ni troupes organisées, ni répertoire original. Des compagnies italiennes ou françaises représentaient parfois des opéras ou des drames singulièrement retouchés par la censure et qu’un public européen n’eût pas écoutés sans surprise. Depuis la révolution de 1908, Grecs et Turcs, à l’envi, ont rêvé de remplacer les œuvres étrangères par des œuvres nationales, et les dramaturges ont poussé comme champignons.

Aujourd’hui même, on m’a présenté un Jeune-Turc, auteur d’un drame patriotique, Sultan Mourad, qui sera donné bientôt par le théâtre des Petits-Champs au bénéfice des blessés. Le même auteur prépare, m’a-t-il dit, une pièce destinée à une scène parisienne où l’on verra la vie intime et la vie féminine, dans leur vérité… Mais, à Constantinople, ce sujet ferait scandale.

Ces tentatives me paraissent très intéressantes et révéleront peut-être des talents jeunes et sincères. En attendant que les auteurs du cru aient achevé les ouvrages entrepris en langue turque et en langue grecque, les théâtres jouent encore des pièces françaises, traduites et interprétées par des acteurs de Péra. Là est la grande nouveauté, l’intérêt passionnant du spectacle.

Hier, aux Variétés, nous avons retrouvé une bien vieille connaissance. Les caractères de l’affiche et du programme déconcertèrent un peu notre œil étonné. Μαμζλ Νιτους, que l’on prononce ici avec un zézaiement puéril, c’était notre Mamz’elle Nitouche.

Oui, Mamz’elle Nitouche, en grec !… Et combien changée !…

La salle n’était pas brillante, mais elle était très convenable, et beaucoup de familles, en toilettes modestes, occupaient l’orchestre et les balcons. L’élément demi-mondain était rare. En somme, un public sympathique, conquis d’avance, et qui prenait la chose au sérieux. Le sentiment philhellène est si vif, que le fait d’avoir une troupe locale, jouant dans le dialecte local, remplissait les spectateurs de fierté, presque d’émotion.

Mais ces braves gens de Péra s’amusaient beaucoup moins que nous, car, si nous ne comprenions pas un mot, nous savions tous, plus ou moins, de quoi il retournait. Ceux-mêmes d’entre nous qui n’avaient pas vu la pièce, à Paris, se faisaient une idée et une image exacte de Mamz’elle Nitouche, pensionnaire espiègle et ingénue, qui saute par-dessus les murs de son couvent, remplace une actrice, berne un vieux colonel avec la complicité d’un professeur de musique, se déguise en soldat, et, au dénouement, apporte à son amoureux légitime une innocence intacte.

Pimpante, hardie, coquette et candide, c’est la jeune fille d’opérette, à la mode d’il y a vingt-cinq ans. C’est une marionnette gentille, un véritable article de Paris, nez en l’air, œil malin, bouche spirituelle, cheveux fous.

Mais ici, Mamz’elle Nitouche c’est une jeune Pérote dont les cheveux noirs cernent d’une ligne obscure la perruque d’un blond excessif. Le visage agréable, trop rond, est blanchi et rosé à force de crème et de poudre, tandis que les bras solides gardent leur ton naturel un peu basané. La toilette aussi est pérote, hélas ! Célestin, le compositeur, me rappelle irrésistiblement les garçons d’hôtel. La supérieure n’a pas moins de moustaches que le colonel, et les pensionnaires du couvent des Oiseaux, courtes et noiraudes, vêtues d’extraordinaires robes bleues, ressemblent à de petites bonnes de Marseille qui auraient mal tourné !… Et l’armée française ! Que dire de l’armée française, de la « dégaine » des officiers en pantalons de flanelle rouge, et que coiffent de petits képis bien imprévus !

Sans doute, en France, dans les petites villes, il y a des représentations aussi comiques, des décors plus ridicules, des chanteurs moins supportables. Car, à tout prendre, les acteurs d’ici ont tous de la bonne volonté, quelques-uns ont du talent, l’orchestre est passable, et le public ne s’ennuie pas du tout. Mais pour nous, Français, c’est une folle, cocasse et invraisemblable parodie. Célestin parlant la langue d’Homère !… Nitouche fredonnant avec des mots de Sophocle !… Ces mots grecs, que nous attrapons au passage, évoquent irrésistiblement des souvenirs de professeurs, de dictionnaires et de baccalauréats ! Enfin les gestes, la mimique, les jeux de physionomie qui soulignent les plaisanteries, n’ont aucun rapport avec les plaisanteries, parce qu’ils sont grecs parce qu’ils traduisent des sentiments grecs. C’est comme un accompagnement en la mineur pendant qu’on chante en majeur. Et pour nous le résultat est merveilleusement drôle.

En exprimant, assez mal, cette sensation que nous avons eue tous, je serais désolée de contrister les acteurs des Variétés. Je répète qu’ils étaient tous très sympathiques, bien doués et pleins d’ardeur juvénile. Nous les avons applaudis avec frénésie et nous leur devons quelques heures de bonne gaieté.

Après cette représentation mémorable, nous avions grand faim, d’avoir trop ri. On a décidé de prendre un chocolat réconfortant dans un café tranquille, tout près de l’hôtel. Il y avait peu de monde, dans ce café, moins chic, mais plus respectable peut-être que le fameux Tokatlian.

Et voilà que tout à coup, dans la salle voisine de la nôtre, éclatent des cris et des injures. Deux sous-officiers de la marine marchande russe, deux colosses blancs et blonds effroyablement ivres, réclament l’eau-de-vie qu’on leur refuse… Le patron accourt, les garçons parlementent. Un des Russes lève le poing. Alors, on va chercher discrètement deux soldats de Salonique qui gardent les rues… Tumulte extraordinaire, dialogues de la Tour de Babel… Et soudain, calmé, le grand sous-officier blond s’affale sur la banquette, ses yeux pâles dilatés, et il se met à chanter une complainte navrante, avec une voix inouïe, une voix de petite fille, si frêle, si pure, si haute qu’elle jaillit au delà du si naturel, qu’elle touche le aigu sans s’y briser…

L’autre sous-officier, trop ému par la beauté du chant, s’occupe à casser la vaisselle…

Dehors, la nuit, la solitude… Pas un promeneur attardé, pas un fiacre : des chiens grouillants sur des tas d’ordures ; des patrouilles dont les fusils luisent… État de siège !


15 mai.

Nous avons formé une petite bande d’amis, sans prétentions et sans pose, liés par une bonne camaraderie et par le même désir de voir beaucoup de belles choses et de les bien voir. M. Bareille est notre cicérone, et c’est lui qui nous conduisit à Eyoub. C’est à lui que nous devons d’avoir accompli un véritable exploit, en pénétrant dans la sacro-sainte mosquée, interdite aux infidèles ! Déjà, l’on veut à peine me croire quand je raconte comment j’ai pu entrer dans les deux cours, et mettre mon chapeau, — mon chapeau cloche ! — à la grille du fameux tombeau ! je me rappelle qu’à Paris, l’hiver dernier, M. Jules Sageret, le spirituel auteur des Paradis laïques, me fit un récit amusant et inquiétant de sa visite à Eyoub. Il était entré par mégarde dans la cour du Platane et considérait innocemment l’architecture de cette cour, lorsque deux quidams se précipitèrent sur lui et l’expulsèrent du lieu sacré, — tels les anges chassant Héliodore dans la fresque de Delacroix.

— Et même, ajoutait M. Sageret, ils me passèrent à tabac…

Je n’espérais donc pas traverser jamais la cour du Platane, et naturellement, j’en mourais d’envie… Toutes les femmes comprendront ça ! À Paris même, quand on lit, sur la porte d’un couloir, ou sur une palissade : « Le public n’entre pas ici », on est tenté d’entrer, pour rien, pour le plaisir. Si la pomme de l’arbre de science n’avait pas été déclarée « fruit défendu », la femme l’eût trouvée trop verte…

Donc, sans intention coupable, je suivis M. Bareille à Eyoub. M. Bareille est charmant. Amoureux de Stamboul et dévot de Byzance, il a les yeux très doux, les cheveux en désordre, la redingote mal coupée, l’âme exquise d’un vrai savant. Il ignore l’heure qu’il est et le temps qu’il fait. Il est indifférent aux grandeurs et aux vanités du monde. Il a connu de près les personnages de l’ancien régime et jusqu’aux princes impériaux, et cependant il n’est pas riche !… Il possède la plus vaste et la plus profonde érudition, et cependant il n’est pas célèbre. Il n’est pas même décoré… Les amis de M. Bareille regrettent que son mérite et ses talents ne lui aient pas assuré une meilleure fortune, mais M. Bareille, modeste et serein, accepte sa destinée. Quand il s’en ira, — le plus tard possible, — au ciel du Christ Pantocrator et de la Panaghia, les dames de Byzance, qu’il a tant aimées, le recevront — et toute l’éternité, assis sur un trône de mosaïques, M. Bareille fera de l’archéologie, avec sainte Hélène et saint Chrysostome.

Eyoub ! Bien avant le bois des stèles et des cyprès, sur le versant de la colline, commencent les étranges rues blanches et dorées parmi les platanes verts. Entre des jardinets et des fontaines, elles ont pour maisons, ces rues d’Eyoub, des pavillons de marbre, octogones ou arrondis, qu’ornent les guirlandes, les rubans, les rinceaux et les coquilles de notre XVIIIe siècle français. Derrière les fenêtres longues, grillées d’or, des rideaux de soie claire, à bouquets, se croisent. Est-ce un salon de musique, une salle de collation, une chambre d’amour où veille l’ombre dépaysée de Watteau ? Je m’approche. Je regarde… Ni meubles, ni tentures, ni fleurs : des flambeaux d’argent, avec des cierges de cire jaune, posés sur un tapis couleur de turquoise morte et de rose fanée ; un pupitre de bois supportant un Coran ouvert ; et sur l’estrade que défend une balustrade d’ébène, un cercueil très haut, couvert d’une très ancienne soie rouge, élimée, usée, mangée…

C’est le cercueil d’une sultane morte depuis cent ans et plus. Pieuse, elle a légué de grosses sommes au clergé musulman, afin que son dernier logis, son turbé, fût entretenu par les prêtres. Et les prêtres lui ont donné un gardien, un hodja, qui habite tout près d’elle, dans une cellule, et soigne le jardinet où sont ensevelis les parents, les amis, les serviteurs qu’elle aime. Le voilà, ce gardien de la sultane défunte, assis dans le tout petit cloître qui enferme le jardin avec les tombes, le figuier sauvage, la glycine noueuse et fleurie, les glorieux rosiers grimpants. Contre une modeste aumône, il nous permettra d’entrer, de respirer les fleurs, de saluer la dame du lieu ; et il nous montrera son petit ménage particulier, son divan, son écuelle, son chapelet d’ambre, son livre de prières…

À côté de la sultane, il y a un grand vizir, et plus loin, un général, et des ministres, et des eunuques, et des prêtres, qui peuplent de fantômes ces pavillons ciselés, ce Trianon funèbre d’Eyoub.

Des colombes palpitent dans l’air sans frissons. Le ciel est si doux qu’il consolerait toutes les tristesses. Partout des blancs purs, des verts tendres. Eyoub, par ce matin de mai, a la fraîcheur d’une amande ouverte.

Nous voici devant la mosquée, à la porte de cette cour du Platane, si funeste à M. Sageret. Les maisons des vivants sont ici plus nombreuses que celles des morts, et la rue très peuplée a des boutiques de barbiers, de restaurateurs, d’épiciers. Je suis un peu surprise de voir, si près du saint lieu, des images patriotiques à un sou. Ces grossiers coloriages représentent l’investiture de Mahomet V, une séance du parlement, et les pendus, — beaucoup de pendus ! — Je croyais que la religion islamique défendait la reproduction de la figure humaine ?

La cour du Platane est simple et belle, dans sa blancheur ensoleillée. L’arbre gigantesque la couvre presque tout entière d’une coupole de feuillage. Autour de la fontaine aux ablutions, des musulmans sont assis ; d’autres dorment couchés ; d’autres jettent du millet, — dix paras la mesure ! — à des centaines de pigeons. La mosquée ouvre dans une autre cour, plus sainte, plus inaccessible que celle-ci.

Pendant que nous regardons, sans avancer trop, pour ne pas offenser des susceptibilités respectables, M. Pareille a lié conversation avec un hodja ; puis il nous a quittés, et il est entré dans un corps de garde de gendarmes macédoniens. Il revient vers nous, escorté de deux sous-officiers de Salonique, et du ton le plus naturel, il nous dit :

— Entrez.

— Où ça ?

— Dans la cour… J’ai parlé aux officiers du poste, et ils ont arrangé l’affaire avec les hodjas… J’habite Constantinople depuis vingt-cinq ans, et je n’ai jamais pu pénétrer dans cette cour, même avec de hauts dignitaires turcs. En ce moment, le prestige des officiers de Salonique est si grand qu’ils peuvent tout. Ils nous donnent deux sergents comme escorte, par prudence.

Et c’est ainsi que je suis entrée dans la cour du Platane, pas très rassurée, je l’avoue, et prête à m’en aller si les fidèles avaient fait un seul pas vers moi. Mais les fidèles respectent les gendarmes bleus autant qu’ils méprisent les giaours. Un petit hodja de quinze ans, très déluré, nous a montré le grand creux dans le tronc de l’arbre, et la fontaine. J’ai jeté du grain aux pigeons et me suis hasardée jusqu’au seuil de la seconde cour. Alors, le petit hodja, avec un sourire, m’a fait signe de passer, et nous avons tous passé, et nous nous sommes arrêtés tous devant le mur de gauche, plaqué de belles faïences où s’ouvre la grille du tombeau d’Eyoub… En face, la mosquée fermée par un rideau de cuir, dominée par deux minarets blancs… Et comme personne ne nous disait rien, j’ai suivi le petit hodja qui était bien responsable de mon audace, et je suis allée regarder l’intérieur du tombeau. Il y a beaucoup de cierges, des rideaux de soie pourpre, un grand catafalque chatoyant, des choses indistinctes qui luisent dans l’ombre, comme des trésors… On peut voir des choses plus belles, mais cela, c’était beau, à cause de la difficulté, du danger… Loti l’a vu, le tombeau d’Eyoub, mais il s’était déguisé ! Il n’a pas eu de mérite. Loti ! Tandis qu’une Parisienne, qui est allée dans ce sanctuaire, avec une robe fourreau, un chapeau cloche et pas le moindre voile, elle peut remercier Allah de sa chance !

M. Bareille porte le fez, mais M. Paul Belon, en chapeau de feutre, était aussi scandaleux que moi. Nous couronnâmes notre expédition en franchissant le seuil de la mosquée. Le petit hodja tenait le rideau de cuir, et les Saloniciens impassibles veillaient derrière nous. Elle n’a rien de spécialement admirable, cette mosquée, — mais c’est la mosquée d’Eyoub ! Cependant M. Bareille, qui observait les visages des fidèles et qui comprenait leurs réflexions, nous a dit vivement :

— Ça suffit. Il est temps de partir. L’heure de la prière est venue. Le muezzin chante, et les fanatiques vont se fâcher…

Ah ! comme j’étais ravie ! Backchich au hodja, backchich aux gendarmes ! Voilà les dévots qui arrivent, très graves, enturbannés, barbus, habillés de ces robes de chambre en soie rayée et piquée qui font de si jolies taches de couleurs vives. Et il y a des dames toutes noires, et des pauvresses toutes déchirées, et des nègres, et des Arabes aux burnous flottants… Nous cherchons maintenant la bonne auberge promise par M. Bareille.

L’auberge est trouvée, la table mise dans le jardin qui est un vrai jardin de guinguette, avec un figuier, une glycine, quelques rosiers en fleur et des cages à poules, — très « environs de Paris », — mais dans un coin, un Turc vénérable rempaille des chaises, et au milieu de l’allée, il y a un jet d’eau minuscule, un jet d’eau attendrissant par sa petitesse, dans un vasque de marbre !

Le déjeuner ? Ah ! certes, le représentant de la maison d’automobiles, notre distingué compatriote, ne serait pas content du déjeuner. Je l’entends dire : « Quel sale pays !… » Heureusement que nous l’avons laissé à ses devoirs. Le déjeuner est ridicule, atroce et charmant. Sur une table de bois, le jeune Turc qui nous sert a étendu des serviettes éponges, jaunes et roses, très étroites, en guise de nappe. Là-dessus un plateau, et sur le plateau des assiettes, ou plutôt des soucoupes, comme pour un repas de poupées. Dans l’une, il y a des morceaux de mouton, gros comme des noisettes, et ça constitue le plat de résistance, le kebab ; dans l’autre, il y a des artichauts cuits à l’huile, du thym haché dans la troisième, et, dans la quatrième, des échalotes que nous repoussons avec horreur. Du pain rassis, de l’eau claire ; et pour dessert du yahourt, ce lait aigri par le fameux ferment bulgare, cher à M. Metchnikoff…

M. Bareille, âme angélique, déclare le festin succulent. M. Belon paraît ne pas estimer le kebab, et se méfier du yahourt… J’affirme que ce mets, hygiénique entre tous, panacée contre mille maux, doit être excellent avec du sucre. Et l’on apporte du sucre en poudre… Un chat se caresse à ma robe ; le vieux rempailleur sourit ; la glycine verse l’ombre flottante de ses grappes mauves, et la suavité insensible de son parfum. Le soleil est tiède et le bleu du ciel semble descendre dans l’humble petit jardin, se dissoudre dans l’air embaumé, baigner nos yeux, couler dans nos veines en langueur douce.

On n’est plus gai comme tout à l’heure, mais on est bien. On n’a pas envie de parler. On n’a pas envie de bouger. On est loin de tout, loin de soi-même… Et cet état de jouissance mélancolique, de passivité résignée, c’est peut-être la revanche de l’Orient sur nos ironies occidentales, c’est l’enchantement de la Turquie.

Et j’y résiste si mal, que je perds la notion des convenances, et que je reprends du sucre, — il est si aigre, ce yahourt ! — sans y penser… Et je vois tout à coup mes amis qui me considèrent avec indignation… Il n’y a plus de sucre pour eux ! En rêvant, j’ai mangé tout le sucre…

— Voilà tout le féminisme, dit M. Paul Belon, qui regarde tristement l’horrible lait caillé presque intact dans son assiette.


Mai.

Une dame musulmane, amie d’amis, m’invite gracieusement à passer quelques jours chez elle. Là, je pourrai, plus aisément qu’à Péra, voir Selma Hanoum, qui, depuis la contre-révolution ; a été presque invisible ; et non seulement la sœur d’Ahmed-Riza bey, mais d’autres dames, Jeunes-Turques et Vieilles-Turques, conservatrices ou émancipées. Ma future hôtesse, — appelons-la Mélek Hanoum, — a des relations partout, dans tous les mondes.

Avant de quitter Péra, j’ai souhaité visiter un hôpital de femmes. À l’hôpital et à l’école on peut voir ce que la société fait pour la femme, et aussi de quelle manière et dans quelle proportion la femme contribue aux charges sociales.

La petite école d’Andrinople, si modeste et si touchante, m’avait édifiée, mieux que tous les livres ou articles spéciaux, mieux que tous les récits plus ou moins sincères, sur ce que l’on appelle ici l’instruction des filles, sur les capacités des institutrices qui ne savent presque rien, mais qui sont capables de tout apprendre. J’avais aimé la bonne grâce de ces jeunes femmes, la vive intelligence de leurs yeux, leur patriotisme profond et naïf, leur volonté de se perfectionner, de « faire quelque chose pour la pauvre Turquie ».

L’hôpital me révélerait ce que les hommes de ce pays entendent par l’assistance aux femmes, et quelle est la part de la femme dans cette assistance. Nous avons nos doctoresses, nos étudiantes en médecine, nos sages-femmes, nos sœurs de charité, nos infirmières laïques. Quelles femmes trouverais-je ici au chevet des malades ? Et si la religion et la coutume leur interdisent ce rôle de gardes-malades, qui est si nécessaire et si naturel, comment peut-on suppléer à leur présence et à leurs soins ?

