H. Simonis Empis (p. 218-224).

LES LÉGENDES

VERGOIN


Une des plus folles, une des plus cruelles, une des plus ironiques fumisteries de notre époque est celle dont fut victime, cinq années durant, ce pauvre Vergoin, qui vécut comme un juste — parfaitement ! — et mourut comme un sage.

Et, recevant le billet de faire-part qui conviait, hier, les amis à ses obsèques, j’ai éprouvé un peu de l’impression pénible qu’on ressentirait à apprendre qu’à la suite d’une « bonne farce » (telle qu’en machinait Romieu, telle qu’en inventait Sapeck), un brave homme de pipelet ou d’épicier serait mort, congestionné de saisissement, recevant, sur sa nuque comique, le coup du lapin.

Le coup du lapin !… Vergoin fut accusé de l’avoir pratiqué, au détriment du boursicot et de la renommée de mademoiselle de Sombreuil, Et la calomnie ne s’en tint pas au doux rongeur ; dans les eaux troubles de la politique, elle pêcha de bien plus vilains rapprochements — jamais homme ne fut, à ce point, vilipendé, chansonné, caricaturé.

Il n’en demanda pas raison, non qu’il ne fût brave, mais parce que le mot de la situation était le même qu’à Waterloo : « Ils sont trop ! » Je le lui entendis crier un jour, au café de la Paix ; les poings dans ses cheveux ; enfoui sous l’amoncellement des feuilles satiriques hebdomadaires, qui, toutes, s’occupaient de lui avec une égale bienveillance.

Il était sacré homme à femmes : Don Juan, Lovelace — mais un Lovelace économe, plutôt rapiat, entendant être aimé pour lui-même. De là à conclure, pour les adversaires, qu’il touchait les frais du culte, il n’y avait qu’un saut, vite franchi.

Dans l’Olympe boulangiste, il avait son bout de rôle, sa place à part. Il ne prenait point rang parmi les porteurs de tonnerre, les licteurs du Mars à barbe blonde, les compagnons de Vulcain, les thuriféraires de Momus…

Non. Un doigt sur la bouche, la frimousse polissonne, l’astre au vent, il était le petit chose-nu d’amour qui figure dans les vieilles estampes, le petit coquin bon à fêter, bon à fesser, relevant une draperie derrière laquelle se devine autre chose que le comité de la rue de Séze.

Quand on disait son nom, les femmes regardaient le fond de leur assiette, pensives, une légère flambée aux joues ; les hommes lançaient quelques phrases désagréables — ce qui est l’indice sûr des succès masculins. On lui prêtait des aventures extraordinaires, avec des Américaines qui voulaient l’épouser ; et des régulières le plaignaient d’avoir « si mal placé ses sentiments ».

Même, un jour, à la Chambre, ma voisine, une personne âgée et élégiaque, se pencha à mon oreille, et rougissant, comme aux temps (lointains !) de ses premiers aveux :

— Madame, je vous en prie, désignez-moi M. Vergoin !

Ma foi, les séances, là-bas, ne sont pas toujours drôles ; et il faut bien se divertir un brin. Je lui montrai Clovis Hugues.

— Voilà !

Elle le considéra un moment, d’abord avec surprise, puis avec admiration. Et d’une voix sombrée, émue, trahissant le secret de son âme, elle murmura :

— Oh ! il a bien l’air de quelqu’un à inspirer des passions !

Elle ne se trompait point quant à Clovis — coquinasse ! — mais quant à Vergoin !… Si l’on avait su !

J’eus la curiosité de savoir, moi ; de tirer au clair, non le pourquoi de cette galante réputation, mais la psychologie de ce vainqueur. J’abomine les hommes à femmes ; d’abord parce qu’ils nous déconsidèrent, ensuite parce qu’ils nous filoutent, n’aimant qu’eux-mêmes ; et chaque fois que se présente l’occasion d’en décortiquer un, je suis ravie.

Des amis me firent donc dîner avec l’irrésistible, chez Sylvain, dans la grande salle du rez-de-chaussée. Je le vois encore, avec sa bonne face ronde, sa moustache en chiendent, blonde et hérissée, ses cheveux ras, « à la malcontent » — suivant son premier « mot » de la soirée. Il en commit beaucoup d’autres du même gabarit ; bavard, turbulent, mystifié même par la nature… qui avait donné, à ce Parisien, les allures, l’accent du Midi !

Il marchait comme on danse la farandole ; son geste partait en mistral ; ses yeux, derrière le binocle, luisaient comme deux petites criques de la Grande bleue, piquetées de soleil — et toutes les cigales de Provence crissaient dans sa voix !

Jamais je ne vis provincial plus avéré. Il disait « sa dame », « sa demoiselle » ; il débitait des fadeurs de marguillier à la loueuse de chaises : il ne dédaignait point le calembour ; il n’était pas voyageur de commerce, il était commis-voyageur ; son « rococo » ne remontait point à l’autre siècle ; il datait de Louis-Philippe !

Ô Lauzun ! Ô Richelieu !…

Mais ce n’est point là ce qui me surprit le plus ; chacune son goût, après tout ! Même, au fur et à mesure qu’il revenait à son vrai plan, il gagnait, dans mon estime, ce qu’il perdait en prestige, ce gaillard si simple, si primitif, dont la poignée de main était si nette, le regard si franc. Ses défauts le servaient plus que les qualités imaginaires — négatives, à mon sens — dont l’opinion l’avait affublé. Il était sympathique, semblant bon.

