Notes d’une Voyageuse en Turquie (avril-mai 1909)/05

Notes d’une Voyageuse en Turquie (avril-mai 1909)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 147-180).
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V.

Mme Ange connaît mon amie Selma Hanoum et elle nous a réunies chez elle, un matin.

J’avais vu Selma Hanoum à Paris, il y a neuf ans, quand elle était arrivée, sans bruit et sans réclame, pour vivre auprès de son frère Ahmed-Riza bey et remplacer la famille lointaine.

Dans le salon peint à la chaux bleue, sur le divan de toile, nous sommes assises, côte à côte, tout attendries de nous retrouver là. Mon amie est toujours belle, plus belle dans ce long manteau de crêpe de Chine noir dont les plis amples ont tant de grâce et de majesté. Elle porte une espèce de toque qui soutient son voile et couronne royalement son front énergique et fier. Elle a de très beaux yeux, un profil un peu court, très noble, et une curieuse manière de redresser son menton, de porter la tête en arrière, comme les chevaux de race qui « encensent. » Elle paraîtrait hautaine, si elle n’avait tant de charme.

J’aime tendrement, et j’admire cette femme, supérieure à tant d’Européennes, vaillante, loyale et méconnue. Ce n’est pas une naïve comme Mélek Hanoum ; ce n’est pas une « désenchantée. » C’est un être d’action, de décision, qui a le sens des réalités et même du bon sens tout court. Si la nature l’avait faite homme, Selma Hanoum eût tenu un rôle important dans l’histoire de son pays.

— Comme nos projets ont été changés ! Je voulais vous recevoir chez nous, à Makrikeuy… Et deux jours avant votre arrivée, il y a eu cette sédition des soldats…

Elle me raconte que ces événemens ne l’avaient pas surprise. La dame de Salonique qui va partout, sait tout et devine tout, à l’abri du tcharchaf, avait aussi prévu la réaction, et elle était allée au Comité pour engager les Jeunes-Turcs à veiller sur l’état d’esprit des troupes et les manœuvres des hodjas. Mais on avait ri de cette fâcheuse Cassandre.

Le matin du 13 avril, Ahmed-Riza bey, comme d’habitude, était parti pour Stamboul, laissant à Makrikeuy sa sœur Selma et sa vieille mère malade. Quelques heures plus tard, Selma reçut un message incompréhensible pour elle : « Votre frère est en sûreté… » Elle comprit qu’Ahmed-Riza avait couru quelque danger. Peu après, un ami et une journaliste américaine, miss May de W…, vinrent lui confirmer la nouvelle. Entre temps, des soldats envahirent Makrikeuy et cernèrent la maison.

Selma Hanoum était restée seule avec sa mère, les servantes et miss de W… À travers les caffess ajourés, les deux jeunes femmes voyaient la bande hurlante des soldats qui criaient des menaces et des injures, et par un geste symbolique et sinistre, se passaient la main sous le menton, en imitant le va-et-vient d’un couteau dans une gorge ouverte. Dans le petit port tout voisin, une mouche à vapeur, sous pression, commandée par des amis dévoués, attendait les fugitives. Mais comment sortir ?

Je dis à Selma :

— Avec le tcharchaf et le voile, vous aurait-on reconnue ?

— Vous oubliez ma haute taille ! Je suis presque aussi grande que mon frère. Je suis peut-être la plus grande femme de Stamboul. Ah ! j’ai maudit cette stature imposante qui trahit mon incognito ! Une petite personne fluette glisse partout et passe inaperçue, mais une dame d’un mètre quatre-vingts ! on ne peut pas ne pas la voir ! Aujourd’hui encore, je n’ose pas aller dans les quartiers de fanatiques… On m’a tant calomniée !

Son regard, fier et doux, s’attriste. Elle murmure :

— Et pourquoi ? Jamais je n’ai excité mes compatriotes, mes sœurs, à commettre des imprudences. Jamais je n’ai cru que les réformes profondes des mœurs s’accompliraient en quelques mois. Est-ce un crime que d’avoir rêvé une organisation meilleure de l’instruction féminine, une protection légale plus efficace et le minimum de liberté indispensable au développement, à la dignité de créatures humaines ? N’est-ce pas ridicule et odieux, cette campagne qu’on a menée contre mon frère et contre moi, à propos des chapeaux que nous aurions commandés à Paris !

— Revenons à la journée du 14 avril. Comment êtes-vous sortie de la maison cernée ?

Elle reprend son récit. Tout d’abord, elle fit partir sa vieille maman qui ne se doutait de rien, et que les esclaves accompagnèrent, et elle demeura, avec miss de W…, dans le logis barricadé. Douze heures, elle entendit les vociférations des soldats ; douze heures, elle attendit le moment où les portes seraient forcées. Très calme, très pâle, elle avait pris un revolver.

« Jamais ces brutes ne m’auraient eue vivante. »

Enfin, la nuit venue, elle se déguisa en pauvresse, franchit le mur du jardin, traversa une maison inhabitée, et s’en alla vers le port, une lanterne à la main, la taille courbée, avec la démarche d’une vieille femme boiteuse. Ses amis la reçurent à bord de la mouche qui cingla aussitôt vers la côte d’Asie.

Selma, sauvée, dut rester cachée pendant de longs jours. Ahmed-Riza bey que l’on disait à Salonique, ou à l’ambassade de France, s’était réfugié simplement dans une maison de Stamboul, en plein quartier de mutins, d’espions et de réactionnaires.

Le jour de l’émeute, il avait été presque seul à conseiller la résistance, mais son avis n’avait pas prévalu. Quand on lui annonça la mort du ministre de la Marine tué à sa place, par des assassins mal informés, il dut penser à sa sûreté. Aucun déguisement n’était possible. Mais le président de la Chambre, figure connue et caractéristique, s’avisa d’un stratagème bien simple : il mit des lunettes noires et attacha un mouchoir en bandeau sous son menton, sur les oreilles, comme un homme qui souffre des dents. Et sans plus de précautions, il put gagner sa retraite.


Selma Hanoum m’avait dit : — Nous habitons tous, provisoirement, chez mon beau-frère, tout près d’ici. Venez ce soir. Vous trouverez mon frère qui désire vivement vous parler. Mélek Hanoum vous accompagnera. Vous mettrez un tcharchaf, ce sera très amusant… Nous ferons une surprise à mon frère.

Cette idée de déguisement enchante Mme Ange et la dame de Salonique. Malgré leurs théories sociales et leur philosophie, elles s’amusent d’un rien, et adorent les plaisanteries, les comédies, les farces de pensionnaires.

Après dîner, Mme Ange a fait apporter un tcharchaf. La jupe de soie noire est assez longue, mais trop large à la ceinture ; il faut l’adapter avec des épingles anglaises. L’esclave au nom impossible tient un miroir que sa gaîté mouvementée déplace constamment. Mme Ange pose la voilette noire sur mes cheveux, serre un ruban et dispose le capuchon sur la voilette. Une autre épingle le fixe sous mon menton. La voilette relevée, je me regarde au miroir. Cette petite dame endeuillée, cette espèce de religieuse, c’est mon nouveau moi. Bonjour ! Je suis bien aise de vous connaître, fausse hanoum !

Mes amies sont dans un délire de joie. Mme Ange me dit de marcher autour du salon. Et elle s’écrie :

— Non, chère amie, ce n’est pas ça du tout. Vous marchez trop vite. Vous n’êtes pas convenable. Il faut aller à petits pas, en minaudant.

La dame de Salonique défait ses tresses pour la nuit. Elle va coucher dans le salon, sur un matelas. L’esclave et Mélek Hanoum se sont transformées en fantômes noirs, et nous descendons. Le vieux cuisinier, portant une énorme lanterne, nous précède.

La nuit est tiède, transparente, sucrée par les acacias. Pas une âme dans les rues. Nous marchons, avec une lenteur de canes et je connais enfin les sensations que donne le costume turc. La jupe m’embarrasse ; le tulle baissé m’aveugle. Je maudis les pavés pointus et pose mes pieds avec circonspection.

Mme Ange a relevé son voile. À la campagne, la loi souffre quelques licences. Les dames sortent après le coucher du soleil, et le jour elles s’habillent d’un léger voile blanc et d’un cache-poussière affreux… Mais je n’ose pas imiter Mélek Hanoum. Si quelqu’un me regardait, je prendrais, malgré moi, un air de gravité bête ou j’éclaterais de rire…

Voilà justement le veilleur de nuit. Il passe, lent et pacifique, frappant le pavé de son bâton et le choc régulier se répercute dans la petite ville sonore, dont les maisonnettes semblent vibrer. Jardinets devant les façades, grilles, perrons minuscules, rues plantées de jeunes platanes, on dirait une station balnéaire, un « petit trou » déjà cher, de nos plages du Sud-Ouest français. Les maisons, dans la pénombre, ont un air de faux chalets suisses ou normands, et Mme Ange, l’esclave et moi, suivant le cuisinier solennel, nous pourrions être trois dames économes qui s’en vont à pied, au Casino, enveloppées de mantes noires en guise de « sorties de bal. »

Pan !… pan !… Le veilleur de nuit s’éloigne. Derrière les stores de bois ou de toile, quelques lampes brûlent, mais aucune rumeur, — rire de jeune fille, pleurs d’enfant, gamme appesantie sur le piano, — aucun des bruits familiers de nos rues et de nos soirs, ne révèle, ici, la vie cachée.

Nous allons, et nous nous trompons de chemin, une fois, deux fois… Ces rues, sans noms apparens, se ressemblent toutes.

Enfin, voici la maison d’O… Pacha, assez grande, sur le modèle classique des maisons de Stamboul. Des lueurs vagues dessinent les claires-voies des volets. Le cuisinier s’écarte, et la porte du haremlik s’ouvre pour nous.