Voulant me restreindre aux hôpitaux turcs, j’ai écarté de mon programme les hôpitaux de diverses nationalités et confessions chrétiennes, et j’insiste sur cette restriction pour prévenir les malentendus possibles et empêcher les généralisations fâcheuses.

On m’a conseillé de voir l’hôpital des Enfants, de Chichli, et l’hôpital Hasséki, de Stamboul, qui est spécialement réservé aux femmes et comprend une Maternité.

Je suis donc allée, avec M. Bareille, à l’hôpital des Enfants, hier encore hôpital Hamidié, création de l’ex-Sultan, la seule bonne œuvre qu’il ait faite. Cet hôpital est situé presque hors de la ville, sur la hauteur de Chichli, dans un quartier sain et aéré. Tout à fait moderne, à l’allemande, il se compose de plusieurs pavillons isolés parmi les allées caillouteuses et sur les arbres jeunes d’un jardin sans ombre. Le soleil implacable tombe sur les toits rouges, sur les murs blancs, entre par les hautes fenêtres, le bon soleil microbicide, père de la vie ! Une petite mosquée occupe le centre du jardin, et le minaret modeste révèle seul la destination de cette bâtisse sans caractère qu’on ne distingue pas, tout d’abord, des pavillons.

Nous attendons quelques minutes dans le salon rouge, très européen sauf le toughra, chiffre du Sultan, brodé en fleurettes sur satin noir et formant panneau décoratif. Arrive enfin un bon vieux monsieur, assez mal rasé, assez mal habillé, l’air malade, le teint jaune, plus jaune encore sous le fez rouge vif. Il s’excuse de ne pas parler français, tend la main, salue, sourit, et nous nous asseyons tous les trois pendant qu’on apporte le café. Ce bon vieux monsieur, c’est Ibrahim Pacha, directeur de l’hôpital, qui fut médecin particulier d’Abdul-Hamid pendant dix années.

Je crois que nous allons commencer notre visite aussitôt les présentations faites, et les politesses échangées. Mais en Orient, la lenteur est une forme obligatoire de la courtoisie et les gens bien éduqués ne sont ou ne paraissent jamais pressés de rien. Toute cérémonie exige, au préalable, d’infinis discours, des compliments réciproques, et même des silences où les interlocuteurs se contemplent en souriant, avec une mine placide qui signifie : « Je n’ai plus rien à dire, mais je ne m’ennuie pas avec vous, et je reste ici parce que votre compagnie me plaît et m’honore. »

La conversation du pacha — M. Bareille servant d’interprète — est laborieuse. Ibrahim Pacha célèbre les mérites de la France, et ceux des Jeunes-Turcs, et il laisse deviner qu’il a beaucoup souffert, vraiment, du temps de l’Ogre… Pendant dix ans, il a dû habiter Yldiz, demeurer jour et nuit à la disposition d’un maître maniaque, renoncer presque à la liberté, à l’amitié, à la famille. Il est devenu, à ce régime, presque aussi vieux que son impérial client, malgré la différence d’âge de quinze années, et peut-être beaucoup plus malade. Il bénit la révolution qui lui permettra d’aller se soigner en France, cet été.

Tout ceci, par bribes de phrases, avec la sereine prudence de l’Oriental qui ne livre rien de son intime pensée et décourage la curiosité étrangère. On se dit : « Que de choses a vues cet homme ! Que de secrets il conserve dans sa mémoire ! Si je le connaissais mieux, si j’avais le temps de le faire parler !… » Mais on s’abuse. L’homme d’Orient, après dix ans comme après deux heures, ne dit que ce qu’il veut dire.

Il est aussi très difficile de pousser une enquête, d’obtenir des réponses précises et enchaînées. Je demande s’il y a des doctoresses…

— Mais certainement.

— Et des infirmières ?

— Beaucoup.

— De vraies infirmières, qui soignent les malades ?

— Oui.

— Turques ?

— Vous allez en voir une. Elle vous guidera, parce que, moi, je ne peux pas marcher. Je suis si fatigué, si fatigué !

Des doctoresses, des infirmières ! Je ne m’attendais pas à une si belle coopération féminine.

— Et les enfants ?

— Il n’y en a guère, ici, en ce moment. Nous les avons dispersés en d’autres maisons. Il fallait bien recevoir les blessés du 24 avril. Nous avons encore beaucoup de blessés. Niazi bey est venu les voir l’autre jour. Voici la photographie qu’on a faite.

Gracieusement, le pacha m’offre, en souvenir, la photographie de Niazi bey, entouré des officiers convalescents et de tout le personnel de l’hôpital. Et M. Bareille me dit :

— Ibrahim Pacha demande si vous consentirez à être photographiée tout à l’heure, avec lui ?

Très volontiers… Pendant que nous échangeons de nouveaux compliments, une petite personne brune, — oh ! si petite ! — est entrée, en faisant les saluts d’usage, la main sur la poitrine, sur les lèvres, sur le front. Elle a un gentil visage rond et mat, des yeux immenses, noirs, lumineux et mouillés, sous de grands sourcils qui se rejoignent presque. Le brassard du Croissant rouge serre la manche de sa blouse d’infirmière en toile blanche. Un voile de mousseline, bordé de dentelle, est simplement posé sur sa tête et noué sous son menton. Ce voile cache les beaux cheveux sombres, et laisse deviner, par transparence, un ruban rose, à la « Greuze ».

Cette minuscule demoiselle a la grâce d’un tout petit chat, discret et vif, câlin et hardi. Il paraît d’abord impossible de la prendre au sérieux. Elle est trop petite. Elle est trop jeune aussi : à peine seize ans. Je ne la vois pas dans une salle d’opérations ; je ne la vois pas au chevet d’un mourant… Première impression, trompeuse et fugitive ! Dès que mademoiselle Sélika m’a parlé, — dans un français fort convenable, — j’ai senti en elle une intelligence très fine, une rare énergie, l’enthousiasme, la passion, la foi qui créent les héroïnes.

Car c’est une héroïne d’un genre tout nouveau en Turquie, cette jeune fille qui est sortie du harem pour venir, à l’hôpital, soigner les blessés et les malades.

— Mon père — dit-elle — était Osman Pacha, un général mort au Yémen, en combattant les Arabes révoltés. C’est le Sultan qui l’avait envoyé là-bas, pour qu’il y meure… Et je suis née au Yémen. Mon père était un honnête homme, un grand patriote. Il a voulu que je sois instruite, et c’est à cause de lui que j’ai appris à détester la tyrannie, à aimer la liberté, la Constitution.

Elle prononce ces mots « Liberté, Constitution », avec cette ferveur religieuse que j’ai constatée chez les jeunes femmes turques, et je devine en elle l’orgueil de race, la confiance en soi, toujours généreuse et parfois imprudente, et cette ardeur du sacrifice à l’idée, à la cause, qu’on trouve chez les jeunes révolutionnaires russes. Mais il ne faut pas les comparer trop étroitement. Les étudiantes qui fréquentent nos hôpitaux sont des humanitaires chimériques qui oublient leur origine, leur rang social, leur famille, leur sexe même. Mademoiselle Sélika est très femme, très jeune fille, et elle n’a pas négligé de choisir un voile à dentelle et un ruban d’un joli rose pour ses cheveux. Elle n’est pas mystique, peut-être un peu romanesque, contente de tenir un beau rôle et sensible aux éloges qu’elle reçoit.

Elle reprend :

— Quand les soldats de Salonique sont venus nous sauver, j’ai pensé : « Les Européennes, et même les Grecques et Arméniennes, vont aider les médecins. Et pas une Turque n’ira ?… Eh bien ! moi, j’irai… » Ma mère m’a laissée partir. Les médecins ont été très contents que je sois venue et les soldats aussi.

— Les soldats sont des gens du peuple, des paysans illettrés. Ils n’ont pas été choqués de vous voir la figure découverte, parmi les hommes ?

— Non. Ils ont très bien compris pourquoi j’étais venue. Les malades ne sont pas des hommes comme les autres, ni les médecins non plus. Les soldats ont été surpris seulement que d’autres dames n’aient pas fait comme moi.

— Soyez sûre que votre exemple n’a pas été perdu. D’autres femmes vous imiteront. Elles vous auraient imitée, dès maintenant, peut-être, mais tous les parents et tous les maris ne sont pas aussi libéraux que votre mère.

— Il y en a beaucoup, de très libéraux,… mais ils ont peur de l’opinion, de la populace. Ils comprennent pourtant que le relèvement de la femme est indispensable au progrès du pays, et même à la dignité de la famille. Croyez-vous que des enfants reçoivent une belle éducation, dans un foyer où la mère est une inférieure, une esclave ? Sans manquer aux lois de la religion, sans ôter notre voile, — puisqu’on attache tant d’importance à ce voile ! — nous pourrions être plus développées moralement, plus instruites, vivre en intimité plus étroite avec nos maris, être plus utiles à nos enfants. Nous ne demandons que ça. Nous n’avons pas du tout besoin d’aller dans les bals, dans les théâtres… Mais nos ennemis font semblant de confondre nos désirs avec les revendications des mondaines ennuyées. C’est surtout l’instruction qui manque.

— N’y a-t-il pas ici des doctoresses ?

— Il y en a une, mais elle est chrétienne.

— Et les infirmières ?

— Grecques, Arméniennes… Les femmes turques ne se mettent pas en service dans les maisons où il y a des hommes.

— Comment les recrute-t-on, ces infirmières ? Où apprennent-elles leur métier ? Y a-t-il des écoles spéciales ?

— Non, malheureusement. On prend ces femmes où l’on peut. Elles sont dévouées, obéissantes, mais elles n’ont pas d’instruction professionnelle. Ce sont plutôt des servantes que des gardes-malades. Elles gagnent trente francs par mois et leur service est rude. Ah ! nous sommes en retard sur vous !

— Pas tant que ça. Nos infirmières des hôpitaux parisiens ne sont pas mieux recrutées, pas mieux préparées et pas mieux payées… Et trente francs par mois à Constantinople représentent des gages plus importants que trente francs par mois à Paris.

Cette révélation cause une joie visible à la jeune Sélika. Je comprends que l’invincible orgueil turc est flatté par la pensée que la Turquie, si elle n’est pas en avance, n’est pas en retard sur l’Europe, et que nos infirmières de Paris ne sont pas toujours supérieures à celles de l’hôpital Hamidié. Je calme un peu cette joie en expliquant que l’on remédiera bientôt à une organisation défectueuse, que des écoles seront fondées, que les salaires seront relevés, que le métier sera rendu plus honorable et même plus attrayant pour tenter les jeunes filles pauvres de la bourgeoisie.

Nous suivons des couloirs blancs, où glissent les servantes comme des ombres, et nous visitons les salles de pansements, les salles de bains, les lingeries. Sélika dit fièrement :

— Moderne, tout moderne… Il y a l’électricité, la radiothérapie, les laboratoires pour les analyses, tout, tout. Ça coûte énormément d’argent, mais c’est tout moderne.

Oui, il y a des appareils d’électrisation et de radiothérapie ; il y a des collections d’instruments innombrables et coûteux ; il y a du ripolin partout ; il y a des médecins habiles, formés dans les grandes facultés d’Europe, mais peut-être cette correcte façade modem-style, cet argent dépensé, n’empêchent-ils pas les revanches de l’incurie orientale. La salle de bains… hum !… n’en parlons pas… Dans les coins de certaines pièces, traîne, parfois du linge qui a servi. On ne sent pas la surveillance intelligente, l’ordre, la régularité, la propreté minutieuse des religieuses de l’hôpital français. Les chambres des servantes, meublées d’un lit en fer, d’une table, d’une armoire, sont gaies et confortables — mais, dans l’une, on montre des traces suspectes sur le mur.

— C’est un obus qui est entré là, par la fenêtre, — explique la jeune fille. — Il a emporté la tête d’une pauvre servante, et la cervelle s’est écrasée contre le mur. On voit encore la marque, le sang… Et puis là, dans le couloir, il y en a aussi, de la cervelle…

Il y en a. Il y en aura encore dans six mois peut-être, ou dans un an. On n’est pas pressé de nettoyer le mur… Cette cervelle écrasée ne gêne personne. C’est un document, une curiosité !

Dans les cellules qui ouvrent sur le corridor, sont logés les officiers blessés. Nous entrons dans la plus proche. Un jeune homme, en uniforme, est assis sur le lit, et parcourt un journal. La petite table auprès du lit supporte un verre d’eau où baignent des roses, et un buste de Napoléon Ier que je ne m’attendais pas à trouver là !

Ce jeune homme, en pleine convalescence, va quitter bientôt l’hôpital. Il se dit très heureux, très reconnaissant des soins qu’il a reçus, et je remarque la manière respectueuse et paternelle dont il considère sa petite compatriote. Les autres officiers que nous visitons nous font le même accueil grave et souriant. Je les félicite de leur courage et de leur guérison, et ils me serrent la main, sans aucun embarras. Figures résolues, affinées par la souffrance, ils inspirent l’estime et la sympathie. Leur petit domaine de quelques pieds carrés est très propre, très bien rangé. Toujours des fleurs sur la table, des journaux, plus rarement des livres.

Bien différent, mais plus caractéristique est l’aspect de la salle commune, — quinze ou vingt lits, — où sont les soldats. La robuste jeunesse de quelques hommes a triomphé du mal. Assis sur leur séant, vêtus de capotes brunes, ou debout, par petits groupes, ils se divertissent sans plaisanteries criées, sans rires bruyants. Les uns jouent aux cartes. Ceux qui ne savent pas lire écoutent un « savant » qui lit et commente le journal. Dans un lit, un gamin de quinze ans s’enfonce sous les couvertures, à ma vue, et me tourne le dos. Sélika lui touche l’épaule, le gronde de sa bouderie. Il ne bronche pas. Alors, gentiment, elle le « borde », comme un petit frère :

— Ce petit-là, dit-elle, il s’est sauvé de la maison pour aller se battre et il a reçu une balle dans la jambe. Il guérira, mais ce sera long, car il n’est pas sage et n’obéit pas aux médecins.

Au chevet des lits, sur les murs, on a épinglé des cocardes, des images patriotiques. Le soleil projette sur le sol un beau chemin doré, brûlant, glorieux. La force de la jeunesse et de la vie, l’enthousiasme du sacrifice et de la victoire, la joyeuse espérance semblent s’exalter dans la merveilleuse lumière, et rien au monde ne serait moins triste que cette chambre d’hôpital, s’il n’y avait, sur les oreillers pâles, de pâles figures creusées, ravagées, qui ne se contractent pas, qui ne gémissent pas, qui attendent et regardent loin, bien loin, hors du monde… Ces figures-là, toutes jeunes, et marquées par la mort, je ne peux pas les regarder. Je pense aux mères qui ne les verront plus. Mon cœur se gonfle… Surprise, ma compagne me dit :

— Il ne faut pas les plaindre, ceux-là. Ils ne regrettent rien. Ils étaient venus pour mourir. Ils avaient réglé leurs affaires et dit adieu à leurs familles. Ils ne comptaient pas survivre, vraiment. Alors, ils ne sont pas tristes du tout.

Hors de la salle, je lui demande :

— On ne peut pas les sauver ?

— Presque tous ceux-là ont eu les poumons traversés… Ça fait des lésions graves… mais ils peuvent traîner longtemps… Tenez, voilà la salle de pansements. Entrez. Il faut tout voir.

En face de nous, sur une couchette spéciale, il y a un grand garçon de vingt ans, nu jusqu’à la ceinture, et que des élèves en médecine tiennent soulevé par les épaules. Je vois ses bras qu’agite un tremblement continu, sa poitrine large et musclée qui halète, halète, comme dans la torture. Et je vois aussi une face cadavéreuse, suante, les yeux hors de l’orbite, la bouche ouverte par un gémissement qui dure, qui m’entre dans les oreilles, qui me fait mal. Sélika m’attire de côté. J’aperçois la plaie monstrueuse, tout le dos fendu, l’épaisseur de la chair à vif, et les médecins qui travaillent dedans.

Voilà donc ce que fait la guerre ! Pour la première fois m’apparaît l’être pitoyable entre tous, le blessé, dans sa nudité toute vive, saignante et purulente. Je ne peux plus penser que la folie des hommes a rendu parfois nécessaire et légitime cette abomination, que la lutte peut être le devoir sacré, l’expression suprême de l’héroïsme et du désintéressement, et que des individus doivent souffrir et mourir comme celui-là pour qu’un peuple vive. Je ne peux plus penser avec mon cerveau façonné par l’éducation. Je sens, seulement, dans tout mon cœur de femme, la pitié infinie, la pitié qui me ramène à l’égoïsme, car j’ai un fils, et mon fils sera soldat… Alors je me détourne, je m’en vais brusquement, pour ne plus voir cette face de martyr, pour ne plus entendre ce cri. Et parce que je pleure — n’étant plus maîtresse de mes nerfs — la petite Turque me prend le bras et m’emmène.

Je lui dis :

— Vous êtes habituée, maintenant… Mais au début, est-ce que vous restiez calme devant ces affreux spectacles ?

— J’étais plus émue, oui…

— Mais vous ne pleuriez pas ?

— Oh ! non !

Elle est une jeune fille, cette frêle Sélika ! elle n’a pas souffert dans son corps ; elle ne connaît que l’amour de la patrie, l’amour de la liberté ! Elle n’a pas de petit garçon… Les mères seules, savent tout ce que représente de souffrance de fatigue, de longs soins, cette créature précieuse : un petit garçon… Je dis encore :

— Vous êtes contente lorsqu’un de ces pauvres gens va mieux, qu’il est sauvé, un peu par vous ?

— Très contente… Mais, enfin, ces gens, je vous le répète, ils étaient venus pour mourir.

— Est-ce que vous avez soigné aussi des réactionnaires ?

Les beaux yeux noirs se durcissent :

— Non. J’avais le choix, puisque j’étais venue librement. Je n’ai soigné que les bons.

Ô petite Sélika vaillante et charmante, qui mourriez tout à l’heure, comme un soldat, si votre mort devait assurer le triomphe de la Constitution, petite Sélika que j’admire, vous ne soupçonnez pas quel abîme il y a entre nous. Aucune femme chrétienne, — non pas même croyante, mais chrétienne d’origine et d’éducation, — ne se souviendrait qu’il y a des bons malades et des mauvais malades.

Nous avons entrevu, rapidement, le pavillon des enfants, presque dépeuplé. L’heure avance. Ibrahim Pacha nous attend, sur le perron, avec son photographe. Encore des compliments, encore des discours, et la promesse de nous revoir tous les uns les autres.

— En France ! dit Sélika. Oh ! j’irai en France…

Affectueuse, douce, appuyée à mon épaule comme une petite sœur, elle me dit :

— Vous parlerez de moi, dans vos articles ?

C’est fait. Peut-être ne se reconnaîtra-t-elle pas dans ce portrait hâtif que j’ai tracé d’elle, avec tant de sympathie et aussi tant de sincérité, à défaut de clairvoyance parfaite[11].

M. Bareille dit, avec douceur :

— Nous serons un peu en retard pour le déjeuner. Je n’ai pas de montre… Il est au moins… midi un quart !

Il est deux heures passées, excellent M. Bareille ! Ça n’a aucune importance pour vous, qui vivez dans un rêve byzantin, ni pour moi, qui ai perdu l’appétit à voir tant de malades, ni pour mademoiselle Sélika et Ibrahim Pacha, qui mangent selon le caprice de leur faim, à l’orientale. Mais nous avons un autre hôpital à visiter.

