H. Simonis Empis (p. 49-58).

BAUDIN


Ce fut un honnête homme, ce Baudin, qui tomba, la tempe trouée, sur la barricade du Marché-Noir, le 3 décembre 1851.

Ce fut, en tout cas, un homme de parole ; car ayant dit, en mai, à la tribune : « Nous mourrons, s’il le faut, avec et pour la vile multitude ! » il mourut — ou crut mourir pour elle — sept mois plus tard.

Mais il ne mourut pas « avec » elle ; il ne l’eut pas à ses côtés, il ne la sentit pas derrière lui ; il ne fut pas frappé dans ses rangs, comme il l’avait souhaité. La vile multitude (qui renverse sans haine les monarchies et n’en veut pas aux monarchies de se défendre) ne pardonne jamais les hécatombes organisées par ceux dont le pouvoir est son œuvre.

La vile multitude se souvint de la saignée terrible pratiquée sur elle, trois ans plus tôt, par des républicains, et dont ses veines restaient encore toutes blanches,

Elle répondit à Schœlcher : « Nous ne voulons pas nous faire casser la tête pour une Assemblée qui nous a traités plus cruellement que ne le pourra jamais faire tel despote que ce soit. »

Elle répondit à Hugo, par la bouche d’une vieille femme, aïeule d’un fusillé ou d’un déporté : « Les Vingt-cinq francs sont à bas ? Tant mieux ! »

Elle répondit à Jules Vallès et à ses amis — la jeunesse des écoles d’alors — par la voix d’un ouvrier qu’ils invitaient à les suivre : « Jeune bourgeois, est-ce votre père ou votre oncle qui nous a exécutés en Juin ? »

Elle répondit à Esquiros : « Que voulez-vous que nous fassions ? Vous nous avez désarmés ; il n’y a plus un fusil dans tout le faubourg ! »

Elle répondit à Baudin : « Est-ce que vous croyez que nous voulons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-cinq francs ? »

Baudin répliqua :

— Vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs.

Et quand il l’eut montré, le peuple, après avoir salué le cadavre, comme il salue toujours les êtres héroïques, rassujettit sa casquette pour regarder moqueusement défiler ses maîtres de la veille, encadrés de gendarmes.

Toute une matinée, les « chands de vins » des environs de Mazas gagnèrent un argent fou : on allait voir entrer les députés !

Pauvre Baudin ! Il méritait mieux que cela,

Sa vie fut d’un simple ; sa fin, d’un convaincu. Et il est de ces martyrs — rares ! — dans le passé desquels on peut fouiller sans y découvrir l’ombre d’une défaillance, la trace d’une douteuse action.

Rien moins que riche, il ne chercha la fortune dans aucune véreuse entreprise. Il avait été un étudiant probe, modeste, se suffisant de peu, ne dépensant guère que pour ses livres ; élu, il resta le même, et fut (cela se passait en 1851) un député honnête.

Il fut aussi le médecin des pauvres. Tout ce que le quartier Poissonnière comptait d’indigents fut soigné, médicamenté, et consolé, par ce singulier praticien qui, ayant une situation à conquérir, faisait passer la clientèle gratuite avant la clientèle payante.

D’ailleurs, comme dévouement, il avait déjà fait ses preuves.

On l’avait vu, en 1832, à l’hôpital militaire de Toulon se consacrer au service des cholériques, et lutter contre le fléau avec une indicible énergie, On l’avait vu à Paris, après l’opération de la trachéotomie, pratiquée par lui sur un enfant atteint du croup, se pencher vers le petit martyr et sucer la plaie jusqu’à épuisement du mal.

C’était donc vraiment une âme d’élite, ce Baudin, et, comme telle, prédestinée à tous les mécomptes et à toutes les immolations.

Orateur parlementaire, il croyait à ce qu’il disait. Quand, par hasard, un de ces sincères s’égare dans les Assemblées, il est le sacrifié marqué d’avance pour le couteau ou la balle de l’expiation.

Il semblerait que, pour racheter ces péchés du monde politique qui s’appellent le mensonge, le parjure, la trahison, la prévarication, et la simonie, il faille quelqu’un de très pur, un être tout de loyauté, fait de franchise et d’oubli de soi-même, un cœur plein de flamme, un esprit plein de clarté…

Le suaire de Baudin a voilé, pour ceux de ma génération, les turpitudes de ses collègues ; les palinodies de ces bonzes que l’Empire mit dedans, et que la République persiste à ne pas mettre dehors.

Mais voilà qu’on arrache ce suaire, que ceux pour lesquels et à la place desquels cet homme succomba affichent la prétention de se faire un drapeau de son linceul.

Halte-là !

Celui-ci n’est pas leur héros — il est leur victime. Ce sont les parlementaires, qui sont les véritables assassins de Baudin !

Une chose m’a toujours frappée, dans l’historique de ce trépas.

