Notes d’une Voyageuse en Turquie (avril-mai 1909)/01

Notes d’une Voyageuse en Turquie (avril-mai 1909)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 309-337).
NOTES D’UNE VOYAGEUSE EN TURQUIE
(AVRIL-MAI 1909)


18 avril.

Quand j’ai quitté la France, pour voir des amis Jeunes-Turcs, — et en particulier Ahmed-Riza bey, président de la Chambre et sa sœur Selma Hanoum, — je ne prévoyais pas que mon voyage aurait des péripéties dramatiques. Sur la route de Constantinople, j’ai appris le mouvement réactionnaire du 13 avril, et, comme tous mes compagnons de voyage, je me suis adressée au plus proche consulat.

Ils sont tous charmans, nos consuls. Ils ne sont pas toujours bien renseignés, mais en Orient, personne n’est bien renseigné. C’est le pays des surprises. On y vit au jour le jour, et l’on ne s’émeut de rien. Sceptique et fataliste, le consul m’a dit :

— Si vous allez à Constantinople, vous ferez bien. Si vous n’y allez pas, vous ferez peut-être mieux. Nous ne pouvons rien prévoir et nous devons tout craindre. Les étrangers ne sont pas menacés aujourd’hui. Seront-ils en sûreté demain ?… Inchallah ! Pour le moment, la réaction triomphe, mais dans le calme…

— Alors, je pars…

— Si vous voulez, mais vous ne verrez rien. Les magasins et les banques sont fermés, la ville turque pleine de mystère, et les soldats acclament le Sultan et honorent la loi du Chériat, en tirant des coups de fusil, à balle, dans les rues..

— C’est ça, le calme ?

— Relatif… Le 13 avril, ces mêmes soldats ont tué trois cents officiers, quelques députés ou ministres et un grand nombre de badauds. Votre ami Ahmed-Rizabey a dû fuir. Il est sauf, ainsi que sa famille, mais la Jeune-Turquie est bien malade…

— Monsieur, je meurs d’envie d’aller à Constantinople. S’il y a danger, je traverserai seulement la ville, et je m’en irai à Andrinople où j’ai des parens.

— Madame, vous serez peut-être fort empêchée d’aller à Andrinople… On annonce que les corps d’armée de Roumélie se mettent en marche pour délivrer la ville et défendre la Constitution… Les voies ferrées seront encombrées… Déjà les paquebots ramènent en Europe quantité de touristes qui ne débarquent même pas… Vous vous ennuierez, enfermée dans un hôtel.

— Monsieur, je vous prie de croire que je ne resterai pas enfermée dans un hôtel. Au pis aller, je regarderai par la fenêtre les gens qui passent, et je les écouterai parler. S’il y a du bruit, j’aurai peur — un peu, pas beaucoup, — et plus tard, je serai contente d’avoir respiré, une fois, l’air qui sent la poudre.

L’excellent consul s’est mis à rire.

— L’entêtement féminin est invincible. Partez donc, mais, auparavant télégraphiez à notre ambassade.

J’ai télégraphié et la réponse est venue, peu explicite, mais rassurante.

Quel voyage amusant ! Le hasard m’a mise dans une bande d’Anglais et d’Allemands qui toucheront barre à Constantinople et repartiront aussitôt pour Odessa. Il y a là deux petites misses, crânes et jolies, qui veulent absolument voir une révolution. Et il y a aussi un grand monsieur maigre qui est arrivé, le 13 avril, en bateau, jusque dans la Corne d’Or. Il a fui, le lendemain, vers des lieux plus tranquilles, et n’a rien vu que le quai de Galata.

Obligé de revenir, pour affaires, il n’est qu’à demi rassuré, et très fier pourtant. Il est Celui qui a vu la révolution ! Il est même descendu à terre, un moment, et il a ramassé des cartouches !

Ses récits jettent la consternation dans l’esprit des bonnes bourgeoises allemandes. Ce ne sont que fusillades, étranglemens, égorgemens. Ce ne sont que bateaux poursuivis, emportant des Jeunes-Turcs cachés dans la soute aux marchandises. Ce ne sont que trains arrêtés, maisons assiégées, hordes sauvages, Kurdes sinistres aiguisant leurs longs couteaux.

Massacre !… Massacre !… Ce mot circule dans les conversations en trois langues, prononcé tout bas, d’abord, avec un demi-sourire incrédule, puis sur un ton grave qui fait passer, dans le dos et l’âme des voyageurs, un petit frisson désagréable.

Serons-nous à Constantinople pour le coucher du soleil ? Les compagnies de navigation et de chemins de fer s’accordent pour offrir aux gens qu’elles transportent ce spectacle recommandé par Joanne. Mais les horaires sont bouleversés. Nous avons perdu beaucoup de temps en rente, et le spectacle est raté. Le soleil se couche sans façon, dans la Marmara.

Et quand nous arrivons, à la nuit noire, c’est le calme Complet… Pas même un coup de fusil ! aucune horde sauvage !… Et les gens qui s’attendaient à avoir très peur, et ceux qui se préparaient à être braves, sont déçus. Ça, une révolution !… C’est raté, comme le coucher de soleil.

Et maintenant, j’ouvre ma fenêtre, et, le plan du Guide à la main, j’essaie de m’orienter, de comprendre comment c’est fait, Constantinople.

C’est une ville si compliquée ! Le Bosphore, la Marmara, la Corne d’Or, la rive d’Europe et la rive d’Asie, Péra, Galata, Stamboul, Scutari, tout cela c’est Constantinople, et dans mon imagination, c’est un chaos. J’ai lu les bons auteurs, les spécialistes de l’Orient, Gautier, Loti, Farrère, et ma mémoire est pleine de phrases et d’images somptueuses… O mosquées, ô minarets ! ô caïques ! cyprès d’Eyoub, tombeau d’Aziyadé, petit yali de Beïcos, je vous vois bien… Mais la topographie, l’arrangement matériel de toutes ces mers, et de toutes ces villes, et de tous ces continens qui entrent les uns dans les autres, je ne les ai pas encore saisis.

Regardons par la fenêtre… La rue, entre des maisons banales et la grille d’un jardin public, se chauffe au soleil, un soleil modéré, tiède, un soleil de province française sur une rue de province française… La mi-avril est passée, et c’est à peine si les bourgeons des platanes crèvent leur gaine brune, et dardent mille petits ongles verts. Dans le jardin, il y a des chaises de fer et un kiosque pour les musiciens. Dans la rue, il y a des cafés, des fiacres, des marchands de journaux, des passans en jaquette et des chiens jaunâtres aux creux du pavé.

Les fez rouges des cochers et les chiens jaunâtres composent tout le « caractère oriental » de cette rue qui s’appelle « rue des Petits-Champs. » Et derrière l’hôtel, il y a, je le sais, une autre rue, parallèle à celle-ci, et plus importante, où sont les beaux magasins et les ambassades. C’est la Grande-rue de Péra.

Ces deux rues, sur la crête d’une colline, forment l’essentiel de Péra, la ville franque exclusivement habitée par les chrétiens de toute race et de toute confession. À gauche, sur la pente de la colline, Péra devient Galata, la ville marine et marchande qui n’est ni turque, ni franque, mais franchement « méditerranéenne, » comme Gênes, Naples, Smyrne. Je l’ai aperçue, hier soir, cette ville infecte et grouillante, que deux ponts de bois relient à Stamboul.

Rien, autour de moi, rien ne révèle la Turquie… Mais derrière le jardin que je domine, le sol s’abaisse brusquement ; je devine des terrains vagues, des cimes noires de cyprès, et plus loin encore, à travers les fuseaux des arbres funèbres, une sorte de fleuve bleuit sous la brume — un fleuve qui est simplement un bras de mer enfermé obliquement dans les terres. Et, sur la rive opposée, une masse de constructions agglomérées, une mosaïque de pierre, de marbre, de bois, un tas de terrasses, de toitures, de façades, de coupoles qui se superposent, — Stamboul !

Contre le ciel pâle, la ville semble tout en hauteur. Comme un décor de théâtre ; on dirait qu’elle n’a pas d’épaisseur, et qu’un ciseau fantaisiste a découpé sa silhouette qui se brise, ondule, s’élance en minarets aigus, se renfle en dômes prodigieux, depuis les obscurs cyprès d’Eyoub, à droite, jusqu’à la pointe extrême du Vieux Sérail, à gauche, où la silhouette s’achève par des murs crénelés et des tours moyen-âgeuses, entre les eaux de la Corne d’Or et de la Marmara.