Vers la fin de l’après-midi seulement, nous arrivons à cet hôpital, dans une rue calme et poussiéreuse, plantée d’acacias énormes qui embaument. Chemin faisant, M. Bareille a timidement proposé quelques petits détours, pour voir une si belle ruine, un turbé si ancien avec des faïences ! J’ai été impitoyable. M. Bareille s’est soumis.

Le médecin en chef, directeur intérimaire de l’hôpital Hasséki, est un homme encore jeune, gras et placide. Il ne sait pas un mot de français. Nous nous asseyons à grande distance les uns des autres, dans un cabinet décoré de photographies, où des femmes, — visage voilé, poitrine et ventre nus — étalent toutes les variétés de tumeurs. Le café pris, la conversation traîne avec une lenteur pompeuse, et je fais des signes désespérés à M. Bareille, qui est devenu très turc sous le rapport de la patience.

M. le médecin en chef se lève enfin pour nous conduire.

L’hôpital Hasséki a été construit, comme l’hôpital Hamidié, d’après le principe allemand des nombreux petits pavillons. Il est clair, gai, fleuri. Mêmes salles de pansements, d’opération, de radiothérapie, d’électrisation, aménagées à la façon moderne. Mais le soleil n’entre pas à flots par les vitres, comme à Chichli. Les caffess de bois ajouré tamisent les rayons et signalent la présence sacrée des femmes.

Au seuil d’un dortoir, le docteur s’arrête et crie en turc :

— Silence !

Pas un souffle… Les malades, assises sur leurs petits lits, ramènent leurs voiles blancs sur leurs bouches, baissent les yeux et croisent leurs mains sur leur poitrine. Le médecin passe entre les couchettes, sans un regard, sans un mot pour ces pauvres créatures pétrifiées.

De pauvres créatures vraiment, tristes échantillons de toutes les misères physiologiques, victimes de la routine populaire, de l’ignorance et de la saleté invétérée, victimes aussi de la pauvreté. Les ardoises, placées derrière chaque lit, portent, en français et en turc, la désignation de la maladie. Il y a beaucoup de tuberculose osseuse ou pulmonaire, et beaucoup de maladies spéciales au sexe féminin.

Je suis étonnée de l’indifférence du docteur, de sa manière d’imposer le silence… Je me rappelle le service du docteur Pozzi, à Broca, où je suis allée récemment. Avec quelle joie les malades attendent la visite du « chef » ! Avec quelle familiarité paternelle il les aborde, l’une après l’autre, ménageant si bien leur amour-propre et leur pudeur, habile à deviner leur inquiétude, le désir qu’elles n’osent formuler, le mot qu’elles espèrent et qui les réconfortera tout un jour. Certes, tous les chirurgiens n’ont pas de ces délicatesses, et il y a nombre d’internes brutaux et même grossiers ; mais que de braves gens parmi eux, accessibles à la compassion, malgré l’habitude professionnelle, et dont l’arrivée est un bonheur, une gaieté quotidienne ! Ici, c’est la hiérarchie implacable, le malade humilié devant le seigneur médecin, la femme voilée et silencieuse devant l’homme.

Après tout, je me trompe peut-être… Ce sont les convenances orientales qui obligent les uns et les autres à cette attitude. Le docteur prouve son respect de la femme en évitant de regarder les hospitalisées qui baissent chastement leurs paupières et remontent leurs voiles devant lui. N’ayons pas la rage de comparer, de généraliser, de prêter aux autres peuples une sensibilité analogue à la nôtre !

Quelques femmes, sur le point d’accoucher, ont amené leurs enfants avec elles et les gardent, accroupis sur leurs lits. Je fais remarquer à M. Bareille la beauté d’une petite fille de cinq ans, parée de fétiches en perles bleues.

La mère, flétrie et sans âge, répond en français :

— Oui, elle est gentille. Je ne pouvais la confier à personne. Alors, je l’ai amenée, avec son frère que voici. On a bien été obligé de les recevoir.

— Et le père ?

— Il est parti… C’est un musulman, mais moi je suis juive. J’ai été à l’école française. Et puis, je me suis mariée à ce Turc qui m’a laissée…

Dans le lit voisin, une négresse tient dans ses bras un nouveau-né. L’infirmière — ou plutôt la servante — prend le petit être pour me le faire admirer. Jamais encore je n’avais vu un bébé nègre âgé de neuf jours. C’est quelque chose de touchant et de comique, une espèce de poupée noire à petits cheveux frisottants, le front tatoué de bleu, les mains froides, douces, plissottées, plus pâles que le visage. Je dis à la maman :

Tchok guzel ! (Très joli.)

Mon répertoire turc est court, mais ces deux mots flatteurs font un grand effet. Quelques figures s’éclairent de gaieté moqueuse et bienveillante. Et les servantes, aussitôt, selon le rite, me demandent le nombre de mes enfants… Trois !… Un garçon !… Machallah !… Dieu les conserve ! Et qu’il conserve surtout le mâle !

Revenus dans le cabinet du directeur, le gros médecin réclame mes impressions… Je lui dis, avec franchise, que son hôpital est très bien tenu, aussi gai que peut être un hôpital, mais que les malades sont bien mornes, bien intimidés. Il ne répond pas. Il sourit. Je crois qu’il n’a pas compris ma pensée…


Mai.

Au Séraskiérat. Dans un vestibule immense, où des officiers, des soldats, des fonctionnaires en stambouline passent et repassent, où les portes s’ouvrent et se referment sans cesse, où le mouvement continu multiplie les courants d’air, nous attendons les cartes qui nous permettront d’entrer à Yldiz, demain.

Il y a, dans notre groupe, trois vrais journalistes. Les autres se sont attribués indûment cette qualité, même le représentant de la compagnie d’automobiles et sa femme.

Petite supercherie, bien innocente… Nous attendons. Un officier apporte les cartes, M. Paul Belon me dit :

— Voulez-vous remercier Chefket Pacha ? Il ne faut pas quitter la Turquie sans avoir vu Chefket Pacha, l’âme de la révolution, le maître de l’heure ?

Le « maître de l’heure » consent à nous recevoir tout de suite.

Pertev Pacha, un officier jeune encore malgré ses cheveux gris, très élégant, très parisien, nous introduit dans une vaste pièce, inondée de jour par plusieurs fenêtres, drapée de tentures rouges, meublée de tables et de fauteuils vaguement Louis XV, trop dorés. Des officiers d’état-major sont là, tous debout, et le général debout me regarde approcher en souriant, La salle est si grande que je me sens tout à coup ridiculement petite. Mais Chefket Pacha me tend la main, et s’incline un peu pour que la conversation soit plus facile. Et ma timidité puérile disparaît soudain. Je regarde cet homme, qui a pris l’initiative périlleuse de sauver son pays à la pointe de l’épée, et qui a risqué, hardiment, l’apothéose ou la potence ; ce Croquemitaine des réactionnaires, qui pend aujourd’hui les gens qui l’auraient pendu, en cas d’insuccès. C’est un Arabe, de haute taille, maigre, un visage tout en creux et en reliefs, où les yeux, fauves et mobiles, s’enfoncent profondément. Ces yeux — vraiment des yeux d’aigle — rendent inoubliable la figure de Chefket Pacha. Il a de l’énergie, de l’audace, de la franchise, la dignité naturelle d’un homme de vieille race. Ce n’est pas un militaire de salon, ce n’est pas un discoureur, c’est un vrai soldat, c’est un homme.

— Vous êtes allée à Stamboul pendant les jours d’investissement ? Vous n’avez pas eu peur ?… C’est très bien… Il n’y avait aucun péril pour les étrangers, aucun… Et qu’est-ce que vous avez vu à Stamboul ?

Je raconte mes promenades, ma visite à la mosquée où les hodjas prêchaient les soldats mutins, le 23 avril, et la belle frayeur que m’ont faite les touloumbadjis.

Les officiers, rassemblés autour de nous, semblent s’amuser de cette histoire et de ce colloque.

— Général, je vous dois une sensation tout imprévue et sans doute unique dans ma vie : le réveil au bruit du canon, la fusillade toute voisine. J’ai pressenti ce qu’est la guerre. Et je ne l’aime pas du tout la guerre.

— Nous autres Turcs, nous aimons la guerre. Nous sommes surtout des soldats. Nous nous battons avec plaisir.

— Vous vous êtes battus pour une belle cause. Mais je suis femme. Je suis émue par les morts et les blessés.

— Pourtant, vous êtes allée voir les pendus ?

— Jamais de la vie.

— Toutes les dames y sont allées.

— Pas toutes, du moins je l’espère… Ah ! vous pendez bien, quand vous vous y mettez ! On a très peur de vous.

— Pas les honnêtes gens… Les autres !… Ah ! il y en aura d’autres, beaucoup d’autres, qui seront pendus. Je suis venu ici pour faire un nettoyage. Je ne m’en irai pas ce qu’il ne soit achevé.

Il me demande encore :

— Vous avez vu nos dames turques ? Les trouvez-vous bien malheureuses, bien arriérées ?

— Celles que j’ai vues ne se plaignaient pas. Elles m’ont paru très intelligentes, très désireuses de se perfectionner, et toutes — même les plus naïves et les plus ignorantes — animées d’un patriotisme ardent.

— Tant mieux. Il faut que nous ayons les sympathies des femmes. Elles élèvent les futurs soldats. Je suis heureux, très heureux que les femmes de mon pays vous aient donné si bonne opinion d’elles.

J’ose dire :

— Est-ce que vous ne leur ferez point une petite part de la liberté que vous avez reconquise pour tous les Turcs ?

Geste évasif :

— Trop de difficultés… trop de complications. .. Les dames turques sont trop pressées. Elles doivent patienter. Avec le temps, peut-être… Enfin, vous avez vu que nous ne sommes pas des barbares. Vous ne direz pas de mal de nous, dans votre prochaine œuvre ?

— Je dirai ce que j’ai vu et entendu, sincèrement, et avec sympathie.

Je prends congé. Chefket Pacha me serre la main, incliné vers moi, comme l’Ogre vers le petit Poucet, mais c’est un ogre paternel, et son sourire aux grandes dents ne me fait pas peur.


Mai.

Yldiz !… L’enceinte franchie, il y a un palais blanc, qui semble tout neuf, avec un perron de marbre, et des fenêtres grillées. Sur le perron, des officiers, des policiers, et le préfet de Constantinople. Devant le perron, dans l’allée poussiéreuse, en plein soleil, des voitures arrêtées, et un tas de gens furieux qui récriminent, parce qu’on leur refuse le passage et que les soldats confisquent, sans raison et sans explication, les appareils photographiques. Le préfet et ses secrétaires sont débordés. Et les voitures s’ajoutent aux voitures, et les mécontents aux mécontents. Sur le rebord d’une fenêtre, un petit singe échappé gambade.

Yldiz !… Des palais trop blancs, trop sculptés, trop chargés, des palais pour parvenu millionnaire que les architectes exploitent, des palais très coûteux, très laids, plus que laids : bêtes ! et dispersés au hasard dans un jardin qui s’abaisse, par une série d’ondulations, vers le Bosphore.

Comme les boîtes japonaises qui contiennent des boîtes japonaises, l’une dans l’autre, ce jardin contient plusieurs jardins. La voiture se heurte à un mur, à un groupe de factionnaires : « Yassak ! » Discours infinis comme notre patience. Le soleil brûle… On passe enfin, mais il faut laisser la voiture au seuil de cette seconde enceinte qui enferme la troisième enceinte : le jardin central, le cœur secret d’Yldiz, le harem.

Nous ne franchirons pas cette troisième enceinte. Les scellés défendent les portes que ne gardent plus les eunuques noirs. La cage est vide ; les oiseaux brillants se sont envolés. Des princes, de hauts fonctionnaires en ont recueilli quelques-uns. Les autres se laissent vivre aux frais de la nation… Il y a, dit-on, trois cent cinquante dames de tout âge qui attendent des protecteurs… Vide aussi, la maison du Grand-Eunuque, ce vilain nègre qui a une réputation de bourreau. Vide, le palais tarabiscoté construit pour l’Empereur et l’Impératrice d’Allemagne. Résignons-nous à ne voir d’Yldiz que ces façades biscornues et par les fenêtres quelques rideaux, quelques meubles, d’un horrible goût allemand « art nouveau ». Bornons notre curiosité au parc.

Le parc d’Yldiz !… Les Turcs, très gravement. le comparaient à Versailles. Ils vantaient les profonds ombrages, les pièces d’eau, les lacs, et la ménagerie, et les écuries, et les serres. Yldiz ! c’était le jardin du paradis de Mahomet.

Yldiz, ô mes amis ! Si les gens qui l’ont vu, naguère, en ont fait tant de louanges, c’est pour bluffer, pour exciter l’admiration et un peu la jalousie. C’est si délicieux d’avoir vu ce que les autres ne verront jamais ! Cela permet de dénigrer les beautés offertes à tous. « Versailles ?… Peuh !… Si vous connaissiez Yldiz !… » Mes amis, le petit jardin d’Eyoub, si naïvement turc, vaut tous les parcs du Sultan. Les parcs du Sultan ressemblent à une grande propriété banale, sans style, sans dessin, médiocrement plantée, fort mal entretenue. C’est plus anglais qu’oriental, — et il y manque la fraîcheur, l’ombre épaisse, la netteté des parcs anglais. La seule beauté réelle de ce lieu, c’est ce qui est dehors ; le fond de paysage, le Bosphore bleu, la côte d’Asie bleue et mauve. Le reste… ô mystification !

Un monsieur, coiffé du fez, blond, doux, affable, nous sert de guide. C’est un Français, M. Henry, qui fut, pendant six années, jardinier en chef d’Yldiz. Il ne s’étonne pas de nous voir déçus. Il dit :

— Bien surfait, tout ça !…

— Oh ! combien !

— Et mal tenu ! Ce n’est pas ma faute, vous savez. J’aurais aimé arranger ces jardins, en faire une belle chose d’art. Le Bosphore au second plan, l’Asie au troisième plan, quelles perspectives à ouvrir, quels tableaux à composer ! Mais, pas un sou ! Poches vides… Les ferrures des serres se rouillent, l’eau croupit dans les bassins ; l’herbe pousse dans les allées ; les branches mortes encombrent les taillis. Pas un sou ! Les fonctionnaires du palais ont tout raflé. Et les garçons jardiniers sont en grève.

— En grève ?

— Ils veulent être payés. On ne les paie pas. Alors, ils refusent le travail. Il y a deux mille citronniers dans l’orangerie qui devraient être mis à l’air. Les jardiniers ont dit : « Nous sortirons les citronniers quand nous aurons notre argent. »

Et M. Henry ajoute, mélancolique :

— Ils sont fichus, ces deux mille citronniers.

Voilà les impressions que j’ai rapportées de cette « merveille » trop vantée d’Yldiz, avec une petite pomme verte de bergamote qui parfume mon armoire, comme un sachet.


Mai.

I… bey, le plus français des Turcs, me fait ses confidences :

— La vie conjugale ! Elle serait charmante, elle serait tout au moins facile, s’il n’y avait pas ce fléau du harem : la belle-mère. Notre Karagheuz, qui est misogyne, appelle la femme « l’ennemie domestique », ou « Son Altesse Scorpion »… Quel nom donnerai-je à la femme devenue belle-mère ? Des belles-mères françaises, j’en ai vu, madame, et de redoutables, quand j’étais attaché d’ambassade à Paris. Mais elles sont, aux belles-mères turques, ce que la couleuvre est au cobra.

Je frémis. Cet homme a dû bien souffrir, à moins qu’il ne se moque de moi, avec sa douceur sournoise, son sourire pincé, son œil aiguisé de malice.

Il reprend :

— Quand nous nous marions, nous expliquons à nos femmes que nous sommes obligés de passer le pont, d’aller à Péra pour nos affaires. C’est à Péra que sont les banques, les ambassades, etc. Nos femmes ont un préjugé contre Péra, cette ville de liberté et de débauche où il y a des femmes en chapeau, dans les rues, et des femmes décolletées dans les salons. Pourtant, elles se résigneraient… Les affaires sont les affaires… Mais la vieille hanoum, la belle-mère qui est « à la turque », corps et âme, arrive un beau jour : « Où est ton mari, ma fille ? Est-ce qu’il te négligerait ? — Maman, il est à Péra. — À Péra ! Tu dis cela tranquillement… Il est à Péra ! — Oui, maman, pour ses affaires. — Ma fille, tu es une sotte, et ton mari un débauché. Quand un homme va à Péra, on sait pour quoi faire. Il te trompe, ma pauvre enfant ! Il te trompe avec des modistes et des chanteuses. » Le mari rentre à midi : « Tu es allé à Péra ? — J’y suis allé. — Pour affaires ? — Pour affaires… — Misérable ! Ma mère m’a tout dit. Quand un homme marié va à Péra, c’est… » Larmes, pâmoisons… On se réconcilie ; on se réconcilie complètement. « Tout de même, pense l’épouse, il n’a pas dû me tromper. Cette ardeur me rassure. » Le même jour, le mari retourne à Péra… Le soir, même scène, même dénouement. « Ma mère, dit la jeune mariée, le lendemain, je ne crois pas que mon mari soit infidèle, parce que… — Hé ! ma fille, répond Son Altesse Scorpion, cela prouve que ton mari est un homme de ressources, mais ce serait bien autre chose encore s’il n’était pas allé à Péra. »

— Et voilà comment un ménage se détraque, dit I… bey.


IV

la vie au harem


Mai.

Confidences féminines :

« Chère amie, prenez ce crayon, écrivez, écrivez… Je vais vous raconter mon histoire… pour publier… Ne faites pas attention à cette dame qui est sur le divan… Elle ne sait pas le français. Mais très intelligente, grande révolutionnaire de Salonique,… Très intelligente, cette dame !… Elle a porté des revolvers dans des caisses à biscuits, et des lettres dans ses poches sous le tcharchaf… Ne sait pas lire… Pas civilisée du tout… mais très intelligente… »

Celle qui parle est une femme d’âge indécis, grasse, la face ronde, un peu molle et poudrerizée sous un énorme bouffant de cheveux mi-roux mi-châtains, mi-naturels mi-factices. Les yeux clairs, rieurs et doux, malgré la fatigue des paupières, soulignés d’un trait de khol. Aux oreilles, de très belles émeraudes ; au cou, un collier de grosses perles ; des bagues somptueuses aux mains courtes, fines et potelées. Cette personne, — Mélek Hanoum, « madame Ange » — porte une robe en velours souple, d’un vert vif, très ornée et doublée de faille épaisse qui froufroute.

Le salon de la villa est badigeonné à la chaux bleue. Madame Ange a laissé les divans traditionnels, couverts de simple toile bise et garnis de longs coussins plats. Un piano droit, une table, deux ou trois sièges dépareillés ; un poêle en fonte commune, dont le tuyau coudé fait un vilain angle noir à travers la pièce claire ; sur le mur, la photographie d’un vieux monsieur turc, très chamarré, très vénérable, le propre père de madame Ange ; la photographie de madame Ange, elle-même, à l’âge de onze ans, avec une robe de dame, à jupe traînante volantée et ruchée, un pouf, un chignon de boucles. Sur un autre mur, isolée, une troisième photographie, représentant un grand, gros, large, énorme personnage, barbu comme Holopherne et scintillant de décorations : Djavid Pacha, vali de S…, époux divorcé de madame Ange.

La dame de Salonique, en jupe grise et petit caraco, est beaucoup moins distinguée que madame Ange. À Paris, on la prendrait pour une lingère à la journée, voire pour une femme de ménage. Elle a une petite tête ridée comme une pomme d’hiver, des bandeaux plats, couleur de sel gris, et elle fume éternellement une cigarette. Ses yeux pétillants, pénétrants, suivent réellement la conversation française, que ses oreilles ne comprennent pas. C’est quelqu’un de pas ordinaire, la dame de Salonique ! Si je pouvais causer avec elle ! Mais depuis que j’habite la maison, nos entretiens se bornent à des témenas et à des gestes accompagnés de : « Yok, hanoum effendim », ou bien : « Ewet hanoum effendim ». Indulgente, la dame de Salonique admire que je sache si bien le turc ! Et elle ne demande que six mois pour m’enseigner cette langue pleine de mystères.