Les soldats marchaient contre la barricade, écartant du geste les représentants qui les exhortaient. Soudain, le premier coup de feu éclate, partant du groupe où se trouve Baudin, et abattant un malheureux petit conscrit, qui tombe raide mort. La troupe répond par une décharge générale ; et cette réponse des fusils étend sur le pavé le député de l’Ain, innocent de la provocation et, cependant, la payant de sa vie.

Ce récit m’a semblé, de longue date, non pas seulement le compte rendu des faits matériels, mais aussi la légende d’une action invisible qui avait pour théâtre l’âme du pays ; la représentation palpable d’une série d’événements moraux… ce que j’appellerai la genèse du coup d’État.

Ce n’est pas le plomb anonyme qui est venu frapper Baudin ; ce n’est pas le soldat ignorant qui a tiré parce qu’il en a reçu l’ordre, sans savoir au juste sur quoi ni pourquoi il tirait ; ce n’est pas l’officier qui a obéi à sa consigne ; ce ne sont même pas — méditez bien ceci — ceux qui la lui avaient donnée ; ce ne sont pas ceux-là qui ont tué Baudin !

Ils ont été les instruments dociles d’une destinée dont d’autres avaient, à leur propre insu, tracé le plan.

Ce qui a tué Baudin, ce qui a permis l’Empire, c’est l’indifférence du peuple, c’est la neutralité des faubourgs, c’est l’impopularité de l’Assemblée !

À qui la faute ?

Pas à Baudin, qui l’a expiée pourtant. Il n’était pas de la Constituante, a paru fort peu à la Législative, n’a point siégé, en tout, plus de deux ans !

La faute est à ceux qui, républicains, avaient inspiré à la nation la haine de la République, dont le règne avait tué le commerce, anéanti l’industrie, supprimé le travail — si bien que leur clientèle politique, prise entre la faim et la révolte, en était réduite à crier : « Du pain ou du plomb !… Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! »

La faute est à ceux qui, nés de l’insurrection et l’ayant proclamée « le plus sacré des devoirs », se montrèrent implacables contre elle plus que ne le fut jamais roi de droit divin ; qui prêchèrent le carnage, allèrent flairer dans les rues, après le passage des soldats, les cadavres encore chauds dont, la veille, ils pressaient la main, qui se manifestèrent, dans le triomphe, féroces comme des proconsuls romains, ces proscripteurs à lunettes, ces Syllas cravatés à la Guizot !

La faute est à ceux qui n’eurent pas un geste de pitié, pas une parole de miséricorde pour des vaincus que tous les partis avaient le droit d’accabler — sauf celui de l’émeute !

Que voulez-vous ? Une fois au pinacle, ils avaient — comme ils l’ont aujourd’hui — l’aversion et la crainte des malheureux leur ayant fait la courte échelle. Tous, y compris les meilleurs, gardaient le mépris de la blouse. Chez Hugo, même, perce ce souci d’une vétille qui décida peut-être du sort de la patrie, en ces trois journées de décembre 1851.

C’est écrit tout au long dans l’Histoire d’un Crime. Lisez :

« Il y avait parmi nous des ouvriers, mais pas de blouses. Afin de ne point effaroucher la bourgeoisie, on avait recommandé aux ouvriers, notamment chez Derosne et Cail, de venir en habit. »

Non, mais voyez-vous ces gens qui sollicitent l’appui du peuple, et renient son costume !

Aussi le peuple se rendit-il bien compile que c’était là protestation de contre-maîtres ; et il fit ce qu’il fait toujours, en pareil cas : aux contre-maîtres, il préféra le patron.

Hugo le constate un peu plus loin :

« On regardait deux hommes qui se querellaient pour et contre le coup d’État ; celui qui était pour, avait une blouse ; celui qui était contre, avait un habit, »

Ce n’est pas d’autre chose que Baudin est mort — redingote humble, défraîchie, usée, dont la trame fut trouée par les balles, roussie par la poudre, tachée par le sang, afin que restât indemne et que gardât son lustre, devant la postérité, le frac en drap fin des députés d’alors, patriarches d’aujourd’hui !

Il est mort, je le répète, de la haine populaire contre les Vingt-cinq francs.

Et ce sont les survivants de ces Vingt-cinq francs-là, et leurs élèves, traîtres à la République d’alors, traîtres à la République d’aujourd’hui, assassins inconscients du Baudin de 1851, meurtriers responsables du Baudin futur — s’il s’en trouve encore ! — ce sont ceux-là qui vont promener à travers Paris le cadavre qu’ils ont fait !

Les insurgés de 48, leurs créanciers, ne promenaient au moins, sur les boulevards, que les morts tués par la troupe !

Moi, je reste ébahie de cette tendresse soudaine pour la mémoire que j’ai entendu le plus malmener dans ma vie.