Pas de couleurs vives : des blancs, des bruns, des rouges atténués, quelques touffes vertes. La fumée des bateaux stagne, immobile, comme une mousseline emmêlée et déchirée, d’un gris transparent, sur les eaux lourdes, dans l’air humide. Et Stamboul semble flotter, suspendu dans la vapeur, lointain, presque irréel…

Comme je descends pour déjeuner, je trouve Moïse dans le vestibule de l’hôtel.

Moïse qui m’a amenée ici, hier, se dénomme lui-même : « guide de l’ambassade, » et, à force de le dire, il a fini par croire qu’il avait une fonction officielle, un peu au-dessus des cavass, un peu au-dessous des drogmans. Tout ce qui touche à l’ambassade, tout ce qui vient de l’ambassade, lui est sacré. Depuis vingt-deux ans, il a promené dans Stamboul tous les amis de tous les conseillers, de tous les secrétaires, de tous les consuls. Il leur a montré les mosquées les moins accessibles et les rues les moins fréquentées. Il leur a procuré les meilleurs chevaux, les cochers les plus polis, les caïques les plus légers, les marchands les moins voleurs. Il leur a très honnêtement rendu la monnaie de toutes leurs pièces, avec le minimum de perte… Moïse est doux, prudent, malin, reconnaissant à ceux qui l’obligent. Moïse sera mon cicérone et mon protecteur. Il est tout pénétré du sentiment de son importance et de sa responsabilité.

Il m’attend, — blond, fané, finaud, l’œil bleu plissé, le fez sur la tête, un chapelet aux doigts, — dans ce vestibule encombré de malles et de valises. Le cavass rouge et or, le portier grec aux favoris majestueux, le gérant, les garçons, regardent tristement les voyageurs qui paient leur note, et les fiacres qui attendent les bagages. Seize touristes sont partis ce matin !… Les hôtels se vident. Et pourtant, Chevket Pacha conduit vers Constantinople l’armée de la délivrance… Mais les touristes, qui voyagent pour leur plaisir, ne se soucient pas d’être « délivrés » à coups de fusil. Révolution ou contre-révolution leur inspirent la même méfiance, et Chevket Pacha leur apparaît aussi redoutable dans son genre, qu’Abdul-Hamid.

Les patrons d’hôtel sont du même avis. Une révolution en pleine saison, c’est terrible. Deux révolutions, c’est trop, vraiment trop.

— Eh bien ! Moïse, vous voyez, tout le monde part. Est-ce que je pourrais, moi aussi, partir pour Andrinople ?

— Non, madame… L’armée a pris tous les trains. Vous seriez peut-être obligée de rester en route.

— Alors, Moïse, nous irons voir Stamboul.

— Pas aujourd’hui…

— Il y a danger ?

M. Boppe ne veut pas.

M. Boppe, l’aimable conseiller d’ambassade, providence des compatriotes en détresse, a bien voulu s’inquiéter de ma sécurité. Je ne lui désobéirai pas. D’ailleurs, Moïse, dont il est l’idole, ne me laisserait pas lui désobéir.

— Mais pourquoi ?

— L’armée arrive. Elle est tout près d’ici. On ne le sait pas encore… Alors… il faut attendre… Nous irons à la Tour de Galata seulement, et jusqu’au pont…


19 avril.

L’exode des touristes continue. Elles sont parties, les petites Anglaises, parties les matrones allemandes, parti le monsieur qui ramassa des cartouches. Les douaniers ont repris leurs habitudes de l’ancien régime : ils exigent les passeports et acceptent les backchichs. Des mouchards rôdent autour des gens qui s’embarquent. L’un d’eux m’a suivie, hier, sur le quai, jusqu’à ma voiture. Et dans Galata, on rencontre des centaines de gaillards aux têtes de forbans, aux larges culottes trouées et rapiécées, aux bras nerveux, au chef qu’un tas de guenilles enturbanne… Harnais, débardeurs, portefaix ?… Peut-être… De très honnêtes gens, en ce costume, avec ces moustaches formidables, auraient aisément l’air de bandits… Sans rien préjuger, je ne tiens pas à me trouver toute seule en la compagnie de ces personnages pittoresques.

J’ai déjeuné ce matin dans une maison amie, avec un Turc fort spirituel, presque trop spirituel, qui a parlé de tout, sauf de politique. Pourtant à propos de Loti et des Désenchantées, il m’a raconté que les revendications des dames turques, — revendications parfois imprudentes, — avaient servi de prétexte aux ennemis du nouveau régime, pour soulever la colère des fanatiques et des ignorans.

On croit, en Europe, que la révolution de 1908, qui a donné la liberté aux Turcs, a donné aux femmes turques au moins une demi-liberté. On croit que les prisonnières ont presque brisé leurs grilles et leurs entraves ; que le voile n’est plus, pour elles, qu’une coquetterie, et que les eunuques appartiennent au passé, — à la Turquie des opérettes.

Il est vrai que les femmes intelligentes et cultivées, — et même celles qui sont peu cultivées, — ont accueilli la révolution avec un transport de joie et d’espérance. Beaucoup d’entre elles l’avaient servie, cette révolution pacifique, en devenant les messagères anonymes, invisibles et fidèles du Comité Union et Progrès. Quand la Constitution fut proclamée, elles respirèrent ; elles rejetèrent non pas le tcharchaf obligatoire, mais la voilette qui masque les frais visages entre les bords du capuchon.

D’ailleurs le tcharchaf, ce domino de soie ample et non sans grâce, n’en est pas à sa première évolution : depuis longtemps, il subit l’influence de la mode. Quand les robes Empire triomphèrent à Paris, la jupe du tcharchaf remonta presque sous les bras des élégantes de Stamboul ; quand le succès du fourreau s’accentua, la jupe du tcharchaf se rétrécit. Le capuchon-pèlerine diminua jusqu’à n’être plus qu’une mantille, laissant voir les bras jusqu’aux coudes, et la taille jusqu’à la gorge. Le bouffant des cheveux — ô indécence ! — parut s’émanciper sous le bandeau et la voilette relevée… D’autres changemens se sont produits. Des dames hardies osèrent sortir avec leur mari ou leur père. Quelques-unes dédaignèrent d’entrer dans la partie du bateau, ou du tramway, ou du funiculaire qui est réservée aux femmes… Enfin, les plus lettrées, — encore que bien naïves, — publièrent des articles dans divers journaux pour affirmer leurs droits à l’instruction et à la liberté. Peine perdue ! La plupart des Jeunes-Turcs sont Vieux-Turcs en ce qui concerne leurs affaires de ménage, et tel farouche révolutionnaire, qui se croit très civilisé, s’affole à l’idée qu’un étranger pourrait voir le visage de son épouse, qui a cinquante ans et qui est laide !

Cependant, quelques députés, — pas beaucoup, — s’intéressaient au sort de la femme. Ahmed-Riza bey voulait organiser l’enseignement féminin, créer un grand lycée de filles dans un konak concédé par le Sultan. Mais ces intentions généreuses furent dénaturées par ses adversaires avec une odieuse perfidie. Les hodjas crièrent au sacrilège. La jalousie enracinée dans l’âme des Orientaux, et le préjugé religieux aidant, il y eut des scènes tragiques : de jeunes femmes, parce qu’elles étaient sorties avec leur mari, — et strictement voilées ! — furent lynchées par la foule. D’autres eurent leurs vêtemens déchirés, leurs cheveux coupés. On maltraita des enfans même, parce qu’ils portaient des chapeaux !

Le plus horrible épisode de cette « guerre aux femmes, » qui précéda le mouvement réactionnaire du 13 avril et qui y contribua, fut l’assassinat d’une jeune fille musulmane et d’un Grec qu’elle avait choisi pour fiancé. Les journaux de Paris ont raconté brièvement cette histoire qui m’a été redite tout à l’heure par un témoin occulaire, M. Bareille, le distingué correspondant des Débats. La religion mahométane n’interdit pas les unions mixtes, quand c’est un musulman qui épouse une chrétienne, parce que les filles des chrétiens représentent une conquête, une proie dévolue aux fidèles d’Allah. L’idée de la suprématie masculine, — la femme n’étant que le moyen passif de la génération, non pas la créatrice, mais la couveuse, — fortifie encore cette conviction. Les sultans sont toujours fils d’esclaves circassiennes, et cela n’a aucune importance, le père seul transmettant la vie, disent les musulmans. Mais c’est une abomination qu’une vierge musulmane épouse un chrétien et lui donne une lignée chrétienne.