Madame Ange, après le divorce dont elle n’est pas consolée, a quitté la ville lointaine gouvernée par son perfide époux, et s’est installée dans une gentille maison, sur la côte anatolienne. Elle a, pour la servir, un cuisinier arménien, âgé de soixante-dix ans, une petite esclave dont le nom m’est impossible à prononcer, et une très, très vieille femme, sœur de la nourrice de madame Ange, une momie pantalonnée et voilée, et pas civilisée du tout.

Madame Ange veut être toute à la franque. C’est une « désenchantée », bien qu’elle ne ressemble pas aux héroïnes du roman célèbre… Madame Ange n’est pas du tout neurasthénique, pas du tout compliquée : elle est ingénue. On peut avoir de l’intelligence, de la culture, du talent même et de l’ingénuité. Madame Ange qui a une instruction très étendue, qui sait l’arabe et le persan, qui est poétesse et musicienne, qui est Turque, oui, Turque dans les moelles, a été complètement affolée par l’idée d’être « à la franque ».

Cœur excellent, âme généreuse et désintéressée, elle a beaucoup lu ; elle a trop lu ; et elle a trop retenu de phrases, de « clichés », de formules, de théories. Toutes ses lectures lui pèsent sur le cerveau, comme un repas intellectuel mal préparé, mal digéré. Comment pourrait-elle s’assimiler tant de sciences, tant de philosophies, tant de littératures, et la sociologie, hélas ! et l’économie politique, holà !… Elle ne peut dire vingt paroles sans prononcer ces mots magiques, « progrès, civilisation », et elle parle de Kant, familièrement, comme d’un bon vieil oncle à elle.

Madame Ange est révolutionnaire, naturellement ; elle est affiliée au Comité ; elle est patriote et moderne. Pourtant elle reste féminine ; elle garde les charmants défauts de son sexe : elle aime les robes, les bijoux, la poudre de riz. Elle est coquette et fut amoureuse. Elle est toujours amoureuse… Ses malheurs conjugaux la hantent. Son aventure lui paraît inouïe, unique, digne de la plus vaste publicité.

« Écrivez, chère amie, reprend-elle dans un français hésitant, écrivez, pour publier…

» Je suis d’une grande famille ; mon père était un célèbre savant. Il m’a fait bien instruire, par une institutrice française. J’étais très pieuse, très bonne musulmane et j’adorais le Sultan comme une divinité. Quand j’ai commencé à lire philosophie, j’ai senti grands changements, mais toujours je crois en Allah, en Dieu… Je suis déiste, chère amie, tandis que cette dame de Salonique, elle ne croit à rien du tout… Très intelligente, cette dame ! elle ne sait pas lire, mais par la force de la réflexion, elle ne croit plus à rien du tout.

» J’ai étudié philosophie française dans Voltaire, Lamartine, Zola… Qu’avez-vous, chère amie ? Vous riez !… Vous ne trouvez pas que Zola grand philosophe ? Je ne l’aimais pas d’abord, parce qu’il découvre trop la nature… Plus tard, quand j’ai compris progrès, civilisation, j’ai aimé Zola. Oui, grand philosophe, mais ça ne me plaît pas comme il parle de l’amour…

» J’ai étudié aussi la botanique, l’histoire si jolie des fleurs, et toute la vie des bêtes. J’aimais les poésies qui racontent l’amour innocent.

» À treize ans, je me suis mariée, avec un garçon tout jeune que ma grand’mère avait choisi. Il était bête, ce garçon, pas civilisé du tout. Il médisait : « Pourquoi lis-tu ?… Pourquoi apprends-tu tant de choses ?… Moi, ça me fatigue… Seulement, je voudrais savoir ce qu’il y a dans le ciel et comment c’est fait la lune… » Je savais cosmographie. Je lui explique la lune, les montagnes, la neige, et comment ça tourne. Il me répond : « Tu te moques de moi. C’est tout petit, la lune. » Jamais il n’a pu comprendre le télescope. Pas civilisé du tout !

» Alors, je dis : « Nous devons divorcer… » Il veut bien. Pas méchant, ce garçon, un peu bête, mais pas méchant. Et quelques années après, je connais Djavid Pacha. J’étais riche lui, pauvre ; j’étais de grande famille, lui, petit employé. Très intelligent, très honnête, et si beau ! Ah ! chère amie, qu’il était beau, Djavid Pacha !

» Nous nous sommes mariés. Pendant trois ans, grande passion… Djavid Pacha à mes genoux… Il avait eu, avant moi, une maîtresse, une fille bohémienne qui possédait de très beaux cheveux. Les miens étaient plus beaux, chère amie ! Cette fille tourmentait mon mari pour le reprendre. Il me dit :
» Elle m’ennuie. Je vais me plaindre à la police
» et on la mettra en prison. » Alors j’ai dit :
» Non. Elle t’a aimé, cette fille. Elle a du
» chagrin. Il ne faut pas lui faire de mal. » Et, à la fin, la bohémienne nous a laissés tranquilles.

» Au bout de trois ans plus de si grande passion, mais encore grand amour. On m’a dit que Djavid Pacha me trompait avec une chrétienne appelée Lolotte. Je ne savais rien. J’étais heureuse. Et j’accouchais tout le temps. Je suis devenue malade et j’ai été obligée d’aller en Europe, pour opération, mais je n’ai pas vu les villes, rien que la maison de santé.

» Je reviens chez moi, très bien guérie. Mais Djavid Pacha est tout changé. Il était l’amant d’une esclave, que j’avais élevée moi-même, comme ma fille, une esclave très jolie, de vingt ans. Et c’était bien mal, à cause de ce grand amour que nous avions eu ; et aussi parce que j’avais été une bonne épouse ; j’avais donné tout mon argent ; et Djavid Pacha était devenu un haut fonctionnaire, un vali. C’était avant la Constitution. J’avais tant de douleur que je pleurais nuit et jour, et tous les soirs, je faisais querelle… Je voyais que mon mari ne m’aimait plus. Il n’était jamais content. Si je mettais des fleurs sur la table, il disait : « Pourquoi le couvert à la franque ? Je suis Turc ; je veux manger comme les Turcs… » Si je parlais de la philosophie, il me disait : « Est-ce que j’ai épousé une franque ? Si j’en avais voulu une, je ne t’aurais pas prise. » Et il caressait, devant moi, cette esclave qui n’était pas civilisée du tout.

» Oh ! chère amie, je ne pouvais supporter cela. Je n’étais pas une sauvage. J’étais instruite, plus que Djavid Pacha, et je souffrais dans ma dignité… Alors, je désire mourir. Je pense : « Il faut que ma mort soit utile à mon pays… » Et je vais au Comité : « Je veux mourir. Donnez-moi une mission. Donnez-moi de la dynamite. Je ferai sauter un grand konak. Et je mourrai pour la révolution. » Mais les gens du Comité n’ont pas voulu. »

Madame Ange essuie ses yeux et parle, en turc, à la dame de Salonique qui, dominée par l’habitude, a croisé ses jambes sur le divan. Elle comprend très bien la résolution de madame Ange, et moi aussi, je la comprends. Ah ! si l’on connaissait le secret des actions déconcertantes que commettent les femmes !… Héroïsmes, infamies, bizarreries, contradictions, décisions soudaines, extravagantes ou sublimes, tout ça, au fond, c’est des histoires d’amour. Quand une dame se jette tout à coup dans la dévotion, ou dans la politique, ou dans la charité, ou dans la galanterie, c’est peut-être parce que son Djavid Pacha, à elle, son époux adoré, l’a trompée avec la bonne !

« Enfin, il y a eu la Constitution, — dit madame Ange, — et nous avons changé de vilayet. Mon mari est un patriote, et un homme très honnête. Il ne vole pas. Il sert très bien le pays. Mais toujours, toujours, il aimait cette fille…

» Et moi, je me consolais en travaillant pour le progrès. Autrefois, un député, un membre du Comité, D… bey, m’avait appris la politique, la sociologie. Il me parlait à travers un rideau, car jamais aucun homme n’a vu mon visage, excepté mon premier mari et Djavid Pacha. Ce D… bey, il promettait la liberté pour tous, et pour les femmes. Car les femmes, elles ont beaucoup aidé les Jeunes-Turcs. Elles ont porté les papiers, les lettres, et même des revolvers. On ne peut pas toucher une femme, pas même lui parler, dehors, vous savez bien. Très commode pour révolutionnaires… Mais les Jeunes-Turcs sont très ingrats pour nous. Quand, après la Constitution, D… bey est venu faire conférence, dans notre ville, toutes ces dames y sont allées, et moi aussi. Et j’ai aussi fait conférence. Oh ! ce jour-là, chère amie, j’ai mis le pied dans la civilisation.

» Djavid Pacha a su cette chose de la conférence. Il était furieux. Et j’ai dit : « C’est la faute de D… bey. Il m’a poussée à parler. » Et D… bey a dit : « Ce n’est pas vrai. » Il a cessé de s’occuper des femmes et de les défendre, parce qu’il avait peur de n’être pas réélu. Et Djavid Pacha craignait aussi de perdre sa place. Il m’a dit : « Il ne faut plus écrire. » J’ai dit : « Je n’ai plus le bonheur. Je dois me consoler comme je peux. — Je te divorce, si tu continues à écrire… — Tu veux me divorcer parce que tu es l’amant de cette esclave, de cette misérable, de cette prostituée… Eh bien ! elle m’appartient, je la marierai et tu ne la verras plus… — Avant que tu la maries, je vous tuerai toutes deux… Et toi, va-t’en.. Par trois fois, je te divorce. »

» C’était fini. J’étais divorcée. La loi obligeait Djavid Pacha à me rendre ma fortune, mais elle lui permettait de garder notre fils, le seul qui reste de tous nos enfants. Mon mari m’a écrit : « Tu es riche et je suis pauvre. Je sais que tu peux réclamer l’argent, mais alors, moi, je n’aurai plus rien. Alors, je te donnerai le tiers de ta dot, parce que j’ai besoin du reste. » J’ai répondu : « Ça m’est égal. Je souffre trop. Je me moque de l’argent. Permets seulement que je voie mon fils… »

» Il a gardé mon argent ; il a gardé mon fils. Me voilà toute seule. J’ai le cœur brisé… Et quelquefois, je sens une haine terrible contre Djavid Pacha et cette esclave. Je pense : « Si je pouvais me venger, leur faire du mal !… » Et puis je pense encore : « Ça ne guérirait pas mon cœur. Ça ne me rendrait pas l’amour. » Et tout de même, au fond, j’ai une sympathie, une affection pour Djavid Pacha… Je ne voudrais pas qu’il fût malheureux ou malade… Je lui pardonne. Je ne peux pas le détester, chère amie. »

Madame Ange regarde le portrait de l’Holopherne barbu, et, les yeux humides, après un instant de rêverie, elle murmure :

« Il était beau, Djavid Pacha ! »

Madame Ange veut aller à Paris. Elle m’a demandé des renseignements sur les trains et les bateaux.

— Je n’irai pas seule, chère amie, parce que j’aurais honte des messieurs (sic). Je veux emmener ma petite esclave et mon vieux cuisinier arménien.

J’insinue que ce cuisinier, promu écuyer cavalcadour, sera peut-être plus gênant qu’utile. Il a soixante-dix ans et ne connaît pas le français.

— Ça ne fait rien. Je parlerai pour lui. Et je verrai tout, tout… bals, théâtres, concerts, Sorbonne…

— Et vous garderez le tcharchaf ?

— Je mettrai un cache-poussière et un petit voile comme à la campagne.

Elle demeure pensive :

— Prêtez-moi votre chapeau, chère amie, pour voir comment ça fait sur ma tête.

Elle met le chapeau cloche sur son bouffant bicolore et minaude devant la glace :

— Hé ! il me va bien.

Et tout à coup :

— Ah ! fermez la porte, chère amie ! Si mon esclave me voyait, elle dirait que je me suis faite chrétienne !

Fermer la porte ? Je veux bien, mais aucune porte ne ferme exactement, chez madame Ange. Celle de ma chambre, je dois la maintenir en mettant une chaise tout contre, le matin et le soir.

Madame Ange assiste à ma toilette. C’est, dit-elle, son devoir d’hôtesse de me servir. Elle m’a gentiment offert son propre linge, mais nous n’avons pas les mêmes mesures. Elle s’inquiète aussi, beaucoup, des fluctuations de la mode, de la longueur des corsets les plus récents, de la platitude des jupons. Elle porte même, aux chapeaux, un intérêt platonique.

Un jour, elle me parlait de ses malheurs et s’étendait en considérations philosophiques, quand, ayant passé la main sur mes genoux, elle s’interrompit :

— Je crois, chère amie, que votre robe n’est pas doublée ?

— Non, chère Mélek. Il y a deux ans qu’on ne double plus les robes.

— Comment, il n’y a pas de fond de jupe ?

— Pas de fond de jupe.

— Et moi, j’en ai un, — s’est écriée madame Ange en soulevant sa jupe de soie grise. — J’en ai un, avec des plissés. Oh ! je vais le faire enlever tout de suite !

Elle était contrariée, réellement. Elle avait un fond de jupe, lorsque les Parisiennes n’en portaient plus ! C’était un ridicule intolérable, — et pourtant madame Ange vit seule, et ne voit que des femmes, ses esclaves et son vieux cuisinier ! Elle n’a plus besoin de plaire.

J’ai souri, mais je ne peux pas reprocher à mon amie turque ce souci désintéressé qu’elle a de sa dignité corporelle. Elle soigne sa personne ; elle tâche d’être agréable à ses propres yeux, — et cela, c’est une marque de raffinement, de « civilisation », pour employer un mot qu’elle aime. Tant de ses compatriotes, à son âge, et délaissées, deviennent des masses de chair, sous d’informes caracos ! Mélek Hanoum veut rester femme, malgré son pédantisme innocent et elle a ri à mourir quand je lui ai raconté que les féministes révolutionnaires, à Paris, se coupaient les cheveux et portaient des vestons d’homme.

J’ai dit qu’elle tenait bien sa maison et que ce n’était pas un mérite commun à toutes les dames musulmanes. Il paraît que beaucoup d’entre elles laissent « tout aller », et que leur incurie et leur gaspillage compromettent la fortune du mari. C’est peut-être parce que la fortune du mari doit servir à l’entretien du ménage, celle de la femme demeurant intangible. Les caprices et les négligences de la hanoum ne lui coûtent rien et ne la compromettent pas personnellement. D’autre part, la précarité des unions, la crainte du divorce, enlèvent à l’épouse le sentiment de la stabilité du foyer, et, dans ces conditions, elle ne peut prendre conscience de ses devoirs domestiques, de sa responsabilité d’associée conjugale. La polygamie n’existe plus, ou n’existe que d’une manière exceptionnelle, mais la maîtresse entretenue au dehors a remplacé la concubine ou la seconde épouse qui faisaient partie de la famille. Le divorce est facile et fréquent. Pourquoi les femmes se priveraient-elles d’un plaisir, d’une robe ou d’un bijou, afin de ménager une fortune dont une autre, demain peut-être, profitera ?

Ne généralisons pas. Il y a des Turcs qui s’attachent strictement à leur épouse et qui trouvent en elle une fidèle amie. Mais ceux, très nombreux encore, qui ne voient en elle qu’une compagne de lit — souvent froide et passive — et une reproductrice résignée, ceux-là ne peuvent lui demander la haute et délicate tendresse, le réconfort, et même le bon conseil que l’Européen trouve à son foyer.

Madame Ange, qui, malgré ses légers défauts, est une créature excellente et dévouée, n’a pas été inutile à l’élévation rapide de Djavid Pacha. Après quinze ans de mariage, il lui a préféré une esclave jeune et fraîche, et il l’a renvoyée, sans enfant, presque sans argent. Pas un mot de regret. Pas un attendrissement sur le passé d’amour. Le mépris oriental de la femme a reparu dans ce pseudo-civilisé, dès que la femme est devenue une gêne, un devoir !

J’ajoute que ce divorce a été blâmé par tous ceux qui en ont connu la cause et les circonstances. Plusieurs dames turques, qui ne partagent nullement les idées révolutionnaires et philosophiques de Mélek Hanoum, m’ont dit : — C’est une exaltée, une imprudente. Elle nous a fait un grand tort, à toutes, par ses exagérations. Mais c’est une femme de cœur, et la conduite de Djavid Pacha a été odieuse.

La vie matérielle est simple et, je crois, peu coûteuse, chez mon amie. Sa petite villa, — sur le modèle courant de toutes les villas turques, — est très propre, très gaie, sans luxe. Il y a des meubles européens, mais c’est la manière de s’en servir qui n’est pas européenne !

J’occupe le seul lit de la maison, un lit en fer à barres de cuivre, qui a deux oreillers plats au chevet, et un troisième oreiller très long, contre le mur — souvenir du divan national. Les draps sont cousus à la couverture. La fenêtre est ornée de petits rideaux en cretonne bleu marine à fleurs, non pas coulissés sur des tringles ou plissés sur des anneaux, mais cloués à même le mur, par des pointes. Un portemanteau, deux chaises, une table ronde, soi-disant table à toilette, garnie d’objets hétéroclites, les ustensiles de toilette étant épars sous les meubles. Et la porte ne ferme pas !

Madame Ange n’a pas de lit. Elle couche sur un matelas, posé à même le parquet. Et la dame de Salonique couche aussi sur un matelas, dans le salon. Les matelas sont nomades. Ils émigrent de pièce en pièce, selon la fantaisie de la dormeuse.

Les deux serviteurs — la vieille pantalonnée ne compte pas — adorent leur maîtresse qui les traite avec bonté. La petite esclave fait un service qui n’épuisera pas ses forces, prématurément ! Elle se traîne, musarde, chantonne et rit à propos de tout. Comme les couturières, animées d’un génie infernal, ont imaginé des corsages qui s’agrafent dans le dos, je ne puis me passer de la collaboration de cette jeune personne dont jamais, jamais je ne prononcerai convenablement le nom ! Nous nous entretenons par gestes, et quand je lui demande du savon, elle m’apporte mes gants !

Le vieux cuisinier, — il a aussi un nom terrible en ian, — est un artiste que j’apprécie beaucoup. Il triomphe dans la préparation des beureks au fromage et des artichauts à l’huile. La cuisine turque rappelle la cuisine provençale ou italienne, moins l’ail. Je n’ai de répugnance que pour le pilaf au sucre et pour les dolmas froides. Ces feuilles de vigne farcies de riz et de raisins, imprégnées d’huile, ne me plaisent pas.

Madame Ange connaît mon amie Selma Hanoum et elle nous a réunies chez elle, un matin.

J’avais vu Selma Hanoum à Paris, il y a neuf ans, quand elle était arrivée, sans bruit et sans réclame, pour vivre auprès de son frère Ahmed-Riza bey et remplacer la famille lointaine.

Dans le salon peint à la chaux bleue, sur le divan de toile, nous sommes assises, côte à côte, tout attendries de nous retrouver là. Mon amie est toujours belle, plus belle dans ce long manteau de crêpe de Chine noir dont les plis amples ont tant de grâce et de majesté. Elle porte une espèce de toque qui soutient son voile et couronne royalement son front énergique et fier. Elle a de beaux yeux, un profil un peu court, très noble, et une curieuse manière de redresser son menton, de porter la tête en arrière, comme les chevaux de race « qui encensent ». Elle paraîtrait hautaine, si elle n’avait tant de charme.

