H. Simonis Empis (p. 16-21).

LE SALUT


À M. Ranc.

Il y a trois jours, monsieur, vous jetiez, dans le Matin, un cri d’alarme, devant le flux sans reflux de ce mouvement d’opinion qui vous effraient qui nous effare ; devant cet élan d’un pays vers un homme ; devant ce spectre d’une dictature dont, nous autres socialistes, nous avons autant que vous, ô jacobins, l’angoissante terreur.

Et comme tous ceux qui ont failli être Brutus, de 1850 à 1860, vous criez de toutes vos forces : « À bas César ! »

À bas César ! soit. Je me rappelle avoir entendu ce cri-là, par une soirée pluvieuse, sur les hauteurs de Charonne, dans une petite rue noire qui s’appelle la rue Saint-Blaise. Il y a tout juste de cela sept ans comptés — et ce n’était ni vous, ni les vôtres, qui vous égosilliez à le proférer,

Il en reste pas mal, des « esclaves ivres » de ce temps ; ils ont même fait des petits, au fond de leurs « repaires » ; et toute une marmaille à culotte fendue piaillerait avec les papas aux trousses de votre demi-cent d’opportunistes, si votre demi-cent d’opportunistes s’avisait d’aller rôder par-là, et de demander leur appui à ceux qu’on insulta jadis.

Cela s’est passé de même en Décembre, rappelez-vous. On avait affamé le peuple — comme en 71 ; on l’avait mitraillé — comme en 71 ; on l’avait emprisonné et déporté — comme en 71 ! Et quand l’Empire apparut, les députés coururent aux faubourgs :

— Défendez-nous !

Les faubourgs répondirent :

— Et Juin ?…

Il n’en serait peut-être pas tout à fait de même aujourd’hui.

En 1851, les pavés saignaient encore du récent massacre ; on n’avait pas eu le temps de recoudre les façades qu’avait éventrées le canon de Cavaignac.

En 1888, dix-sept ans ont passé sur la tuerie, ceux d’alors sont presque des vieillards, ceux d’aujourd’hui sont presque des enfants. Combien risqueraient leur peau pour la vôtre, je n’en sais rien. Mais ce que je puis vous jurer d’avance, c’est que le flingot se tromperait de cible, si l’on voyait, en haut d’une barricade, traîner sur les pavés, comme du lichen, les favoris de Ferry.

Puis, le peuple est logique. Et avec son net bon sens, il voit ce que je disais tout à l’heure : que cette popularité est fille de l’autre ; qu’elle a ses racines enfoncées dans un cercueil qui vous est cher ; que cette étoile trembla pour la première fois dans le ciel matinal, au-dessus de l’Arc-de-Triomphe, à la fin de cette même nuit où votre astre sombra, dans le ciel éteint, au sommet du Père-Lachaise. Cette étoile-là, voyez-vous, n’est que l’étincelle de vos torches funéraires !

Et la foule ne comprend pas pourquoi, après avoir crié : « Vive César ! » vous criez : « À bas César ! » pourquoi, après avoir clamé : « Vive le grand Patriote ! » vous clamez : « À bas le grand Patriote ! »

Le populo est d’instinct moins complice ; il ne change pas, lui ; il garde ses méfiances ou ses amours. Et il ne vous écoute plus. Il se dit que vous avez mauvaise grâce à reprocher à celui-ci l’outrancier patriotisme qui édifia la gloire de celui-là. Il voit surgir le même Déroulède, les mêmes sociétés de gymnastique, la même Alsace et la même Lorraine fraternellement enlacées. Il entend crier : « Vive la République ! », ce qui le rassure ; il entend crier : « À bas Bismarckl ! », ce qui le réjouit.

Qu’y a-t-il de modifié, — sinon vous ? Est-ce parce que celui-ci est blond alors que l’autre était brun ? Est-ce parce que l’autre portait une redingote et que celui-ci porte la tunique de général ?

Ah ! c’est que je vais vous dire ! Les temps sont changés — ou mieux, les temps sont proches. La guerre, l’effroyable guerre, est là qui guette. Elle est passée, l’époque où l’on menait la nation à coups d’éloquence ; qui sait s’il ne faudra pas bientôt défendre la patrie à coups de canon ? C’est peut-être pour cela que celui-ci n’est pas un avocat, mais un soldat…

C’est pourquoi aussi vous avez mauvaise grâce, je le répète, à vouloir remonter ce courant que vous avez créé.