Il y a un escalier à double course, au fond du vestibule, et, rangées au bas de l’escalier, des esclaves en robes roses, en toquets roses, qui s’avancent, se courbent et baissent l’ourlet de nos jupes. De jeunes femmes rieuses s’appellent, au premier étage ; on voit passer des robes claires, en froufrous rapides. Une étrange personne, vêtue d’habits modestes, mais extravagans, coiffée de travers, avec un tas de mèches qui sortent de son toquet, une personne mûre, maigre, laide et hilare, a saisi le parapluie de Mélek Hanoum. Voilà qu’elle met sur son épaule ce parapluie, comme un fusil, et elle simule le soldat qui monte à l’assaut.

Vraiment, je n’avais pas prévu cette dame, dont chaque mouvement excite la gaîté des esclaves. Est-ce une parente pauvre dont l’esprit est un peu dérangé ? Un mot de Mélek Hanoum m’avertit. Je me souviens que miss May de W… m’avait dit :

— Vous trouverez, chez O… Pacha, un personnage naguère important dans les harems, et qui devient rare : une « femme bouffon, » une amuseuse… Ces femmes bouffons sont très souvent des veuves sans fortune, qui vont, de famille en famille, égayant les musulmanes recluses par des danses, des chansons, des récits. Elles colportent les nouvelles, aident parfois aux intrigues, et sont les vivantes gazelles de tout le monde féminin. Les hanoums les traitent en amies, et les gardent des semaines et des mois entiers, jusqu’à ce que le répertoire des drôleries s’épuise. Alors, la femme bouffon va divertir d’autres ennuyées Mais à mesure que les dames, mieux instruites, cherchent un plaisir plus personnel dans la musique ou la lecture, la vogue des amuseuses décroît. »

Avec force grimaces et contorsions, la femme bouffon nous précède, brandissant le parapluie et lançant la jambe comme un soldat bien entraîné. La maison est disposée à la vraie manière turque, et comporte un haremlik et un sélamlik séparés. C’est dans le salon du haremlik que toute la famille du pacha est réunie, et les sœurs et belles-sœurs, blanches, roses, bleues, nous attendent sur le palier, pour nous introduire. Autour de moi, c’est un habillement, doux et joli, que je voudrais bien comprendre, et qui me rend confuse tout à coup. Je maudis ce déguisement inventé par Mélek Hanoum, et j’ai grand’peur d’être ridicule. Je ne vois pas mon amie Selma. Ses sœurs gracieuses m’entourent en riant. Elles insistent : « Oui, oui, il faut entrer au salon avec le tcharchaf, — ce sera très drôle… » On a dit à Ahmed-Riza bey que j’étais trop lasse pour sortir et que Mélek Hanoum était venue, avec une amie. L’une des jeunes sœurs me prend la main, m’attire.

Un grand salon, luxueux et chaud, vivement éclairé, des bois dorés, des soieries… Sur le divan, entre les deux fenêtres, une dame âgée, au visage énergique, intelligent, bienveillant ; sous le réseau des rides fines. C’est l’âme de la maison, la mère et l’aïeule très chérie, divinité familiale qu’entoure un culte pieux Ses filles et petites-filles sont tendrement groupées autour d’elle, et à quelques pas, son fils, debout, accueille les visiteuses.

Il les accueille… Comprenez bien ! Il ne s’avance pas pour leur serrer ou baiser la main, comme autrefois, à Paris. Il est redevenu Turc, mon ami Ahmed-Riza bey, et il a l’attitude réservée, indifférente, des hommes de son pays. Il ne lève même pas les yeux. Sans doute, ça l’ennuie, cette visite indiscrète, et je me flatte qu’il est un peu déçu. Un instant, à travers le masque de tulle épais, je l’observe, comparant le président de la Chambre ottomane à cet Ahmed-Riza bey que j’ai connu autrefois, dans un humble logement de la place Monge II publiait alors le Mechveret. Il fréquentait les cénacles positivistes. On disait de lui : « C’est un honnête homme, un patriote, un proscrit. » Il était sympathique, à cause de son exil, de sa probité, de sa pauvreté fière, de son grand air de calife philosophe ou de roi mage encore jeune. On disait aussi : « C’est un rêveur. » Et cela paraissait tout à fait charmant qu’il fût un Turc, un vrai Turc. Je me rappelle l’avoir rencontré à un bal costumé, chez un peintre. Il y avait des Turcs, à ce bal, des faux Turcs. Lui, Ahmed-Riza bey, en frac, semblait le seul Parisien de toute la bande, mais, sérieux imperturbablement, il avouait l’espèce de dégoût que la danse, le décolletage et les travestissemens lui inspiraient. Et alors on comprenait qu’il n’était pas Parisien du tout, mais Turc, dans le sang et dans l’âme.

Il n’est pas moins grave qu’autrefois ; il est beaucoup plus majestueux, très « Président de la Chambre, » avec ses cheveux taillés en brosse, sa barbe en pointe, ses larges yeux clairs. Seulement, la barbe et les cheveux ont blanchi ; les joues pâles se sont creusées, le regard est plus vague, le sourire découragé. On sent que cet homme est mal réveillé encore d’un cauchemar douloureux.

Une des sœurs, passant derrière moi, lève mon voile… Ahmed-Riza bey m’a reconnue ! Sa figure s’éclaire de surprise amusée. Il me tend les mains et s’exclame…

Il n’est pas choqué du tout, et même il se dit charmé de me revoir dans ce costume qu’il aime, dans ce costume sévère, mystérieux et point messéant que je ne critiquerai pas, plus tard, en France, puisque je l’aurai porté par plaisir. Je promets de n’en jamais dire de mal. J’assure que j’ai, grâce à lui, une âme presque turque, et les jeunes femmes déclarent qu’il faut me donner un nom oriental : Haïdié ou Leïla… Ahmed-Riza bey, qui se prête à ce jeu, propose Leïla, un très joli nom qui signifie « crépuscule. » Je suis Madame Crépuscule, pour quelques heures. Les sœurs, les esclaves en robe rose, collées au mur et attentives, s’amusent infiniment, et la femme bouffon est stupéfaite. Elle n’avait pas préparé cette comédie-là !

Mais, après nous être égayés, si puérilement, nous commençons à causer de choses sérieuses, et le sourire d’Ahmed-Riza bey s’efface. Il me parle de la contre-révolution qui a mis à néant ses projets très chers. Bien qu’il ne m’apprenne rien de nouveau, je comprends ses raisons de tristesse. Il rêvait que la Turquie évoluerait pacifiquement, aisément, dans le parfait accord de tous les citoyens. L’émeute du 13 avril l’a désillusionné, comme tant d’autres, et il voit, maintenant, les énormes difficultés qui ne découragent pas, certes, mais qui préoccupent justement les patriotes Jeunes-Turcs.

Lui, en particulier, s’intéressait à l’éducation du peuple, à l’éducation de la femme. Il voulait fonder un lycée de filles, et déjà il avait obtenu du Sultan un magnifique konak. Ses intentions ont été dénaturées, ses projets rendus impopulaires.

— Vous connaissez l’histoire des chapeaux ?

— Oui, je la connais. Elle est caractéristique.

— Et l’on a prétendu que nous voulions dévoiler les femmes !… Vous savez à présent combien j’aime ce costume national, ce sombre uniforme féminin, qui, après tout, n’est pas incompatible avec le développement moral et intellectuel.

J’ose dire :

— Pas avec l’exercice physique, car il est bien gênant pour marcher, le sombre uniforme féminin. Nos robes trotteur sont plus commodes, sur vos horribles pavés. Cela m’amuse de porter le tcharchaf, un soir, mais si je devais le garder toujours, je le prendrais en grippe.

— Voilà pourtant une dame, Européenne comme vous, qui l’a librement pris, en se mariant, et qui a pris, avec le tcharchaf, la foi musulmane. Ma mère était chrétienne. Elle a voulu partager les croyances de son mari.

Je regarde la sereine et bienveillante vieille dame… Quoi ? Une chrétienne ? Une Européenne ? Elle est devenue mahométane par amour ? Elle a renoncé à la liberté, à la société, à la langue, à la religion même de ses ancêtres… Elle a dit, à l’époux, les paroles de Ruth à Noémi :

« Ton pays sera mon pays ; ton Dieu sera mon Dieu. »

C’est très touchant, très beau, mais tout de même un peu terrible… Pauvre dame vénérable et douce, elle a dû souffrir souvent, non par regret, certes, puisqu’elle aimait, mais parce que la destinée lui a réservé bien des épreuves. Elle a vécu dans l’ombre de la tyrannie ; elle a vu son fils, sa fille, partir pour l’exil peut-être éternel ; et, après la revanche inespérée, après le triomphe, elle a vu ce même fils, cette même fille menacés de mort.

Comme je regrette de ne pouvoir lui parler ! Elle ignore le français, et je ne comprends pas l’allemand. Ahmed-Riza bey traduit nos complimens réciproques. Et l’heure coule… Nous n’avons pas dit la moitié de ce que nous voulions dire, et Mélek Hanoum m’avertit qu’il se fait tard, et que l’état de siège existe encore dans la banlieue de Constantinople.

Quand reverrai-je Ahmed-Riza bey, et comment le reverrai-je ? Le hasard nous a toujours rapprochés en des circonstances si singulières : le bal costumé, le cénacle positiviste, le petit appartement de la place Monge, et maintenant ce harem d’O… Pacha !… Je lui demande :

— Ne souhaitez-vous pas revenir en France, revoir vos amis ?

— Plus tard… Je ne suis pas libre… Je ne m’appartiens plus. Ma tâche est très lourde, et je me dévoue absolument à l’accomplir. Dites pourtant à mes amis et surtout à mes camarades positivistes que je garde les idées, les convictions qui leur sont chères. Vous reviendrez ici, vous ; et peut-être vous verrez des choses nouvelles.


— Leïla… C’est un très joli nom, Leïla ! — dit Mme Ange, quand nous nous retrouvons dehors, avec la petite esclave et le cuisinier arménien. — Dire à une dame qu’on veut l’appeler Leïla, c’est lui faire un compliment, parce que Leïla représente la femme aimable et aimée. Savez-vous, chère amie, la légende arabe de Leïla ?

— Non, mais je la saurai tout à l’heure, chère Mélek, parce que vous allez me la conter.