J’aime tendrement et j’admire cette femme, supérieure à tant d’Européennes, vaillante, loyale et méconnue. Ce n’est pas une naïve comme Mélek Hanoum ; ce n’est pas une « désenchantée ». C’est un être d’action, de décision, qui a le sens des réalités et qui a même du bon sens tout court. Si la nature l’avait faite homme, Selma Hanoum eût tenu un rôle important dans l’histoire de son pays.

— Comme nos projets ont été changés ! Je voulais vous recevoir chez nous, à Makrikeuy… Et deux jours avant votre arrivée, il y a eu cette sédition des soldats…

Elle me raconte que ces événements ne l’avaient pas surprise. La dame de Salonique qui va partout, sait tout et devine tout, à l’abri du tcharchaf, avait aussi prévu la réaction, et elle était allée au Comité pour engager les Jeunes-Turcs à veiller sur l’état d’esprit des troupes et les manœuvres des hodjas. Mais on avait ri de cette fâcheuse Cassandre.

Le matin du 13 avril, Ahmed-Riza bey, comme d’habitude, était parti pour Stamboul, laissant à Makrikeuy sa sœur Selma et sa vieille mère malade. Quelques heures plus tard, Selma reçut un message incompréhensible pour elle : « Votre frère est en sûreté… » Elle comprit qu’Ahmed-Riza avait couru quelque danger. Peu après, un ami et une journaliste américaine, miss May de W…, vinrent lui confirmer la nouvelle. Entre temps, des soldats envahirent Makrikeuy et cernèrent la maison.

Selma Hanoum était restée seule avec sa mère, les servantes et miss de W… À travers les caffess ajourés, les deux jeunes femmes voyaient la bande hurlante des soldats qui criaient des menaces et des injures, et par un geste symbolique et sinistre, se passaient la main sous le menton, en imitant le va-et-vient d’un couteau dans une gorge ouverte. Dans le petit port tout voisin, une mouche à vapeur, sous pression, commandée par des amis dévoués, attendait les fugitives. Mais comment sortir ?

Je dis à Selma :

— Avec le tcharchaf et le voile, vous aurait-on reconnue ?

— Vous oubliez ma haute taille ! Je suis presque aussi grande que mon frère. Je suis peut-être la plus grande femme de Stamboul. Ah ! j’ai maudit cette stature imposante qui trahit mon incognito ! Une petite personne fluette glisse partout et passe inaperçue, mais une dame d’un mètre quatre-vingts ! on ne peut pas ne pas la voir ! Aujourd’hui encore, je n’ose pas aller dans les quartiers de fanatiques… On m’a tant calomniée !

Son regard, s’attriste. Elle murmure :

— Et pourquoi ? Jamais je n’ai excité mes compatriotes, mes sœurs, à commettre des imprudences. Jamais je n’ai cru que les réformes profondes des mœurs s’accompliraient en quelques mois. Est-ce un crime que d’avoir rêvé une organisation meilleure de l’instruction féminine, une protection légale plus efficace et le minimum de liberté indispensable au développement, à la dignité de créatures humaines ? N’est-ce pas ridicule et odieux, cette campagne qu’on a menée contre mon frère et contre moi, à propos des chapeaux que nous aurions commandés à Paris !

— Revenons à la journée du 14 avril. Comment êtes-vous sortie de la maison cernée ?

Elle reprend son récit. Tout d’abord, elle fit partir sa vieille maman qui ne se doutait de rien, et que les esclaves accompagnèrent, et elle demeura, avec miss de W…, dans le logis barricadé. Douze heures, elle entendit les vociférations des soldats ; douze heures, elle attendit le moment où les portes seraient forcées. Très calme, très pale, elle avait pris un revolver

— Jamais ces brutes ne m’auraient eue vivante.

Enfin, la nuit venue, elle se déguisa en pauvresse, franchit le mur du jardin, traversa une maison inhabitée, et s’en alla vers le port, une lanterne à la main, la taille courbée, avec la démarche d’une vieille femme boiteuse. Ses amis la reçurent à bord de la mouche qui cingla aussitôt vers la côte d’Asie.

Selma, sauvée, dut rester cachée pendant de longs jours. Ahmed-Riza bey que l’on disait à Salonique, ou à l’ambassade de France, s’était réfugié simplement dans une maison de Stamboul, en plein quartier de mutins, d’espions et de réactionnaires.

Le jour de l’émeute, il avait été presque seul à conseiller la résistance, mais son avis n’avait pas prévalu. Quand on lui annonça la mort du ministre de la Marine tué à sa place, par des assassins mal informés, il dut penser à sa sûreté. Aucun déguisement n’était possible. Mais le président de la Chambre, figure connue et caractéristique, s’avisa d’un stratagème bien simple : il mit des lunettes noires, et attacha un mouchoir en bandeau sous son menton, sur les oreilles, comme un homme qui souffre des dents. Et sans plus de précautions, il put gagner sa retraite.

Selma Hanoum m’avait dit :

— Nous habitons tous, provisoirement, chez mon beau-frère, tout près d’ici. Venez ce soir. Vous trouverez mon frère qui désire vivement vous parler. Mélek Hanoum vous accompagnera. Vous mettrez un tcharchaf, ce sera très amusant… Nous ferons une surprise à mon frère.

Cette idée de déguisement enchante madame Ange et la dame de Salonique. Malgré leurs théories sociales et leur philosophie, elles s’amusent d’un rien, et adorent les plaisanteries, les comédies, les farces de pensionnaires.

Après dîner, madame Ange a fait apporter un tcharchaf. La jupe de soie noire est assez longue, mais trop large à la ceinture ; il faut l’adapter avec des épingles anglaises. L’esclave au nom impossible tient un miroir que sa gaieté mouvementée déplace constamment. Madame Ange pose la voilette noire sur mes cheveux, serre un ruban et dispose le capuchon sur la voilette. Une autre épingle le fixe sous mon menton. La voilette relevée, je me regarde au miroir. Cette petite dame endeuillée, cette espèce de religieuse, c’est mon nouveau moi. Bonjour ! Je suis bien aise de vous connaître, fausse hanoum !

Mes amies sont dans un délire de joie.

Madame Ange me dit de marcher autour du salon. Et elle s’écrie :

— Non, chère amie, ce n’est pas ça du tout. Vous marchez trop vite. Vous n’êtes pas convenable. Il faut aller à petits pas, en minaudant.

La dame de Salonique défait ses tresses pour la nuit. Elle va coucher dans le salon sur un matelas. L’esclave et Mélek Hanoum se sont transformés en fantômes noirs, et nous descendons. Le vieux cuisinier, portant une énorme lanterne, nous précède.

La nuit est tiède, transparente, sucrée par les acacias. Pas une âme dans les rues. Nous marchons avec une lenteur de canes et je connais enfin les sensations que donne le costume turc. La jupe m’embarrasse ; le tulle baissé m’aveugle. Je maudis les pavés pointus et pose mes pieds avec circonspection.

Madame Ange a relevé son voile. À la campagne, la loi souffre quelques licences. Les dames sortent après le coucher du soleil, et le jour elles s’habillent d’un léger voile blanc et d’un cache-poussière affreux… Mais je n’ose pas imiter Mélek Hanoum. Si quelqu’un me regardait, je prendrais malgré moi, un air de gravité bête ou j’éclaterais de rire…

Voilà justement le veilleur de nuit. Il passe, lent et pacifique, frappant le pavé de son bâton et le choc régulier se répercute dans la petite ville sonore, dont les maisonnettes semblent vibrer. Jardinets devant les façades, grilles, perrons minuscules, rues plantées de jeunes platanes, on dirait une station balnéaire, un « petit trou » déjà cher, de nos plages du Sud-Ouest français. Les maisons, dans la pénombre, ont un air de faux chalets suisses ou normands et madame Ange, l’esclave et moi, suivant le cuisinier solennel, nous pourrions être trois dames économes qui s’en vont à pied, au Casino, enveloppées de mantes noires en guise de « sorties de bal ».

Pan !… pan !… le veilleur de nuit s’éloigne. Derrière les stores de bois ou de toile, quelques lampes brûlent, mais aucune rumeur, — rire de jeune fille, pleurs d’enfant, gamme appesantie sur le piano, — aucun des bruits familiers de nos rues et de nos soirs, ne révèle, ici, la vie cachée.

Nous allons, et nous nous trompons de chemin, une fois, deux fois… Ces rues, sans noms apparents, se ressemblent toutes.

Enfin, voici la maison d’O… pacha, assez grande, sur le modèle classique des maisons de Stamboul… Des lueurs vagues dessinent les claires-voies des volets. Le cuisinier s’écarte, et la porte du haremlik s’ouvre pour nous.

Il y a un escalier à double course, au fond du vestibule, et, rangées au bas de l’escalier, des esclaves en robes roses, en toquets roses, qui s’avancent, se courbent et baisent l’ourlet de nos jupes. De jeunes femmes rieuses s’appellent, au premier étage ; on voit passer des robes claires, en froufrous rapides. Une étrange personne, vêtue d’habits modestes mais extravagants, coiffée de travers, avec un tas de mèches qui sortent de son toquet, une personne maigre, laide et hilare, a saisi le parapluie de Mélek Hanoum. Voilà qu’elle met sur son épaule ce parapluie, comme un fusil, et elle simule le soldat qui monte à l’assaut.

Vraiment, je n’avais pas prévu cette dame, dont chaque mouvement excite la gaieté des esclaves. Est-ce une parente pauvre dont l’esprit est un peu dérangé ? Un mot de Mélek Hanoum m’avertit. Je me souviens que miss May de W… m’avait dit :

— Vous trouverez chez 0… pacha, un personnage naguère important dans les harems, et qui devient rare : une « femme-bouffon », une amuseuse… Ces femmes-bouffons sont très souvent des veuves sans fortune, qui vont, de famille en famille, égayant les musulmanes recluses, par des danses, des chansons, des récits. Elles colportent les nouvelles, aident parfois aux intrigues, et sont les vivantes gazettes de tout le monde féminin. Les hanoums les traitent en amies, et les gardent des semaines et des mois entiers, jusqu’à ce que le répertoire des drôleries s’épuise. Alors, la femme-bouffon va divertir d’autres ennuyées. Mais à mesure que les dames, mieux instruites, cherchent un plaisir plus personnel dans la musique ou la lecture, la vogue des amuseuses décroît.

Avec force grimaces et contorsions, la femme-bouffon nous précède, brandissant le parapluie et lançant la jambe comme un soldat bien entraîné. La maison est disposée à la vraie manière turque, et comporte un haremlik et un sélamlik séparés. C’est dans le salon du haremlik que toute la famille du pacha est réunie, et les sœurs et belles-sœurs, blanches, roses, bleues, nous attendent sur le palier, pour nous introduire. Autour de moi, c’est un babillement, doux et joli, que je voudrais bien comprendre, et qui me rend confuse tout à coup. Je maudis ce déguisement inventé par Mélek Hanoum, et j’ai grand’peur d’être ridicule. Je ne vois pas mon amie Selma. Ses sœurs gracieuses m’entourent en riant. Elles insistent : « Oui, oui, il faut entrer au salon avec le tcharchaf, — ce sera très drôle… » On a dit à Ahmed-Rizabey que j’étais trop lasse pour sortir et que Mélek Hanoum était venue. avec une amie. L’une des jeunes sœurs me prend la main, m’attire.

Un grand salon, luxueux et chaud, vivement éclairé, des bois dorés, des soieries… Sur le divan, entre deux fenêtres, une dame âgée, au visage énergique, intelligent, bienveillant, sous le réseau des rides fines. C’est l’âme de la maison, la mère et l’aïeule très chérie, divinité familiale qu’entoure un culte pieux. Ses filles et petites-filles sont tendrement groupées autour d’elle, et à quelques pas, son fils, debout, accueille les visiteuses.

Il les accueille… Comprenez bien ! Il ne s’avance pas pour leur serrer ou leur baiser la main, comme autrefois, à Paris. Il est redevenu turc, mon ami Ahmed-Riza bey, et il a l’attitude réservée, indifférente, des hommes de son pays. Il ne lève même pas les yeux. Sans doute, ça l’ennuie, cette visite indiscrète, et je me flatte qu’il est un peu déçu. Un instant, à travers le masque de tulle épais, je l’observe, comparant le président de la Chambre ottomane à cet Ahmed-Riza bey que j’ai connu autrefois, dans un humble logement de la place Monge. Il publiait alors le Mechveret. Il fréquentait les cénacles positivistes. On disait de lui : « C’est un honnête homme, un patriote, un proscrit. » Il était sympathique, à cause de son exil, de sa probité, de sa pauvreté fière, de son grand air de calife philosophe ou de roi mage encore jeune. On disait aussi : « C’est un rêveur. » Et cela paraissait tout à fait charmant qu’il fût un Turc, un vrai Turc. Je me rappelle l’avoir rencontré à un bal costumé, chez un peintre. Il y avait des Turcs, à ce bal, des faux Turcs. Lui, Ahmed-Riza bey en frac, semblait le seul Parisien de toute la bande, mais, sérieux imperturbablement, il avouait l’espèce de dégoût que la danse, le décolletage et les travestissements lui inspiraient. Et alors on comprenait qu’il n’était pas Parisien du tout, mais Turc, dans le sang et dans l’âme.

Il n’est pas moins grave qu’autrefois ; il est beaucoup plus majestueux, très « Président de la Chambre », avec ses cheveux taillés en brosse, sa barbe en pointe, ses larges yeux clairs. Seulement, la barbe et les cheveux ont blanchi ; les joues pâles se sont creusées, le regard est plus vague, le sourire découragé. On sent que cet homme est mal réveillé encore d’un cauchemar douloureux.

Une des sœurs, passant derrière moi, lève mon voile… Ahmed-Riza bey m’a reconnue ! Sa figure s’éclaire de surprise amusée. Il me tend les mains et s’exclame…

Il n’est pas choqué du tout, et même il se dit charmé de me revoir dans ce costume qu’il aime, dans ce costume sévère, mystérieux et point messéant que je ne critiquerai pas, plus tard, en France, puisque je l’aurai porté par plaisir. Je promets de n’en jamais dire de mal. J’assure que j’ai, grâce à lui, une âme presque turque, et les jeunes femmes déclarent qu’il faut me donner un nom oriental : Haïdié ou Leïla… Ahmed-Riza bey qui se prête à ce jeu, propose Leïla, un très joli nom qui signifie « crépuscule ». Je suis madame Crépuscule, pour quelques heures. Les sœurs, les esclaves en robe rose, collées au mur et attentives, s’amusent infiniment, et la femme-bouffon est stupéfaite. Elle n’avait pas préparé cette comédie-là !

Mais, après nous être égayés, si puérilement, nous commençons à causer de choses sérieuses, et le sourire d’Ahmed-Riza bey s’efface. Il me parle de la contre-révolution qui a mis à néant ses projets très chers. Bien qu’il ne m’apprenne rien de nouveau, je comprends ses raisons de tristesse. Il rêvait que la Turquie évoluerait pacifiquement, aisément, dans le parfait accord de tous les citoyens. L’émeute du 13 avril l’a désillusionné, comme tant d’autres, et il voit maintenant les énormes difficultés qui ne découragent pas, certes, mais qui préoccupent justement les patriotes Jeunes-Turcs.

Lui, en particulier, s’intéressait à l’éducation du peuple, à l’éducation de la femme. Il voulait fonder un lycée de filles, et déjà il avait obtenu du Sultan un magnifique konak. Ses intentions ont été dénaturées, ses projets rendus impopulaires.

— Vous connaissez l’histoire des chapeaux ?

— Oui, je la connais. Elle est caractéristique.

— Et l’on a prétendu que nous voulions dévoiler les femmes !… Vous savez à présent combien j’aime ce costume national, ce sombre uniforme féminin, qui, après tout, n’est pas incompatible avec le développement moral et intellectuel.

J’ose dire :

— Pas avec l’exercice physique, car il est bien gênant pour marcher, le sombre uniforme féminin. Nos robes trotteuses sont plus commodes sur vos horribles pavés. Cela m’amuse de porter le tcharchaf, un soir, mais si je devais le garder toujours, je le prendrais en grippe.

— Voilà pourtant une dame. Européenne comme vous, qui l’a librement pris, en se mariant, et qui a pris, avec le tcharchaf la foi musulmane. Ma mère était chrétienne. Elle a voulu partager les croyances de son mari.

Je regarde la sereine et bienveillante vieille dame… Quoi ? Une chrétienne ? Une Européenne ? Elle est devenue mahométane par amour ? Elle a renoncé à la liberté, à la société, à la langue, à la religion même de ses ancêtres… Elle a dit, à l’époux, les paroles de Ruth à Noéimi :

« Ton pays sera mon pays ; ton Dieu sera mon Dieu. »

C’est très touchant, très beau, mais tout de même un peu terrible… Pauvre dame vénérable et douce, elle a dû souffrir souvent, non par regret de son courage, certes, puisqu’elle aimait, mais parce que la destinée lui a réservé bien des épreuves. Elle a vécu dans l’ombre de la tyrannie ; elle a vu son fils, sa fille partir pour l’exil peut-être éternel ; et, après la revanche inespérée, après le triomphe, elle a vu ce même fils, cette même fille menacés de mort.

Comme je regrette de ne pouvoir lui parler ! Elle ignore le français, et je ne comprends pas l’allemand. Ahmed-Riza bey traduit nos compliments réciproques. Et l’heure coule… Nous n’avons pas dit la moitié de ce que nous voulions dire, et Mélek Hanoum m’avertit qu’il se fait tard, et que l’état de siège existe encore dans la banlieue de Constantinople.

Quand reverrai-je Ahmed-Riza bey, et comment le reverrai-je ? Le hasard nous a toujours rapprochés en des circonstances si singulières : le bal costumé, le cénacle positiviste, le petit appartement de la place Monge, et maintenant ce harem d’O… pacha !… Je lui demande :

— Ne souhaitez-vous pas revenir en France, revoir vos amis ?

— Plus tard… Je ne suis pas libre… Je ne m’appartiens plus. Ma tâche est très lourde, et je me dévoue absolument à l’accomplir. Dites pourtant à mes amis et surtout à mes camarades positivistes que je garde les idées, les convictions qui leur sont chères. Vous reviendrez ici, vous ; et peut-être vous verrez des choses nouvelles.

— Leïla… C’est un très joli nom, Leïla ! — dit madame Ange, quand nous nous retrouvons dehors, avec la petite esclave et le cuisinier arménien. Dire à une dame qu’on veut l’appeler Leïla, c’est lui faire un compliment, parce que Leïla représente la femme aimable et aimée. Savez-vous, chère amie, la légende arabe de Leïla ?

— Non, mais je la saurai tout à l’heure, chère Mélek, parce que vous allez me la conter.

— Eh bien, il était une fois un jeune prince…

La nuit est bleue ; le parfum des acacias palpite au souffle de la mer. La lanterne balancée du vieil Arménien agite sur le pavé des reflets jaunes, des ombres falotes. Toute noire entre mes compagnes noires, fantôme parmi ces fantômes, j’écoute l’histoire poétique, amoureuse et compliquée où l’amant chevaleresque et l’amante fidèle se perdent, se retrouvent, et meurent ensemble, après mille aventures merveilleuses. Mélek Hanoum conte comme Shéhérazade, avec grâce, avec minutie, avec lenteur, je devine, à travers le français pénible et incorrect, tout le charme du beau récit qu’elle ferait, si je savais le turc, car elle doit parler très joliment, Mélek Hanoum, en vraie poétesse… Un homme tourne à l’angle d’un carrefour. Il passe tout près de nous. Il nous frôle presque et grommelle. Et quand nous sommes rentrés dans le salon peint à la chaux bleue, où la lampe file, où la dame de Salonique, demi-vêtue, fume accroupie sur un matelas, la petite esclave nous dit :

— Quand il a entendu que vous parliez français, cet homme, il a dit : « Voilà des femmes que l’on devrait embrocher… »

Madame Ange est pâle de terreur rétrospective.