Vous n’avez pas créé que cela, malheureusement pour vous, — et pour nous !

Vous demandiez l’autre jour ce que c’était que le bougangisme ?… Je viens de vous le dire, au point de vue chauvin ; je vais vous le dire maintenant au point de vue humain.

Le boulangisme, c’est le dégoût, non pas de la République, grand Dieu ! mais de « votre » république ; de la république telle que l’ont faite vos amis ; de ce régime bâtard, sans cœur et sans entrailles, qui, en dix-sept ans, n’a rien fait pour les pauvres, rien pour le peuple, rien pour ceux à qui il doit d’être tout !

Je ne dis point cela pour vous, monsieur, qui n’avez voulu rien être, et avez mené, à travers les tripotages, les intrigues et les vilenies de l’entourage, une existence digne du respect de tous.

Mais combien vous ont imité ?…

Et chaque fois qu’éclatait un scandale, chaque fois que se découvrait une ignominie, chaque fois qu’on envoyait mourir nos petits troupiers au bout du monde, pour la fortune de celui-ci ou l’ambition de celui-là, le scandale, l’ignominie, le crime, faisait des recrues pour la « boulange » — alors même que Boulanger était encore inconnu !

Il n’est pas donné à tout le monde d’être socialiste. Je n’hésite pas une minute à reconnaître qu’à l’heure actuelle nous sommes une infime minorité dans le pays : un groupe d’êtres conscients qui se heurtent, lamentablement, à l’indifférence ou l’inconscience des foules.

Tout ce qui souffre n’est pas avec nous, hélas ; sans quoi nous serions le nombre, c’est-à-dire la force. Il est un degré de misère où l’homme abdique son humanité et ne vit plus qu’animalement. Celui qui n’a qu’un sou n’achète pas un journal, mais du pain.

Ils sont beaucoup ainsi ; vous les avez laissés devenir trop — les famines de l’antiquité faisaient des mercenaires et non des citoyens. Ces êtres hâves, déguenillés, qui grelottent sans chemise, par ces temps de gelée, dans leurs habits de toile ; qui couchent sous les ponts, dans les taillis, à l’angle des bornes ; allez donc secouer leur déchéance, et les adjurer de sauver ce que vous appelez la République !

Votre République, qu’a-t-elle fait pour eux ? Où est leur toit, où est leur fierté ? Leurs femelles crèvent à l’hôpital — quand il y a de la place ! — et sont déchiquetées par les carabins. Leurs enfants (car ils ont des enfants, ô misère !) agonisent sur un matelas de pavés, avec un édredon de neige. Leurs morts pourrissent dans la fosse commune, Ils n’ont pas — sur tout ce territoire de France dont certains possèdent presque des départements ! — ils n’ont pas un lambeau de sol pour y reposer, dans le sommeil ou dans la mort !

Et vous vous étonnez que ces noyés se raccrochent à la première branche venue, cette branche fût-elle de laurier ! Et vous vous exaspérez de ce que ces malheureux (qui, depuis dix-sept ans, voient les Présidents succéder aux Présidents, les Assemblées aux Assemblées sans que leur sort soit en rien amélioré ; sans qu’il soit ajouté un cotret à leur feu ; sans qu’il soit retranché un sou au prix de leur pain), vous vous exaspérez de ce que, l’estomac vide et la tête perdue, ils emboîtent le pas, comme les pauvres de tous pays, au premier régiment qui passe, s’enrichissant de la dorure des uniformes, grisant leur peine de la musique saoûlante des cuivres !

Le pain est à quatre sous la livre — la France est, je vous le jure, à quiconque rognera ces quatre sous-là de moitié !

Voilà le salut, monsieur. Vous avez signalé le mal, je vous indique le remède. Que ceux de vos amis qui sont au pouvoir jettent de côté, par un effort brutal, tout ce qui, dans les travaux parlementaires, n’intéresse pas immédiatement le peuple. Qu’ils s’occupent de la question des loyers ; de la question des salaires ; de la retraite des vieux travailleurs ; de l’éducation des petits enfants, des asiles pour les sans-logis ; de la soupe pour les sans-travail ! Ce serait autrement beau, allez, que la nuit du 4 août !

Là est le salut.

Vous qui voulez tuer le boulangisme, abaissez la taxe de la boulangerie !