— Eh bien, il était une fois un jeune prince…

La nuit est bleue ; le parfum des acacias palpite au souffle de la mer. La lanterne balancée du vieil Arménien agite sur le pavé des reflets jaunes, des ombres falotes. Toute noire entre mes compagnes noires, fantôme parmi ces fantômes, j’écoute l’histoire poétique, amoureuse et compliquée où l’amant chevaleresque et l’amante fidèle se perdent, se retrouvent, et meurent ensemble, après mille aventures merveilleuses. Mélek Hanoum conte comme Shéhérazade, avec grâce, avec minutie, avec lenteur. Je devine, à travers le français pénible et incorrect, tout le charme du beau récit qu’elle ferait, si je savais le turc, car elle doit parler très joliment, Mélek Hanoum, en vraie poétesse… Un homme tourne à l’angle d’un carrefour. Il passe tout près de nous. Il nous frôle presque et grommelle. Et quand nous sommes rentrées dans le salon peint à la chaux bleue, où la lampe file, où la dame de Salonique, demi-vêtue, fume, accroupie sur un matelas, la petite esclave nous dit :

— Quand il a entendu que vous parliez français, cet homme, il a dit : « Voilà des femmes qu’on devrait embrocher… »

Mme Ange est pâle de terreur rétrospective.

— Vous voyez, chère amie, comme le peuple est animé contre nous… Oh ! tout ça, c’est la faute des réactionnaires, des fanatiques, des méchans hodjas, pas civilisés du tout !

Elle soupire et conclut par cette phrase extraordinaire :

— Nous aurons liberté quand on aura tué tous les hodjas comme on a tué tous les curés à Paris. ! ! !


Quelques figures de dames turques.


Mme L… Pacha. Une grande jeune femme presque blonde, au teint de fleur, aux larges yeux de ce gris nuancé qui verdit dans l’ombre et bleuit à la lumière. Le profil aquilin, très délicat, rappelle un peu celui de la belle actrice parisienne Andrée Mégard.

Cette jeune femme me reçoit dans le cabinet de travail de son mari, — une pièce petite et sobre, de style moderne viennois, — car L… Pacha a supprimé dans la maison la division traditionnelle en haremlik et selamlik.

Le beau visage, la robe d’intérieur rose, garnie de guipure et de velours noir, le langage pur, aisé, sans accent, me font penser à la Djénane de Pierre Loti. Mais Djénane, paraît-il, était une créature à demi chimérique et les dames de Stamboul lui refusent toute existence réelle… — Mme L… Pacha sourit doucement quand je lui parle d’une ressemblance physique avec la romanesque Désenchantée.

— Des Désenchantées ? Il y en avait quelques-unes à Stamboul, et ce n’étaient pas les plus intéressantes parmi mes compatriotes. Le livre de Loti en a fait éclore des douzaines. Oui, beaucoup de dames ont appris qu’elles étaient fort malheureuses. Elles ne s’en doutaient pas, avant d’avoir lu le roman. Pour moi, je me contente de ma destinée… Chacune de nous porte son bonheur en elle-même.

— Vous êtes sage et sensée, madame, et je devine que vous êtes heureuse. Sans doute votre caractère s’est adapté aux conditions nécessaires de votre vie, mais ces conditions auraient pu être très pénibles, très opprimantes. Et vous auriez lutté peut-être, et souffert, avant de vous résigner.

— Je suis heureuse, — répond Mme L… Pacha, — et il m’a été facile de l’être, parce que j’ai épousé un homme intelligent et bon qui m’a traitée en vraie compagne, en amie. J’ai plusieurs enfans, et je m’occupe de leur éducation. Enfin, je lis, je reçois des amies, j’espère voyager un peu.

— L… Pacha est donc un mari exceptionnel ?

— Peut-être.

— Il est libéral ; il vous respecte ; il a confiance en vous. Mais vous laisserait-il sortir sans voile ?

— Oui, certes, si je n’avais pas à craindre la fureur de la populace.

— Admettrait-il chez lui, chez vous, ses amis ?

— Il les admet. Nous ne racontons pas à tout le monde cette infraction aux antiques convenances, mais nous recevons, ici, qui nous plaît.

— Alors, vous vivez presque à l’européenne ?

— Ce serait trop dire. Nous transigeons avec les coutumes, nous tournons les difficultés. Il est bien dangereux de se poser en révolutionnaire. D’ailleurs, je sors très peu ; je ne me mêle pas de politique, je suis vieux jeu sous bien des rapports.

Je demande à Mme L… Pacha ce qu’elle pense de la vie des Européennes telle que les romans la décrivent.

— C’est une vie bien fatigante ! Et toutes ces histoires de passion, cela fait peur.

— La passion est de tous les pays, et l’on prétend qu’à Stamboul même, il y a des amans heureux et des maris infortunés.

— C’est possible. Mais il y a de bons ménages en Turquie, et peut-être aussi en France.

— Il y en a en France.

— Beaucoup moins qu’en Turquie !

— Quelle idée ! Les Françaises choisissent leur mari ou, tout au moins, sont choisies par lui. Les fiancés se connaissent avant le mariage…

— Ils se connaissent ? — Un sourire d’ironie légère errait sur les lèvres de Mme L… Pacha. — Ils se connaissent tant que ça ? Ils ne montrent pas une façade apprêtée et trompeuse ?

— Il est vrai que toutes les fiançailles comportent une comédie réciproque, volontaire et inconsciente.

— Allez, vos fiancés de France s’ignorent, tout comme s’ignorent les fiancés turcs. Et ils se marient au petit bonheur.

— Ils ont pourtant l’illusion de la liberté, du choix, de l’amour. Cela fait une grande différence à leur avantage. La jeune fille éprouve le plus vif, le plus doux sentiment de fierté, pendant cette courte royauté des fiançailles. Elle reçoit l’hommage du désir de l’homme, qui demande ou feint de demander l’amour comme une faveur suprême. Elle sent sa dignité, sa jeune puissance, son prestige féminin. Les souvenirs de ces heures mettent une lumière dans sa vie qui sera, peut-être, grise, triste et déçue…

— Nous autres, nous ne connaissons pas l’amour, tel que vous le ressentez, — tel que vous le recherchez, dit gravement Mme L… Pacha. — Nous souhaitons aimer le mari qu’on nous destine ; nous nous attachons souvent à lui, par une grande et forte affection… Mais l’amour… la passion ?… Nos enfans seuls nous inspirent une tendresse passionnée. La maternité est le seul amour permis que nous goûtions dans sa plénitude.

— Cependant Mme Ange et Djavid Pacha ?…

— Oh ! c’est un bel homme, Djavid Pacha, et Mélek Hanoum est sensible à la beauté !… Et puis, elle a tant d’imagination !… Quand on a besoin d’aimer, on aime ce qu’on a.

Cette jeune femme est bien sceptique.

Sans doute, elle a raison. Il n’y a aucun rapport entre l’amour sentimental que rêvent les femmes françaises, et l’amour que ressentent les femmes turques. Dans le mariage turc, le petit roman conjugal commence par la fin. La possession, ou du moins le droit de posséder, précède la naissance et l’échange du désir. La femme, même respectée par un mari délicat, se sait conquise d’avance. Le don de sa personne, ne fût-il pas réclamé le soir même des noces, est obligatoire dans un délai plus ou moins court. Et cela suffit pour fausser les relations sentimentales, pour modifier essentiellement l’attitude des époux. Après, oui la nature et l’accoutumance créent des liens solides. Mais l’heure de l’amour est passée et ne reviendra plus. La logique de l’instinct disposera plutôt la femme à s’éprendre de l’inconnu qui passe, et qui regarde le voile soulevé, comme par hasard ; l’inconnu qui risquera sa vie pour un billet, pour une fleur, pour un périlleux rendez-vous, car la femme veut être désirée, méritée, conquise…

Mme L… Pacha, qui a de l’esprit, devine ma pensée, et comme son orgueil lui défend tout regret apparent, elle déclare :

— Tant mieux que nous soyons délivrées du risque de l’amour. Il cause trop de désordres et de souffrances.

Oui… Les raisins sont verts, chère Mme L… Pacha !


Autre cloche, autre son. C’est une jeune fille qui se plaint, une jeune fille riche et jolie. Elle se plaint en très bon français, et maudit le tcharchaf qu’elle dispose sur sa robe printanière.

— Horrible costume ! Je le déteste !

Pourtant la jupe de soie noire bien ajustée, le capuchon court qui laisse deviner les bras et la ceinture, donnent à la brune Eminé une grâce provocante d’Espagnole.

Sa mère, belle personne de quarante ans, sereine et douce, surveille la toilette de la petite révoltée.

— Ta voilette est trop transparente ; tes cheveux sont trop bouffans. Cache mieux tes bras, et surtout ne quitte pas la voiture. Les marchands de légumes t’insulteraient.

— N’est-ce pas odieux ? — me dit Mlle Eminé, — les gens du peuple ont le droit de nous surveiller dans la rue. Ils ne s’en privent point. L’autre jour, je passais, avec une amie, dans une rue de Péra. Un vendeur de salades a grogné derrière nous : « On les déchirera, ces tcharchafs ! » Pendant la semaine de la contre-révolution, le veilleur de nuit est venu chez nous, et a déclaré aux esclaves : « Que vos maîtresses fassent attention ! Si elles portent des tcharchafs indécens et si elles se coiffent comme les infidèles, en montrant leurs cheveux, elles auront affaire à nous ! » Voilà notre liberté, dans ce pays qu’on dit libre ; Jeunes-Turcs ou Vieux-Turcs, ils nous persécutent également.

— Tu exagères, mon enfant, — dit la mère. — Vous autres, jeunes filles, vous voulez la liberté tout de suite. Les hommes ont mis trente-trois ans à l’acquérir ! Soyez patientes. Le fruit n’est pas mûr. Il mûrira…

— S’il est mûr quand nous n’aurons plus de dents, nous serons bien avancées, maman ! La belle consolation que tu me donnes ! Peut-être, dans cinquante ans, on supprimera le tcharchaf. Ce sera fort bien, pour mes petites-filles, mais pour moi ? Je serai vieille et laide, moi, dans cinquante ans !