— Vous voyez, chère amie, comme le peuple est animé contre nous… Oh ! tout ça, c’est la faute des réactionnaires, des fanatiques, des méchants hodjas, pas civilisés du tout !

Elle soupire et conclut par cette phrase extraordinaire :

— Nous aurons liberté quand on aura tué tous les hodjas comme on a tué tous les curés à Paris.

!!!

Quelques figures de dames turques.

Madame L… pacha. Une grande jeune femme presque blonde, au teint de fleur, aux larges yeux de ce gris nuancé qui verdit dans l’ombre et bleuit à la lumière. Le profil aquilin, très délicat, rappelle un peu celui de la belle actrice parisienne Andrée Mégard.

Cette jeune femme reçoit dans le cabinet de travail de son mari, — une pièce petite et sobre, de style moderne viennois, — car L… pacha a supprimé dans la maison la division traditionnelle en haremlik et sélamlik.

Le beau visage, la robe d’intérieur rose, garnie de guipure et de velours noir, le langage pur, aisé, sans accent, me font penser à la Djénane de Pierre Loti. Mais Djénane, paraît-il, était une créature à demi chimérique et les dames de Stamboul lui refusent toute existence réelle… Madame L… pacha sourit doucement quand je lui parle d’une ressemblance physique avec la romanesque Désenchantée.

— Des Désenchantées ? Il y en avait quelques-unes à Stamboul, et ce n’étaient pas les plus intéressantes parmi mes compatriotes. Le livre de Loti en a fait éclore des douzaines. Oui, beaucoup de dames ont appris qu’elles étaient fort malheureuses. Elles ne s’en doutaient pas, avant d’avoir lu le roman. Pour moi, je me contente de ma destinée… Chacune de nous porte son bonheur en elle-même.

— Vous êtes sage et sensée, madame, et je devine que vous êtes heureuse. Sans doute votre caractère s’est adapté aux conditions nécessaires de votre vie, mais ces conditions auraient pu être très pénibles, très opprimantes. Et vous auriez lutté peut-être, et souffert, avant de vous résigner.

— Je suis heureuse, — répond madame L… pacha, — et il m’a été facile de l’être, parce que j’ai épousé un homme intelligent et bon qui m’a traitée en vraie compagne, en amie. J’ai plusieurs enfants et je m’occupe de leur éducation. Enfin, je lis, je reçois des amies, j’espère voyager un peu.

— L… pacha est donc un mari exceptionnel ?

— Peut-être.

— Il est libéral ; il vous respecte ; il a confiance en vous. Mais vous laisserait-il sortir sans voile ?

— Oui, certes, si je n’avais pas à craindre la fureur de la populace.

— Admettrait-il chez lui, chez vous, ses amis ?

— Il les admet. Nous ne racontons pas à tout le monde cette infraction aux antiques convenances, mais nous recevons, ici, qui nous plaît.

— Alors, vous vivez presque à l’européenne ?

— Ce serait trop dire. Nous transigeons avec les coutumes, nous tournons les difficultés. Il est bien dangereux de se poser en révolutionnaire. D’ailleurs, je sors très peu ; je ne me mêle pas de politique, je suis vieux jeu sous bien des rapports.

Je demande à madame L… pacha ce qu’elle pense de la vie des Européennes telle que les romans la décrivent.

— C’est une vie bien fatigante ! Et toutes ces histoires de passion, cela fait peur.

— La passion est de tous les pays, et l’on prétend qu’à Stamboul même, il y a des amants heureux et des maris infortunés.

— C’est possible, mais il y a de bons ménages en Turquie, et peut-être aussi en France.

— Il y en a en France.

— Beaucoup moins qu’en Turquie !

— Quelle idée ! Les Françaises choisissent leur mari ou, tout au moins, sont choisies par lui. Les fiancés se connaissent avant le mariage…

— Ils se connaissent ? — Un sourire d’ironie légère errait sur les lèvres de madame L… pacha. — Ils se connaissent tant que ça ? Ils ne montrent pas une façade apprêtée et trompeuse ?

— Il est vrai que toutes les fiançailles comportent une comédie réciproque, volontaire et inconsciente.

— Allez, vos fiancés de France s’ignorent, tout comme s’ignorent les fiancés turcs. Et ils se marient au petit bonheur.

— Ils ont pourtant l’illusion de la liberté, du choix de l’amour. Cela fait une grande différence à leur avantage. La jeune fille éprouve le plus vif, le plus doux sentiment de fierté, pendant cette courte royauté des fiançailles. Elle reçoit l’hommage du désir de l’homme, qui demande ou feint de demander l’amour comme une faveur suprême. Elle sent sa dignité, sa jeune puissance, son prestige féminin. Les souvenirs de ces heures mettent une lumière dans sa vie qui sera, peut-être, grise, triste et déçue…

— Nous autres, nous ne connaissons pas l’amour, tel que vous le ressentez, — tel que vous le recherchez, dit gravement madame L… pacha. — Nous souhaitons aimer le mari qu’on nous destine ; nous nous attachons souvent à lui, par une grande et forte affection… Mais l’amour… la passion ?… Nos enfants seuls nous inspirent une tendresse passionnée. La maternité est le seul amour permis que nous goûtions dans sa plénitude.

— Cependant madame Ange et Djavid pacha ?…

— Oh ! c’est un bel homme, Djavid pacha.

et Mélek Hanoum est sensible à la beauté !… Et puis, elle a tant d’imagination !… Quand on a besoin d’aimer, on aime ce qu’on a.

Cette jeune femme est bien sceptique.

Sans doute, elle a raison. Il n’y a aucun rapport entre l’amour sentimental que rêvent les femmes françaises, et l’amour que ressentent les femmes turques. Dans le mariage turc, le petit roman conjugal commence par la fin. La possession, ou du moins le droit de posséder, précède la naissance et l’échange du désir. La femme, même respectée par un mari délicat, se sait conquise d’avance. Le don de sa personne, ne fût-il pas réclamé le soir même de noces, est obligatoire dans un délai plus ou moins court. Et cela suffit pour fausser les relations sentimentales, pour modifier essentiellement l’attitude des époux. Après, oui, la nature et l’accoutumance créent des liens solides. Mais l’heure de l’amour est passée et ne reviendra plus. La logique de l’instinct disposera plutôt la femme à s’éprendre de l’inconnu qui passe, et qui regarde le voile soulevé, comme par hasard ; l’inconnu qui risquera sa vie pour un billet, pour une fleur, pour un périlleux rendez-vous, car la femme veut être désirée, méritée, conquise…

Madame L… pacha, qui a de l’esprit, devine ma pensée, et comme son orgueil lui défend tout regret apparent, elle déclare :

— Tant mieux que nous soyons délivrées du risque de l’amour. Il cause trop de désordres et de souffrances.

Oui… Les raisins sont trop verts, chère madame L… pacha !

Autre cloche, autre son. C’est une jeune fille qui se plaint, une jeune fille riche et jolie. Elle se plaint en très bon français, et maudit le tcharchaf qu’elle dispose sur sa robe printanière.

— Horrible costume ! Je le déteste !

Pourtant, la jupe de soie noire bien ajustée, le capuchon court qui laisse deviner les bras et la ceinture, donnent à la brune Éminé une grâce provocante d’Espagnole.

Sa mère, belle personne de quarante ans, sereine et douce, surveille la toilette de la petite révoltée.

— Ta voilette est trop transparente ; tes cheveux sont trop bouffants. Cache mieux tes bras, et surtout ne quitte pas la voiture. Les marchands de légumes t’insulteraient.

— N’est-ce pas odieux ? me dit mademoiselle Éminé. Les gens du peuple ont le droit de nous surveiller dans la rue. Ils ne s’en privent point. L’autre jour, je passais, avec une amie, dans une rue de Péra. Un vendeur de salades a grogné derrière nous : « On les déchirera, ces tcharchafs ! » Pendant la semaine de la contre-révolution, le veilleur de nuit est venu chez nous, et a déclaré aux esclaves : « Que vos maîtresses fassent attention ! Si elles portent des tcharchafs indécents et si elles se coiffent comme les infidèles, en montrant leurs cheveux, elles auront affaire à nous ! » Voilà notre liberté, dans ce pays qu’on dit libre ; Jeunes-Turcs ou Vieux-Turcs, ils nous persécutent également.

— Tu exagères, mon enfant, dit la mère. Vous autres, jeunes filles, vous voulez la liberté tout de suite. Les hommes ont mis trente-trois ans à l’acquérir ! Soyez patientes. Le fruit n’est pas mûr. Il mûrira…

— S’il est mûr quand nous n’aurons plus de dents, nous serons bien avancées, maman ! La belle consolation que tu me donnes ! Peut-être, dans cinquante ans, on supprimera le tcharchaf. Ce sera fort bien, pour mes petites-filles, mais pour moi ? Je serai vieille et laide, moi, dans cinquante ans !

— Eh bien, mademoiselle, vous aurez mérité, par votre obéissance aux lois religieuses, une place dans le paradis.

— Dans le paradis de Mahomet ! Il n’y aura que des hommes. Même dans l’autre monde, les femmes seraient… comment dites-vous ? « roulées ».

— Vous n’êtes donc pas bonne musulmane ?

— Hum !… N’insistez pas… Et d’ailleurs, on sait pourquoi le Prophète a imposé le voile aux femmes ! Il avait vu la femme d’un ami et il l’avait trouvée trop charmante. Il la contraignit à divorcer et l’épousa. Mais après, il se dit : « Si un autre homme voit ce beau visage, il fera ce que j’ai fait. » Cette idée lui était désagréable infiniment. Alors, pour n’être pas trompé, il fit voiler sa femme et toutes les femmes des autres. Croyez-vous qu’elle soit très édifiante, cette histoire-là ?


Mai.

— Les femmes ne sont pas seules à se plaindre, me disait hier Adrien B… Quelques jeunes hommes, élevés en Europe sont peu satisfaits du mariage que leurs parents arrangent, à la mode turque. Ils épousent des Européennes, ce qui ne va pas sans risques et sans déceptions. Ou bien, ils font comme mon ami Hassan bey.

— Racontez-moi l’histoire de votre ami Hassan bey.

— Hassan bey est employé dans une grande administration. Il a fait ses études en France, et il a senti, vivement, le charme de la société féminine. Quand il a du se marier, — voilà deux ans bientôt, — j’ai cru qu’il épouserait une Occidentale ou une jeune fille turque très moderne, très francisée. À ma grande surprise, il choisit, ou plutôt laissa choisir par sa mère une fillette de dix-neuf ans, élevée à l’ancienne mode, très pieuse, très docile, et sachant tout juste lire et écrire.

Un mois après les noces, Hassan bey fut envoyé à Paris pour les affaires de l’administration. Il y demeura près d’une année, et je l’y trouvai pendant un congé que je pris. Sa petite femme lui avait donné un fils, qu’il ne connaissait pas encore. Il se réjouissait de la revoir et m’emmena un jour, chez Paquin, pour commander des robes qu’il voulait emporter. Nous revînmes presque en même temps. Hassan bey et les robes de Paquin furent reçus avec amour par la nouvelle jeune mère qui avait été si peu jeune épouse. Toute la personne d’Hassan exprimait la satisfaction intime de l’homme qui s’est installé dans la vie comme dans un bon fauteuil à sa mesure.

J’aime tendrement Hassan bey, et il a pour moi une affection fraternelle. L’autre jour, après avoir dîné avec moi, il me dit :

— À ton tour, tu dîneras avec moi, mais non pas au restaurant, chez moi, à la campagne.

— Chez toi ?

— Je veux dire chez nous. Tu es presque mon frère. Je n’ai pas de préjugés, et ma confiance en toi est absolue. Tu dîneras avec ma femme.

Cette proposition d’Hassan bey était plus qu’audacieuse : elle était, au point de vue des convenances musulmanes, sacrilège et abominable. Je me défendis, par scrupule :

— Es-tu sûr que ta femme y consentira ?

— Ma femme n’a pas d’autre volonté que la mienne.

— C’est fort agréable pour toi, mais elle sera peut-être gênée… Elle gardera son voile, naturellement.

— Elle paraîtra devant toi le visage découvert et la tête nue comme une Française.

Hassan bey ajouta :

— Mon cher, tu n’as pas compris les raisons de mon mariage. Je ne suis pas de ces faux libéraux qui redeviennent fanatiques dès qu’ils rentrent dans leur harem. Je n’ai pas de harem : j’ai un foyer. En prenant une femme, j’ai voulu avoir une compagne. J’aurais pu demander une de ces demoiselles bien modernes qui parlent français, lisent des romans, et ne sont ni Turques, ni Franques. Mais j’ai redouté leurs prétentions, leur pédantisme, leurs caprices, la vanité qu’elles tirent, bien à tort, d’une instruction superficielle. Alors, j’ai prié ma famille de me chercher une jeune fille toute simple, naïve, ignorante, une « oie blanche », comme on dit dans ton pays. Et j’ai décidé de faire moi-même son éducation.

» Ce sera long, c’est malaisé, mais c’est intéressant. Je n’ai pas de mérite : je travaille pour moi. Ma femme n’est pas un génie, mais elle n’est pas sotte ; elle a de la bonne volonté. Et puis elle m’aime… Elle m’aime avec fierté, avec gratitude, avec soumission. J’avais pensé à l’emmener en France. Je me suis avisé qu’elle ne pourrait me suivre à chacun de mes voyages, et que sa vie de recluse lui semblerait plus pénible par le contraste avec ses souvenirs. Aussi l’ai-je laissée à ses devoirs maternels.

J’admirai l’égoïsme ingénieux d’Hassan bey et j’acceptai son invitation.

— Devrai-je porter un fez ?

— Inutile. Nous habitons à la campagne. J’enverrai à la gare un gamin qui te conduira chez nous.

Le dimanche suivant, je me présentai à la villa d’Hassan bey. Mon ami me fit entrer dans un petit salon où sa jeune femme, confuse et rougissante, attendait ma visite. Par le truchement du mari, nous échangeâmes quelques politesses, mais la conversation languissait un peu. Un grand bruit, au-dessous, inquiéta soudain mes hôtes. Ils me laissèrent seul, un moment, et reparurent, lui riant aux éclats, elle consternée.

— Mon ami, déclara Hassan bey, je t’ai dissuadé de mettre un fez. J’ai eu tort : nous sommes menacés d’une catastrophe domestique. La cuisinière qui t’a vu, refuse de te servir à déjeuner. C’est une vieille paysanne, très fanatique, qui a nourri ma femme et qui est un peu servante maîtresse. Elle me menace des foudres d’Allah, et me traite d’impudique, parce que je te montre ma femme « toute nue », c’est-à-dire « tête nue ». Je te prie de patienter quelques minutes. Je vais persuader cette mégère…

Je restai donc avec la jeune femme, pendant que mon ami morigénait la cuisinière. Il nous avertit enfin que l’irascible musulmane consentait à préparer la nourriture du giaour. Et nous passâmes dans la salle à manger. La vieille apporta un plat qu’elle me servit à bout de bras, en détournant la tête. Elle était empaquetée et voilée hermétiquement, mais Hassan bey me dit :

— Elle te surveille, et fait une moue horrible en te regardant.

Dans l’après-midi, après une amicale conversation, Hassan voulut prendre du café. Ce fut le signal d’un nouveau drame. La vieille qui s’était désemmaillotée pour laver sa vaisselle, refusait de se vêtir et refusait aussi de me révéler son visage. Hassan bey redoubla d’éloquence, et déclara qu’il prenait tout le péché pour lui et que lui seul en rendrait compte au jour du Jugement.

Alors, la vieille fit le café ; mais elle ne se résolut pas à montrer ses charmes à l’infidèle. La porte du salon s’ouvrit, et nous vîmes un être étrange s’avancer, portant un plateau. Cet être avait des jambes nues jusqu’au genou ; un énorme pantalon, en indienne rayée, enfermait ses cuisses opulentes. Les outres de sa poitrine ballottaient sous une mince camisole, — et le visage était voilé jusqu’aux yeux !

Ainsi, la cuisinière d’Hassan bey concilia sa pudeur farouche avec les devoirs pénibles de son état et le mépris que je lui inspirais. Je regagnai la gare sans encombre, mais je suis confondu encore de l’imprudence de mon ami. Quelques mots de cette cuisinière fanatique auraient suffi pour ameuter les voisins, et que fût-il arrivé d’Hassan bey, de sa femme et de moi-même ?

Assises dans une araba de campagne, le seul véhicule que nous ayons trouvé, nous allons, Mélek Hanoum et moi, à Gueuz-Tépé, chez Fatmé Alié Hanoum, la romancière.

La campagne, sous le ciel bleu, est plate, humide, verte, avec des maisons blanches à toit rouge. Paysage simplet en quatre couleurs franches, aquarelle enfantine où la mer apparue au bout des chemins blancs est un large trait d’indigo sombre. C’est le matin qui donne aux choses ce caractère naïf, cette fraîcheur mouillée. À midi, sous le soleil vertical, elles reprendront leur figure d’Orient leurs teintes atténuées par la trop grande lumière.

Matin de printemps, printemps d’Asie, douceur dans la douceur, je vous respire au passage et je me rajeunis en vous. J’ai posé le capuchon noir et le voile. Ma vie de fausse Turque va finir. Aujourd’hui même, je rentre à Stamboul.

L’araba où nous nous tenons accroupies, jambes croisées, sur un long matelas, ressemble à un petit corbillard qui aurait des rideaux de toile rayée et dont le bois serait peint de vives guirlandes de fleurs. Le cocher n’a point de siège. Assis sur l’extrême bord de la voiture, les pieds appuyés aux brancards, il chantonne sans s’occuper de nous ou siffle pour exciter son cheval.

Je devais bien cette visite à Fatmé Alié qui est très célèbre. Et puis le type de la femme de lettres turque manquait à ma collection. La curiosité m’attire donc autant que la sympathie confraternelle.

Ses compatriotes — les hommes même — ont loué devant moi le talent de Fatmé Alié, sa délicate sentimentalité, son style clair et poétique. Elle a publié de nombreux ouvrages. Deux seulement ont été traduits en français : Musulmanes, — étude sur la vie intime des femmes turques, — et Oudi (la joueuse de luth).

Des qualités littéraires de l’écrivain, rien n’est resté dans les traductions que je viens de parcourir, traductions déplorablement lourdes, qui offensent à la fois l’art, la logique et la grammaire. Si Fatmé Alié connaissait à fond la langue française, elle garderait une rancune éternelle à ses traducteurs. Malgré les gaucheries de la transcription, la sentimentalité se révèle, un peu surannée pour nous, un peu larmoyante, à la mode de 1820. Quant aux idées de l’auteur, elles sont très sages, plus sages que hardies, et ne mettent en péril ni la société, ni la religion. Fatmé Alié est une pieuse musulmane, qui vénère le Prophète, qui a lu et étudié le Coran dans le texte, et qui est savante en théologie comme un hodja.

Son roman, la Joueuse de luth, passe ici pour un chef-d’œuvre. Que n’ai-je pu le lire dans le texte original ! Assurément, les grâces du style lui doivent ajouter un charme que je ne soupçonne pas.

L’affabulation est simple. Nous avons vu ce sujet traité par de nombreux écrivains. Nous connaissons le méchant mari, la danseuse perverse, l’épouse vertueuse qui, trompée et ruinée, gagne sa vie en donnant des leçons de musique. Cette histoire morale et attendrissante, contée par une dame turque, reprend une espèce d’originalité.

Ce qui étonne le lecteur, c’est l’extrême naïveté de l’auteur quand il passe de l’analyse sentimentale aux détails de la vie pratique. On voit comment une personne, enfermée dans son foyer, se représente les réalités sociales et la lutte pour la vie.

Fatmé Alié pense que la femme doit exercer un métier et gagner de l’argent. C’est fort bien. Mais l’héroïne du livre se tire d’affaire avec une facilité aussi enviable que surprenante, et celles qui tenteraient de l’imiter risqueraient quelques déceptions.

