H. Simonis Empis (p. 129-143).

LA MORT DU GÉNÉRAL BOULANGER


I

LA FIN DU ROMAN


En route — 2 octobre 1891.

C’est au fond de la Bretagne que j’ai appris la nouvelle, et j’ai sauté vite, vite, en wagon.

Derrière le cercueil de madame de Bonnemains, en dehors d’une douzaine d’amis personnels et étrangers à la politique, il en était bien quinze venus de Paris exprès ; ayant fait, à cette morte et à cet agonisant, le sacrifice de quelques heures, d’un peu d’argent et d’un peu de loisir. Sur les trente-deux députés du groupe boulangiste, cinq — Déroulède, Millevoye, Castelin, Dumonteil, Susini — cinq seulement s’étaient souvenus. Avec une dizaine de fidèles, cela faisait juste le compte : quinze !

Si l’engouement ne s’en mêle pas ; si l’opinion publique n’empoigne point par le collet les oublieux, et ne leur retourne pas, de force, la tête vers le cadavre du « chef » dont ils vécurent matériellement ou moralement ; s’il n’est pas « dans le train », enfin, de prendre celui de Bruxelles, demain, on sera dix.

Je tiens à être de ces dix-là.

Le coup de pistolet du petit cimetière d’Ixelles a fini de jeter bas le spectre de la dictature… ce spectre qui tant va manquer à tant de gens ! L’autre fois, c’était un vaincu, un désarmé, un proscrit, qui perdait sa dernière et unique consolation, la chair de sa chair, l’âme de son âme, la frêle fleur qui avait embaumé son exil ! Cette fois, c’est un homme qui se tue pour une femme, qui meurt de sa mort, inconsolable, inconsolé. Qu’a à voir la sale politique là-dedans ?

Bizarre chose ! La sympathie que j’ai eue, à de certaines heures, pour le général Boulanger, n’était que relativement suscitée par lui-même, quelles que fussent ses grandes qualités attirance, son don incontestable d’enjôlement. J’ai la peur des sauveurs et la peur des soldats !

Non, elle provenait davantage de ses adversaires ; de l’outrance de leur haine ; des bordées d’injures que leur arrachait l’effroi ; de l’acharnement inouï, sans exemple, qu’ils mettaient à frapper cet homme — non point seulement dans la vie publique, ce qui était leur droit strict ; mais dans sa vie privée, dans sa personne physique, dans son intimité d’alcôve ou de cœur !

Chaque fois que le général triomphait, il m’inquiétait, et je me tenais à distance, plutôt hostile. Chaque fois qu’il subissait une défaite, la férocité dont on l’accablait me le rendait intéressant. Je ne me rapprochais pas de lui, en vérité… je m’éloignais des autres !

Si je conte ces détails, ce n’est pas pour définir mon « état d’âme », duquel, avec raison, le public se soucie comme d’une guigne, mais c’est que nous avons été légion à sentir ainsi, les femmes surtout. Bien au contraire de l’autre sexe pas dégoûté, elles ont l’horreur des attaques ordurières, le mépris de la cruauté inutile, la pitié envers les vaincus. Bref, j’ai été l’amie des jours de deuil, très « troubadour », très « dessus de pendule », très « courtisan du malheur » — et, morguienne, ce n’est pas aujourd’hui que je m’en dédirai !

À Bruxelles.

On sera plus de dix, il paraît ; on sera même plus de quinze… et davantage encore. Sauf quelques convaincus que des motifs vraiment sérieux avaient empêchés, il y a deux mois et demi, d’assister aux obsèques de madame de Bonnemains, il va débarquer ici un lot d’individus sur l’envers desquels le défunt eût usé ses bottes s’ils avaient eu l’audace de se représenter devant lui. Ce mascaret de compassion, le flux de tendresse qui a secoué la foule, les a lancés jusqu’aux pieds du mort — pieds inertes, qu’ils s’en félicitent !