— Eli bien, mademoiselle, vous aurez mérité, par votre obéissance aux lois religieuses, une place dans le paradis.

— Dans le paradis de Mahomet ! Il n’y aura que des hommes. Même dans l’autre monde, les femmes seraient… comment dites-vous ? « roulées. »

— Vous n’êtes donc pas bonne musulmane ?

— Hum !… N’insistez pas… Et d’ailleurs, on sait pourquoi le Prophète a imposé le voile aux femmes ! Il avait vu la femme d’un ami et il l’avait trouvée trop charmante. Il l’obligea de divorcer et l’épousa. Mais après, il se dit : « Si un autre homme voit ce beau visage, il fera ce que j’ai fait. » Cette idée lui était désagréable, infiniment. Alors, pour n’être pas trompé, il fit voiler sa femme et toutes les femmes des autres. Croyez-vous qu’elle est très édifiante, cette histoire-là ?

Mai.

— Les femmes ne sont pas seules à se plaindre, — me disait hier Adrien B… — Quelques jeunes hommes, élevés en Europe sont peu satisfaits du mariage que leurs parens arrangent, à la mode turque. Ils épousent des Européennes, ce qui ne va pas sans risques et sans déceptions. Ou bien, ils font comme mon ami Hassan bey.

— Racontez-moi l’histoire de votre ami Hassan bey.

— Hassan bey est employé dans une grande administration. Il a fait ses études en France, et il a senti, vivement, le charme de la société féminine. Quand il a dû se marier, — voilà deux ans bientôt, — j’ai cru qu’il épouserait une Occidentale ou une jeune fille turque très moderne, très francisée. À ma grande surprise, il choisit, ou plutôt laissa choisir par sa mère une fillette de dix-neuf ans, élevée à l’ancienne mode, très pieuse, très docile, et sachant tout juste lire et écrire.

Un mois après les noces, Hassan bey fut envoyé à Paris pour les affaires de l’administration. Il y demeura près d’une année, et je l’y trouvai pendant un congé que je pris. Sa petite femme lui avait donné un fils, qu’il ne connaissait pas encore. Il se réjouissait de la revoir et m’emmena un jour, chez Paquin, pour commander des robes qu’il voulait emporter. Nous revînmes presque en même temps. Hassan bey et les robes de Paquin furent reçus avec amour par la nouvelle jeune mère qui avait été si peu jeune épouse. Toute la personne d’Hassan exprimait la satisfaction intime de l’homme qui s’est installé dans la vie comme dans un bon fauteuil à sa mesure.

J’aime tendrement Hassan bey, et il a pour moi une affection fraternelle. L’autre jour, après avoir dîné avec moi, il me dit :

— À ton tour, tu dîneras avec moi, mais non pas au restaurant, chez moi, à la campagne.

— Chez toi ?

— Je veux dire chez nous. Tu es presque mon frère. Je n’ai pas de préjugés, et ma confiance en toi est absolue. Tu dîneras avec ma femme.

Cette proposition d’Hassan bey était plus qu’audacieuse : elle était, au point de vue des convenances musulmanes, sacrilège et abominable. Je me défendis, par scrupule :

— Es-tu sûr que ta femme y consentira ?

— Ma femme n’a pas d’autre volonté que la mienne.

— C’est fort agréable pour toi, mais elle sera peut-être gênée… Elle gardera son voile, naturellement.

— Elle paraîtra devant toi le visage découvert et la tête nue, comme une Française.

Hassan bey ajouta :

— Mon cher, tu n’as pas compris les raisons de mon mariage. Je ne suis pas de ces faux libéraux qui redeviennent fanatiques dès qu’ils rentrent dans leur harem. Je n’ai pas de harem : j’ai un foyer. En prenant une femme, j’ai voulu avoir une compagne. J’aurais pu demander une de ces demoiselles bien modernes qui parlent français, lisent des romans, et ne sont ni Turques, ni Franques. Mais j’ai redouté leurs prétentions, leur pédantisme, leurs caprices, la vanité qu’elles tirent, bien à tort, d’une instruction superficielle. Alors, j’ai prié ma famille de me chercher une jeune fille toute simple, naïve, ignorante, une « oie blanche, » comme on dit dans ton pays. Et j’ai décidé de faire moi-même son éducation.

« Ce sera long ; c’est malaisé ; mais c’est intéressant. Je n’y ai pas de mérite : je travaille pour moi. Ma femme n’est pas un génie, mais elle n’est pas sotte ; elle a de la bonne volonté. Et puis elle m’aime… Elle m’aime avec fierté, avec gratitude, avec soumission. J’avais pensé à l’emmener en France. Je me suis avisé qu’elle ne pourrait me suivre à chacun de mes voyages, et que sa vie recluse lui semblerait plus pénible par le contraste avec ses souvenirs. Aussi l’ai-je laissée à ses devoirs maternels.

J’admirai l’égoïsme ingénieux d’Hassan bey et j’acceptai son invitation.

— Devrai-je porter un fez ?

— Inutile. Nous habitons la campagne. J’enverrai à la gare un gamin qui te conduira chez nous.

Le dimanche suivant, je me présentai à la villa d’Hassan bey. Mon ami me fit entrer dans un petit salon où sa jeune femme, confuse et rougissante, attendait ma visite. Par le truchement du mari, nous échangeâmes quelques politesses, mais la conversation languissait un peu. Un grand bruit, au-dessous, inquiéta soudain mes hôtes. Ils me laissèrent seul, un moment, et reparurent, lui riant aux éclats, elle consternée.

— Mon ami, déclara Hassan bey, je t’ai dissuadé de mettre un fez. J’ai eu tort : nous sommes menacés d’une catastrophe domestique. La cuisinière qui t’a vu, refuse de te servir à déjeuner. C’est une vieille paysanne, très fanatique, qui a nourri ma femme et qui est un peu servante-maîtresse. Elle me menace des foudres d’Allah, et me traite d’impudique, parce que je te montre ma femme « toute nue, » c’est-à-dire « tête nue. » Je te prie de patienter quelques minutes. Je vais persuader cette mégère…

Je restai donc avec la jeune femme, pendant que mon ami morigénait la cuisinière. Il nous avertit enfin que l’irascible musulmane consentait à préparer la nourriture du giaour. Et nous passâmes dans la salle à manger. La vieille apporta un plat qu’elle me servit à bout de bras, en détournant la tête. Elle était empaquetée et voilée hermétiquement, mais Hassan bey me dit :

— Elle te surveille, et fait une moue horrible en te regardant.

Dans l’après-midi, après une amicale conversation, Hassan voulut prendre du café. Ce fut le signal d’un nouveau drame. La vieille, qui s’était désemmaillotée pour laver sa vaisselle, refusait de se vêtir et refusait aussi de me révéler son visage. Hassan bey redoubla d’éloquence, et déclara qu’il prenait tout le péché pour lui et que lui seul en rendrait compte au jour du Jugement.

Alors, la vieille fit le café ; mais elle ne se résolut pas à montrer ses charmes à l’infidèle. La porte du salon s’ouvrit, et nous vîmes un être étrange s’avancer, portant un plateau. Cet être avait des jambes nues jusqu’au genou ; un énorme pantalon, en indienne rayée, enfermait ses cuisses opulentes. Les outres de sa poitrine ballotaient sous une mince camisole, — et le visage était voilé jusqu’aux yeux !

Ainsi, la cuisinière d’Hassan bey concilia sa pudeur farouche avec les devoirs pénibles de son état et le mépris que je lui inspirais. Je regagnai la gare sans encombre, mais je suis confondu encore de l’imprudence de mon ami. Quelques mots de cette cuisinière fanatique auraient suffi pour ameuter les voisins, et que fût-il arrivé d’Hassan bey, de sa femme, et de moi-même ?


Mai.

Assises dans une araba de campagne, le seul véhicule que nous ayons trouvé, nous allons, Mélek Hanoum et moi, à Gueuy-Tépé, chez Fatmé Alié Hanoum, la romancière.

La campagne, sous le ciel bleu, est plate, humide, verte, avec des maisons blanches à toit rouge. Paysage simplet, en quatre couleurs franches, aquarelle enfantine où la mer apparue au bout des chemins blancs est un large trait d’indigo sombre. C’est le matin qui donne aux choses ce caractère naïf, cette fraîcheur mouillée. À midi, sous le soleil vertical, elles reprendront leur figure d’Orient, leurs teintes atténuées par la trop grande lumière.

Matin de printemps, printemps d’Asie, douceur dans la douceur ; je vous respire au passage et je me rajeunis en vous. J’ai posé le capuchon noir et le voile. Ma vie de fausse Turque va finir. Aujourd’hui même, je rentre à Stamboul.

L’araba où nous nous tenons accroupies, jambes croisées, sur un long matelas, ressemble à un petit corbillard qui aurait des rideaux de toile rayée et dont le bois serait peint de vives guirlandes de fleurs. Le cocher n’a point de siège. Assis sur l’extrême bord de la voiture, les pieds appuyés aux brancards, il chantonne sans s’occuper de nous ou si file pour exciter son cheval.

Je devais bien cette visite à Fatmé Alié qui est très célèbre. Et puis, le type de la femme de lettres turque manquait à ma collection. La curiosité m’attire donc autant que la sympathie confraternelle.

Ses compatriotes — les hommes même — ont loué devant moi le talent de Fatmé Alié, sa délicate sentimentalité, son style clair et poétique. Elle a publié de nombreux ouvrages. Deux seulement ont été traduits en français : Musulmanes, — étude sur la vie intime des femmes turques, — et Oudi (la Joueuse de luth).

Des qualités littéraires de l’écrivain, rien n’est resté dans les traductions que je viens de parcourir, traductions déplorablement lourdes, qui offensent à la fois l’art, la logique et la grammaire. Si Fatmé Alié connaissait à fond la langue française, elle garderait une rancune éternelle à ses traducteurs. Malgré les gaucheries de la transcription, la sentimentalité se révèle, un peu surannée pour nous, un peu larmoyante, à la mode de 1820. Quant aux idées de l’auteur, elles sont très sages, plus sages que hardies, et ne mettent en péril ni la société, ni la religion. Fatmé Alié est une pieuse musulmane, qui vénère le Prophète, qui a lu et étudié le Coran dans le texte, et qui est savante en théologie comme un hodja.

