H. Simonis Empis (p. 273-279).

CEUX DE LA FOULE

PIERRE DENIS


La première fois que je rencontrai Denis, ce fut chez la Duchesse.

Entendons-nous. C’est bien celle que vous pensez… mais pas ainsi que vous le pensez !

À l’angle de la rue d’Uzès et de la rue Montmartre, était, est encore, un grand établissement genre Duval, placé sous l’invocation de la Ville de Paris, en mémoire des magasins de nouveautés qu’il remplaça. Peut-être, les boutiquiers du voisinage le désignent-ils de son nom patronymique ; mais, au Croissant, quartier des journalistes, en raison de l’emplacement qu’il occupe, on l’a baptisé singulièrement.

Et le petit nouveau (l’adolescent qui débarque de sa province ou de sa banlieue, encore hanté des légendes abracadabrantes dont notre vie de labeur est entourée) demeure saisi de respect, quand, à cette question : « Où dînes-tu ? » un ancien, un vieux de vingt-cinq ans, répond, sans attacher d’importance :

— Chez la Duchesse !

Il croit que c’est arrivé ; écrit vite à sa famille que madame d’Uzès tient table ouverte, chaque soir, pour tous les écrivains de la capitale. Et les parents, au fond de leur trou, sont émerveillés, et épouvantés… si cette grande dame allait détourner Yves, Fritz, ou Marius ! Ils ont vu la Tour de Nesles !

Dans les quarante-huit heures, le débutant, un peu déniaisé, sait à quoi s’en tenir ; mais, malin, il ne détrompe pas ses père et mère, trouvant préférable qu’au pays on lui suppose de belles relations.

Donc, c’est « chez la Duchesse », dans la salle du premier étage, où les publicistes se retrouvent plus volontiers, que je rencontrai, ou mieux, que je vis Denis. J’étais en compagnie de Vallès ; lui, était avec Joanny Cusset, le fils du grand imprimeur ex-conseiller municipal.

Le Cri du Peuple, sombré dans la défaite de la Commune, venait de reparaître, après douze ans d’éclipse ; et c’est justement dans l’ancien hôtel Colbert qu’il s’élaborait, moralement, matériellement, sortant vivant, en lourdes liasses, sur la tête des porteurs.

Cusset était donc un ami ; et, même en dehors des relations commerciales, Vallès l’estimait tout particulièrement. Cependant, il ne lui fit pas signe ; prit son air le plus revêche, sa mine la plus hargneuse — tandis que, par un contraste dont il ne fut jamais le maître, quand son impression était contraire à l’attitude qu’il s’imposait, ses yeux continuaient de rire, lumineux et bons.

C’est que, derrière Cusset, une silhouette bien étrange se profilait. Était-ce un Lapon, était-ce un Scythe, sous cette toque de fourrure hérissée, hirsute, faisant corps avec la barbe, les cheveux ? La cape, fièrement rejetée sur l’épaule, était d’Espagne, mais les bottes étaient de Finlande ; et quand le manteau s’écarta, plus de brandebourgs qu’il n’en fut jamais sur la poitrine de Kossuth apparurent, zébrant le torse, comme des cordes de cithare !

Ah ! sapristi !… De ce cosmopolitisme somptuaire, quoiqu’une négligence générale l’adoucît, je demeurai bouche bée. Mais vite, la curiosité remplaça l’étonnement, devant ces yeux en vrille, petits ou grands, je n’en sais rien, mais d’une mobilité, d’un éclat, d’une vivacité presque insoutenable dans tout le poil environnant.

Ailleurs qu’à l’interlocuteur, ils ne perdaient ni un geste, ni un mot, allais-je dire, de tout ce qui se passait aux tables environnantes : fugaces, sagaces, fureteurs, sautillants, parmi la végétation faciale, comme feux follets dans les roseaux.

Alors, n’y tenant plus, devinant bien que celui-là était « quelqu’un », je me penchai vers Vallès, et, tout bas :

— Patron, qui est-ce ?

— C’est Pierre Denis.

— Le Pierre Denis du premier Cri du Peuple ?

— Oui.

— Le Pierre Denis de la Lettre au prince Jérôme ?

— Oui !

Et son âme d’admirable artiste, faisant craquer soudain l’écorce étroite du politicien : – Comme doctrinaire, je la blâme, sa lettre ; mais comme écrivain… ah ! nom de D…, c’était rudement beau !

Pourtant, ils ne se parlèrent pas ce soir-là ; ni les autres !

Vallès, comme tous les hommes de sa génération qui avaient souffert de l’Empire, plus emprisonnés dans le silence que les proscrits dans l’exil, gardait, envers la famille déchue, outre la rancune théorique, une sorte de rancune personnelle, bien légitime. Aussi, cette conception d’évoquer un Bonaparte (fût-ce Jérôme) contre l’imminente monarchie, le jetait en un désarroi furieux.

Et il lui en voulait d’autant qu’il l’appréciait davantage, ce camarade des mauvais jours, des heures de bataille ; polémiste, dialecticien, esprit absolument supérieur ; qui avait, dans le Cri du Peuple, émis l’idée, dressé le plan de Paris ville libre — qui avait aussi, au long du dernier feuillet, qui fut troué par les balles sur le cœur des vaincus, tracé le lapidaire article qui a pour titre : Consommatum est !