Comme l’écume jetée par le flot, ils vont représenter la fidélité des simples, la constance des humbles, le touchant et immuable souvenir des petites gens qui avaient espéré, par le général, voir finir leurs peines, et qui ne lui gardent point rancune, devant cette fin tragique, d’avoir failli à sa mission. Ainsi, à peu de frais, les autres donneront des gages de leur solidité de principes, de leur élévation de sentiments ; des garanties à un avenir encore inconnu. Ce qui va marcher derrière le char funèbre, sauf les amis et les rares dévoués, ce n’est pas l’escorte du prétendant d’hier, c’est le cortège du prétendant de demain !

En attendant, on erre par les rues de ce Bruxelles paisible, où tout semble fait pour la bonne vie riante, patriarcale, entremêlée de repas mirifiques, de digestions heureuses — et où la mort tend ses rets sous les pas des amoureux !

Il y a onze ans, j’ai vu entrer ici en grande pompe, à la lueur des torches, au son des fanfares, toutes bannières des corporations au vent, parmi les clameurs d’allégresse, les vivats d’enthousiasme, un jeune homme très beau, très triste, dont le regard demeurait distrait, dont le front demeurait soucieux. C’était cependant un fiancé qui venait chercher sa fiancée. Et que pâle était son sourire, et que profonde était sa mélancolie ! Il inaugura la série des trépas volontaires et violents, le mystérieux héros de Meyerling !

Aujourd’hui, c’est Boulanger. Et l’on dit qu’il y eut du rouge aussi — sans que sa main en fût tachée — sur l’oreiller où reposa la tête du prince Baudoin. Ah ! jolie ville coquette, fleurie, portez-vous donc malheur aux amants ?

Mais, entre tous, celui-ci émeut. Il ne tua pas, ne fut pas tué ; il suivit sa bien-aimée dans la tombe, comme il l’eût suivie aux confins de l’univers ! Aussi, les couples s’en vont-ils déjà en pèlerinage au cimetière ; achètent-ils dans les rues le petit portrait d’un sou que Lui offre à Elle. Il en ferait autant, il le jure… pour une fois, sais-tu ! Et tous deux, épaule contre épaule, la poitrine gonflée de soupirs, demeurent des demi heures entières rue Montoyer, à regarder la maison dans laquelle on s’aima !

Chez le Général.

Dès l’arrivée je m’y suis rendue. Ah ! la pauvre demeure si blanche, si gentiment aménagée en dépit de sa modestie triste — nid dévasté par les serres de l’Invisible qui plane au-dessus de nous tous — qu’elle fait peine à voir !

En bas, sur une large feuille de papier écolier, une vingtaine de signatures, pas plus ! Tout le long de l’escalier, dans les jardinières à nuances vives, des plantes s’alanguissent, parmi la désolation générale, laissent retomber leurs branches comme des bras fatigués. Dans la chambre de madame de Bonnemains, que le général avait faite sienne pour être plus près de la morte — respirer un peu de son dernier souffle dans l’air où il passa ; chercher son image dans les glaces qui la réflétèrent, retrouver sur les coussins l’arôme de ses cheveux, et, sur les objets familiers, la douceur de ses doigts — dans cette chambre, on n’entre plus par la large baie ouverte sur le palier du second étage. On s’en va prendre, à gauche, une porte sur le même plan, qui donne dans le cabinet de toilette parallèle et accédant à la chambre. Il est tout tendu de perse claire à larges calices roses ; un lointain parfum y flotte, comme si beaucoup de fleurs avaient expiré là… des âmes d’odeurs !