Le père de Bédia, Nasmi bey, s’était ruiné parce qu’il aimait trop le plaisir et la musique. « Il passait pour maître, même parmi les professionnels. Quand il constata que sa bourse était complètement vide, l’instruction solide qu’il avait reçue lui permit d’obtenir un poste important aux émoluments mensuels de cent livres turques, soit 2.300 francs. » C’est plaisir de se ruiner dans ces conditions-là !

La petite Bédia, élevée par ce distingué fonctionnaire, devient une violoniste et une psaltériste merveilleuse. Et Fatmé Alié dit, avec une grâce exquise, les premières impressions de la fillette musicienne. Le père raconte à l’enfant l’histoire des instruments et leur légende, et tous deux, improvisant pour leur plaisir, oublient jusqu’aux heures des repas. La musique est comme un aliment nécessaire à leur âme.

Mais il est un autre aliment nécessaire à Nasmi bey. L’excellent père, le musicien passionné, a un faible pour les boissons fortes. Il est vrai qu’il « sauve la face » et boit tout seul, dans le secret du sélamlik. Or, son fils aîné Chémi, qui est lui-même marié et père, est aussi enclin à la boisson. Et Nasmi bey, illogique et majestueux, ne lui épargne pas les remontrances.

« Nasmi bey joignait à ses qualités de poète et de musicien celles de littérateur et de philosophe. Les conseils qu’il donnait à ses enfants découlaient de sa science. Il persistait pour leur inculquer ses idées (sic). Chémi était tenu de rendre compte à son père des heures qu’il passait à la maison, le soir, après avoir quitté son travail. Nasmi bey voulait savoir par lui-même si son fils suivait les conseils donnés… Il tremblait aussi pour l’avenir de Bédia, une fille si sensible, en pensant qu’elle pouvait distinguer quelqu’un, l’aimer. Il voulait qu’elle n’aimât rien que la musique et n’entendît même pas le mot « amour ». Avant de raconter une histoire à sa fille, il y pensait pendant plusieurs jours[12]… » Mais Chémi qui a trente et un ans, et qui a l’ivresse moins philosophique que son vénérable père, fait l’éducation sentimentale de sa sœur.

Un jour, Nasmi bey, trouvant son fils pris de boisson, « lui cogne la tête sur le parquet ». Mais quelques mois plus tard, ayant bu lui-même, plus qu’à l’ordinaire, il entre dans le sélamlik et se trouve en présence de Chémi, Saisi de honte, il fait vœu de ne plus boire. Cette abstinence tardive cause sa mort, « les médecins trouvant du trouble dans la circulation du sang, par suite du manque d’alcool dans le corps de leur patient ».

Un peu avant sa mort, Bédia épouse le beau capitaine Maïl bey. Elle a déjà vingt et un ans ; elle est presque vieille. Maïl bey est musicien aussi. Il joue du luth, mais il n’aime que les morceaux légers. La musique sérieuse le fait bailler. Enfin il imite son beau-père, en dévorant la dot de Bédia, au « lieu d’acheter des immeubles de rapport », et il se révèle alcoolique ! C’est le troisième ivrogne de la famille.

Il pousse l’infamie jusqu’à tromper sa femme avec la danseuse Haloula, fille de la juive Naoumé, et il donne à sa maîtresse les bijoux de Bédia. La pauvre délaissée et la danseuse triomphante se rencontrent dans une fête… Haloula, qui n’a pas mauvais cœur, prie Bédia de lui pardonner. Elle aime sincèrement le capitaine Maïl bey. Et elle explique qu’elle a connu la misère, que les hommes ont abusé de sa détresse, au lieu de la secourir, et qu’elle danse pour gagner sa vie.

« Oui, il y a eu des jours où ma mère, tenant un de mes frères par la main et moi, en portant sur le dos un autre emmaillotté, nous avons tendu notre main glacée par le froid aux passants. On ne nous fit même pas l’aumône de quelques paras. Tandis que lorsque je n’avais que douze ans, après avoir joué du tambourin, je le faisais circuler et des pièces blanches et des medjidiés pleuvaient dedans. Pour un frissonnement (sic) pendant la danse, pour un sourire, on m’ornait le front de pièces d’or. Cet or nous a permis de manger à notre faim, ce que nous voulions, et de prendre une bonne pour les enfants. Ils ont maintenant une gouvernante… »

Cette Haloula a des sentiments fraternels qui devraient attendrir Bédia. Mais celle-ci lui répond que tous ces discours sont de la sophistique, que la femme honnête se contente de manger du pain sec, fruit de son travail.

« Haloula sentait en elle-même combien la femme de son amant lui était supérieure. Elle était anéantie. »

Enfin, à bout de souffrances, Bédia quitte le domicile conjugal et se réfugie chez son frère, en emportant son cher luth. Elle est très malade, et Chémi s’occupe activement de la faire divorcer. Maïl bey, qui n’a plus le sou, demande son changement de garnison et se fait envoyer à Salonique. Mais « une nuit qu’il avait vidé un gallon de raki, il eut une hémorragie par la bouche qui provoqua sa mort ».

Jusqu’ici, cette histoire ressemble à un roman anglais, où des gentlemen et des officiers s’alcoolisent et « vont à la perdition ». Mais l’épisode qui suit est imprévu : Bédia, allant à Constantinople, aperçoit sur le pont du paquebot une dame cossue et riante qui s’approche et se nomme : « Madame Salomon, depuis six mois. » C’est Haloula, rangée et mariée. Elle avoue que la morale de Bédia l’a fait réfléchir. Sa fortune étant déjà rondelette, elle a pu se livrer en paix aux remords… « J’ai voulu devenir honnête. J’ai mis mes affaires en ordre et me suis rendue à Beyrouth. C’est là que je me suis mariée avec un jeune homme de mes parents. Avec ma dot, mon mari a ouvert un bureau. Il fait du commerce, et je suis heureuse autant qu’on peut l’être. » Le mari aussi.

Les malheurs de Bédia ne sont pas finis. Elle perd son frère, et se voit réduite à la pauvreté, elle, sa nièce Mihriban et le fidèle esclave Rustem. Comment subvenir aux besoins du ménage ? Plus de meubles, plus d’effets à vendre ; elle n’avait que son corps lui appartenant. Devrait-elle imiter Haloula ? Elle préférerait mourir.

C’est alors qu’elle commence à enseigner le luth. Sa vertu, son infortune et ses talents inspirent des sympathies chaleureuses, et bientôt elle se trouve en possession d’« un amas d’or » gagné, pièce par pièce, à la sueur de son front… Avec cet amas d’or elle fait bâtir une maison de cinq chambres, deux salles, un vestibule dallé de marbre. « Elle rêva même d’acheter un magasin de rapport, qui lui permît de faire de la musique pour son agrément. » Le vieux serviteur devient garçon de bureau dans un ministère et porte un habit galonné. La nièce est heureuse, et les élèves affluent dans la belle maison. Les jours de cours, le vestibule est rempli de galoches. Bédia a tant de succès que les manches de ses habits s’usent par le frottement de l’instrument. Mais elle n’a pas besoin des marchands pour renouveler sa garde-robe. Les étoffes que ses élèves lui offrent, à l’occasion du Baïram, suffisent amplement. Bientôt, sans doute, elle achètera le « magasin de rapport ». Hélas ! l’excès du travail et les courses sous la pluie ont altéré la santé de la jeune femme. Elle doit renoncer au luth, et meurt poitrinaire, sans avoir acheté le « magasin de rapport », et après avoir dicté sa triste histoire, comme Mélek Hanoum, « pour publier »…

Fatmé Alié semble avoir beaucoup d’illusions sur les bénéfices pécuniaires que peut réaliser, en deux années, un professeur de musique. Nos premiers prix du Conservatoire, qui meurent de faim à Paris, voudraient tous émigrer à Constantinople, pour faire bâtir, sur leurs économies, une maison de cinq chambres avec un vestibule dallé de marbre !… Mais Fatmé Alié Hanoum ne s’est pas mise en peine de la vraisemblance. Et elle a voulu exposer une idée qui lui est chère : le droit, pour la femme musulmane, de travailler, de vivre, indépendante de l’homme.

Comment, dira-t-on, une romancière théologienne et conservatrice peut-elle concevoir cette idée audacieuse ? Comment peut-elle l’accorder avec le respect des lois et de la religion ?

C’est ce que Fatmé Alié Hanoum m’a expliqué elle-même.

L’illustre romancière est une personne entre deux âges, maigre, pâle, vive, et plus que simple en ses atours. Une jupe grise, une camisole de percale, satisfont sa coquetterie. Elle ressemble à ces bonnes bourgeoises d’Andrinople, qui sont occupées uniquement de leur ménage, de leurs enfants et de leur seigneur et maître. En fait, notre romancière est une bourgeoise, malgré son origine aristocratique. Économe, ordonnée, sédentaire, elle dirige sa maison, élève à merveille ses filles, et doit être une épouse accomplie. Jamais romancière ne réunit autant de vertus domestiques !

Ahl certes, Fatmé Alié ne réclame pas la suppression du voile et du tcharchaf ! Elle n’envie pas les Européennes, et dans son livre Musulmanes, elle se plaît à rapporter des conversations entre des dames turques et des dames françaises, conversations où les dames turques vantent leur parfait bonheur. Fatmé Alié a eu le bon sens et le courage de protester contre l’adoption des modes et des meubles européens. Elle a loué, comme il fallait, les jolis loquets de gaze, les tuniques en soie de Brousse, les souliers dorés des aïeules… Fatmé Alié est une artiste et, comme tous les artistes, elle sent profondément le charme du passé. Sans doute, elle a dû renoncer, pour elle-même, aux loquets de tulle et aux robes de Brousse, mais elle ne s’est pas européanisée.

Elle demeure ennemie du corset, et sa camisole flottante est une protestation.

La villa de Fatmé Alié est assez vaste, toute sonore, toute claire, avec des fenêtres ouvertes sur la campagne printanière et l’azur foncé de la Marmara. Le jardin qui entoure la maison est cultivé, avec amour, par la romancière, par son mari, et par leurs enfants. Tous se divertissent à tailler les arbres, à couper et à planter les boutures. Fatmé Alié parle beaucoup de ses livres ; mais plus encore de ses rosiers.

— Oui, — dit-elle de sa voix aiguë et inlassable, — le jardinage, l’exercice sont nécessaires pour la santé… C’est le grand malheur de nos femmes turques de vivre enfermées. Les riches ont des jardins ; elles ont des voitures et des caïques qui les transportent à la campagne ; elles ont des villas, des yalis sur le Bosphore, des parcs où elles peuvent marcher, jouer au tennis, aller même à bicyclette. Les femmes du peuple doivent supporter, en ville, les chaleurs épuisantes de l’été. Elles ne quittent leurs logis sombres et malsains que pour les rues malpropres ou les cimetières. Le soleil et l’air ne touchent jamais leur visage. Comment résisteraient-elles à l’anémie qui les décime ? Vous avez remarqué leur teint jaune, leurs corps bouffis ? Les avez-vous trouvées belles ?

Non. Je n’aurais pas osé le dire à Fatmé Alié ; les voyageurs qu’excite le mystère du tcharchaf seraient bien déçus si toutes les passantes de Stamboul levaient leurs voiles. La beauté turque est rare, très rare, car la beauté ne va pas sans la santé.

Dans le monde riche, on trouve encore les éclatantes figures blondes, les yeux vert de mer, les formes robustes héritées des aïeules circassiennes. Mais dans le peuple et même dans la petite bourgeoisie, quel déchet ! Ce n’est pas que la race soit laide, bien au contraire ! elle est enlaidie par la mauvaise hygiène, la vie sédentaire, la réclusion. Les jeunes filles turques sont des fleurs de cave.

Certes, les yeux sont splendides, toujours, les chevelures pesantes et soyeuses. Il faut les admirer, sans arrêter un regard trop insistant sur les dents douteuses, les chairs molles, la peau qui n’a pas la chaude pâleur italienne, mais une pâleur morbide, révélatrice d’un sang appauvri. Pénibles à voir sont les effets plastiques de la dégénérescence graisseuse. On mène, en France, une campagne contre le corset. Que les ennemis de cet objet de toilette aillent voir, en Orient, ce que deviennent les dames anémiques et grasses dépourvues de ce soutien protecteur !

Un chirurgien du pays me disait un jour :

— Les femmes turques ? À vingt-cinq ans, leur chair est mûre. Le couteau entre dedans comme dans du beurre.

Fatmé Alié comprend que les tares physiologiques ne se limitent pas à l’individu, qu’elles se fixent en se reproduisant, de mère en fille, et deviennent des caractères constants.

— C’est l’intérêt des hommes, d’avoir des épouses saines pour procréer des enfants sains. Il faut qu’ils améliorent la vie physique des femmes. Pourquoi ne réserverait-on pas des espaces clos de barrières ou de murs, plantés d’arbres, où les femmes du peuple se promèneraient librement, à l’abri des curiosités masculines ? Leur foi, leur pudeur ne seraient offensées par aucun regard indiscret, par aucune parole malsonnante.

Je voudrais demander à mon interlocutrice son avis sur des événements récents, sur l’état d’esprit des dames musulmanes, sur leur désir de liberté. Mais je vois que ce sujet de conversation lui est désagréable. Elle est très prudente, Fatmé Alié Hanoum ! Elle craint d’exprimer une opinion qui serait peut-être mal interprétée.

Je la devine très conservatrice, par tempérament, par timidité aussi. Elle se borne à réclamer une bonne hygiène, de l’air, des jardins, et pour les femmes, veuves ou orphelines, la liberté de travailler. L’auteur d’Oudi déplore la misère trop fréquente des familles où un seul homme, père, frère ou mari, doit nourrir toutes les femmes de la parenté sans qu’aucune de ces femmes puisse l’aider dans cette tâche respectable, mais écrasante. Bien pire encore est la situation des femmes que nul homme ne soutient.

Je me suis laissé dire que le Coran n’a pas toujours imposé aux musulmanes le voile, — devenu un symbole religieux, — et l’exclusion absolue de toute la société masculine. Il paraît qu’au temps du Prophète des femmes vertueuses faisaient les métiers appropriés à leurs qualités et à leurs forces. Certaines se mêlaient aux pieux étudiants et l’on vit des dames enseigner la théologie. D’autres combattirent parmi les soldats de Mahomet. Pourquoi la même tolérance — en ce qui concerne l’étude et les métiers féminins — n’existerait-elle pas aujourd’hui ?

Les brodeuses, couturières, lingères, sont presque toujours des chrétiennes. Les musulmanes ne pourraient-elles exercer ces professions, soit chez elles, soit en atelier ? Elles ne seraient pas obligées de modifier leurs habitudes ; elles conserveraient le voile et le tcharchaf, et n’auraient affaire qu’à des personnes de leur sexe.

Telles sont les réflexions que m’ont inspirées et ma visite à Fatmé Alié et la lecture de son livre. Je ne suis pas sûre que l’illustre romancière m’approuve entièrement, et je revendique, pour mon compte personnel, toutes les hérésies, erreurs et inconvenances qui ont pu glisser sous ma plume. Il est si difficile de bien comprendre, d’exprimer, sans la trahir, une pensée étrangère ! Le moindre faux sens dont je serais coupable on l’imputerait peut-être comme un crime à la très sage, très pieuse, très prudente Fatmé Alié. Je répète donc qu’aucune dame musulmane ne m’a paru plus musulmane que celle-ci, plus sincèrement attachée à la foi de son père et au voile de sa mère !

Et d’ailleurs, je ne crois pas que les femmes orientales aient un violent désir de gagner leur vie elles-mêmes, sauf le cas de force majeure. Elles s’accommodent très bien du travail de l’homme, et suivent en cela l’instinct de nature. Les Françaises mêmes, qui réclament le libre accès à toutes les professions, préfèrent, presque toujours, les devoirs de la vie familiale aux soucis de la vie active et extérieure. Elles ont, en majorité, le goût d’Henriette pour le mariage et ses conséquences :

Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfants, un ménage…

Mais encore faut-il que le mari se présente, et qu’il suffise à nourrir les enfants et à entretenir le ménage.

Les dames turques qui lisent nos livres et croient connaître nos mœurs, soupçonnent-elles le malaise croissant des femmes occidentales, affranchies par le travail, mais délaissées par l’homme ? Peuvent-elles s’imaginer les vies mélancoliques de nos vieilles filles sans amour, les vies laborieuses de nos ouvrières qui doivent quitter le berceau du nouveau-né pour l’atelier étouffant ou l’usine meurtrière ? Peuvent-elles, surtout, se représenter cette rivalité des sexes qui tourne parfois à la haine, l’attitude ennemie de l’homme inquiet ou jaloux, qui chasse des syndicats « la camarade » en jupons, et qui décline jusqu’aux charges de l’amour ?

Ah ! certes, je ne prétends pas que l’existence des femmes orientales soit plus heureuse que la nôtre. À tout prendre, les maux de la liberté sont préférables, mille fois, aux maux de la servitude. Mais il ne faut pas que les « Désenchantées » de là-bas croient que la vie nous est toujours riante et facile. Je souhaite à mes amies turques tout le loisir, tous les moyens de s’instruire et de se développer, d’exercer même les arts et les métiers convenables à leur sexe… Mais qu’elles prennent garde ! L’homme perd aisément l’habitude de travailler pour la femme, et il prend plus aisément encore l’habitude de faire travailler la femme pour lui. Les bergères Karagachanes que j’ai vues accomplissaient tous les gros travaux, dans le campement ; elles bâtissaient, défrichaient, tissaient, lavaient, et nourrissaient les mioches, pendant que les vaillants palikares surveillaient les bêtes et faisaient les beaux, avec leur fusil !…


Péra.

Depuis que je suis revenue à Péra, on me taquine à propos de ma « prise de voile », et il ne se passe pas de journée où un visiteur ne me demande, — d’un air alléché et discret, — le récit de mes aventures au harem et mes impressions sur les femmes turques.

Que sera-ce donc, à Paris ?… Ici même, des gens croient encore au harem légendaire, et je constate, une fois de plus, la fascination que la femme orientale exerce sur l’Européen, le prestige du voile… Toute figure cachée, interdite, est pour cela même supposée belle.

Une turque sexagénaire, qui aurait conservé de la sveltesse et une démarche gracieuse, pourrait troubler les cœurs naïfs des touristes. Ils voient partout Djénane et Aziyadé…

Quand j’essaie de rectifier cette image trop littéraire de la femme turque, ils sont déçus. Et cependant si le type chimérique, la création idéale, a sa beauté, combien la réalité est plus émouvante !

Je voudrais résumer mes impressions, et voilà que j’hésite… Plus que jamais, je dois me défendre des généralisations hâtives. Oserai-je dire que je connais la femme turque ? Démêlerai-je le caractère commun, la parenté de race, entre les types féminins, si variés, qui ont sollicité ma curiosité affectueuse ? J’ai vu la femme politique, la femme écrivain, l’intellectuelle de demi-culture, la grande dame, la jeune fille mondaine, l’épouse modeste d’un modeste employé, l’institutrice provinciale, l’infirmière… Laquelle incarnait vraiment, complètement, cet être mal connu : la femme turque ?

Je revois celles qui représentent le passé : je revois la vieille dame d’Andrinople, — silhouette ratatinée, serre-tête noir, minces bandeaux teints au henné comme les ongles. — Première épouse d’un pacha, elle avait choisi elle-même une seconde épouse à son mari, et elle avait tendrement élevé le fils de sa… coadjutrice.

Femme du passé, elle aussi, cette seconde épouse qu’aucune jalousie n’a effleurée, qui demeure, à quarante-cinq ans, si déférente pour la hanoum décrépite, et vit à l’aise dans son ignorance, comme dans les larges robes où flotte son corps amolli.