Son roman, la Joueuse de luth, passe ici pour un chef-d’œuvre. Que n’ai-je pu le lire dans le texte original ! Assurément, les grâces du style lui doivent ajouter un charme que je ne soupçonne pas.

L’affabulation est simple. Nous avons vu ce même sujet traité par de nombreux écrivains. Nous connaissons le méchant mari, la danseuse perverse, l’épouse vertueuse qui, trompée et ruinée, gagne sa vie en donnant des leçons de musique. Cette histoire morale et attendrissante, contée par une dame turque, reprend une espèce d’originalité.

Ce qui étonne le lecteur, c’est l’extrême naïveté de l’auteur quand il passe de l’analyse sentimentale aux détails de la vie pratique. On voit comment une personne, enfermée dans son foyer, se représente les réalités sociales et la lutte pour la vie.

Fatmé Alié pense que la femme doit exercer un métier et gagner de l’argent. C’est fort bien. Mais l’héroïne du livre se tire d’affaire avec une facilité aussi enviable que surprenante, et celles qui tenteraient de l’imiter risqueraient quelques déceptions.

Le père de Bédia, Nasmi bey, s’était ruiné parce qu’il aimait trop le plaisir et la musique. « Il passait pour maître, même parmi les professionnels. Quand il constata que sa bourse était complètement vide, l’instruction solide qu’il avait reçue lui permit d’obtenir un poste important, aux émolumens mensuels de cent livres turques, soit 2 300 francs. » C’est plaisir de se ruiner dans ces conditions-là.

La petite Bédia, élevée par ce distingué fonctionnaire, devient une violoniste et une psaltériste merveilleuse. Et Fatmé Alié dit, avec une grâce exquise, les premières impressions de la fillette musicienne. Le père raconte à l’enfant l’histoire des instrumens et leur légende, et tous deux, improvisant pour leur plaisir, oublient jusqu’aux heures des repas. La musique est comme un aliment nécessaire à leur âme.

Mais il est un autre aliment nécessaire à Nasmi bey. L’excellent père, le musicien passionné, a un faible pour les boissons fortes. Il est vrai qu’il « sauve la face » et boit tout seul, dans le secret du sélamlik. Or, son fils aîné Chémi, qui est lui-même marié et père, est aussi enclin à la boisson. Et Nasmi bey, illogique et majestueux, ne lui épargne pas les remontrances.

« Nasmi bey joignait à ses qualités de poète et de musicien celles de littérateur et de philosophe. Les conseils qu’il donnait à ses enfans découlaient de sa science. Il persistait pour leur inculquer ses idées (sic). Chémi était tenu de rendre compte à son père des heures qu’il passait à la maison, le soir, après avoir quitté son travail. Nasmi bey voulait savoir par lui-même si son fils suivait les conseils donnés… Il tremblait aussi pour l’avenir de Bédia, une fille si sensible, en pensant qu’elle pouvait distinguer quelqu’un, l’aimer. Il voulait qu’elle n’aimât rien que la musique et n’entendît même pas le mot « amour.. » Avant de raconter une histoire à sa fille, il y pensait pendant plusieurs jours[1]… » Mais Chémi qui a trente et un ans, et qui a l’ivresse moins philosophique que son vénérable père, fait l’éducation sentimentale de sa sœur.

Un jour, Nasmi bey, trouvant son fils pris de boisson, « lui cogne la tête sur le parquet. » Mais quelques mois plus tard, ayant bu lui-même, plus qu’à l’ordinaire, il entre dans le sélamlik et se trouve en présence de Chémi. Saisi de honte, il fait vœu de ne plus boire. Cette abstinence tardive cause sa mort, « les médecins trouvant du trouble dans la circulation du sang, par suite du manque d’alcool dans le corps de leur patient. »

Un peu avant sa mort, Bédia épouse le beau capitaine Maïl bey. Elle a déjà vingt et un ans ; elle est presque vieille. Maïl bey est musicien aussi. Il joue du luth, mais il n’aime que les morceaux légers. La musique sérieuse le fait bailler. Enfin, il imite son beau-père, en dévorant la dot de Bédia, « au lieu d’acheter des immeubles de rapport, » et il se révèle alcoolique ! C’est le troisième ivrogne de la famille.

Il pousse l’infamie jusqu’à tromper sa femme avec la danseuse Haloula, fille de la juive Naoumé, et il donne à sa maîtresse les bijoux de Bédia. La pauvre délaissée et la danseuse triomphante se rencontrent dans une fête… Haloula, qui n’a pas mauvais cœur, prie Bédia de lui pardonner. Elle aime sincèrement le capitaine Maïl bey. Et elle explique qu’elle a connu la misère, que les hommes ont abusé de sa détresse, au lieu de la secourir, et qu’elle danse pour gagner sa vie.

« Oui, il y a eu des jours où ma mère, tenant un de mes frères par la main et moi, en portant sur le dos un autre emmailloté, nous avons tendu notre main glacée par le froid aux passans. On ne nous fit même pas l’aumône de quelques paras. Tandis que lorsque je n’avais que douze ans, après avoir joué du tambourin je le faisais circuler et des pièces blanches et des medjidiés pleuvaient dedans. Pour un frissonnement (sic) pendant la danse, pour un sourire on m’ornait le front de pièces d’or. Cet or nous a permis de manger à notre faim, ce que nous voulions, et de prendre une bonne pour les enfans. Ils ont maintenant une gouvernante… »

Cette Haloula a des sentimens fraternels qui devraient attendrir Bédia. Mais celle-ci lui répond que tous ces discours sont de la sophistique, que la femme honnête se contente de manger du pain sec, fruit de son travail.

« Haloula sentait en elle-même combien la femme de son amant lui était supérieure. Elle était anéantie. »

Enfin, à bout de souffrances, Bédia quitte le domicile conjugal et se réfugie chez son frère, en emportant son cher luth. Elle est très malade, et Chémi s’occupe activement de la faire divorcer. Maïl bey, qui n’a plus le sou, demande son changement de garnison et se fait envoyer à Salonique. Mais « une nuit qu’il avait vidé un gallon de raki, il eut une hémorragie par la bouche qui provoqua sa mort. »

Jusqu’ici, cette histoire ressemble à un roman anglais, où des gentlemen et des officiers s’alcoolisent et « vont à la perdition. » Mais l’épisode qui suit est imprévu : Bédia, allant à Constantinople, aperçoit sur le pont du paquebot une dame cossue et riante qui s’approche et se nomme : « Mme Salomon, depuis six mois. » C’est Haloula, rangée et mariée. Elle avoue que la morale de Bédia l’a fait réfléchir. Sa fortune étant déjà rondelette, elle a pu se livrer en paix au remords… « J’ai voulu devenir honnête. J’ai mis mes affaires en ordre et me suis rendue à Beyrouth. C’est là que je me suis mariée avec un jeune homme de mes parens. Avec ma dot, mon mari a ouvert un bureau. Il fait du commerce, et je suis heureuse autant qu’on peut l’être. » — Le mari aussi.

Les malheurs de Bédia ne sont pas finis. Elle perd son frère, et se voit réduite à la pauvreté, elle, sa nièce Mihirban et le fidèle esclave Rustem. Comment subvenir aux besoins du ménage ? Plus de meubles, plus d’effets à vendre ; elle n’avait que son corps lui appartenant. Devrait-elle imiter Haloula ? Elle préférerait mourir.

C’est alors qu’elle commence à enseigner le luth. Sa vertu, son infortune et ses talens inspirent des sympathies chaleureuses, et bientôt elle se trouve en possession d’« un amas d’or » gagné, pièce par pièce, à la sueur de son front… Avec cet amas d’or, elle fait bâtir une maison de cinq chambres, deux salles, un vestibule dallé de marbre. « Elle rêva même d’acheter un magasin de rapport, qui lui permît de faire de la musique pour son agrément. » Le vieux serviteur devient garçon de bureau dans un ministère et porte un habit galonné. La nièce est heureuse, et les élèves affluent dans la belle maison. Les jours de cours, le vestibule est rempli de galoches. Bédia a tant de succès que les manches de ses habits s’usent par le frottement de l’instrument. Mais elle n’a pas besoin des marchands pour renouveler sa garde-robe. Les étoiles que ses élèves lui offrent, à l’occasion du Baïram, suffisent amplement. Bientôt, sans doute, elle achètera le « magasin de rapport. » Mais l’excès du travail et les courses sous la pluie ont altéré la santé de la jeune femme. Elle doit renoncer au luth, et meurt poitrinaire, sans avoir acheté le « magasin de rapport, » et après avoir dicté sa triste histoire, « pour publier… »

Fatmé Alié semble avoir beaucoup d’illusions sur les bénéfices pécuniaires que peut réaliser, en deux années, un professeur de musique. Nos premiers prix du Conservatoire, qui meurent de faim à Paris, voudraient tous émigrer à Constantinople, pour faire bâtir, sur leurs économies, une maison de cinq chambres avec un vestibule dallé de marbre !… Mais Fatmé Alié Hanoum ne s’est pas mise en peine de la vraisemblance. Et elle a voulu exposer une idée qui lui est chère : le droit, pour la femme musulmane, de travailler, de vivre, indépendante de l’homme.

Comment, dira-t-on, une romancière théologienne et conservatrice peut-elle concevoir cette idée audacieuse ? Comment peut-elle l’accorder avec le respect des lois et de la religion ?

C’est ce que Fatmé Alié Hanoum m’a expliqué elle-même.

L’illustre romancière est une personne entre deux âges, maigre, pâle, vive, et plus que simple en ses atours. Une jupe grise, une camisole de percale, satisfont sa coquetterie. Elle ressemble à ces bonnes bourgeoises d’Andrinople, qui sont occupées uniquement de leur ménage, de leurs enfans et de leur seigneur et maître. En fait, notre romancière est une bourgeoise, malgré son origine aristocratique. Econome, ordonnée, sédentaire, elle dirige sa maison, élève à merveille ses filles, et doit être une épouse accomplie. Jamais romancière ne réunit autant de vertus domestiques !