Et, sitôt le seuil de la chambre franchi, voici le cercueil. Il est à la même place qu’était l’autre ; jonché de roses et d’œillets, comme était l’autre. Seulement, il n’y a plus personne sur la petite chaise où le général, il y a deux mois et demi, était affaissé, sanglotant, le visage enfoui dans les couronnes. Un vaste drapeau tricolore, cravaté de crêpe, recouvre la bière. Tous les ordres, croix, rubans, sont étalés sur le pied du lit — ce lit où elle expira ; ce lit où on étendit son cadavre à lui au retour du cimetière d’Ixelles ; où, même après la mort, son sang continua de couler par ses tempes béantes.

On ne croyait pas cela possible, vraiment ; tant il en avait perdu sur le coup, tant il en avait perdu dans le trajet ! La photographie de madame de Bonnemains qu’il avait sur le cœur en était toute détrempée ; et quand on retira d’entre sa chemise et sa peau, pour lui faire la suprême toilette, la boucle de cheveux coupée à la morte au moment des funérailles — et qui, depuis, ne l’avait jamais quitté — elle égoutta rouge, longtemps, longtemps…

C’est hier soir, à neuf heures, qu’on l’a mis en bière. On a attendu tant qu’on a pu, mais ces blessures du cerveau sont terribles, quant à la désagrégation rapide de l’être. Sur sa poitrine, on a remis le portrait, et l’anneau soyeux, doré comme un rayon de soleil. C’est la seule décoration qu’il emporte d’ici-bas.

Mais, de l’autre côté de la cloison, un bruit léger, une voix chevrotantie et grêle s’élève. C’est la mère, la pauvre vieille maman de quatre-vingt-sept ans, qui réclame son fils. Elle ne sait rien, rien encore, et ne veut pas quitter sa chambre contigüe, parallèle à celle-ci. Ça l’amuse, tout ce monde dans la rue qui regarde les fenêtres ; on aitend sûrement le retour de son fils, pour l’acclamer comme autrefois |

Hélas, pauvre vieille maman, votre fils est revenu ; il est là, de ce côté-ci du rideau de briques, dans cette boîte de chêne qui plus jamais ne se rouvrira ! Et la voiture que vous guettez, que vous attendez, la voici qui vient. C’est celle qui ramène les tentures funèbres, les candélabres, le crucifix d’argent.

Ce n’était presque pas la peine de les enlever !

LA MORT DU GÉNÉRAL BOULANGER


II

À JAMAIS !


Ixelles, 3 octobre.

C’est fini ! Les voilà réunis à jamais, réunis pour l’éternité, dans ce petit cimetière plein de roses et de verdure ; sous cette pierre où rien ne les sépare, pas même la mince cloison de plâtre qui isole les morts de chez nous. Son cercueil à elle, partie la première, repose au fond du caveau ; son cercueil à lui, est étagé, un peu au-dessus, par des crampons de fer. Et c’est tout. Quand, sous l’action du temps, le linceul de chêne s’en ira en poussière, leurs pauvres os se mêleront, leurs atomes se confondront… et, s’il plaît à la bonne nature, peut-être leurs bouches sans lèvres se rencontreront-elles en un ultime baiser !

Avant que les obsèques en changeassent l’aspect, j’ai tenu à la voir, cette tombe, telle qu’elle était au moment où l’amant vint rejoindre l’amante ; calculant sa chute pour que la mort l’étendit auprès d’elle, front contre front, cœur contre cœur ! Je m’y suis rendue hier, au sortir de la chambre mortuaire.

Le cimetière d’Ixelles est loin, très loin, au delà d’une zone désolée de terrains à bâtir, où, de distance en distance, se dresse un petit hôtel inhabité, à louer ou à vendre ; de rares usines ; de fréquents estaminets, avec un bout de tonnelle comme nos guinguettes de la plaine Monceau, passé les quartiers neufs. On suit, pour y aller, une partie de la route, la chaussée des Éperons-d’Or — où sont-ils, hélas, les éperons d’or, et la selle houssée de pourpre, et la plume blanche qui frissonnait au vent ?…