Par exemple, ce qui était stupéfiant, inconcevable, la chose pour laquelle madame de Sévigné n’aurait pas eu assez d’épithètes, ni le dictionnaire assez d’adjectifs, c’était sa candeur imprévue, fantastique : de telle sorte qu’il fallait, par moments, regarder à deux fois cette physionomie bonasse, rieuse, débordante de naïveté, pour être bien sûr qu’on ne rêvait pas ; qu’on n’était pas dupe ; qu’il ne vous faisait pas poser ; que c’était bien là Vergoin… le seul, l’unique, l’incomparable, Vergoin le fêtard, Vergoin le séducteur !

C’en était touchant !

— Ah ! bien, vous l’avez vraiment volée, votre réputation ! m’écriai-je à l’étourdie, incapable de contenir plus longtemps ce cri du cœur.

Il me regarda comme la brebis regarde le couteau, et bêla plus qu’il ne répondit :

— N’est-ce pas ?

Pauvre Vergoin ! Et il se mit en demeure de se justifier, avec une mimique de Joseph repoussant madame Putiphar ; expliquant que jamais les femmes n’avaient fait attention à lui (jamais, madame !) qu’il avait même eu à se plaindre de la sienne dont il était séparé ; que chaque fois qu’il avait eu une petite bonne amie, elle l’avait gardé pour le « sérieux », mais qu’elle l’avait vite complété pour l’agrément.

Je vivrais cent ans, que je me rappellerais son ton plaintif à narrer ces choses, la sincérité indéniable qui émanait du récit ; et, quand on arriva à mademoiselle de Sombreuil, la façon dont il soupira : « Un tel était mon ami ; il en avait assez… il me l’a repassée ! »

C’était d’une gaieté irrésistible ; nous en pleurions ! Alors, pour donner du poids à ses paroles, de l’autorité à ses déclarations, il se pencha confidentiellement par-dessus la table ; et, très grave, sentant toute l’importance du secret d’État qu’il fait à notre discrétion, un soupçon de fatuité sous la moustache :

— Des difficultés diplomatiques pouvaient surgir. Née aux rives du Bosphore, elle est la fille du Sultan…

Il ne put continuer, l’un des nôtres, vieux Parisien, se trouvant littéralement mal de joie. Tandis qu’on lui tapait dans le dos, j’interrogeais Vergoin sur cette question d’argent, dont on fit si grand bruit. Il avait dépensé quinze cents francs en six semaines, ce qui n’était pas trop mal, à la vérité. Et il parla de cette unique saturnale de son existence avec remords… et regret de n’avoir pu continuer !

— Pourquoi avez-vous mis la police dans cette affaire-là ? Ça n’est pas chic.

Il eut un geste désespéré.

— Mais c’était une diablesse, une furie ! Madame, il y avait un mois que je la connaissais, et elle m’attribuait un enfant de sept ans ! J’avais besoin d’être protégé ; je ne pouvais plus sortir avec maman…

Maman ! Ce mot était bizarre, mêlé à tel récit dans la bouche de ce quadragénaire. L’on devint attentif, la moquerie s’éteignit peu à peu — et, dégagée des brocards, des huées, des sales injures, l’intimité de cet homme apparut distinctement.

Non seulement, il n’était pas ce qu’on avait dit, mais il était le contraire de ce qu’on avait dit. Jamais antithèse ne fut plus frappante, jamais contraste ne fut plus évident ! Il vivait, dans un modeste logis du boulevard Sébastopol, avec sa mère, âgée de soixante-quinze ans ; travaillant tout le jour, souvent toute la nuit, pour subvenir aux besoins d’une fillette qu’il adorait. Ce gros garçon naïf n’avait pas eu de jeunesse ; avait mené la vie austère du magistrat de province… en butte à tous les espionnages, à toutes les malveillances, toujours guetté, toujours dénoncé !

Tombé en disgrâce, il avait démissionné, repris le licol d’avocat. C’était dur ; et la politique (éloignant plus de clients qu’elle n’apportait de revenus) n’avait pas modifié la situation. Mais il s’était attelé à un projet de réforme judiciaire qu’il piochait, le soir, sous la lampe, tandis que la maman sommeillait en son grand fauteuil.

Une seule fois, il s’était lancé, avait jeté sa gourme — avec mademoiselle de Sombreuil !

Et il n’y comprenait goutte, d’avoir eu si peu de chance ! Ce casseur de cœurs, dont le nom enthousiasmait les potaches, dans le fond des bahuts ; excitait l’émulation des Adonis de province ; inspirait les muses de sous-préfecture ; et en imposait au vulgaire ; ce « joyeux viveur », ce « noceur échevelé », ne savait rien, ne connaissait rien de la vie… plus désarmé contre elle qu’un séminariste en rupture de prêtrise, plus ébahi devant le struggle qu’une pensionnaire au sortir du couvent.

Ah ! oui, pauvre Vergoin ! On lui fut vraiment féroce.

Quand arriva la défaite de son parti, l’exil, il tâcha de se faire inscrire au barreau de Bruxelles. Mais la haine des vainqueurs veillait, tenace ; s’interposa entre lui et le gagne-pain. Il en fut de même après sa rentrée en France, presque jusqu’à la fin. Gracié, on lui interdisait de plaider — c’est-à-dire d’exister !

Le voici tranquille : ne restent plus à plaindre que la maman presque octogénaire et l’orpheline, qui demeurent seules, perdues dans leur deuil… Que mes inoffensives railleries ne les attristent point ! Je tenais à être sincère, afin de pouvoir conclure, très haut, que celui qu’elles pleurent fut un brave homme, un honnête homme, dont une menteuse légende gâta la vie et avança la mort.