H. Simonis Empis (p. 293-298).

JULES FERRY


Le voici mort, celui qui diffama, fusilla les Parisiens ; celui qui violenta les consciences chrétiennes ; celui qui envoya nos petits soldats, nos fils, la chair de notre chair, trépasser au pays jaune, des fièvres ou des supplices !

Il fut le contempteur de toute idée grande ; il arracha, de ses mains brutales, les lis mystiques et les rouges immortelles ; il piétina toute foi — aussi ne se lamentent, autour de son cercueil, que ses partisans, ses clients ; ceux qui espéraient en sa protection ou escomptaient son crédit.

Certes, il eut d’autres adeptes : les amoureux de la force ; les respectueux de la poigne ; tous les mâles épris de servage qui, comme la femme de Sganarelle, aiment à être battus. Tous se désolent, l’échine libre…

Mais les faubourgs sont demeurés froids, mais les boulevards sont restés indifférents ; houleux pas plus que d’habitude, sillonnés de curiosité et non d’émotion.

C’est que le populaire est croyant. En quoi ? Je ne le sais trop, et serais bien embarrassée de le préciser. Seulement, la formule : « Il ne l’emportera pas en paradis ! » que décochent les vieilles hochant le menton, vaut cette justice immanente qu’évoquait Gambetta, et qui vient à son heure, toujours.

Plus tôt, plus tard, qu’importe ! Elle s’avance, sachez-le bien, dans le tumulte ou le silence ; et, comme aux temps antiques, c’est souvent en ciel serein que la foudre gronde, éclate — et frappe !

Voyez celui-ci. Jamais homme ne fut, plus justement, haï des multitudes. Cependant, par la lâcheté des uns ; les fautes des autres ; l’incapacité de tous ; son tour d’ombre accompli, il réapparaît à la lumière. Il est le second de la nation ; préside au conseil des sages. Et si Brennus revenait, c’est cette barbe auguste qu’il lui faudrait tirer, avant que de jeter, dans la balance, le glaive vainqueur.

Il parle d’ostracisme ; évoque l’ombre d’Aristide ; philosophe ; et triomphe. On le caricature, on l’encense, on le discute, on l’applaudit…

Rien ne manque à sa gloire ; il manquait à la nôtre !

— Pardon ! fait Celle qu’on n’attend pas.

Et elle l’emporte dans son suaire, roulé comme un fœtus !

Des hommages ? Certes… à sa valeur et tant qu’on en voudra ! Saluer ainsi que délivrances certaines disparitions, ce n’est pas faire acte de cruauté ou d’irrévérence — c’est reconnaître, au contraire, et très hautement, et très loyalement, le poids de l’adversaire, la taille de l’ennemi. C’est grandir sa cause, comprenez-le, que montrer quels assaillants elle suscita.

Jules Ferry eut du talent, de l’audace, fut l’une des dernières et suprêmes incarnations de ce fossile survivant : l’homme d’État. Jadis, sous une monarchie, il eût peut-être été le ministre dont le nom emplit un règne ; voire un siècle. Présentement, il n’arriva qu’à émerger du marais politicien ; très détesté ; très combattu — allant presque isolé, dans l’aversion générale. Le pourquoi de cette hostilité ? Je dédaigne, si vous le voulez bien, les trop faciles plaisanteries sur son aspect physique. Il fut laid ; mais Danton aussi était laid ; et aussi Mirabeau, adorés des foules ! Non ; mais il fut l’incarnation d’un régime aboli dans la faveur populaire ; exécré des simples ; maudit des croyants ! Son visage suait son âme… et il marcha dans la solitude douloureuse dont parle l’Écriture !

Je n’ai point, on le sait, l’habitude d’insulter aux deuils ; et ma plume serait autrement cruelle si quelques douleurs sincères, intimes, ne dressaient leur frêle égide devant ce cadavre. Mais, je vous le jure, il était bon que ces choses fussent dites, et d’établir que la mort — involontaire — ne dispense point du jugement ultime qui se montra impitoyable aux faibles et aux fervents.