Ah ! certes, Fatmé Alié ne réclame pas la suppression du voile et du tcharchaf ! Elle n’envie pas les Européennes, et dans son livre, Musulmanes, elle se plaît à rapporter des conversations entre des dames turques et des dames françaises, conversations où les dames turques vantent leur parfait bonheur. Fatmé Alié a eu le bon sens et le courage de protester contre l’adoption des modes et des meubles européens. Elle a loué, comme il fallait, les jolis toquets de gaze, les tuniques en soie de Brousse, les souliers charmans des aïeules… Fatmé Alié est une artiste, et, comme tous les artistes, elle sent profondément le charme du passé. Sans doute, elle a dû renoncer, pour elle-même, aux toquets de tulle et aux robes de Brousse, mais elle ne n’est pas européanisée. Elle demeure ennemie du corset, et sa camisole flottante est une protestation.

La villa de Fatmé Alié est assez vaste, toute sonore, toute claire, avec des fenêtres ouvertes sur la campagne printanière et l’azur foncé de la Marmara. Le jardin qui entoure la maison est cultivé, avec amour, par la romancière, par son mari, et par leurs enfans. Tous se divertissent à tailler les arbres, à couper et à planter les boutures. Fatmé Alié parle beaucoup de ses livres ; mais plus encore de ses rosiers.

— Oui, — dit-elle de sa voix aiguë et inlassable, — le jardinage, l’exercice sont nécessaires pour la santé… C’est le grand malheur de nos femmes turques de vivre enfermées. Les riches ont des jardins ; elles ont des voitures et des calques qui les transportent à la campagne ; elles ont des villas, des yalis sur le Bosphore, des parcs où elles peuvent marcher, jouer au tennis, aller même à bicyclette. Les femmes du peuple doivent supporter, en ville, les chaleurs épuisantes de l’été. Elles ne quittent leurs logis sombres et malsains que pour les rues malpropres ou les cimetières. Le soleil et l’air ne touchent jamais leur visage. Comment résisteraient-elles à l’anémie qui les décime ? Vous avez remarqué leur teint jaune, leurs corps bouffis ? Les avez-vous trouvées belles ?

Non. Je n’aurais pas osé le dire à Fatmé Alié ; les voyageurs qu’excite le mystère du tcharchaf seraient bien déçus si toutes les passantes de Stamboul levaient leurs voiles. La beauté turque est rare, très rare, car la beauté ne va pas sans la santé.

Dans le monde riche, on trouve encore les éclatantes figures blondes, les yeux vert de mer, les formes robustes héritées des aïeules circassiennes. Mais dans le peuple et même dans la petite bourgeoisie, quel déchet ! Ce n’est pas que la race soit laide, bien au contraire ! elle est enlaidie par la mauvaise hygiène, la vie sédentaire, la réclusion. Les jeunes filles turques sont des fleurs de cave.

Certes, les yeux sont splendides, toujours, les chevelures pesantes et soyeuses. Il faut les admirer, sans arrêter un regard trop insistant sur les dents douteuses, les chairs molles, la peau qui n’a pas la chaude pâleur italienne, mais une pâleur morbide, révélatrice d’un sang appauvri. Pénibles à voir sont les effets plastiques de la dégénérescence graisseuse. On mène, en France, une campagne contre le corset. Que les ennemis de cet objet de toilette aillent voir, en Orient, ce que deviennent les dames anémiques et grasses dépourvues de ce soutien protecteur !

Un chirurgien du pays me disait un jour :

— Les femmes turques ? À vingt-cinq ans, leur chair est mûre. Le couteau entre dedans comme dans du beurre.

Fatmé Alié comprend que les tares physiologiques ne se limitent pas à l’individu, qu’elles se fixent en se reproduisant, de mère en fille, et deviennent des caractères constans.

— C’est l’intérêt des hommes, d’avoir des épouses saines pour procréer des enfans sains. Il faut qu’ils améliorent la vie physique des femmes. Pourquoi ne réserverait-on pas des espaces clos de barrières ou de murs, plantés d’arbres, où les femmes du peuple se promèneraient librement, à l’abri des curiosités masculines ? Leur foi, leur pudeur ne seraient offensées par aucun regard indiscret, par aucune parole malsonnante.

Je voudrais demander à mon interlocutrice son avis sur des événemens récens, sur l’état d’esprit des dames musulmanes, sur leur désir de liberté. Mais je vois que ce sujet de conversation lui est désagréable. Elle est très prudente, Fatmé Alié Hanoum ! Elle craint d’exprimer une opinion qui serait peut-être mal interprétée.

Je la devine très conservatrice, par tempérament, par timidité aussi. Elle se borne à réclamer une bonne hygiène, de l’air, des jardins, et pour les femmes, veuves ou orphelines, la liberté de travailler. L’auteur d’Oudi déplore la misère trop fréquente des familles où un seul homme, père, frère ou mari, doit nourrir toutes les femmes de la parenté, sans qu’aucune de ces femmes puisse l’aider dans cette tâche respectable, mais écrasante. Bien pire encore est la situation des femmes que nul homme ne soutient.

Je me suis laissé dire que le Coran n’a pas toujours imposé aux musulmanes le voile, — devenu un symbole religieux, — et l’exclusion absolue de toute la société masculine. Il paraît qu’au temps du Prophète des femmes vertueuses faisaient les métiers appropriés à leurs qualités et à leurs forces. Certaines se mêlaient aux pieux étudians et l’on vit des dames enseigner la théologie. D’autres combattirent parmi les soldats de Mahomet. Pourquoi la même tolérance, — en ce qui concerne l’étude et les métiers féminins, — n’existerait-elle pas aujourd’hui ?

Les brodeuses, couturières, lingères, sont presque toujours des chrétiennes. Les musulmanes ne pourraient-elles exercer ces professions, soit chez elles, soit en atelier ? Elles ne seraient pas obligées de modifier leurs habitudes ; elles conserveraient le voile et le tcharchaf, et n’auraient affaire qu’à des personnes de leur sexe.

Telles sont les réflexions que m’ont inspirées et ma visite à Fatmé Alié et la lecture de son livre. Je ne suis pas sûre que l’illustre romancière m’approuve entièrement, et je revendique, pour mon compte personnel, toutes les hérésies, erreurs et inconvenances qui ont pu glisser sous ma plume. Il est si difficile de bien comprendre, d’exprimer, sans la trahir, une pensée étrangère ! Le moindre faux sens dont je serais coupable, on l’imputerait peut-être comme un crime à la très sage, très pieuse, très prudente Fatmé Alié. Je répète donc qu’aucune dame musulmane ne m’a paru plus musulmane que celle-ci, plus sincèrement attachée à la foi de son père et au voile de sa mère !

Et d’ailleurs, je ne crois pas que les femmes orientales aient un violent désir de gagner leur vie elles-mêmes, sauf le cas de force majeure. Elles s’accommodent très bien du travail de l’homme, et suivent, en cela, l’instinct de nature. Les Françaises mêmes, qui réclament le libre accès à toutes les professions, préfèrent, presque toujours, les devoirs de la vie familiale aux soucis de la vie active et extérieure. Elles ont, en majorité, le goût d’Henriette pour le mariage et ses conséquences :

Les suites de ce mot, quand je les envisage,
Me font voir un mari, des enfans, un ménage…

Mais encore faut-il que le mari se présente, et qu’il suffise à nourrir les enfans et à entretenir le ménage.

Les dames turques qui lisent nos livres et croient connaître nos mœurs, soupçonnent-elles le malaise croissant des femmes occidentales, affranchies par le travail, mais délaissées par l’homme ? Peuvent-elles s’imaginer les vies mélancoliques de nos vieilles filles sans amour, les vies laborieuses de nos ouvrières qui doivent quitter le berceau du nouveau-né pour l’atelier étouffant ou l’usine meurtrière ? Peuvent-elles, surtout, se représenter cette rivalité des sexes qui tourne parfois à la haine, l’attitude ennemie de l’homme inquiet ou jaloux, qui chasse des syndicats « la camarade » en jupons, et qui décline jusqu’aux charges de l’amour ?…

Ah ! certes, je ne prétends pas que l’existence des femmes orientales soit plus heureuse que la nôtre ! À tout prendre, les maux de la liberté sont préférables, mille fois, aux maux de la servitude. Mais il ne faut pas que les « Désenchantées » de là-bas croient que la vie nous est toujours riante et facile. Je souhaite à mes amies turques tout le loisir, tous les moyens de s’instruire et de se développer, d’exercer même les arts et les métiers convenables à leur sexe… Mais quelles prennent garde. L’homme perd aisément l’habitude de travailler pour la femme, et il prend plus aisément encore l’habitude de faire travailler la femme pour lui. Les bergères Karagachanes que j’ai vues accomplissaient tous les gros travaux, dans le campement ; elles bâtissaient, défrichaient, tissaient, lavaient, et nourrissaient les mioches, pendant que les vaillans palikares surveillaient les bêtes et faisaient les beaux, avec leur fusil…


Péra.

Depuis que je suis revenue à Péra, on me taquine à propos de ma « prise de voile, » et il ne se passe pas de journée où un visiteur ne me demande, — d’un air alléché et discret, — le récit de mes aventures au harem, et mes impressions sur les femmes turques.

Que sera-ce donc, à Paris ?… Ici même, des gens croient encore au harem légendaire, et je constate, une fois de plus, la fascination que la femme orientale exerce sur l’Européen, le prestige du voile… Toute figure cachée, interdite, est pour cela même supposée belle. Une Turque sexagénaire, qui aurait conservé de la sveltesse et une démarche gracieuse, pourrait troubler les cœurs naïfs des touristes. Ils voient partout Djénane et Aziyadé…

Quand j’essaie de rectifier cette image trop littéraire de la femme turque, ils sont déçus. Et cependant si le type chimérique, la création idéale, a sa beauté, combien la réalité est plus émouvante !