Le père de la jeune fille qui s’était fiancée à un Grec voulut punir le giaour trop audacieux et il alla, honnêtement, le dénoncer à la police. Les policiers, animés d’un esprit de justice, arrêtèrent le Grec, et la fiancée aussi. On les amena dans un corps de garde, et la foule, — les gens du quai, aux turbans de guenilles ! — s’ameuta brusquement autour du poste, en réclamant l’homme et la femme. Quelques officiers, présens à cette scène, n’intervinrent pas ou firent seulement semblant d’intervenir. Les deux malheureux, enfermés, — trop mal enfermés, — dans le poste, entendaient les cris féroces et voyaient faiblir la résistance de leurs gardiens… Les portes furent forcées… L’homme fut tué assez vite. La femme mit cinq heures à mourir.

— Je l’ai vue, — dit M. Bareille, — elle ne ressemblait plus à une femme. On ne savait ce que c’était… Et je me suis enfui, malade d’horreur et de pitié, pleurant de sentir mon impuissance… J’avais vu les Arméniens massacrés en 1905. J’ai vu cette femme… Comment oublier ces spectacles ! comment n’en pas garder, toute la vie, une ombre sur l’âme ?

De tels symptômes annonçaient un revirement dans les masses populaires. D’autres symptômes, moins terribles, parfois même comiques, auraient dû, ces temps derniers, donner l’éveil aux libéraux.

Mon hôte de ce matin a eu la bonne grâce de m’envoyer quelques extraits traduits de journaux turcs. En attendant les événemens, et tandis que l’exode des étrangers et l’approche des troupes macédoniennes continuent, par un mouvement inverse je cherche dans ces journaux la série des petites causes qui ont déterminé des effets si considérables.

Il y a le chapitre des chapeaux !…

Ce n’est pas une plaisanterie. Le chapitre des chapeaux aura sa place dans l’histoire de la seconde révolution ottomane.

Il existe un journal, le Vulcan, rédigé par un certain Derviche Vahdeti. Depuis longtemps déjà, ce journal attaquait, avec une extrême violence, Ahmed-Riza bey et sa sœur Selma Hanoum. « Ahmed-Riza bey, disait-on, est un athée, un giaour. Il veut supprimer le fez national, imposé par le sultan Mahmoud aux bons musulmans, et il prétend traverser le pont de Galata, avec un chapeau cylindre sur la tête… Quant à sa sœur Selma, c’est une femme sans pudeur, qui exhorte les dames turques à quitter le voile… Elle a commandé, à Paris, mille chapeaux (sic) qui seront distribués à ses compatriotes aussi effrontées qu’elle-même !… Enfin, elle a fondé un cercle de dames où les épouses et les filles des Croyans s’instruisent dans les arts des infidèles. Il y a des tableaux, des livres impies, un piano ! C’est un scandale intolérable… »

Derviche Vahdeti ne peut supporter de telles offenses au Chériat ! Et les soldats, qu’il flatte et qu’il excite, les bons soldats qui ne savent pas lire, se préoccupent de rétablir l’ordre, les bonnes mœurs et le Chériat ! Ils s’érigent en justiciers, et même en théologiens et en moralistes. Le 13 avril, ils n’oublient pas de saccager le cercle féminin de Stamboul et de briser le piano… Par bonheur, le logis était vide. Si quelque Hanoum s’y était trouvée, on lui aurait appris à respecter le Chériat, — comme on l’a appris à la fiancée du Grec.

Hier, 18 avril, les journaux publient l’avis suivant :

« Nos femmes musulmanes se promènent au Bazar, à Péra, dans des endroits louches ; elles font leurs achats dans les magasins. Cela étant contraire au Saint Chériat, leurs frères, les soldats, conseillent à toutes les femmes musulmanes qui ont de la pudeur de s’abstenir de ces actes. »

Et cet avis est signé : « Tous les soldats. »

Le Vulcan s’adresse aux mêmes soldats :

« Vous demandez que nos femmes n’aillent pas à Péra et dans des endroits inconvenans le visage découvert. En cela nous pensons comme vous. Mais laissez-nous, laissez à la presse le temps de s’occuper de ces choses. Nous avons, pour le moment, de plus graves questions à méditer… »

L’Osmanli, à propos du même avis, dit qu’il va consulter les Ulémas pour savoir si vraiment le Chériat défend aux femmes de sortir dans les rues et de faire des achats. Il ajoute qu’il publiera leurs réponses et il conclut :

« Une telle défense serait pénible pour les femmes qui n’ont pas de mari et qui sont obligées d’acheter elles-mêmes ce qu’il leur faut. »

En attendant la réponse des Ulémas, les pauvres dames turques, prises de peur, restent cloîtrées chez elles.

Elles se méfient de « leurs frères les soldats. »


Mardi, 20 avril.

Hier matin, j’ai passé devant le Péra-Palace, l’hôtel élégant, le seul hôtel où descendent les gens qui se piquent d’être véritablement « comme il faut. » Ce grand caravansérail des snobs a subi la loi commune : il a vu partir quantité de touristes européens. Cependant, hier, il avait son aspect des plus beaux jours. Des cavass multicolores, des valets en livrée et en bottes, se pressaient sur le trottoir, et sans cesse, les portières claquantes des voitures livraient passage à des messieurs extraordinairement chamarrés, diplomates en uniformes, officiers, simples civils en fez et stambouline.

Qu’est-ce que tous ces personnages pouvaient bien faire, dans un hôtel ? Rendaient-ils visite à un personnage plus puissant encore ?… Les passans, qui n’étaient point plus nombreux qu’à l’ordinaire, ne montraient ni curiosité, ni émotion.

Mais un jeune attaché d’ambassade m’a confié, avec tristesse, que les traditions élégantes de la diplomatie venaient de recevoir, ce matin même, un coup mortel… Un grand événement s’accomplissait, qui aurait mérité le cadre somptueux d’un palais, et non le décor vulgaire d’un hôtel cosmopolite… Sans façon, à l’américaine, Rifaat Pacha, MM. Liaptcheff et Miltcheff signaient le protocole qui rend la Bulgarie indépendante !

Le jeune attaché d’ambassade ne pouvait se consoler…


L’hôtel paisible que j’ai choisi, moins fastueux que le Péra-Palace, offre un spectacle bien intéressant. À mesure que les Européens s’en vont, une foule de nouveaux cliens commence d’affluer, et le front mélancolique du gérant s’éclaire…

Des familles grecques ou arméniennes qui habitent la banlieue ou les quartiers excentriques de Péra, ont quitté leurs maisons mal protégées en cas de guerre civile. Il y a bien encore quelques Américains roux et colorés, mais les figures levantines grasses, pâles, placides, avec des cheveux luisans et des yeux en escarboucles, deviennent plus nombreuses. J’ai vu, ce matin, dans la salle à manger, une grande table ronde, présidée par une maman à bandeaux noirs, encore belle, et un papa moustachu. Et tout autour de la grande table, il y avait des enfans, entre dix-huit mois et dix-huit ans. Combien ?… Huit, neuf peut-être ?… Ils m’ont paru très nombreux.

Nous ne connaissons plus ce luxe, chez nous. Ici, la marmaille abonde, une jolie marmaille brune, qui se bourre de confitures de pistaches et de loukoums, et répond très bien, en français, quand on l’interpelle.

Tous ces gens, réfugiés à l’hôtel Bristol, n’ont d’autre occupation que de lire les éditions successives des journaux, — il en paraît trois ou quatre par jour, — et d’échanger des réflexions plutôt pessimistes.

Ils ont vécu, pendant trente-trois ans, en pleine terreur, sous la menace perpétuelle des espions et des estafiers d’Abdul-Hamid. La servitude et la crainte ont durement marqué leurs âmes. Qui ne comprendrait cela risquerait de les mal juger, en donnant à leurs inquiétudes, à leur nervosité, à leur crédulité singulière, un nom désobligeant… Peureux ! Ils sont peureux, certes, même ceux qui, devant le péril certain, imminent, feraient bonne contenance. Ils s’affolent d’avoir abandonné leur foyer, d’être là, — pour combien de jours ? — de tout craindre, de ne rien savoir.

Chaque heure apporte une nouvelle, souvent fausse, qui circule du salon au fumoir et du vestibule au dernier étage. Chaque bruit, dans la rue, attire aux fenêtres des visages anxieux.

On sait que l’armée de Macédoine est à Tchataldja et à San-Stefano. L’avant-garde occupe les hauteurs de Kiathané, et ce soir, Constantinople sera cernée presque tout entière. Les députés, évanouis comme des fantômes depuis le 13 avril, reparaissent ; mais au lieu de reprendre leurs sièges à la Chambre, ils filent sur San-Stefano.