Tout le long de la chaussée de Boondael, qui vient après, les enseignes, par une singulière coïncidence, semblent résumer la carrière de celui qui, depuis deux mois et demi, a fatigué, des roues de sa voiture, le sable de cette douloureuse voie. « Au chemin de l’Égalité », dit l’une ; « Au Repos de l’ouvrier », dit l’autre ; et celle-ci très ancienne, sous un tableau naïf où s’ébroue un coursier de légende : « Au Cheval noir ! » — aspirations de la foule, légitimes vœux des travailleurs, origines profondes de ce mouvement que Tunis — semblait porter sur sa croupe, quand, parmi les manteaux rouges des spahis, les clameurs d’espoir, les caresses des mains féminines, il descendait, nimbé par les rayons du couchant, encadré par l’Arc de-Triomphe, l’avenue des Champs-Élysées ! Tout cela, ces inscriptions humbles sur ces cabarets de banlieue ont dû l’évoquer plus d’une fois aux yeux du proscrit, Mais l’a-t-il vu, seulement ?

Quand je me rappelle son regard, à l’église, lors du service funèbre de madame de Bonnemains ; son regard rivé sur l cercueil, hypnotisé par lui ; cette absorption de tout son être par la disparue — non, je ne crois pas que, depuis cette minute, il ait contemplé, il ait suivi de la pensée autre chose que le cheveu blond avec lequel elle lui avait lié le cœur, avec lequel elle l’a tiré à elle jusque dans le tombeau !

Je l’ai jugé mort, moi, dès ce jour. J’étais placée derrière lui, tandis qu’on glissait la bière dans le caveau provisoire, à ras du sol. Il faisait bonne contenance, mâchait ses sanglots. Mais la peau de son cou, entre les cheveux et l’habit, là, sur la nuque, tressaillait comme l’épiderme des animaux suppliciés par les taons. On y voyait courir des frissons. C’est que la douleur, de tous ses dards, de tous ses aiguillons, lui transperçait l’âme et la chair !… Ah ! comme il l’aimait !

C’est tout au bout de l’allée principale, à l’angle, à gauche, qu’est la sépulture de madame de Bonnemains — « leur » sépulture aujourd’hui.

Les tombes, ici, ne sont pas strictement comme chez nous, au bord du chemin, mais en recul de l’alignement. Devant chaque, quelle que soit son architecture et son ordonnance, on fait, aux trépassés, l’aumône d’un coin de jardinet ; de la même largeur que le monument et profond d’un demi mètre environ, Comme cela, chacun a, à ses pieds, un peu de franche terre, où éclosent en liberté géraniums et résédas. Une large anthémis — qu’au moment de la floraison les étoiles blanches à cœur d’or, sur le vert sombre des feuilles, doivent transformer en un parterre de firmament — garnit tout le devant de la tombe. Derrière, une sorte de vasque, à mi-hauteur du coffre de granit, ni si bas que le sol, ni si haut que la dalle mortuaire, sert, emplie d’eau, à garder la fraîcheur des bouquets. C’est la seconde des trois marches de ce perron fleuri.

On y peut compter les visites du désespéré, pendant toute cette dernière semaine, en suivant la décroissance des roses, car, chaque jour, il apportait sa gerbe.

Celle qui est là, toute radieuse encore, à peine épanouie, fut remplacée, dans ses mains, par l’arme dont il se tua. De ses mains aussi, un peu maladroites cela se devine, plus habituées au fer qu’à la soie, c’est lui qui a attaché après les couronnes, suspendues aux deux flancs du coffret de pierre, ces minces rubans tricolores, dont la pitié et l’amour vont faire des reliques. Il donnait ainsi un peu de patrie à la volontaire et douce exilée — il mêlait ses deux grandes amours !

Tout le monument est en granit, de ce granit qui demeure bleu à l’état fruste et joue le marbre noir lorsqu’il est poli. C’est ainsi que plusieurs ont pu croire, et dire, que l’inscription de la dalle inclinée, et les arabesques des parois verticales de côté, résultaient de mosaïques. La matière première a été simplement soumise à un travail différent, lissée là, piquetée ici. D’où, les différentes nuances.