Je voudrais résumer mes impressions, et voilà que j’hésite… Plus que jamais, je dois me défendre des généralisations hâtives. Oserai-je dire que je connais la femme turque ? Démêlerai-je le caractère commun, la parenté de race, entre les types féminins, si variés, qui ont sollicité ma curiosité affectueuse ? J’ai vu la femme politique, la femme écrivain, l’intellectuelle de demi-culture, la grande dame, la jeune fille mondaine, l’épouse modeste d’un modeste employé, l’institutrice provinciale, l’infirmière… Laquelle incarnait vraiment, complètement, cet être mal connu : la femme turque ?

Je revois celles qui représentent le passé : je revois la vieille dame d’Andrinople, — silhouette ratatinée, serre-tête noir, minces bandeaux teints au henné comme les ongles. — Première épouse d’un pacha, elle avait choisi elle-même une seconde épouse à son mari, et elle avait tendrement élevé le fils de sa… coadjutrice.

Femme du passé, elle aussi, cette seconde épouse qu’aucune jalousie n’a effleurée et qui demeure, à quarante-cinq ans, si déférente pour la hanoum décrépite, et vit à l’aise dans son ignorance, comme dans les larges robes où flotte son corps amolli.

Ces deux femmes ont vécu heureuses parce que leurs désirs et leurs besoins étaient conformes à la loi qui réglait leur vie. Et leur bru commune, la pâle jeune femme aux yeux toujours baissés, est heureuse aussi. Sa maison, son petit jardin, bornent ses rêves. Elle n’a jamais lu les livres « où l’amour est écrit. » Soumise à son époux débonnaire, elle n’a pas besoin de savoir « comment aiment les autres hommes. »

Femmes du passé… Il y en a des milliers et des milliers comme celles-là, en Turquie, des créatures toutes simples qui ne souffrent pas du tout d’être voilées, séparées des hommes, mariées à des inconnus ; qui végètent dans une douce apathie, mangent des confitures, fument des cigarettes, bavardent ou prient, suivant les heures.

Mais parmi celles-là, les plus jeunes sont déjà inquiètes. Elles n’exigent rien, elles ne se plaignent pas ; pourtant, elles sortent de leur passivité séculaire et demandent, timidement, un peu plus d’instruction. Elles s’éveillent à la foi patriotique. Telles les charmantes institutrices d’Andrinople qui souhaitent « faire quelque chose pour la pauvre Turquie. »

Et, plus haut dans l’échelle sociale, il y a les femmes à demi instruites, qui ont pris conscience de leur dignité et qui souffrent de leur situation inférieure. Ces femmes appartiennent au passé par leur éducation et leur mode de vie, mais toutes leurs pensées vont à l’avenir… Impatientes du joug ancien, elles regardent sans cesse du côté de l’Europe… Et il y a aussi les femmes plus jeunes, élevées tout à la franque, celles qui n’ont jamais eu, même dans leur enfance, le vieil idéal héréditaire, celles qui sont devenues sceptiques et révoltées, dès leur premier tcharchaf.

Ah ! certes, il faut les plaindre, celles-là, ces Turques de l’heure présente, qui ne comprennent plus le langage de leurs aïeules, et qui ne trouvent pas, sans difficultés, des maris appariés à elles. La culture qu’elles ont reçue leur a fait des âmes plus fines, plus riches, plus avides, qui ne savent où se prendre. Si le mariage ne leur apporte pas la douceur d’une affection intelligente, si la maternité ne canalise pas leur ardeur confuse et débordante, elles se déséquilibrent, dans la rêverie pernicieuse et l’ennui stérile.

On répond à leurs plaintes : « Sachez attendre. Votre heure n’a pas sonné. En aidant, selon votre pouvoir, à l’avènement du nouveau régime, vous n’avez pas travaillé pour vous, mais pour les femmes qui naîtront de vous, vos filles et petites-filles. N’accusez pas trop les hommes, s’ils vous ménagent avec parcimonie la liberté. À peine l’ont-ils conquise pour eux-mêmes. À peine commencent-ils l’œuvre de civilisation plus difficile en Orient que partout ailleurs, à cause du mélange des races et des religions. Puisque vous êtes patriotes, faites un sacrifice aux intérêts immédiats de votre pays. Ne compliquez pas la tâche de ceux qui gouvernent. Il y a parmi eux des hommes justes, qui comprennent vos aspirations, qui reconnaissent vos droits, et voudraient vous faire, dans la Turquie nouvelle, la place que vous méritez. Mais ces hommes sont peu nombreux. Ils doivent compter avec le fanatisme de leurs électeurs et les préjugés de leurs collègues. Vos exigences prématurées, vos imprudences, deviendraient des armes terribles contre eux, vos amis, et contre vous.

« Vous avez pour vous la sympathie de toutes les femmes européennes. Celles qui vous ont entrevues vous feront aimer par celles qui vous ignorent. Nous pensons à vous comme à des sœurs lointaines. Si nous pouvions, — ce qui n’est pas sûr, — vous aider par un mouvement d’opinion favorable à vos désirs, nous y emploierions toute notre adresse, toute notre influence, toute l’énergie de notre amitié. Mais, si elle n’était prudente, notre intervention désintéressée, notre croisade fraternelle, vous ferait plus de mal que de bien.

« Ne désespérez pas, sœurs et amies d’Orient. Les hommes de votre race sentiront tôt ou tard que vous êtes un des agens indispensables au succès de leur entreprise. Leur conception du mariage et de la famille évoluera peu à peu. Ils souhaiteront trouver en vous des compagnes, et non pas des servantes ou des poupées de plaisir. Dans l’intérêt de leur bonheur, dans l’intérêt de leurs fils, ils vous élèveront en dignité et en liberté. Mais il faudra du temps, beaucoup de temps… »

Les dames turques qui ont du bon sens, comprennent, et se résignent. Mais d’autres, — les très jeunes, — répondent comme la petite Eminé :

« Peu m’importe le bonheur de mes descendantes ! Je n’ai que ma vie à vivre, et je veux la liberté tout de suite ou jamais. »

Pour celles-là, il n’y a pas de consolations…

Les femmes chrétiennes de l’Empire ne sont pas restées indifférentes aux efforts des femmes musulmanes. J’ai pu voir une jeune Arménienne, écrivain fort distingué, paraît-il, qui songe à fonder une Association de solidarité des femmes ottomanes. Mme Zabel Essaïan, secondée par Mme Hassan Fehmi bey, — une Française mariée à un Turc, — voudrait former un comité de neuf dames, tant musulmanes que chrétiennes. Par les réunions, conférences, publications, par l’enseignement gratuit et réciproque de la langue turque aux chrétiennes et des langues occidentales aux musulmanes, l’Association préparerait l’entente de toutes les femmes pour la sauvegarde de leurs intérêts communs.

Les événemens d’avril ont retardé la formation de ce comité et je n’ai pu avoir aucun détail précis sur l’organisation pratique de l’Association. Néanmoins, je tiens à signaler ce projet très intéressant, difficile, mais non pas impossible à réaliser.


Juin.

Me voici, pour un jour encore, dans ma chambre toute petite, toute blanche de laque, de mousseline et de soleil, dans ma chambre où les roses des porte-bouquets se renouvellent comme par miracle, où, sur mes cahiers de notes, les fins loukoums du confiseur Hadji-Békir répandent leur amidon sucré qui sent la vanille et l’orange.

Je soulève le rideau ; je regarde entre les volets. Quelle foule dans cette rue des Petits-Champs, devenue un lieu de plaisir depuis que le jardin s’est rouvert ! Les tables des cafés encombrent le trottoir, débordent sur la chaussée, gênant le trot des chevaux et les ébats des chiens jaunes. L’odeur anisée du mastic avive la soif des passans. Que de fez rouges mêlés aux chapeaux de paille, que de belles-dames en robes claires, que de voitures, que de crieurs de journaux ! Un régiment passe, drapeau déployé, les hommes en tenue de campagne, portant sur leur des poussiéreux le sac, la marmite de cuivre, un tas d’ustensiles qui doivent peser lourd. Matin et soir, des soldats défilent ainsi, rappelant la bataille récente, la chute du vieux Sultan, l’état de siège qui se prolonge… Et comme pour les saluer, éclate, imprévue et tonitruante, sous les platanes en boules vertes du jardin, la marche de Sambre-et-Meuse.

Cinq heures : le concert des cuivres va durer jusqu’à minuit. Pour finir le vacarme et trouver la fraîcheur, j’irai sans doute, après-dîner, du côté du Bosphore, dans les rues tranquilles où le courant d’air du détroit est plus sensible, où les grands acacias en pleine fleur embaument la nuit étoilée. Et demain, avec le bon M. Bareille, je reverrai les cyprès d’Eyoub, le palais de Justinien, les vieux turbés aux faïences plus belles que des pierreries, — à moins que je ne reprenne le tcharchaf de Mme Ange pour me promener dans une araba campagnarde à Kadikeuy ou à Gueuy-Tépé.

Non. Demain, à cette heure, je serai sur un paquebot, au large de Stamboul, cinglant vers la France. Il est fini, mon beau songe d’un printemps turc ! Il est venu, le suprême soir de ce voyage qui fut tragique, étrange, drôle et charmant, — inoubliable. Ah ! que de pays, que de choses, que de figures, que d’âmes se sont révélées à moi, en quelques semaines ! Quelles images merveilleuses, quel trésor de souvenirs j’emporterai.

Mes malles sont ouvertes. Sophie, mon Arménienne, si curieuse des suspendus, plie mes robes et demande les papiers et les livres « pour ranger. » Mais jusqu’à demain, je ne veux pas fermer mon journal de voyage. Je veux garder l’illusion que ces préparatifs ne sont pas ceux du grand départ, et que je reviendrai bientôt, après une excursion à Andrinople ou une visite chez Mélek Hanoum.