Les troupes qui occupent les casernes de Constantinople commencent-elles à réagir contre les excitations des hodjas et les conseils indirects venus d’Yldiz ? Plusieurs régimens ont envoyé des délégués à Tchataldja pour faire amende honorable.

Le ton des journaux change. De vieux numéros, — 14 avril, 15 avril, 16 avril, — trouvés dans le fumoir, me permettent de comparer… Dans l’émotion qui a suivi l’émeute réactionnaire, la presse n’osait défendre ouvertement les vaincus. Sauf exceptions, les articles politiques étaient des hymnes discrets à l’énergie des soldats et à la sagesse du Sultan… Le Comité Union et Progrès, — ce pelé, ce galeux ! — avait causé tout le mal, par sa tyrannie intolérable. Jamais, jamais encore, la véritable Constitution, la véritable liberté n’avaient pu fleurir à l’ombre noire et desséchante du Comité néfaste…

Mais, dès que Chevket Pacha, Enver bey, Niazi bey, ces croquemitaines, tirent leurs grands sabres, dès que le succès de la réaction paraît moins certain, les journaux prudens changent de langage. Les soldats « justiciers » du 13 avril ne sont plus que des malheureux « abusés… » Si le Comité revient au pouvoir, ces soldats seront aussitôt qualifiés de « brutes sanguinaires. » ‘

Le fameux Vulcan a déclaré mercredi que la nation n’avait jamais conquis sa liberté, mais que le Sultan la lui avait gracieusement octroyée et pouvait la lui reprendre, en supprimant la Constitution !… On annonce que ce journal va être poursuivi… Signe des temps !

On remarque aussi une lettre très curieuse du prince Sabaheddine Effendi, neveu du Sultan et chef de l’Union libérale. Il n’est pas très aimé des Jeunes-Turcs, ce prince Sabaheddine, et je ne crois pas que les Vieux-Turcs aient pour lui beaucoup de tendresse. Il représente le « juste milieu, » le parti de la conciliation, et comment n’aurait-on pas de l’estime pour lui, puisqu’il prêche la concorde et le respect des femmes ?…

Car les violences du Vulcan, et certains actes de brutalité commis dans la rue, ont dû troubler l’âme bienveillante du prince Sabaheddine. Il s’adresse aux soldats, lui aussi, avec une prudence tout orientale, et débute par des complimens.

« Frères soldats ! Salut à vous ! dit-il. Nous ne savons comment vous remercier de ce que vous vous êtes attachés, pendant ces jours pleins de difficultés, au Chériat islamique. C’est pour nous un grand honneur de voir votre fidélité à notre religion. Nous désirons cependant, non seulement réclamer notre Chériat, mais encore le mettre en pratique extérieure, étant donné que ceux qui veulent le Chériat doivent avant tout lui obéir, »

Et ces prémisses posées, le prince explique à ces bons soldats que c’est un grand péché de violer les lois, de manquer à la discipline, et surtout de tuer les officiers, et de se faire les instrumens de la tyrannie ! Allah n’aime pas les tyrans ! C’est pour obéir à Allah qu’on a supprimé l’absolutisme, et mis fin à ce régime haïssable où les troupes souffraient de la faim et de la misère, où les soldats envoyés au Yémen mâchaient le cuir de leurs souliers !…

« Frères soldats, continue le prince Sabaheddine, attachez-vous au Chériat de toutes vos forces. N’oubliez pas cependant que le Chériat recommande d’être bienveillant autant envers les musulmans qu’envers les non-musulmans, autant envers les indigènes qu’envers les étrangers. Il commande de faire le bien à toutes les créatures. Aussi vous ne devez pas faire du mal, même à une fourmi.

« Vivez en harmonie avec vos officiers et obéissez à leurs ordres. Car le tout premier commandement du Chériat, c’est l’obéissance à celui qui commande, à la discipline, aux commandans et à Allah le glorieux !

« Frères soldats, n’oublions jamais que nous sommes obligés par le Chériat de ne pas manquer de respect aux femmes, autant aux musulmanes qu’aux non-musulmanes. N’oublions pas un instant que nous sommes obligés par notre religion sacrée de traiter doucement et avec bienveillance nos filles, femmes, sœurs et nos mères qui nous ont portés dans leur sein. Aucun musulman n’a le droit, non seulement de maltraiter une femme se promenant avec honneur, mais encore de la regarder d’un mauvais œil. Le Chériat ne défend absolument pas à nos femmes de sortir de chez elles pour faire des emplettes. Le Prophète, qui dit que le paradis est au-dessous des pieds de nos mères, fait ressortir la nécessité pour tous les musulmans de respecter les femmes. Vive le Chériat !

« Frères soldats, ces paroles je les ai fondées sur des hadis et des versets. Nous voulons demander le Chériat, mais aussi exiger de nous conformer à ses ordonnances. Pensez, pensez, toutes les fois que la religion islamique nous le commande, à faire du bien. Tout de même, saluez du salut de l’Islam vos concitoyens que vous avez voulu anéantir au cours d’une colère, il y a quelques jours.

« Si vous agissez de cette manière, vous prouverez que vous êtes en réalité attachés au Chériat islamique, et vous sauverez notre chère patrie du danger qu’elle court. Il est temps d’obéir à vos commandans. Que rien ne détourne aucun de vous de la voie du bien et de la droiture[1] !

SAHAHEDDINE. »

Ainsi prêchait Jean dans le désert… Mais la lettre demeure intéressante par sa forme même de sermon. Les discours des radicaux Jeunes-Turcs, tout imprégnés des souvenirs de la Révolution française, font un contraste singulier avec cette homélie purement orientale et qui devrait « porter « sur les consciences naïves des soldats.


Mercredi 21 avril.

Je suis allée hier après-midi à Stamboul, avec le précieux Moïse, et toutes les impressions de la matinée que je voulais noter ici se trouvent comme amorties, lointaines, dans ma mémoire.

Je veux les retrouver pourtant, à la faveur de cette soirée presque silencieuse, où j’entends à peine les aboiemens des chiens en querelle et le bâton du veilleur de nuit qui cogne rythmiquement le trottoir.

(21 avril 1909.) L’Assemblée nationale s’est constituée à San-Stefano, et Ahmed-Riza bey, sorti de sa cachette, — il n’avait pas quitté Stamboul, — a été proclamé à l’unanimité de la Chambre. On dit que son apparition, au Yachting-Club de San-Stefano, a provoqué une émotion extraordinaire. Tous les députés voulaient embrasser leur président, et de vieux ulémas à turban blanc et à barbe blanche lui baisaient les mains en pleurant.

La séance a été secrète, mais l’on annonce que la Chambre et le Sénat, réunis en Assemblée nationale, déclarent approuver l’intervention de l’armée d’investissement pour établir « la stabilité du régime constitutionnel, le rétablissement de l’ordre et la punition des factieux, conformément à la loi du Chériat. »

À propos du Chériat, quelqu’un disait ce soir que cette loi religieuse et civile, tirée du Coran et formée par une longue tradition, devait être bien incertaine et bien élastique, excellente matière à casuistique et à interprétations commodes.

Le Sultan veut se débarrasser des Jeunes-Turcs, c’est au nom du Chériat. Les Jeunes-Turcs veulent renverser le Sultan, c’est au nom du Chériat !… Ce mot de Chériat, ou de Chéri, devient une obsession !

Quand je dis que les Jeunes-Turcs veulent renverser le Sultan, je répète un bruit faux peut-être, mais qui est ardemment propagé, grossi, parce qu’il est un écho du désir populaire. Tout Péra, — sinon tout Stamboul, — attend avec angoisse la déposition ou l’abdication d’Abdul-Hamid.

Tout Péra, oui, tous les citoyens de race grecque ou arménienne qui voudraient — le pourront-ils ? — n’être plus que des Ottomans ; et tous les Européens aussi, ou presque tous… Cette chute, volontaire ou involontaire, du tyran paraît certaine. Et pourtant, les jeux de la politique réservent tant de surprises !

En attendant, les nouvelles absurdes ou comiques continuent d’affluer. Chaque heure apporte la sienne, avec les supplémens des divers journaux. Et chaque hôte de la maison, en fumant sa cigarette, donne la « solution définitive, » apprise dans la journée…

L’un déclare que « tout ça profitera aux Anglais ; » l’autre voit déjà les flottes des puissances qui croisent aux Dardanelles ; celui-ci sait, de source sûre, « que le Sultan a des crises de nerfs ; » celui-là assure que le fils favori du monstre, le prince Burnaheddine, est parti pour Corfou : il va demander du secours à l’empereur Guillaume…

Hier soir, les dames avaient très peur que Chevket Pacha et Enver bey ne missent beaucoup de retard à entrer dans la ville, parce que le « vieux d’Yldiz » aurait le temps de préparer un coup de sa façon… Les Kurdes monteraient à Péra !