On sait l’inscription :

MARGUERITE
1855-1891
À bientôt !

Au-dessous de ce bientôt-là, un petit trait qui en dit long ; qui indique nettement que l’addition n’est pas faite, que la série n’est pas close ; que cette mention n’est pas définitive, en son isolement ; qu’elle en attend, qu’elle en appelle une autre. Cette autre-là, on la mettra demain.

En savez-vous la teneur ? C’est l’abdication de toutes les vanités de ce monde, du titre acquis glorieusement, du nom célèbre d’un pôle à l’autre, au bénéfice d’un sentiment auquel il lui plaît de se livrer, nu et désarmé, comme l’enfant issu du ventre de sa mère — au profit de l’invincible, tyrannique, meurtrier amour !

Voici ce que le général Boulanger, ex-ministre de la guerre, en France ; ex-député de la Dordogne, du Nord, de la Somme, de la Charente, et de Paris ; qui faillit être Dictateur et fut l’idole des multitudes, veut que l’on grave sur le tombeau où il a rejoint son amie :

GEORGES
1837-1891
Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ?

Une colonne brisée est posée au chevet de l’édifice, au sommet de la dalle ; et voici que j’ai, tout à coup, une personnelle, une touchante surprise. Le jour de l’enterrement de madame de Bonnemains, j’avais été frappée de ce détail que la plupart des couronnes étant en fleurs naturelles seraient fumier huit jours plus tard, et qu’il ne resterait que trois ou quatre bourrelets d’immortelles et de perles noires, un peu communs, à celle qui, si affinée, avait coutume de toutes les élégances.

Aussi, de retour à Paris, j’avais expédié là-bas une de ces merveilles de goût et d’ingéniosité qu’excelle à créer l’industrie parisienne : une couronne en marguerites de perles, touffue, feuillue, donnant à trois pas l’illusion de la réalité. J’avais été remerciée par une lettre qu’on me pardonnera de ne pas citer, même si elle est curieuse, psychologiquement, et intéressante…

Mais voilà que j’aperçois, en haut de la stèle, ce modeste envoi d’une vivante à une morte… et les larmes me sautent aux yeux. Je sais gré à celui qui fut si peu de temps le survivant de l’avoir placée ainsi, ma couronne, loin des chocs, plus près du ciel ! Évidemment, c’est du « sentiment », tout ça ! Que les sceptiques haussent les épaules ! Je sens bien que mon émotion n’est que la traduction de l’émotion commune. Je ne suis pas un diapason, moi, et n’ai pas la prétention de donner le la ; je suis une pauvre girouette que le vent des faubourgs fait grincer à son gré. Mais — et c’est ma seule fierté — si je pense une chose, c’est que ma « clientèle » la ressent ! Or, ils seraient émus, les simples de cœur, à regarder cet autel d’amour, où un sincère vient de s’immoler.

Ai-je dit que la sépulture, terminant à gauche l’allée centrale, était le point culminant, final, d’une équerre, d’un angle aigu ? Cela a son importance, pour déterminer le point précis où eut lieu le suicide.

Faisant face à la tombe, on voit à droite, un peu en arrière du jardinet, posé à même le gravier, en dehors du périmètre de la concession, un pot d’hortensia haut et large comme un arbuste. Derrière cet hortensia, en recul encore, s’écartant du monument, est un massif de lilas guère plus haut qu’un homme ; un petit cyprès placé juste, en ligne directe, derrière la colonne brisée, ferme presque ce retrait de feuillage. C’est là que le général s’est tué. Son front est venu cogner le soubassement, tandis que le corps s’allongeait doucement comme celui d’un voyageur las, sur le sable, parallèlement au tombeau.

N’est-ce pas qu’il a bien de l’esprit, le journaliste qui a dit que M. Boulanger « avait pratiqué sur lui-même sa fameuse trouée » ?

