H. Simonis Empis (p. 90-).

L’X***


Je ne sais pourquoi l’on persiste à attribuer à M. Mermeix la paternité des Coulisses du boulangisme. Cela me semble une monstrueuse calomnie, une de ces erreurs politiques auxquelles sont comparables seulement les erreurs judiciaires qui envoyèrent au supplice, jadis, le malheureux Lesurques, l’infortuné Calas.

Mermeix, l’auteur des Coulisses du Boulangisme !… Ils le connaissent mal, ceux qui insinuent cela. Nul ne fut, au contraire, plus persistant dans son attachement à la fortune du général ; nul n’employa autant d’énergie à vaincre les scrupules de sa foi républicaine, pour accepter toutes les alliances qu’il plaisait au chef de conclure.

Il souffrit, je vous en réponds ; car il n’ignora rien, ou presque rien, des soi-disant révélations d’aujourd’hui. Il fut bien triste de songer que l’argent nécessaire à son élection était fourni par les royalistes ; il fut non moins affligé de penser que ces mêmes royalistes, dans le VIIe arrondissement, votaient pour lui — mais refuser, mais se retirer, était infliger indirectement un blâme au général ; et, héroïquement, Mermeix resta.

Comment voulez-vous donc qu’il ose reprocher aujourd’hui, à M. Boulanger, des faits qu’il connut alors et supporta sans mot dire ; des actes dont il profita ? C’est vilain de le penser ; c’est affreux de le prétendre !

On m’objectera qu’il a baptisé le général la « Locomotive des décavés ». Je le sais bien, je le savais même avant tout le monde… Mais c’est propos de jeune homme léger, un peu pressé peut-être, et dont un écart de plume révèle l’intime préoccupation. De là à vendre les secrets du maître, à dénoncer tout un parti, à faire l’immonde besogne qu’accomplit l’X*** du Figaro, il y a loin !

Il faut compter aussi avec cette pudeur politique qui réglemente et échelonne la trahison, en marque les étapes, en espace les degrés. On ne retourne pas casaque si vite que cela, quand on a du flair et qu’on désire inspirer confiance au parti vainqueur.

Et puis, quel intérêt ?

L’argent ?… Mettons que le « rapport » de l’X*** soit payé dix mille francs ; croyez-vous donc que c’est pour cette pauvre somme qu’un garçon d’avenir consentirait à se déshonorer ?

La vengeance, alors ?… Mais le général, si volage parfois, envers ses plus fidèles, s’est toujours montré, envers Mermeix, particulièrement bienveillant ! Il a soldé ses dépenses électorales, l’a fait député, l’a accablé de missives affectueuses, de compliments, d’investitures de toutes sortes !…

Non, encore une fois, ce n’est pas, ce ne peut pas être Mermeix ! Il y a là, contre le jeune député boulangiste, une machination dans laquelle je ne tremperai point !

Ceux qui avancent une telle chose ne l’ont pas, comme moi, entendu défendre Boulanger, contre ses détracteurs.

— Oui, avouait-il, mais il n’y a encore que lui pour vous faire arriver !

Et sa voix tremblait d’émotion contenue… on sentait qu’il aimait bien son général !

Ces constatations, cette lumière qui se fait peu à peu, dans mon esprit, me causent un immense soulagement.

Non que j’eusse pu être gênée par la connexité de Mermeix et de l’X*** — le caractère du député du VIIe ayant peu d’affinités avec le mien. Mais il est toujours ennuyeux d’apprendre qu’un homme qu’on a connu, dont on a serré la main, est… ça !

Je suis bien contente que cette surprise douloureuse me soit évitée.

Puis cela me met plus à l’aise pour parler de l’X*** — et j’en ai long à lui dire, à celui-là ! Quel gueux ! Ceux mêmes qui l’emploient, ceux qui bénéficient de ses délations, ceux qui en triomphent, n’en parlent qu’avec une grimace de dégoût. On lui achète sa marchandise, parce que tout est achetable, mais je ne serais pas autrement surprise d’apprendre qu’on la lui paie avec des pincettes.

Qu’on ne s’étonne pas de ma dureté ! Il m’appartient ; son silence me l’a donné, l’X*** tant humilié, tant honni, tant hué depuis une semaine — et qui n’a point répondu ! Il m’appartient comme ces prisonniers veules que les licteurs jugeaient indignes de la hache et qu’on donnait, pour bonnes à tout faire, aux femmes, qui, parmi les apostrophes, les risées, les affronts, les menaient à coups de quenouille !

J’ai attendu huit jours pour dire ce que j’en pensais. Opportunistes, radicaux, royalistes, impérialistes, boulangistes, socialistes ; les députés de tous groupes, les leaders de tous journaux ; quiconque porte la parole, quiconque tient une plume, quiconque possède un atome d’autorité ou de notoriété en ce pays, a, à son tour, craché sur l’inerte majuscule. Elle a été la cagnotte du vomissement général, la poubelle où chacun déversait sa nausée, son profond et incommensurable dégoût !