Les Kurdes ? J’entends parler si souvent de ces Kurdes que je m’étonne… Que sont-ils, où sont-ils, ces Kurdes, et pourquoi les craint-on ?… Ma naïveté provoque des sourires.

« Heureuse Française qui ignorez les Kurdes !… Ce sont les massacreurs professionnels, les bourreaux d’Arméniens, ceux qui, en 1905, ont ensanglanté Constantinople, et qui, hier encore, brûlaient et dépeçaient des femmes dans Adana… Ce sont ces faux ou vrais débardeurs du port, ces gens demi-nus ou vêtus de loques bariolées, qui ont un couteau à leur ceinture et vous regardent, quand vous passez, avec la sympathie du loup pour le petit agneau… Les Kurdes !… »

Qu’est-ce qu’il raconte, ce monsieur ? Il me fait peur… Et toutes les dames, un peu pâlies, se mettent à imaginer des choses terribles : ce qu’on ferait, si les Kurdes montaient à Péra, avec leurs grands couteaux…

Je dis :

— Ces messieurs nous défendraient…

Mais ces messieurs affirment que le sacrifice de leur vie ne ferait que retarder notre supplice, voire notre déshonneur… Alors, nous implorons d’eux la grâce d’une mort prompte, faveur qu’ils nous promettent, d’un air galant.

Mes aimables compatriotes de l’ambassade sont beaucoup moins pessimistes, et les jeunes secrétaires s’invitent à des thés, font des visites, et racontent les potins de Péra, sans craindre les Kurdes. Je suis allée voir M. Constans et je lui ai demandé les moyens d’assister au sélamlik de vendredi, le dernier sélamlik du règne.

Il est très cordial, M. Constans, et il prend très bien l’air bonhomme, ce qui ne l’empêche pas de donner, aux uns et aux autres, de terribles coups de boutoir. Quand on le voit, dans son cabinet, épaissi par l’embonpoint, l’œil vague, sur la paupière lourde, la bouche détendue sous la moustache tombante, il semble parfois plongé dans un demi-sommeil ou dans un ennui invincible… Tout à coup, l’œil bleu s’avive, le sourire s’affine, toute la figure rajeunit de vingt ans, et l’accent toulousain donne une saveur spéciale à la malice inattendue qui assomme l’interlocuteur.

Il m’a dit :

— Vous voulez aller au Sélamlik ?… Pour voir le Sultan ?…’ Ne vous pressez pas… S’il n’y est plus, la semaine prochaine, il y en aura un autre… Mais cette semaine-ci, je ne conseillerais à personne d’aller au sélamlik… Est-ce qu’on sait ?… Tout se passera bien… oui… possible… mais… mais…

Hé ! il n’a pas l’air si tranquille, notre ambassadeur !… Il parle des onze marins de la Jeanne-Blanche qui gardent sa porte…

— Onze marins, neuf fusils et deux canons-revolvers sur un bateau joujou, belle défense !

Il a raison… Si les Kurdes montaient I

Bon ! voilà que je deviens Pérote. Je commence à croire aux Kurdes !


Enfin, j’ai vu Stamboul !

Par les rues déclives et zigzaguantes de l’immonde Galata, nous avons gagné la place de Karakeuy. Là, commence le grand pont de bois qui tressaute aux cahots des voitures, avec d’inquiétantes sonorités, qui semble déjà une très vieille chose, usée, raccommodée, pas durable.

L’eau huileuse brille entre les fentes des traverses. Les deux extrémités du pont sont rétrécies par un tas de cahutes en planches, bureaux de la compagnie Chirket-Haïrié, bureaux du péage, boutiques de changeurs, de confiseurs, de fleuristes… Et la foule qui dans Galata était presque terne, grisâtre comme une foule occidentale, pointillée seulement par les ronds rouges et mobiles des fez, la foule devient bariolée, variée, bruyante… Le petit vendeur de journaux, pareil à un voyou napolitain, l’étalagiste ambulant qui offre des merceries communes, des peignes de corne et des bas rayés, l’employé en redingote luisante, le gros pacha dans sa voiture, le derviche brun ou vert coiffé d’un bonnet de feutre, le Tcherkesse au nez camard, au bonnet d’astrakan, le Syrien aux yeux de fille, l’Arabe maigre et beau, dans le flottement des laines crémeuses, l’eunuque bouffi, les dames fluettes et furtives, petits fantômes noirs qui regardent tout et que nul ne doit regarder, c’est l’Europe et l’Asie qui se heurtent, sans jamais se confondre, entre les deux bouts de ce pont !

Il ne fait pas très chaud. Ce jour d’avril, sans ardeur, rappelle les jours de mai, en France ; le ciel est d’un bleu presque blanc, et le soleil allume des étincelles aveuglantes sur le bleu plus intense, mais embué et voilé, de la Corne d’Or. Des bateaux noirs emmêlent leurs agrès. Un beau reflet rouge, le reflet d’une coque peinte au minium, tremble, brisé par le remous d’un vapeur à palettes qui s’éloigne…

Tout au fond, sur la rive, Stamboul est un frottis de pastel gris, où s’esquissent des coupoles crayeuses ; et la grosse fumée noire du vapeur stagne dans l’air et laisse un barbouillis de fusain sur le gris et sur le bleu tendre.

Mais le pont franchi, la zone des fumées et des brumes dépassée, la ville se dresse, non plus féerique, — vivante.

Une place, assez laide, qui ressemble à la place de Karakeuy, puis dans une rue à gauche, un mur de mosquée, une vaste porte en haut d’un escalier de marbre que couvrent des gens assis, accroupis, couchés. Et tout le long du mur, des robinets dans de petites niches, et devant chaque robinet, un musulman qui fait les ablutions rituelles, pieds nus.

Ces gens qui encombrent l’escalier, ces gens qui se lavent, et ceux qui s’écartent, de mauvaise grâce, devant ma voiture, ce sont des soldats, tous, ou presque tous. Et parmi eux, pas un officier. On ne voit plus d’officiers à Stamboul. Les beaux capitaines, les lieutenans fringans, sortis des écoles militaires, et imbus des théories européennes, sont dispersés ou morts. Ceux qui restent, ce sont les officiers sortis du rang, non suspects d’athéisme et dévoués au Padischah.

Et ces soldats, les mêmes qu’un mot d’ordre a soulevés contre leurs chefs, contre les ministres, contre le Comité, et que je m’imaginais tels que des brutes, n’ont pas la mine féroce. Leurs uniformes ne brillent pas de propreté, leur tenue n’est pas très martiale : ils semblent las et indécis, — mais leurs figures sont des figures de paysans point méchans, point malhonnêtes. Ils me rappellent nos Bas-Bretons et nos Vendéens qui ne savaient pas lire, et ne connaissaient le monde qu’à travers les prônes de leurs curés. Ces paysans turcs ont aussi leurs curés excitateurs de guerre civile. Le clergé vulgaire, les hodjas, les ont poussés contre les libéraux, au nom du souverain menacé, au nom de la religion méconnue. Qu’on les pousse demain contre les étrangers, ils nous égorgeront sans scrupule ! Et pourtant, ils ne sont pas, en majorité, les brutes révoltantes que les journaux dépeignent…

On me dit : « Les officiers Jeunes-Turcs, membres du Comité, ont été maladroits en faisant une sorte de propagande anticléricale. Certains négligeaient les obligations rituelles et s’en moquaient tout haut, devant leurs hommes. D’autres, qui avaient trop vécu à Paris — ou à Péra, — ne se cachaient pas pour aller dans les cafés et lire des journaux pornographiques. Il y a quelques semaines, des soldats déchirèrent des numéros du Froufrou et du Sourire, en disant : « Voilà ce que lisent nos chefs : des journaux où l’on voit des femmes nues… De tels hommes ne méritent-ils pas d’être assassinés ?… »

Je ne me porterai pas garant de l’authenticité de ces histoires, et je les rapporte seulement à titre documentaire. Elles doivent pourtant avoir un fond de vérité. Le Turc qui a perdu la foi, comme le chrétien qui l’a perdue, doit malaisément sacrifier aux préjugés populaires. Pour ne pas être hypocrite, il choque les esprits simples. Malgré mes sympathies pour les Jeunes-Turcs, je ne peux dissimuler que partout, ici, on dénonce leur intolérance, leur sectarisme…