« Il faut que Denis s’explique, il le faut ! » écrivait-il, de Bruxelles, à Émile Gautier, quand celui-ci, en 1879, sous l’inspiration de Vallès, faisait, pour la troisième fois, reparaître la Rue.

Cette idée le hantait, que Denis était une des forces de la Révolution ; qu’il fallait dissiper le malentendu entre elle et lui, publiquement… afin que la cause pût de nouveau mettre à son acquit cette valeur ; ressaisir cette arme ; bénéficier de cette plume et de ce cerveau !

Étonnerais-je quelqu’un en affirmant que Vallès était seul, ou presque seul, à s’acharner dans cette voie ? Les chefs socialistes, d’intellect inférieur, pour la plupart, à Pierre Denis, le trouvaient bien en son ombre ; n’éprouvaient aucunement le besoin de l’en faire sortir. Son initiative avait fourni le prétexte ; il avait permis de pousser sur lui la pierre du sépulcre — ceux qu’il eût pu aider dans l’œuvre commune, au mieux de l’intérêt social, ajoutaient chacun leur caillou sur la dalle, comme à la barricade chacun dépose son pavé.

Et c’étaient des discussions véhémentes, à ce propos, entre eux et Vallès ; où celui-ci, poussé à bout par des calomnies dont il pressentait bien l’intime cause, oubliait l’ « interdit » politique dont lui, tout le premier, frappait Denis, pour proclamer bien haut l’intégrité, le courage, la sincérité (fût-ce dans l’erreur !) de l’ami d’autrefois.

Vallès ne se trompait point. Car c’est justement par sincérité que Denis ne lui facilitait pas la tâche ; faisait la moue ; dédaigneux de se justifier. Toute explication eût été menteuse, si amende honorable ; n’eût fait qu’aggraver son cas, si confession véridique… Cet homme-là avait le césarisme dans le sang, comme Bonaparte y eut la gale !

Diogène, disait-on parfois, raillant sa rusticité. Oui ; par la lanterne ! Et aussi un peu Warwick.

Vallès mourut. L’avant-veille, feuilletant le Cri de 1871, il m’avait parlé pour la dernière fois de Denis ; mais avec une telle ampleur de vues, une telle envolée de tolérance que je sentis bien, de son amitié ou de sa rancune, laquelle il me léguait.

C’est par moi, lien adouci entre un souvenir et une mémoire, que le vivant s’expliqua avec le mort. Je n’étais la captive de personne, n’ayant rien été, ne devant rien être, bien résolue à vivre en marge de tous les partis — même du mien !

J’avais donc le droit de recevoir Denis ; et j’en usai ! Si mon instinct révolutionnaire se hérissait contre sa doctrine, cela ne m’empêchait d’en comprendre ni la portée, ni la grandeur. Je croyais au triomphe de tous par eux-mêmes ; lui croyait au triomphe de tous par un seul… voilà tout !

Jugeant l’âme humaine imbue d’idolâtrie par des siècles de pratique religieuse, il trouvait nécessaire d’incarner l’idée ; de la loger en un tabernacle de chair visible, accessible aux regards mortels. La chanson lui semblait le cantique par lequel les lèvres ignorantes s’habituent aux formules abstraites, aux idées rimées. L’image lui paraissait l’icône, qui met la hantise du rêve au cerveau du plus inepte moujik.

Il souhaitait accoutumer la foule à exercer sa puissance, en l’amusant d’un mandataire, comme tout le secret de la maternité s’ébauche en la poupée que berce une enfant.

Moi, les jouets qui coupent me font peur — le sabre ne me dit rien qui vaille ! Je ne fus donc pas boulangiste, quoique le boulangisme s’élaborât dans mon voisinage. Mais il embêtait un gouvernement que je méprise ; et par quoi qu’il le remplaçât, si ce n’était meilleur, ce ne pouvait être pire !

Puis, à voir de près les seconds de Catilina, je fus si vite rassurée ! Dans la lutte d’influence qui s’engagea à la Cocarde, par exemple, entre Mermeix et Denis, Mermeix triompha. C’est tout dire…

Et le seul qui eût une valeur, le seul qui, issu de la plèbe, ayant vécu dans ses rangs, partagé son pain noir, ses joies, ses colères, fût capable d’en bien traduire les frissons, d’en bien déterminer les espoirs, était écarté des « conseils », où l’on ne faisait que des gaffes ; relégué des comités, où l’on ne faisait que des sottises ; exclu de tous ces conciliabules, où l’on se donnait le baiser Lamourette — en attendant le baiser de Judas !

Il a eu sa revanche. Il fut le suprême confident. Son manteau troué, pelure de philosophe usée par les orages, a servi de linceul à sa déception. Peut-être s’en est-il acheté un neuf… je ne suis pas dans le secret des dieux !

Voici près de deux ans que je n’ai vu Denis. La dernière fois que j’entendis prononcer son nom, ce fut à Bruxelles, par le général. Il dit seulement :

— Celui-là aidera à me venger !

Et, quand fut annoncé le Mémorial de Sainte-Brelade, il y eut, pendant une semaine, plus de voitures devant l’humble porte du polémiste ; plus de solliciteurs gravissant ses raides étages ; plus d’allées et venues en son pauvre quartier, que, jadis, rue de Sèze ou rue Dumont-d’Urville !

Tarare ! On lui a abattu sa chimère ; il doit s’occuper à lui recoller des ailes !

Après, on le verra repasser, falot au poing… cherchant son homme !