Le sang a coulé si abondamment contre la pierre, à cette place, qu’en dépit de tous les grattages, ponçages et corrosifs, la tache transparaît, violette, sur le granit bleu. Des femmes viennent…, apportent de petits bouquets, stationnent, et s’en vont d’un air triste. Quelques-unes font un bout de prière ; d’autres, un simple signe de croix. Ainsi que je le disais hier, on commence à venir deux — comme nos grisettes, au Père-Lachaise, pour Héloïse et Abélard ; comme les nouveaux mariés de toutes nationalités, à Vérone pour Roméo et Juliette. La légende d’amour est créée.

Les obsèques ont eu lieu, tout à l’heure, sans offrir rien de bien intéressant. Comme épisode du moins, Car il y avait plus de cent cinquante mille personnes massées sur le passage du cortège : et des fleurs au delà de ce qu’on peut imaginer. C’est en cela que la manifestation a été grandiose ; vraiment touchante. Il n’est pas une bourgade, en France, dans les régions qui furent boulangistes, où l’on ne s’est souvenu de l’enthousiasme d’antan. Chacun a donné ce qu’il a pu — dix sous, dix francs — et il est arrivé ici trois fourgons de couronnes, grandes, petites, belles, vilaines… jusqu’à des touffes d’immortelles rouges ou jaunes, de dix centimes, que les délégués sortaient de leurs poches pour jeter sur le drapeau tricolore recouvrant le cercueil !

Car il était venu des délégués : près de deux cents. Chaque comité assez riche pour le faire s’était cotisé, afin de payer le voyage à son représentant. L’œillet rouge diaprait des boutonnières usées, sous lesquelles battaient de braves cœurs bien fidèles, n’ayant jamais varié.

Certes, parmi les vingt députés qui se sont déplacés pour venir ici, il en est quelques-uns à la constance desquels il serait injuste de ne pas rendre hommage. Je le fais donc ; seulement, j’avoue n’avoir eu d’yeux que pour les précédents — obscurs, presque anonymes, mais apportant l’expression du populaire regret, Un moment, ils ont serré les poings, froncé les sourcils et guigné l’entrée de façon rébarbative. Le bruit avait couru que quelques renégats oseraient se présenter — qui ont bien fait de ne pas venir !

Tout s’est donc passé de la façon la plus correcte, cette après-midi. Quelques ennemis déclarés se regardaient bien de travers ; mais unanimement, d’un tacite accord, ils ont ajourné l’expression de leurs rancunes ; et nul incident fâcheux n’a troublé cette dernière apothéose — pas même des discours. Car on s’est tu (pour la première fois dans le parti, peut-être) selon la volonté de la famille et le désir du défunt.

Dès le char funèbre entré, une telle poussée s’est produite qu’on parle d’une dizaine de blessés, dont un grièvement. Il a fallu fermer les grilles, pour éviter l’envahissement du cimetière, et de plus graves malheurs. Les dernières couronnes (car en dehors du char mortuaire qu’elles transformaient en une pyramide féerique de coloris et de parfums, il avait fallu employer, à leur transport, deux voitures et une vingtaine de porteurs) ont dû être passées, avec une double échelle, par-dessus les murs de l’enclos. Elles gisent maintenant autour du monument, dont on ne distingue plus les lignes sous cette avalanche de bouquets et de palmes, de cocardes et de trophées.

L’Église a refusé ses prières… la France a envoyé son absoute fleurie. Et tandis qu’on disserte sur ceci, sur cela, en s’en revenant par une autre issue, je me retourne pour entrevoir une dernière fois, dans l’encens du crépuscule, la couche nuptiale et austère de ceux qui furent le général Boulanger, la vicomtesse de Bonnemains — et que l’amour, retenant seulement ces deux noms : Georges et Marguerite, immortalise à jamais dans la mémoire des amants !