Quand j’étais petite, mes parents (des gens très rangés) disaient, parlant de ce député et de son décès tragique :

— Ce n’était peut-être pas une mauvaise nature… mais, enfin, il a fini en insurgé !

Et mon père prononçait « insurgé » avec le mépris d’un homme qui avait voté contre Louis Bonaparte avant Décembre, et pour après.

Ensuite, j’ai entendu des radicaux.

L’un d’entre eux (qu’il se rassure, je ne le nommerai pas, car il est l’un des ornements de la manifestation d’aujourd’hui) avait même un bien joli mot de sceptique à propos de ce croyant :

— Baudin ?… Quel raseur ! En voilà un qui a gâté le métier !

Plus tard, c’est avec des socialistes que j’ai causé de l’événement, et du défunt si oublié. Et, cinq années durant, sauf les blanquistes et quelques indépendants qui ont la religion du courage, nos conversations se sont, par eux, résumées ainsi :

— Après tout, c’était un martyr bourgeois ! S’il avait vécu, il aurait fait comme tous les quarante-huiteux, sûr ! Et puis, sa tombe est un tremplin : le tréteau de M. Gambetta ! Nous avons Millière et Delescluze, nous autres !

Millière et Delescluze !

Ce sont ceux-là qui seraient en droit de se plaindre aujourd’hui ! Pendant dix-sept ans, il n’avait été question que d’eux, dans les meetings, au Père-Lachaise, dans toutes les réunions révolutionnaires.

Or, voici qu’en vue d’un intérêt électoral, se forme le cercle d’études de l’Assiette au beurre, et que l’on pique dans la motte, comme une statuette de saint sur un gâteau de fête, l’image de Baudin. Autour, pêle-même, radicaux, opportunistes, socialistes de gouvernement, trinquent et toastent à la santé du martyr, sorti pour un jour de l’armoire aux oubliettes, et que, n’ayez peur, on y refourra demain,

Ils feraient peut-être bien de regarder contre quel verre leur verre se choque, avant de boire ! Les « politiciens » sont sans vergogne — chacun sait ça ! Mais les amis du peuple, les désintéressés, les purs ?…

Je ne sais pas trop où ils ont la têle, ceux-là ; ou, pour mieux dire, je ne le sais que trop.

D’ailleurs, cette pauvre tombe a le monopole des apothéoses bizarres, pleines de surprises et pleines de sursaut.

Hier soir, je parcourais la liste des souscripteurs qui ont aidé à l’élever, et je constatais que le plus clair de cette manifestation nationale était ceci : que la moitié de cette liste républicaine avait fait fusiller l’autre moitié, trois ans juste après cet acte de fraternité.

Ce n’est pas tout.

J’ai prononcé ci-dessus les noms de Millière et de Delescluze : j’y reviens.

Millière — c’est Hugo qui nous l’apprend — faillit mourir au 2 Décembre comme Baudin, son aîné et son ami. Delescluze, lui, découvrit la sépulture abandonnée au cimetière Montmartre, y prononça les premières paroles de respect et de reconnaissance, et ouvrit dans son journal, Le Réveil, la souscription destinée au monument.

Ces deux hommes tiennent donc, par mille liens, au camarade de combat qu’ils ont voulu défendre, au mausolée qu’ils ont fait élever.

Et cependant, si leurs ombres pouvaient revenir, sentinelles attristées, faire faction de chaque côté du fictif trophée que l’on élève, ils verraient défiler côte à côte, la main dans la main, les députés qui, de Versailles, ont ordonné leur exécution, et ce parti ouvrier qui, si longtemps, s’est réclamé de leur mémoire.

Delescluze — les historiens les moins suspects de sympathie envers l’insurrection l’ont dit — a été le Baudin de la Commune ; un Baudin plus âpre, plus découragé, parce qu’il était plus vieux et qu’il avait vu de plus effroyables choses. Il s’est fait tuer autant par dégoût que par désespoir ; et les adversaires les plus ardents du mouvement communaliste ont gardé du respect, devant le cadavre de ce haut vieillard dont le visage fracassé gardait encore, aux lèvres, un pli d’amertume.

Eh ! bien, si Delescluze revenait et rencontrait dans la rue un « prétorien » de 51 et un « versaillais » de 71, un invalide et une vieille brisque, bras dessus, bras dessous, il pencherait vers eux sa tête blanche et dirait :

— Toi, tu as tué Baudin ! Toi, tu m’as tué !… Je vous estime, soldats impassibles, instruments de la discipline. Vous nous avez tiré dessus… mais vous ne nous avez pas trahis !

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Le pèlerinage d’aujourd’hui c’est la Fédération de toutes les ambitions, la fête du Maître suprême — le Parlement — de tous ceux qui en sont, de tous ceux qui veulent en être !

M. Floquet va-t-il sortir l’habit bleu-barbeau de Robespierre ?…