Ce n’est pas aujourd’hui, ce n’est pas dans ce carnet de notes que je me complairai à décrire les mosquées. Pour le moment la vie mouvante retient tout mon esprit. Plus tard, en d’autres temps, j’essaierai peut-être de fixer votre image, Sainte-Sophie toute d’or, Yéni-Validé-Djami aux faïences fleuries, aux stucs translucides, qu’emplissait la lumière pure et la voix triste, oscillante comme un jet d’eau sous le vent, d’un pèlerin arabe chantant seul, pour lui seul, sous le dôme immense…

La vie ! elle me reprend dès le seuil, quand j’ai rejeté le charme du songe avec les babouches louées par le gardien, quand Moïse, toujours souriant, m’emmène à travers les rues…

Ce sont des rues de faubourg, qui n’ont pas de noms, ou bien des noms si difficiles que je ne les ai pas retenus ; des rues presque villageoises, à peine pavées, bordées de petites maisons en bois. Elles sont toutes pareilles, ces maisons : une porte entre les deux fenêtres du rez-de-chaussée ; et au-dessus de la porte, le balcon avançant et clos de grillages, sous le toit en auvent. Toutes pareilles, oui, du même gris, du même brun rougeâtre ; — mais l’une penche vers la rue, l’autre s’accote à sa voisine ; la ligne des façades et des toitures se brise et s’infléchit ; on dirait une file de petites vieilles en robes fanées, de taille inégale, sœurs et différentes…

Il y a peu de monde, dans ces rues ; des femmes accroupies immobiles, qui ont des figures comme des noix dans le triangle de leurs voiles blancs ; des aveugles résignés tendant la main quand an bruit de pas les réveille ; des enfans pâles, jolis, qui me tirent la langue et me crient je ne sais quelles choses assurément fort vilaines… Et puis, des poules, des chiens, une charrette attelée de buffles gris, aux cornes tordues, aux longs poils raides, des buffles stupides et sculpturaux.

Parfois, une petite place, avec une mosquée blanche, et une fontaine où l’eau captive se plaint derrière une grille d’or ; quelques arbres d’un vert vif et, sur la façade d’un humble café, la frange mauve et le parfum délicat d’une glycine délicieuse.

Tout cela est paisible, si paisible ! De quoi les touristes ont- ils peur ? Pourquoi suis-je presque seule dans cette ville, et pour- quoi Moïse jette-t-il sans cesse, autour de nous, des regards méfians ? Dans ce décor splendide et misérable, sous le soleil langoureux, parmi l’arôme épars des glycines, on peut bien oublier qu’une armée campe aux portes de Stamboul et que, demain peut-être, des hommes s’entre-tueront…

Mais voici des rues plus animées, des rues à boutiques. Les fruiteries ont des courgettes et des artichauts disposés artistement sous des salades en festons ; le limonadier a rempli de rubis et de topazes liquides d’énormes carafes bouchées par un citron d’or ; le tourneur de bâtons de chaises rit de toutes ses dents blanches, accroupi parmi la sciure et les copeaux, et le magasin du vendeur de nattes exhale l’odeur agreste des joncs. Dans l’ombre et le soleil, sous les treilles de vigne naissante, sous les glycines qui pavoisent les rues en travers, passent des marchands ambulans, des harnais chargés de bâts comme des ânes, des enfans presque nus, des négresses comiques, et parfois un bel adolescent, un vrai petit Aladin, qui a des cils trop longs sur des joues trop pures, qui est inquiétant, équivoque à force d’être beau, et que les hommes regardent, dans cette foule où ne fleurit jamais un visage de femme…

Et il y a aussi des hodjas dont la barbe, taillée en rond, raccourcit, élargit la figure, sous le turban. Ils marchent, vêtus de longs cafetans, égrenant des chapelets d’ambre. Ils sont dans les magasins, dans les cafés, dans tous les groupes où l’on lit des journaux… Et Moïse murmure :

— Voilà les criminels, les misérables !

Je ne les aime pas du tout, ces hodjas. Ils me regardent sans aménité. Et les gens, — comme les gamins tout à l’heure, — me font la grimace, du fond de leur boutique.


23 avril.

Quand l’armée entrera-t-elle, et que fera-t-on du Sultan ? Questions sans réponse. La population commence à s’énerver, dans l’incertitude et l’attente. Et les « on dit » vont leur train.

On dit que Chevket Pacha, malgré la rapidité relative et l’ordre parfait de la mobilisation, n’a pas encore assez de troupes pour risquer un conflit avec celles de Constantinople.

On dit également que ces dernières troupes auxquelles on a demandé un serment solennel d’obéissance ne résisteront pas, tout à fait démoralisées.

On dit aussi le contraire, et que la lutte pourrait bien réserser des surprises désagréables aux Jeunes-Turcs, et même aux chrétiens.

Je n’ai pas d’opinion là-dessus, n’ayant pas la compétence indispensable pour m’en faire une. Les diplomates sont muets ; les journaux se contredisent, et les gens que je vois ici recueillent les histoires les plus folles avec une gravité merveilleuse,

À propos du sélamlik de ce matin qui s’est passé comme tous les sélamliks, sans incidens, un monsieur bien informé affirme que le Sultan exhibé aux soldats et aux diplomates était un faux Sultan, un sosie d’Abdul-Hamid, vêtu, teint et fardé comme le Padischah authentique… Abdul-Hamid est loin d’Yldiz… Il navigue vers Corfou !

La déclaration qu’Ahmed-Riza a faite à des journalistes est très commentée. Le président de la Chambre aurait affirmé que la révolte du 13 avril a été fomentée par des réactionnaires, que le Sultan est resté neutre et sera respecté jusqu’à preuve contraire.

Et l’on commente aussi les déclarations de Chevket Pacha au grand vizir :

« Si la garde impériale, a dit le général, rentre dans la discipline, il ne sera pris contre elle aucune mesure de coercition. Dans le cas contraire, les auteurs seront punis… J’ai démenti catégoriquement le bruit qui a couru du détrônement de Sa Majesté impériale. Cependant, si des instigateurs voulaient se livrer à des intrigues pendant que mes troupes procéderaient à l’accomplissement de leur devoir, la responsabilité retomberait sur ceux qui en seraient cause… »

Tout cela est bien embrouillé, bien étrange, et les sceptiques commencent à parler d’une combinazione à l’orientale, entre les deux partis. Le Sultan sacrifierait ses complices, sa fortune et garderait une ombre de trône.

Moïse qui se faufile partout, qui pêche des renseignemens à tous les coins de rue, peut connaître le sentiment populaire. Or, je l’ai vu, hier, pendant notre promenade à Stamboul, déçu et navré. Il avait des colloques avec des marchands de noisettes, des limonadiers, et même des hodjas, — des bons ! — et le résultat de ces colloques le rendait mélancolique :

« S’ils le gardent, tout sera à recommencer. »

Dans le turbé de Sultan-Suleïman, mon guide a eu une longue conversation avec le gardien, un nègre bossu, en cafetan vert, qui ne semblait pas très au courant des choses politiques… Il vit avec les califes morts, ce nègre, et toutes ses pensées sont enfermées dans l’enceinte de marbre et de porphyre, sous la coupole rouge et blanche d’où pendent des œufs d’autruche et des lustres de cristal… Il époussette les cercueils impériaux couverts de châles si anciens que les fleurs et les palmes pâlissent, prêtes à tomber en poussière. Il époussette les turbans aux grandes aigrettes, côtelés comme des pastèques, et qui évoquent pour moi les « turqueries » des tapisseries et des peintures d’après le Bajazet de Racine…

Mais le plumeau sous le bras, le nègre bossu oublie maintenant les cercueils souverains, les manuscrits enluminés, les faïences des murailles, objets de sa sollicitude. Il oublie que je suis là, contre le balustre de bois et de nacre, bien dépitée, de ne pas comprendre le turc. Il s’émeut, le nègre ; il lève les mains, roule les yeux ; il a l’air de dire :

— Pas possible !…

Et Moïse lui tient un grand discours politique que l’autre écoute, attentivement, avec des « Ewet !… ewet !… » affirmatifs, et d’approbatifs « Inchallah ! »

Moïse est une autorité… Il doit tout savoir, à cause de ses intimes et hautes relations avec l’ambassade…

… Je me rappelle encore que j’ai eu une belle peur, hier, à la fin de cette promenade, du côté d’Edirné-Kapou, — la porte d’Andrinople, — un quartier pas riche, et pas très bien fréquenté.

Nous allions voir la Kharié-Djami, cette ancienne église byzantine transformée en mosquée, qui a encore des mosaïques visibles, amusantes et ingénues, et qui sent — est-ce un effet de mon imagination ? — l’église chrétienne, la petite église de village, humide, close, imprégnée de très vieux encens… La voiture roulait, pas trop vite, dans une rue encombrée. Et tout à coup, en arrière, éclatent des cris épouvantables.