Et je relis, en les feuilletant, ces notes hâtives. J’ai oublié sans doute bien des détails intéressans, et j’en ai passé d’autres sous silence, par une discrétion nécessaire — plus nécessaire ici que partout ailleurs. J’ai changé des noms trop connus, j’ai tu des confidences trop dangereuses ; je n’ai pas dit tout, mais je n’ai rien dit qui ne fût strictement vrai. Peut-être mes amis Turcs dont j’estime les grandes qualités et le sincère désir de progresser, me pardonneront-ils d’avoir souri, quelquefois, au lieu d’admirer aveuglément. On me dit qu’ils sont très susceptibles, très orgueilleux, qu’ils ne comprennent pas l’ironie française, l’ironie pas méchante, qui n’empêche pas la sympathie, qui est le sel même de la louange.

Mais j’ai meilleure opinion d’eux. Ils ne s’offenseront pas de ma franchise. Ils ne se fâcheront pas parce que j’aurai dit la laideur des maisons, à l’européenne, des bibelots de pacotille, des suspensions en zinc doré et des canapés Louis XV allemands. Ils ne se fâcheront pas si je déplore les fautes de goût qui sont, paraît-il, la rançon du progrès, si je regrette les vieux divans, les vieilles broderies, les vieilles demeures, la vieille Turquie !

La vieille Turquie peuplée de Jeunes-Turcs qui n’essaieraient pas d’en rajeunir le vénérable visage ! La liberté politique et la poésie des traditions subsistant, sans désaccord ! Un gouvernement de gens éclairés, tolérans, pratiques, mais capables de respecter les ruines de Byzance, déjà trop livrées aux démolisseurs ! C’est sans doute une chimère d’artiste et de femme, un idéal irréalisable.

Mes amis de Stamboul souriront, à leur tour, en lisant ces lignes. Hélas ! ils ont fait venir des architectes pleins de talent, qui moderniseront leur ville, et bientôt le chant des muezzins sera couvert par les cornes rauques des tramways… Je n’aurai pas vu ces perfectionnemens, par bonheur. Je me rappellerai une Turquie encore un peu barbare, que j’aime tout entière, avec ses laideurs et ses beautés, avec son soleil et sa boue, avec ses convulsions terribles, ses éveils, ses espérances, et aussi son fatalisme serein, avec toutes ses contradictions. Je me rappellerai que cette terre me fut clémente, que j’y trouvai beaucoup de gaîté, de joie, d’émotions belles et profondes. Le souvenir de ce printemps sera dans mon âme, comme un flacon d’essence de rose qu’on peut briser, mais dont le parfum dure éternellement.

Une dernière fois, avec mes amis fidèles, j’ai voulu descendre à Kassim-Pacha. Nous nous sommes arrêtés dans la rue en corniche qui domine les cimetières, en contre-bas du jardin.


Que de fois nous sommes venus là, par les fins d’après-midis brûlantes, pourvoir le soleil mourir derrière Stamboul, tandis que la brume montait de la Corne-d’Or ! Je ne puis croire que nous n’y viendrons plus. Tout m’est devenu si familier, ici, les rues, les gens, les plus petites choses ! J’ai subi si vite et presque à mon insu, l’enchantement oriental.

Une femme turque m’a dit, l’autre semaine : « Vous avez bu l’eau du Taxim, vous reviendrez à Constantinople… » Triste de m’en aller, je ne souhaite pas revenir. J’aurais trop peur de ne pas retrouver le plaisir délicieux de la découverte, la saveur, l’éclat, l’éblouissement de l’imprévu.

Mais pourtant, j’ai bu l’eau du Taxim.

J’écoute mes amis parler. Je n’ai plus rien à leur dire, même ma gratitude pour leur protection affectueuse et leur gentille camaraderie. Je regarde ce que je ne reverrai plus.

Elle est déserte, ce soir, la rue sans maisons, la triste rue des cyprès, des pierres, de la poussière. Les troncs noirs, les feuillages noirs élancés en fuseaux, dégringolent, par files, sur la pente, dans le brouillard. On ne sait pas où ils s’en vont, dans quel gouffre. Les plus lointains sont submergés : leurs pointes fantômales émergent à peine de la vapeur. Au-delà, Stamboul, dressé sur l’horizon, devient une masse compacte, ondulée de coupoles, hérissée de minarets aigus, une masse d’un violet uniforme où s’allument déjà des feux pâles. Et vers la droite, au-dessus d’Eyoub, c’est un vaste bouleversement de nuages, et le soleil glisse, rouge, sans irradiation, comme vu à travers la pluie de cendres d’un Vésuve.

Et quand il tombe tout à fait, quand les deux rives de la Corne d’Or s’assombrissent et que les cyprès semblent grandir jusqu’aux étoiles, il y a un instant où l’eau, ternie par le ciel terne, tout à coup s’avive… Un œil d’argent s’ouvre dans le paysage obscurci… Un instant, à peine…

Le crépuscule est là… On ne l’a pas vu venir ; il est là. Il ramène les femmes voilées à leurs petites maisons rougeâtres, et les caïques à l’embarcadère boueux de Kassim-Pacha. Un clairon déchire sa robe grise. Il est là, tout près de nous, sur nous. Il nous chasse.

« Allez-vous-en ! C’est fini… »

Et je regarde mourir doucement, si doucement qu’il m’attendrit jusqu’aux pleurs, ce soir funèbre et doux, mon dernier soir de Turquie.


Juin.

La dernière halte, en Orient, sur le chemin du retour…


Ce jardin de couvent où fleurissent, dans le soir doré, les roses du mois de Marie, exhale, avec son parfum naïf et dévot, toute la douceur de France.

N’est-ce pas un enclos perdu dans un coin de province méridionale, sanctifié par le chant des cloches, la prière des petites filles sages, la présence des religieuses noires et blanches comme les hirondelles du bon Dieu ? Entre les parterres candides, les allées pas très larges sont semées de cailloux si nets et si jolis qu’on les croirait tombés des poches du Petit-Poucet. Les géraniums grimpent, s’étagent, forment des reposoirs que dominent saint Joseph avec son lys, saint Jean avec son agneau. La maison entr’ouvre ses fenêtres sur les parloirs intérieurs, que remplit un clair silence, et, devant le perron, trois prêtres à grande barbe, et la mère supérieure des Dames de Sion regardent la sœur jardinière qui circule, arrosant les lauriers en pots.

C’est la France… Non : le ciel trop bleu ne prend pas ces nuances de perle qui enchantent nos crépuscules. Derrière la porte entre-bâillée, dans la rue sonore, passent des voitures bizarres et peintes, des hommes vêtus de cotonnades bariolées, coiffés du fez ou du turban. Et le bruit qui monte de la ville est fait du lent soupir de la mer, du frisson des cyprès, de cent mille voix grecques, syriennes, turques.

J’ai cru retrouver mon pays et des images de mon enfance. Mais je me rappelle les épisodes de l’aventureux voyage, et que je suis venue hier vers vous, Smyrne d’Asie ! Cité des roses, des figues, des tapis somptueux, vous gardiez, comme un lys aux plis somptueux de votre robe, ce petit couvent français, de Notre-Dame de Sion. Dût-on m’accuser du plus néfaste cléricalisme, je dirai le charme de cette découverte et l’hospitalité si franche, si cordiale, de mes compatriotes en soutane et en cornette. Le plus farouche socialiste serait désarmé par leur bonne grâce courageuse et leur belle humeur. Comme mon sexe et mes goûts m’interdisent les passions politiques, je me trouve fort à mon aise parmi eux, d’autant plus qu’ils m’ignoraient tout à l’heure, et qu’ils n’ont pas lu mes livres, et qu’ils ne les liront jamais.

Nous allons visiter les classes… Les petites demoiselles, qui se tiennent toutes droites devant leurs pupitres, ne baissent pas leurs yeux noirs, d’un air faussement timide. Elles sont jolies presque toutes, avec des visages ronds, un peu pâles, des cheveux brillans, et ces larges prunelles veloutées des Grecques d’Asie qu’on voit dans les portraits en mosaïque du IVe siècle. Elles apprennent notre langue qui devient presque leur langue, notre histoire, un peu de notre littérature, et la plus grande, qui, je crois, se nomme Mireille, s’enorgueillit d’avoir reçu une lettre autographe de Mistral.

Comme il se fait tard, nous visiterons plus rapidement l’école voisine, celle des Pères, qui est moins riche, moins élégante, moins peuplée que celle des Dames de Sion… Ici, le caractère oriental s’accuse davantage, dans les salles blanchies à la chaux, dans la cour, déjà baignée d’ombre bleue où pendent les franges mauves des glycines… Le Père D… n’a pas beaucoup d’argent. Il supplée aux revenus absens par une ingéniosité admirable, tour à tour professeur, maçon, ébéniste, peintre en bâtiment, et sa gaieté, éternellement jeune, sa gaieté de fin Provençal, le fait plus riche qu’un Crésus, plus heureux aussi, et entretient, autour de lui, une atmosphère vivifiante.

… Je m’en vais, au soir tombé, emportant un laurier blanc, donné par les sœurs, et un fragment de chapiteau d’Ephèse dont le Père D… m’a fait hommage.

Et déjà les images de France pâlissent dans ma pensée. Au seuil de l’Asie que je vais quitter, mon désir s’en va vers la Grèce éclatante.

Soir de Smyrne, effacez dans ma mémoire le soir navrant et splendide de Kassim-Pacha. Ici, tout est grâce et molle volupté, et sur Mitylène invisible à l’horizon, le ciel se fane lentement, comme une rose.

Les femmes aux robes blanches, si indolentes qu’elles semblent toutes des amoureuses, se promènent sur le quai lumineux encore, devant les maisons à terrasses, les cafés pleins de musiques italiennes. Des enfans, nu-pieds, vendent des fleurs sans tige, de larges roses posées sur des plateaux de jonc. Quelques bateaux se découpent, noirs, contre l’argent mobile du golfe, et les montagnes, en hémicycle, sont d’un violet intense et pur : le violet des violettes.

Et quand les premiers feux du port s’allument, tout change, nuances et valeurs, le ciel plus pâle, l’eau plus moirée, les montagnes devenues étrangement, obscurément bleues…

Soir de Mitylène, si beau entre tous les soirs !


MARCELLE TINAYRE.

  1. Oudi, traduction de Gustave Séon. Mehmed Tahis bey, éditeur