H. Simonis Empis (p. 317-321).

MONSIEUR DEMAIN…


J’emprunte ce titre à la légende d’un des plus suggestifs croquis d’Heidbrinck, dans le Courrier français.

…Une foule, une multitude plutôt, composée d’atomes étrangement disparates, d’éléments si divers que l’œil s’en étonne, regarde avidement vers l’horizon. Tous, toutes ; les malheureux hâves de faim, les satisfaits à mine fleurie ; les bohèmes et les bourgeois ; les rentières grasses comme des oies de Noël, les vagabondes maigres comme des harengs de Carême ; les porte-tunique et les porte-blouse ; les filles en jupe crottée, les magistrats symbolisés d’hermine ; les prêtres et les philosophes ; les vierges et les aïeules — et jusqu’aux petits enfants — tendent leur vision, comme un arc, vers un but qui demeure confus, embué de mystère, quasi invisible dans ses voiles brumeux.

Entre les paupières des riches, des puissants, des dominateurs, il y a de la haine, une crainte furieuse, la méditation des embûches prochaines ; tandis qu’un rictus de piège masque (et trahit !) les sourdes colères.

Dans les prunelles des pauvres, se lève une aube de joie, d’espérance encore mal éveillée, de fraternité éperdue… ce qui doit irradier de la face du condamné auquel on apporte sa grâce, alors qu’il se prépare à l’échafaud !

Ce peuple vibre, invoque, appelle, en proie à une géante curiosité, à une immense angoisse, l’âme aimantée vers un pôle inconnu…

Qui donc s’annonce à l’horizon ? Qui donc la destinée amène-t-elle par la main — comme une reine, en pays non salique, présente son époux à ses sujets ? Depuis qu’à Jérusalem, un humble, sur un âne, fit son entrée, parmi l’épanouissement des roses ; l’envolée des myrtes ; la palpitation des palmes ; jamais humains ne languirent d’une attente si passionnée, ne frissonnèrent d’un si fougueux désir !

Mais voyez ! À force de le contempler, cet horizon hypnotisant, cet interrogatif céleste que la terre ponctue, voici que les brumes s’assemblent ; les hachures d’ombre se rejoignent ; prennent une forme ; prennent un sens…

Qui est cet être-là ; sans visage, sans mains, sans pieds ; diaphane ; à peine estompé dans le brouillard ? Il est sans regard, étant sans yeux ; sans voix, étant sans lèvres ; sans geste, étant sans bras — et une fascination, un commandement, une infinie puissance émane de son néant !

Autour de lui, flotte un costume aussi vague que lui-même, d’époque indistincte, de caractère imprécis. Ce chapeau, où la fumée des plumes ondule en souples anneaux, est-ce celui du Béarnais ; du Roi-Soleil ; d’un Conventionnel aux armées ; de Bonaparte, le jour du sacre… ou, plus modernement, celui qui, nimbé de popularité, revint de la revue en triomphe, voici cinq ans ? On ne saurait le dire !

Même doute, quant au reste. Est-ce l’habit du Tiers-État ; la redingote des brigands de la Loire ; la houppelande du vieux Blanqui ; la guérite à Déroulède ?

Tous l’ignorent — pas plus qu’on ne devine s’il s’arrête net en manteau de bal, ou s’il continue en manteau de cour, le pan d’étoffe attaché aux épaules : peplum, peut-être ; peut-être cape de diacre ou de condottiere…

Enfin, qui est-il ? Est-ce un soldat, un lévite, un histrion ? Est-ce un tribun, est-ce un roi ? Est-ce le représentant symbolique d’une idée sans chef ?

Personne ne peut répondre. Au-dessous, cette inscription énigmatique : Monsieur Demain !…

Comment ne point songer à ce dessin, à sa légende, en entendant les Pharisiens triomphants de la dernière alerte établir leur actuel bilan ?

Écoutez-les plutôt, ces édiles, ces consuls, ces scribes, tous les vainqueurs de Catilina ! À quoi s’occupent-ils, par ces temps de troubles ? Quel soin emplit le forum ? Si les vieux argutient sur le cas de Verrès — blâmant, en leur hypocrisie, qu’on ait dévoilé ses turpitudes — les jeunes remontent-ils vers la source du mal ; se disposent-ils à plonger le fer rouge dans la plaie ; s’inquiètent-ils de donner satisfaction à la plèbe, dont les hurlements de louve montent vers les dieux ?

Jamais ! Ce serait mal les connaître, que les croire prêts aux mea culpâ justiciers, aux renoncements vengeurs, aux élans des conversions soudaines… et, plus encore, aux tendres repentirs envers les trop longtemps spoliés !

Non. Hébétés, effarés des scandales, des vols, des concussions dont, chaque jour, la liste s’allonge, ils pensent seulement à maudire qui les révéla ; non qui les commit ! Puis, sentant que tout craque ; que la nue se fend sur leur front et le sol sous leurs pas ; que leur pouvoir chancelle, que leur règne vacille ; que « les temps sont venus » — enfin ! — ils se posent mutuellement cette devinette : « Mais qui nous remplacera ? »

Ils comptent sur leurs doigts, supputent, estiment la chance de celui-ci, la valeur de celui-là ; et comme ils ne trouvent personne, se rasseoient bien contents, dans leurs chaises curules (percées, hélas !), parmi les convulsions de la terre et l’écroulement des cieux !

Ils sont joyeux, tout pleins joyeux, nos Caton de boutique… Catilina est mort ; nul des prétendants avoués ne suffirait à la tâche ; les mécontents demeurent sans boussole, sans guide, sans drapeau.

Quel que soit l’apparent bouleversement, on peut dormir tranquille. On est exécré, mais personne n’est aimé ; on est hué, mais personne n’est applaudi ; on est menacé, mais personne ne surgit pour l’héritage — personne, personne !

Oui-dà, bonnes âmes ? Et Monsieur Demain ?

Quoi ! parce qu’un pauvre homme à l’âme faible gît en terre belge ; parce que Philippe, Victor, Jaime, ne semblent pas de taille à tenter l’aventure, vous croyez tout fini, et votre présomption se proclame inviolable ? C’est au moment précis où le danger se dessine (plus farouche qu’il ne fut jamais) que vous déclarez avoir cause entendue, partie gagnée ?

Il vous faudrait ramasser vos forces, comme Jacob, pour lutter contre l’ange, l’inconnu, l’invisible formidable qui s’élabore, molécule par molécule, dans l’alambic populaire ; et vous vous affirmez quiets, béats, tranquilles… oh ! combien !

Ce serait risible, si les passionnés de liberté ne vous voulaient male-mort d’ainsi préparer la dictature, avant que surgisse le dictateur ; de ne pas comprendre qu’il en est de l’histoire comme de la nature, se livrant à des essais avant que de créer le modèle : que l’une fait l’huître, la bête, avant l’homme, que l’autre ébauche Robespierre, Augereau, des engouements éphémères, des popularités factices, avant l’avènement de Bonaparte — et que le jour où Boulanger se tua commença le boulangisme !

Monsieur Demain ! Pensez-y ! J’ai l’effroi de César et l’horreur de Tibère : c’est l’un ou l’autre que recèle l’horizon. À moins que les Barbares n’arrivent… les Barbares, créateurs de civilisations nouvelles, exterminateurs d’un monde pourri !


FIN