Qu’est-ce que ces gens-là, ces démons à moitié nus, qui courent en hurlant vers nous ? Un nègre les précède, pas bossu celui-là, leste et musclé, mais plus vilain et beaucoup moins sympathique que le gardien de Suleïman. Sur les épaules des coureurs, une machine bizarre danse, et brille au soleil, indistincte… Est-ce une arche sacrée qu’ils portent, ces sauvages ?

Mon guide n’a pas l’air rassuré. Il me dit :

— Ne faites pas attention !… N’ayez pas peur !…

Et il crie au cocher :

Tchapouk !… tchapouk ![2]

Les deux chevaux s’enlèvent, trottent sur l’infâme pavé où les roues s’en vont, en haut, en bas, tandis que je retiens mon chapeau… J’ai bien envie de regarder en arrière, mais si cela excitait les fureurs de ces horribles individus !… Alors, je prends un air digne, indifférent, détaché, l’air d’une personne dont la pensée plane, et qui n’a pas peur du tout !

Un choc, des vociférations, tout près de ma tête, à mon oreille !… Je me retourne… C’est le nègre qui a sauté sur la capote de la voiture et qui interpelle le cocher, Moïse, ou moi ?… Je ne sais. Je ne baisse pas les yeux, et je garde un air bien calme, avec ce sourire tranquille et poli qu’on a, lorsqu’on visite des maisons de fous et que les pensionnaires vous interpellent. Les chevaux font un écart ; le cocher crie je ne sais quoi, et le nègre disparaît. La troupe hurlante semble nous poursuivre, puis elle s’engouffre dans une ruelle. Et Moïse m’explique que ces coureurs ce sont les toulombadjis, pompiers volontaires, presque aussi dangereux pour les maisons que les incendies, car ils emportent souvent ce que le feu a respecté.

La machine qu’ils portaient, c’était la pompe !…


Autre épisode de ma promenade d’aujourd’hui.

Nous étions, au cœur de Stamboul, dans une rue étroite et malpropre, quand la voiture s’est arrêtée devant la boutique d’un confiseur. Moïse est descendu, et m’a fait signe de le suivre.

Où me mène-t-il ?… Une allée infecte, un escalier obscur, des enfans sales qui se moquent de mon chapeau… Sur le palier, il y a une porte, avec un rideau de cuir qu’un hodja soulève à demi.

Nous sommes à la hauteur des galeries de la mosquée Rustem-Pacha, où les fidèles commencent la prière. Le hodja est de mauvaise humeur. Il refuse de nous laisser entrer, et mon guide parlemente, tandis que les enfans sales mendient : « Dix paras, madama, dix paras. »

Enfin, moyennant un fort backchich, le hodja consent à nous donner les babouches réglementaires ; mais au lieu de me les mettre aux pieds, gentiment, comme faisait le brave prêtre de Kharié-Djami, il me les jette à la volée… (Attrape, si tu peux, chrétienne impure !

Il doit être réactionnaire, ce bedeau-là !

Traînant les pieds, je suis le gracieux personnage qui, paraît-il, nous invite à ne pas rester longtemps. Ses clés à la main, il grommelle dans sa barbe ronde, et je crois que, lui aussi, critique mon chapeau marron, un chapeau à la mode de 1909 qui ressemble à une cloche, ou à une ruche, et qui était si charmant à Paris… Mais évidemment, dans une mosquée, il paraît bizarre…

Elle n’est pas très grande, mais elle est bien belle, la mosquée de Rustem-Pacha ! Elle est un jardin sans hiver, un jardin aux mille fleurs d’émail. Les piliers, jusqu’à la coupole, sont couverts de faïences persanes, où s’enroulent des liserons géométriques, où s’entremêlent les œillets, les tulipes, les palmes et les plumes de paon, de tous les verts, de tous les bleus, émeraude, saphir, jade et turquoise.

Un demi-jour clair, un crépuscule paisible caresse les floraisons froides et brillantes, et en bas, dans la nef, une quantité de soldats en brun, en bleu, sont accroupis ou prosternés sur les tapis aux nuances de velours rose.

Je ne vois que les têtes coiffées du fez et les pieds croisés, nus, ou en chaussettes… Quelques turbans verts, quelques fez, non militaires, par-ci, par-là, mais les soldats dominent, car il y a des postes tout proches. Ces hommes qui se battront demain, peut-être, contre leurs compatriotes, contre leurs frères d’armes, écoutent le discours d’un prêtre assis devant le mirhab.

Dissimulée derrière un pilier, je les regarde avec une curiosité passionnée. Que se passe-t-il dans leurs consciences obscures de fanatiques ? Quel enseignement, quel ordre reçoivent-ils de ce prêtre qui tire, pour eux, des leçons du livre sacré ?


24 avril.

J’ai changé d’appartement deux fois, désespérant de trouver le silence, et je m’étais installée, hier soir, dans une chambre assez triste qui ouvre sur la courette intérieure de l’hôtel. J’espérais y dormir un long sommeil que n’interrompraient plus les ronflemens ou la toux d’un voisin, ni les coquericos du coq maudit qui chante trois fois avant l’aube, ni les querelles des chiens, ni le bâton du veilleur de nuit tapant les heures sur le trottoir… cher silence !

Dans le petit jour gris de cinq heures, je m’éveille… Quoi ?… Un meuble, une lourde armoire a dû tomber, à l’étage supérieur, juste au-dessus de ma tête ; ou bien l’ascenseur, qui fonctionne mal, s’est décroché… Les murs vibrent encore d’un fracas assourdissant, et des portes battent, des gens courent dans l’escalier, dans les couloirs.

Fatiguée, je me rendors à demi… Jamais, jamais, je ne trouverai le silence !… Un peu de temps se passe. Et voici, de nouveau, le fracas… Et je distingue aussi un crépitement bizarre, — clac… clac… — mais dans cette pièce qui ne donne sur aucune rue, tous les bruits s’amortissent.

Enfin, la femme de chambre, appelée, arrive tout éperdue.

— Madame !… C’est le canon… On se bat au Taxim… L’armée est entrée cette nuit…

Je n’ai pas été lente à m’habiller, ce jour-là !

Le vestibule du rez-de-chaussée est plein de monde : tout le personnel de l’hôtel, presque tous les voyageurs ; et la curiosité nous pousse, les uns après les autres, jusque dans la rue.

Notre calme rue des Petits-Champs ! Je ne la reconnais pas, dans le clair matin frisquet, qui s’ensoleille… Des soldats en uniforme khaki, des soldats en uniforme bleu, couverts de poussière, passent, par groupes, et tout à côté, devant le consulat des États-Unis, il y a un corps de garde improvisé où l’on amène des prisonniers, des suspects, qu’on fouille, et qu’on désarme avant de les envoyer à la police. Tout à l’heure, on vient d’arrêter deux faux hodjas, aux poches capitonnées de bank-notes, et on les a houspillés quelque peu… Maintenant, quatre soldats conduisent un officier réactionnaire, qui n’a plus d’épée, dont le dolman sombre est déchiré à l’épaule, et qui marche, pâle, calme, l’air distrait. Devant le consulat américain, une foule pressée stationne, attentive aux moindres incidens, nerveuse, prête à s’enthousiasmer ou à s’affoler… Et parfois, à grand trot, à grand bruit, passent des cavaliers, des fourgons qui sonnent la ferraille, des civières, des voitures aménagées pour les ambulances, un équipage correct, avec un cavass d’ambassade sur le siège.

Le canon s’est tu ; la fusillade, vers huit heures, devient plus lointaine, plus espacée… On sait que les casernes de Chichli et du Taxim ne résistent plus, que l’armée de Salonique occupe toutes les hauteurs de Péra et se dirige vers Yldiz. À Galata, quelques caracols se défendent encore, et les ponts étant barrés, nul ne peut pénétrer dans Stamboul.. Là-bas aussi, sur l’autre rive, la bataille continue, du côté de la Sublime-Porte ; mais les nouvelles précises manquent.

Un détachement macédonien passe, et, de toutes les fenêtres, partent des applaudissemens et des bravos… « Voilà nos sauveurs !… Voilà les héros de la liberté, les défenseurs de la Constitution… « Les gens qui crient le plus fort restent pourtant chez eux, au lieu de former des bandes de volontaires, comme ont fait les Grecs et les Bulgares de Macédoine… La population pérote n’est pas guerrière par vocation, mais elle aime bien les guerriers qui la défendent. Elle ne leur ménage pas les épithètes flatteuses et les acclamations. Les soldats et les officiers ne témoignent aucune émotion d’aucun genre. Peut-être sont-ils indifférens, ou dédaigneux, ou fatigués de cette nuit de marche, de cette matinée de combat. Ils défilent, et d’autres leur succèdent, et d’autres… Ils vont à Stamboul.