Ces deux femmes ont vécu heureuses parce que leurs désirs et leurs besoins étaient conformes à la loi qui réglait leur vie. Et leur bru commune, la pâle jeune femme aux yeux toujours baissés, est heureuse aussi. Sa maison, son petit jardin, bornent ses rêves. Elle n’a jamais lu les livres « où l’amour est écrit ». Soumise à son époux débonnaire, elle n’a pas besoin de savoir « comment aiment les autres hommes ».

Femmes du passé… Il y en a des milliers et des milliers comme celles-là, en Turquie, des créatures toutes simples qui ne souffrent pas du tout d’être voilées, séparées des hommes, mariées à des inconnus ; qui végètent dans une douce apathie, mangent des confitures, fument des cigarettes, bavardent ou prient, suivant les heures.

Mais parmi celles-là, les plus jeunes sont déjà inquiètes. Elles n’exigent rien, elles ne se plaignent pas ; pourtant, elles sortent de leur passivité séculaire et demandent, timidement, un peu plus d’instruction. Elles s’éveillent à la foi patriotique. Telles les charmantes institutrices d’Andrinople qui souhaitent « faire quelque chose pour la pauvre Turquie ».

Et plus haut dans l’échelle sociale, il y a les femmes à demi instruites, qui ont pris conscience de leur dignité et qui souffrent de leur situation inférieure. Ces femmes appartiennent au passé par leur éducation et leur mode de vie, mais toutes leurs pensées vont à l’avenir… Impatientes du joug ancien, elles regardent sans cesse du côté de l’Europe… Et il y a aussi les femmes plus jeunes, élevées tout à la franque, celles qui n’ont jamais eu, même dans leur enfance, le vieil idéal héréditaire, celles qui sont devenues sceptiques et révoltées, dès leur premier tcharchaf.

Ah ! certes, il faut les plaindre, celles-là, ces Turques de l’heure présente, qui ne comprennent plus le langage de leurs aïeules, et qui ne trouvent pas, sans difficultés, des maris appariés à elles. La culture qu’elles ont reçue leur a fait des âmes plus fines, plus riches, plus avides, qui ne savent où se prendre. Si le mariage ne leur apporte pas la douceur d’une affection intelligente, si la maternité ne canalise pas leur ardeur confuse et débordante, elles se déséquilibrent dans la rêverie pernicieuse et l’ennui stérile.

On répond à leurs plaintes : « Sachez attendre. Votre heure n’a pas sonné. En aidant, selon votre pouvoir, à l’avènement du nouveau régime, vous n’avez pas travaillé pour vous, mais pour les femmes qui naîtront de vous, vos filles et petites-filles. N’accusez pas trop les hommes, s’ils vous ménagent avec parcimonie la liberté. À peine l’ont-ils conquise pour eux-mêmes. À peine commencent-ils l’œuvre de civilisation plus difficile en Orient que partout ailleurs, à cause du mélange des races et des religions. Puisque vous êtes patriotes, faites un sacrifice aux intérêts immédiats de votre pays. Ne compliquez pas la tâche de ceux qui gouvernent. Il y a parmi eux des hommes justes, qui comprennent vos aspirations, qui reconnaissent vos droits, et voudraient vous faire dans la Turquie nouvelle, la place que vous méritez. Mais ces hommes sont peu nombreux. Ils doivent compter avec le fanatisme de leurs électeurs et les préjugés de leurs collègues. Vos exigences prématurées, vos imprudences, deviendraient des armes terribles contre eux, vos amis, et contre vous.

» Vous avez pour vous la sympathie de toutes les femmes européennes. Celles qui vous ont entrevues vous feront aimer par celles qui vous ignorent. Nous pensons à vous comme à des sœurs lointaines. Si nous pouvions — ce qui n’est pas sûr — vous aider par un mouvement d’opinion favorable à vos désirs, nous y emploierions toute notre adresse, toute notre influence, toute l’énergie de notre amitié. Mais, si elle n’était prudente, notre intervention désintéressée, notre croisade fraternelle, vous ferait plus de mal que de bien.

» Ne désespérez pas, sœurs et amies d’Orient. Les hommes de votre race sentiront tôt ou tard que vous êtes un des agents indispensables au succès de leur entreprise. Leur conception du mariage et de la famille évoluera peu à peu. Ils souhaiteront trouver en vous des compagnes, et non pas des servantes ou des poupées de plaisir. Dans l’intérêt de leur bonheur, dans l’intérêt de leurs fils, ils vous élèveront en dignité et en liberté. Mais il faudra du temps, beaucoup de temps… »

Les dames turques qui ont du bon sens, comprennent, et se résignent. Mais d’autres, — Les très jeunes, — répondent comme la petite Éminé :

« Peu m’importe le bonheur de mes descendantes ! Je n’ai que ma vie à vivre, et je veux ma liberté tout de suite ou jamais. »

Pour celles-là, il n’y a pas de consolations.

Les femmes chrétiennes de l’Empire ne sont pas restées indifférentes aux efforts des femmes musulmanes. J’ai pu voir une jeune Arménienne, écrivain fort distingué, paraît-il, qui songe à fonder une Association de solidarité des femmes ottomanes. Madame Zabel Essaïan, secondée par madame Hassan Fehmi bey — une Française mariée à un Turc — voudrait former un comité de neuf dames, tant musulmanes que chrétiennes. Par les réunions, conférences, publications, par l’enseignement gratuit et réciproque de la langue turque aux chrétiennes et des langues occidentales aux musulmanes, l’Association préparerait l’entente de toutes les femmes pour la sauvegarde de leurs intérêts communs.

Les événements d’avril ont retardé la formation de ce comité et je n’ai pu avoir aucun détail précis sur l’organisation pratique de l’Association. Néanmoins, je tiens à signaler ce projet très intéressant, difficile, mais non pas impossible à réaliser.


Juin.

Me voici, pour un jour encore, dans ma chambre toute petite, toute blanche de laque, de mousseline et de soleil, dans ma chambre où les roses des porte-bouquets se renouvellent comme par miracle, où, sur mes cahiers de notes, les fins loukoums du confiseur Hadji-Békir répandent leur amidon sucré qui sent la vanille et l’orange.

Je soulève le rideau ; je regarde entre les volets. Quelle foule dans cette rue des Petits-Champs, devenue un lieu de plaisir depuis que le jardin s’est rouvert ! Les tables des cafés encombrent le trottoir, débordent sur la chaussée, gênant le trot des chevaux et les ébats des chiens jaunes. L’odeur anisée du mastic avive la soif des passants. Que de fez rouges mêlés aux chapeaux de paille, que de belles dames en robes claires, que de voitures, que de crieurs de journaux ! Un régiment passe, drapeau déployé, les hommes en tenue de campagne, portant sur leur dos poussiéreux le sac, la marmite de cuivre, un tas d’ustensiles qui doivent peser lourd. Matin et soir, des soldats défilent ainsi, rappelant la bataille récente, la chute du vieux Sultan, l’état de siège qui se prolonge… Et comme pour les saluer, éclate, imprévue et tonitruante, sous les platanes en boules vertes du jardin, la marche de Sambre-et-Meuse.

Cinq heures : le concert des cuivres doit durer jusqu’à minuit. Pour fuir le vacarme et trouver la fraîcheur, j’irai sans doute, après-dîner, du côté du Bosphore, dans les rues tranquilles où le courant d’air du détroit est plus sensible, où les grands acacias en pleine fleur embaument la nuit étoilée. Et demain, avec le bon M, Bareille, je reverrai les cyprès d’Eyoub, le palais de Justinien, les vieux turbés aux faïences plus belles que des pierreries, à moins que je ne reprenne le tcharchaf de madame Ange pour me promener dans une araba campagnarde à Kadikeuy ou à Gueuz-Tépé.

Non. Demain, à cette heure, je serai sur un paquebot, au large de Stamboul, cinglant vers la France. Il est fini, mon beau songe d’un printemps turc ! Il est venu, le suprême soir de ce voyage qui fut tragique, étrange, drôle et charmant, — inoubliable. Ah ! que de pays, que de choses, que de figures, que d’âmes se sont révélées à moi, en quelques semaines ! Quelles images merveilleuses, quel trésor de souvenirs j’emporterai !

Mes malles sont ouvertes : Sophie, mon Arménienne, si curieuse des suspendus, plie mes robes et demande les papiers et les livres « pour ranger ». Mais, jusqu’à demain, je ne veux pas fermer mon journal de voyage. Je veux garder l’illusion que ces préparatifs ne sont pas ceux du grand départ, et que je reviendrai bientôt, après une excursion à Andrinople ou une visite à Mélek Hanoum.

Et je relis, en les feuilletant, ces notes hâtives. J’ai oublié sans doute bien des détails intéressants, et j’en ai passé d’autres sous silence, par une discrétion nécessaire — plus nécessaire ici que partout ailleurs. J’ai changé des noms trop connus, j’ai lu des confidences trop dangereuses ; je n’ai pas dis tout, mais je n’ai rien dit qui ne fût strictement vrai. Peut-être mes amis Turcs, dont j’estime les grandes qualités et le sincère désir de progresser, me pardonneront-ils d’avoir souri, quelquefois, au lieu d’admirer aveuglément. On me dit qu’ils sont très susceptibles, très orgueilleux, qu’ils ne comprennent pas l’ironie française, l’ironie pas méchante, qui n’empêche pas la sympathie, qui est le sel même de la louange.

Mais j’ai meilleure opinion d’eux. Ils ne s’offenseront pas de ma franchise. Ils ne se fâcheront pas parce que j’aurai dit la laideur des maisons à l’européenne, des bibelots de pacotille, des suspensions en zinc doré et des canapés Louis XV allemands. Ils ne se fâcheront pas si je déplore les fautes de goût qui sont, paraît-il, la rançon du progrès, si je regrette les vieux divans, les vieilles broderies, les vieilles demeures, la vieille Turquie !

La vieille Turquie peuplée de Jeunes-Turcs qui n’essaieraient pas d’en rajeunir le vénérable visage ! La liberté politique et la poésie des traditions subsistant, sans désaccord ! Un gouvernement de gens éclairés, tolérants, pratiques, mais capables de respecter les ruines de Byzance, déjà trop livrées aux démolisseurs ! C’est sans doute une chimère d’artiste et de femme, un idéal irréalisable.

Mes amis de Stamboul souriront, à leur tour, en lisant ces lignes. Hélas ! ils ont fait venir des architectes pleins de talent, qui moderniseront leur ville, et bientôt le chant des muezzins sera couvert par les cornes rauques des tramways… Je n’aurai pas vu ces perfectionnements, par bonheur. Je me rappellerai une Turquie encore un peu barbare, que j’aime tout entière, avec ses laideurs et ses beautés, avec son soleil et sa boue, avec ses convulsions terribles, ses éveils, ses espérances, et aussi son fatalisme serein, avec toutes ses contradictions.

Je me rappellerai que cette terre me fut clémente, que j’y trouvai beaucoup de gaieté, de joie, d’émotions belles et profondes. Le souvenir de ce printemps sera dans mon âme, comme un flacon d’essence de rose qu’on peut briser, mais dont le parfum dure éternellement.

Une dernière fois, avec mes amis fidèles, j’ai voulu descendre à Kassim-Pacha. Nous nous sommes arrêtés dans la rue en corniche qui domine les cimetières, en contre-bas du jardin.

Que de fois nous sommes venus là, par les fins d’après-midis brûlantes, pour voir le soleil mourir derrière Stamboul, tandis que la brume montait de la Corne d’Or ! Je ne puis croire que nous n’y viendrons plus. Tout m’est devenu si familier, ici, les rues, les gens, les plus petites choses ! J’ai subi si vite et presque à mon insu, l’enchantement oriental.

Une femme turque m’a dit, l’autre semaine : « Vous avez bu l’eau du Taxim, vous reviendrez à Constantinople… » Triste de m’en aller, je ne souhaite pas de revenir. J’aurais trop peur de ne pas retrouver le plaisir délicieux de la découverte, la saveur, l’éclat, l’éblouissement de l’imprévu.

Mais pourtant, j’ai bu l’eau du Taxim.

J’écoute mes amis parler. Je n’ai plus rien à leur dire, même ma gratitude pour leur protection affectueuse et leur gentille camaraderie. Je regarde ce que je ne reverrai plus.

Elle est déserte, ce soir, la rue sans maisons, la triste rue des cyprès, des pierres, de la poussière. Les troncs noirs, les feuillages noirs élancés en fuseaux, dégringolent, par files, sur la pente, dans le brouillard. On ne sait pas où ils s’en vont, dans quel gouffre. Les plus lointains sont submergés : leurs pointes fantômales émergent à peine de la vapeur. Au delà, Stamboul, dressé sur l’horizon, devient une masse compacte, ondulée de coupoles, hérissée de minarets aigus, une masse d’un violet uniforme où s’allument déjà des feux pâles. Et vers la droite, au-dessus d’Eyoub, c’est un vaste bouleversement de nuages, et le soleil glisse, rouge, sans irradiation, comme vu à travers la pluie de cendres d’un Vésuve.

Et quand il tombe tout à fait, quand les deux rives de la Corne d’Or s’assombrissent et que les cyprès semblent grandir jusqu’aux étoiles, il y a un instant où l’eau, ternie par le ciel terne, tout à coup s’avive… Un œil d’argent s’ouvre dans le paysage obscurci… Un instant, à peine…

Le crépuscule est là… On ne l’a pas vu venir ; il est là. Il ramène les femmes voilées à leurs petites maisons rougeâtres, et les caïques à l’embarcadère boueux de Kassim-Pacha. Un clairon déchire sa robe grise. Il est là, tout près de nous, sur nous. Il nous chasse.

« Allez-vous-en ! C’est fini… »

Et je regarde mourir doucement, si doucement qu’il m’attendrit jusqu’aux pleurs, ce soir funèbre et doux, mon dernier soir de Turquie.


Juin.

La dernière halte, en Orient, sur le chemin du retour…

Ce jardin de couvent où fleurissent, dans le soir doré, les roses du mois de Marie, exhale, avec son parfum naïf et dévot, toute la douceur de France.

N’est-ce pas un enclos perdu dans un coin de province méridionale, sanctifié par le chant des cloches, la prière des petites filles sages, la présence des religieuses noires et blanches comme les hirondelles du bon Dieu ? Entre les parterres candides, les allées pas très larges sont semées de cailloux si nets et si jolis qu’on les croirait tombés des poches du Petit-Poucet. Les géraniums grimpent, s’étagent, forment des reposoirs que dominent saint Joseph avec son lys, saint Jean avec son agneau. La maison entr’ouvre ses fenêtres sur les parloirs intérieurs, que remplit un clair silence, et, devant le perron, trois prêtres à grande barbe, et la mère supérieure des dames de Sion regardent la sœur jardinière qui circule, arrosant les lauriers en pots.

C’est la France… Non : le ciel trop bleu ne prend pas ces nuances de perle qui enchantent nos crépuscules. Derrière la porte entre-bâillée, dans la rue sonore, passent des voitures bizarres et peintes, des hommes vêtus de cotonnades bariolées, coiffés du fez ou du turban. Et le bruit qui monte de la ville est fait du lent soupir de la mer, du frisson des cyprès, de cent mille voix grecques, syriennes, turques.

J’ai cru retrouver mon pays et des images de mon enfance. Mais je me rappelle les épisodes de l’aventureux voyage, et que je suis venue hier vers vous, Smyrne d’Asie ! Cité des roses, des figues, des tapis somptueux, vous gardiez comme un lys aux plis de votre robe, ce petit couvent français de Notre-Dame de Sion. Dût-on m’accuser du plus néfaste cléricalisme, je dirai le charme de cette découverte et l’hospitalité si franche, si cordiale, de mes compatriotes en soutane et en cornette. Le plus farouche socialiste serait désarmé par leur bonne grâce courageuse et leur belle humeur. Comme mon sexe et mes goûts m’interdisent les passions politiques, je me trouve fort à mon aise parmi eux, d’autant plus qu’ils m’ignoraient tout à l’heure, et qu’ils n’ont pas lu mes livres, et qu’ils ne les liront jamais.

Nous allons visiter les classes… Les petites demoiselles, qui se tiennent toutes droites devant leurs pupitres, ne baissent pas leurs yeux noirs, d’un air faussement timide. Elles sont jolies presque toutes, avec des visages ronds, un peu pâles, des cheveux brillants, et ces larges prunelles veloutées des Grecques d’Asie qu’on voit dans les portraits en mosaïque du quatrième siècle. Elles apprennent notre langue qui devient presque leur langue, notre histoire, un peu de notre littérature, et la plus grande, qui, je crois, se nomme Mireille, s’enorgueillit d’avoir reçu une lettre autographe de Mistral.

Comme il se fait tard, nous visiterons plus rapidement l’école voisine, celle des Pères, qui est moins riche, moins élégante, moins peuplée que celle des dames de Sion… Ici, le caractère oriental s’accuse davantage, dans les salles blanchies à la chaux, dans la cour déjà baignée d’ombre bleue où pendent les franges mauves des glycines… Le Père Deshay n’a pas beaucoup d’argent. Il supplée aux revenus absents par une ingéniosité admirable, tour à tour professeur, maçon, ébéniste, peintre en bâtiment, et sa gaieté éternellement jeune, sa gaieté de fin Provençal, le fait plus riche qu’un Crésus, plus heureux aussi, et entretient, autour de lui, une atmosphère vivifiante.

… Je m’en vais, au soir tombé, emportant un laurier blanc, donné par les sœurs, et un fragment de chapiteau d’Éphèse dont le Père Deshay m’a fait hommage.

Et déjà les images de France pâlissent dans ma pensée. Au seuil de l’Asie que je vais quitter, mon désir s’en va vers la Grèce éclatante.

Soir de Smyrne, effacez dans ma mémoire le soir navrant et splendide de Kassim-Pacha. Ici, tout est grâce et molle volupté, et sur Mitylène invisible à l’horizon, le ciel se fane lentement, comme une rose.

Les femmes aux robes blanches, si indolentes qu’elles semblent toutes des amoureuses, se promènent sur le quai lumineux encore, devant les maisons à terrasses, les cafés pleins de musiques italiennes. Des enfants nu-pieds, vendent des fleurs sans tige, de larges roses posées sur des plateaux de jonc. Quelques bateaux se découpent, noirs, contre l’argent mobile du golfe, et les montagnes, en hémicycle, sont d’un violet intense et pur : le violet des violettes.

Et quand les premiers feux du port s’allument, tout change, nuances et valeurs, le ciel plus pâle, l’eau plus moirée, les montagnes devenues étrangement, obscurément bleues…

Soir de Smyrne, si beau entre tous les soirs.


FIN
  1. Turquie du 20 avril 1909.
  2. Vite !… vite !…
  3. Gare !… Gare !…
  4. Stamboul, 27 avril 1909
  5. Supérieur d’un monastère.
  6. Grand’mère.
  7. Saluts.
  8. Matin.
  9. Ces fils d’argent ont la signification symbolique de la couronne d’oranger.
  10. Oui, madame.
  11. Au moment de publier ces notes, je reçois une petite lettre de mademoiselle Sélika Osman Pacha. « Ma chère dame, depuis longtemps je désire vous écrire, malheureusement, toujours il y a un empêchement ; je ne sais si vous avez oublié la petite garde-malade volontaire qui vous avait fait visiter l’hôpital et s’était fait photographier avec vous. Les blessés sont guéris. Moi aussi j’ai quitté l’hôpital. Maintenant, nous ferons une société du Croissant rouge. On donnera des leçons de garde-malade, car le devoir d’une dame patriote est de secourir les blessés de guerre et de venir en aide à l’humanité souffrante. — SÉLIKA, fille de feu Osman Pacha, membre du Croissant rouge.
  12. Oudi, traduction de Gustave Séon. Mehmed Tahir bey, éditeur.