« Un intègre ! » proclament ses suivants. Je le crois volontiers ; et qu’il se contenta de permettre la fortune de ses proches sans s’attarder, lui, à semblables misères. C’était un dominateur ; un assoiffé de pouvoir ; un possédé d’autoritarisme. Commander, gouverner, triturer, entre ses puissantes mains, les destinées de sa race : telle fut la hantise qui l’obséda jusqu’à la tombe. Envers ceci, rien ne compta, pour lui ; il pataugea dans le sang, dans le mensonge, dans l’intrigue, perdu en son rêve, lapidé, acclamé… insensible et sourd !

Mais, si ses ambitions ne furent point vulgaires, elles furent, dès l’origine, frappées de stérilité ; car toujours elles allèrent à l’encontre de l’instinct public.

Il avait, ce robuste, épais, lourd, le mépris des sentimentalités où s’attarde l’âme française. Et ces petites fleurs bleues firent tessons sous ses épaisses semelles ; les trouèrent ; les déchiquetèrent — lui firent un chemin de croix tel que peu de politiciens en suivirent un pareil !

Or nulle Véronique ne lui tendit son voile ; nul Siméon ne l’assista de son effort ! C’est que ses paroles étaient des blasphèmes ; c’est que ses gestes étaient des outrages ; c’est qu’il promenait, sous la croix et les épines, une face de Barrabas !

Tenez, tandis que j’écris, là, en presse-papier, sur ma table, est un morceau de pain du siège. Et je me rappelle (encore sous la neige, les obus, par 26 degrés de froid, aux queues des boulangeries) la rumeur qui montait contre le maire de Paris : « Ferry-Famine ! »

Après le 22 janvier, on dit couramment « Ferry-Massacre »…

On le trouve contre Gambetta, on le trouve contre Boulanger ; contre tous ceux qui ranimaient l’espérance vacillante au cœur des foules ; contre tous ceux qu’on aimait ; contre tous ceux qui tendaient le poing vers l’Est, en un fier geste de menace.

Plus tard, il tente d’arracher Dieu du ciel ; et l’espoir du cœur des déshérités. Il use ses ongles contre les clous du Christ inoffensif ; il fait abattre des calvaires au fond des landes mélancoliques ; il fait traîner des prêtres à cheveux blancs, comme des malfaiteurs, hors des chapelles — où l’hostie est renfoncée à coups de poing dans les tabernacles !

Ses gendarmes marchent contre des femmes, des vieillards, des petits enfants. Si bien que, même aux profanes, aux mécréants, à ceux que la grâce, hélas, n’a point touchés, cette persécution, cette proscription paraissent grotesques et odieuses.

Attendez, il y a plus ! Voici l’entreprise d’Indo-Chine, ses défaillances, ses folies, ses crimes. « Ferry-Tonkin ! » clament, les cheveux épars, le sein déchiré, toutes les mères, les fiancées, les sœurs, les veuves, dont les bien-aimés sont demeurés là-bas, dans la brousse ; foudroyés par le soleil ; fracassés de projectiles ; écrasés à coups de crosses… ou lentement, lentement, suppliciés par les Asiates !

Oh ! cette séance, à la suite du désastre de Lang-Son ; cette séance où l’homme mentit, puis s’enfuit, sous les huées, et ne dut son salut qu’à l’échelle accédant aux jardins du ministère des Affaires étrangères ! Place de la Concorde, rue de Bourgogne, vingt mille hommes hurlaient : « À mort Ferry ! »

Il a fait allusion à ces choses, l’autre fois ; savourant sa brève revanche ; tourné vers l’Élysée ; rêvant de dédommagements encore plus inouïs.

Il n’avait pas prévu les Ides de mars. Elles lui furent, pourtant, toujours défavorables. L’exécution publique dont j’ai parlé tout à l’heure eut lieu le 29 mars 1885. Trois ans plus tard, le 20 mars 1888, les passants, avenue de l’Opéra, donnaient une chasse éperdue au fiacre qui portait Ferry et sa fortune ; eussent, sans la police, fait un vilain parti aux deux colis.

Et voici qu’il meurt le 17 mars 1893, presque pour les noces d’argent de cette Commune que tant il exécra, et dans les plaies de laquelle il enfonça son crayon de politicien. Si bien que les faubourgs ont leur cadeau d’anniversaire — ce n’est plus lui qui les fera mitrailler…