Le soleil de midi brûle. Le printemps à peine tiède prend la splendeur de l’été. En face, dans le jardin vide, les platanes ont déplié mille petits drapeaux vert tendre. Des pigeons gonflent leur col de soie grise. Des gens emportent un mort dans une sorte de brouette… Et les prisonniers arrivent toujours.

Vers trois heures, quand tout paraît calmé, quand les barrages sont rompus, on apprend que la bataille recommence à Tachkichla, au Taxim… On dit que les réactionnaires ont arboré le drapeau blanc et qu’ils ont pris entre deux feux, par traîtrise, les libéraux déjà entrés dans la cour du Taxim … Il y a eu beaucoup de morts, des représailles sanglantes…

Par le passage du Bas-Marché, je gagne la rue de Péra et l’ambassade de France. Elle est située tout à fait en contre-bas de la rue, et une descente très roide y donne accès. Là, des élèves de l’école militaire de Pancaldi, de tout jeunes gens vêtus de khaki, fraternisent avec les braves marins bretons du stationnaire Jeanne-Blanche.

Les beaux lilas du jardin, en pleine fleur, semblent un énorme bouquet blanc et mauve. L’ardeur du jour déclinant s’apaise en douceur exquise ; il y a de la joie dans l’air, la joie encore timide et incertaine de la ville délivrée. Je trouve, dans le jardin, un groupe de jeunes femmes, qui sont là, depuis le matin, avec leurs enfans et les bonnes de leurs enfans. Elles habitent des maisons qui ne semblent pas très sûres, et qui ont été plus ou moins criblées de balles. Réfugiées ici, ces dames ont installé une nursery et des dortoirs de bébés.

Voici des secrétaires, des drogmans, des journalistes. Chacun apporte une nouvelle. Yldiz est cerné… Le Sultan est enfermé avec le grand. vizir. Une partie de ses prétendus fidèles, les gens qui vivaient de lui, l’ont abandonné… À Stamboul, les garnisons de la Sublime-Porte et du ministère des Travaux publics se sont rendues…

C’est donc fini ?… Non, personne ne veut croire que ce soit fini… Yldiz réserve peut-être des surprises. Les dames affirment qu’elles n’ont pas confiance et qu’elles ne rentreront pas chez elles.

On raconte des épisodes de la bataille qui a été meurtrière, puisque l’on évalue à deux mille, — sinon plus, — le nombre des morts. L’hôpital français de Péra, qui est tout voisin de la caserne des sapeurs-pompiers et de la caserne du Taxim, a reçu quantité de balles, et des passans ont été tués dans les rues d’alentour. Deux journalistes, — un Anglais et un Américain, — étaient allés, avec leurs appareils photographiques, s’installer dans une ruelle latérale, où les soldats croisaient leurs feux. Abrités par un pan de mur, ils attendaient l’instant propice pour prendre des instantanés, mais l’un d’eux, M. Booth, ayant avancé un peu la tête, fut touché à la nuque et tomba.

Son ami, M. Moore, le tira par les pieds, tant bien que mal, pour le ramener à l’abri du mur, et, ce faisant, perdit son chapeau et sa canne, qui roulèrent à quelques pas. Quand M. Booth fut étendu contre la muraille, M. Moore, au lieu de rester coi, perdit tout sentiment du danger, et, peut-être inconsciemment, s’avança à son tour dans la zone dangereuse pour ramasser sa canne et son chapeau… Une seconde balle l’étendit à côté de son camarade.

On avait annoncé la mort de ces deux victimes du devoir professionnel, mais le docteur de Lacombe, chirurgien en chef de l’hôpital, arrive et nous rassure. Les deux journalistes, assez gravement blessés, ne sont pas en péril, et il leur restera, de cette aventure, un prestige accru auprès de leurs directeurs et de leurs lecteurs… Il faut dire, à l’honneur de la corporation, que tous les reporters présens à Constantinople ont montré une magnifique crânerie, qui leur paraît, d’ailleurs, toute naturelle et dont ils ne tirent pas vanité… C’est le métier qui veut cela.

Le docteur de Lacombe affirme qu’« ils ont été épatans, » mais ce qu’il ne dit pas, et ce qu’un confrère bien informé me raconte, c’est que personne n’a été plus « épatant » que lui !… À cinq heures du matin, quand le canon l’a réveillé, il s’en est est allé tout droit à l’hôpital français, et sa vieille mère, sans larmes et sans jérémiades, l’a regardé partir, dans la rue où sifflaient les balles. La grande porte de l’hôpital était barrée par un détachement de Macédoniens qui fusillaient vivement un petit caracol réactionnaire. Impossible d’approcher. Les officiers de Salonique conseillent au docteur de s’en retourner, ou de se mettre en sûreté provisoire…

Le docteur répond :

— C’est fort bien, mais si votre place est ici, la mienne est dedans. On va m’apporter des blessés tout à l’heure. Il faut que j’entre dans mon hôpital.

— Vous n’entrerez pas !

— Nous verrons.

Sans hâte, il gagne une petite rue, derrière l’hôpital, où donne une porte de service presque toujours fermée en dedans, et pas très loin de l’endroit où furent blessés, une heure plus tard, MM. Booth et Moore. Là, on se bat, Macédoniens et réactionnaires, et juste devant la porte de service un passant est couché, mort, dans son sang qui rougit le ruisseau. Les balles éraflent les plâtras des murs et le bois de la porte… Le docteur ramasse des pierres et les jette dans les fenêtres de l’hôpital pour signaler sa présence, et cela dure quelques minutes, jusqu’à ce que les religieuses et les aides l’aient aperçu et lui aient fait ouvrir la porte.

Maintenant, la nuit vient, et nous sommes tous rassemblés dans le salon de l’ambassade, pendant que les petits enfans dînent dans une pièce voisine, et qu’on prépare leurs lits. Tous les Français présens sont invités à dîner, à la fortune du pot, dit M. Constans, car le pain manquera peut-être, et l’armée conquérante a réquisitionné les laitiers. L’ambassadeur nous offre même une hospitalité plus complète. Il y a de la place pour tous, et en cas d’alerte, nous aurons, pour nous protéger, les marins de la Jeanne-Blanche, et les trente-six Macédoniens.

Les petits enfans ont dîné ; le doyen de cette chambrée, M. Pissard fils, qui a bien neuf ans et qui est arrivé aujourd’hui même, avec son papa, par l’Orient-Express, donne son avis sur les événemens… Le bébé de Mme Delon n’a pas d’opinion, — et pour cause, — et quant aux personnages entre deux et huit ans, ils se soucient également des Turcs vieux ou jeunes et demandent le dessert et le dodo.

Le pain n’a pas manqué si l’entremets a fait défaut. Le dîner est excellent tout de même et beaucoup plus amusant que les banquets officiels. Dans le grand salon aux fenêtres ouvertes sur la nuit bleue, où pénètrent les senteurs mariées de la glycine et du lilas, on cause ensuite, presque gaîment, mais, tous les quarts d’heure, on apporte des dépêches… Arrivent M. Deffès, le directeur général de la Banque Ottomane, maigre, blanc, vif et spirituel ; — le lieutenant de vaisseau Goisse, commandant le stationnaire ; — le directeur français du lycée de Galata-Séraï, et c’est bien curieux de voir l’expression soucieuse, narquoise, sceptique ou amusée de tous ces visages !

Dans le jardin, les Turcs et les Bretons se régalent du pilaff gigantesque et des deux agneaux rôtis offerts par M. Constans, et la bonne odeur de ce festin attire les soldats qui gardent la Légation de Hollande. Trop préoccupés sans doute de l’accouchement de la Reine, les bons diplomates néerlandais ont oublié de faire dîner leurs gardiens…

— Si Yldiz ne cède pas, vous entendrez le canon demain encore, dit M. Constans.

M. Deffès veut bien me raccompagner en voiture jusqu’à l’hôtel. La rue de Péra est toute noire. Les chiens ont disparu, épouvantés, et des patrouilles circulent qui nous arrêtent à chaque pas. Une tête coiffée d’un fez, un éclair de baïonnette à la portière, quelques mots turcs criés par le cavass… Nous passons…

Et voilà ce que j’ai vu d’une « journée historique. »


MARCELLE TINAYRE.

  1. Turquie du 20 avril 1909.
  2. Vite !… vite !…