Chose bizarre ! Cette conciliation des partis que devait opérer le boulangisme, elle s’est faite sur l’X*** — le crachat de Laurent voisinant avec celui de Cornély, le crachat de Lenglé s’agglutinant à celui de Rochefort.

— Ordure ! criait le Général.

— Ordure ! grognait Ranc.

— Ordure ! répétaient les échos des quatre points de l’horizon,

Et l’autre n’a pas bronché ! Il n’a pas arraché son masque, il n’a pas eu le geste de fureur qu’en espérait pour lui. À peine quelques explications, desquelles résulte qu’il ne veut pas compromettre le succès de librairie espéré pour son honteux bouquin…

N’avais-je pas raison de dire qu’il appartient aux femmes désormais, comme l’esclave appartient au gynécée, comme l’eunuque appartient au sérail ?

Mais ici, une question plus grave surgit. On a dit, on a affirmé même, que l’X*** était un député boulangiste.

Celui qui disait cela ajoutait même, d’une façon plaisante, qu’il avait été conseillé à X*** de rendre l’argent et le mandat ; qu’X*** n’avait pas répondu quant à l’argent, mais s’était énergiquement refusé à restituer un mandat qui ne lui serait certainement pas offert à nouveau par des électeurs aujourd’hui plus tentés de l’envoyer barboter dans la Seine que de l’envoyer siéger au Palais-Bourbon.

Que peut-il résulter de cela, pour les honnêtes gens qui sont ses voisins de travée à la Chambre, sinon de partager la suspicion générale, d’être englobés dans le mépris public, d’être insultés injustement ? Voyez plutôt le cas de ce pauvre Mermeix que je dénonçais tout à l’heure — n’est-il pas affreux, pour un loyal garçon, d’endosser les actes d’un ténébreux gredin ?

Comment se fait-il, alors, que tous ténébreux ne somment point, par une action commune, l’X***, qu’on prétend être des leurs, de se nommer… c’est-à-dire de les décharger d’une responsabilité atroce ?

Quelques-uns l’ont commencé, m’a-t-on dit, mais isolément. Ce qu’il faudrait (pour dégager les vaincus qui subissent la défaite, mais ne sauraient accepter le déshonneur), ce serait de mettre en faisceaux leurs protestations, d’aligner leurs signatures, auxquelles ne manquerait que celle du coupable — ce serait déjà une désignation.

Les électeurs feraient le reste en pétitionnant ; en réunissant contre l’homme plus de voix qu’il n’en a surpris ; en portant le débat devant le Parlement, qui aurait à se prononcer sur la déchéance pour indignité.

Elle est réelle. Les plus anciens habitués des sentines politiques confessent que le cynisme de l’X*** dépasse tout ce qu’ils ont vu jusqu’à ce jour. Jamais lâchage ne fut plus brusque, moins motivé, plus éhonté ; jamais nul ne se vautra avec autant de béatitude dans sa propre abjection.

— Il est fou ! disent quelques-uns.

Et ils expliquent qu’il faut être frappé de démence pour avoir compté qu’un pareil acte rouvrirait au renégat les bras de la République ; alors que, seul, le pied des républicains pouvait donner. Ils racontent aussi que tous les partis, sans distinction, retireront le couvert de cet indiscret à qui il ne suffit pas de tenir la bouche pleine pour l’empêcher de « manger le morceau. »

… Non, l’homme n’est pas fou ! Il est l’écume, la scorie, la charogne que les phénomènes physiques ou politiques laissent derrière eux — l’épave des cataclysmes sur laquelle les chiens vont pleurer de mépris !

Depuis que le monde existe, on l’a vu toujours, mêlé à toutes les tragédies humaines, y jouant éternellement le même rôle ; vendant son maître, brocantant sa patrie, livrant son Dieu !

Ce sont les trente deniers du préteur qui tombent dans la main de l’X*** — ces trente deniers que le continuateur inconnu d’Iscariote ramassa au pied de l’olivier où l’autre pendait comme un fruit pourri ; ces trente deniers que l’on retrouve dans toutes les caisses où la trahison allonge ses pattes suantes et glacées !

Le nom de l’X***, ne le cherchez plus ! Il s’est appelé Judas, dans la chrétienté ; Deutz, dans la seconde chouannerie ; il a livré Maximilien à Queretaro, Gordon à Kartoum… Notre temps, moins individuel, inflige à cet anonyme un surnom anonyme : celui que lui donna le proscrit dont il confirme et justifie la condamnation — il l’appelle l’« Ordure », tout simplement !