NOTES
D'UN
VOYAGE EN ASIE-MINEURE

II.[1]
ADALIA, LA CILICIE-TRACHÉE, LE TAURUS.


Adalia, 5 Jura.

Adalia est la grande ville commerçante du littoral asiatique, depuis le golfe de Symi jusqu’à Mersina; aussi est-elle fort fréquentée par les marchands grecs qui viennent de Rhodes, de Smyrne et même de Salonique ; ils s’établissent au khan ou dans les comptoirs voisins du port, y passent plusieurs mois et s’en retournent. Les trois khans de la ville sont occupés par cette population flottante. Heureusement, grâce à des négocians de Salonique, nous trouvons un gîte dans une jolie maison entourée de verdure, qui a été construite par un riche Grec d’Adalia pour servir d’hôpital (nosokomeion). Faute de malades, la maison abrite cinq ou six petits ménages de papas sans emploi et de marchands sans négoce. Tout ce monde vit en commun, et, le soir venu, se rassemble sous la vérandah pour prendre le frais; les femmes travaillent; l’un des papas enlumine à grand renfort de couleurs éclatantes des images d’Haghios Pandéléimon, sous le vocable duquel est placée la petite église de l’hospice. Il n’y a là, dans cette façon de faire et de comprendre la charité, rien d’humiliant pour celui qui la reçoit; le caractère grec ne comporte pas cette nuance : ce sont simplement des « frères » que l’on héberge en attendant des jours meilleurs.

On sait combien il est difficile en Turquie d’obtenir des renseignemens précis sur le chiffre des habitans d’une ville; aussi les renseignemens donnés par les voyageurs sur la population d’Adalia varient beaucoup. En 1811, le capitaine Beaufort évaluait ce chiffre à huit mille habitans, dont un tiers de Grecs[2]; le consul français Corancez y comptait de quinze à vingt mille âmes[3]. D’après des renseignemens plus récens, il y aurait environ vingt-six mille habitans, et sur ce nombre plus de deux cents familles grecques. Les Juifs forment une faible partie de cette population ; on trouve aussi à Adalia des Arabes qui, venus à la suite d’Ibrahim-Pacha en Anatolie, se sont fixés dans cette ville ; on les reconnaît aisément à leurs traits fins et intelligens, qui contrastent avec la lourde physionomie des Turcs.

Le commerce est presque entièrement entre les mains des Grecs, qui occupent le haut quartier de la ville. Certaines maisons grecques ont un air de confortable et même de richesse, et rappellent les jolies demeures du quartier arménien à Smyrne. La disposition intérieure varie peu et témoigne du goût très vif qu’ont les habitans pour le chez-soi. Autour de la cour intérieure, bien ombragée, plantée de citronniers et d’orangers, règnent des vérandahs et des galeries supérieures en bois découpé; ce qui donne à ces maisons une physionomie singulière, ce sont les tourelles légèrement construites en échafaudages qui occupent le milieu de la cour. Chaque maison a la sienne ; cette sorte de kiosque à plusieurs étages sert de séchoir dans la journée; le soir, c’est un belvédère commode pour contempler à l’aise la ville vue à vol d’oiseau, hérissée de minarets et de tourelles où nichent les cigognes.

Nous sommes reçus très cordialement par M. Pandéli Danieloghlou, l’un des membres les plus actifs et les plus influens de la communauté grecque. Il nous fait, avec une bonne grâce parfaite, les honneurs de son habitation et nous entretient de la situation des Grecs à Adalia. La communauté est riche et prospère; elle possède sept églises, des écoles de garçons et de filles, et envoie tous les ans plusieurs jeunes gens étudier dans les gymnases d’Athènes. Les Grecs intelligens s’intéressent avec passion à tout ce qui touche au royaume hellénique; pour eux, Athènes est comme la ville sainte; leur plus cher désir est que leurs fils puissent un jour la visiter, y étudier, voir ses monumens sur lesquels ils nous interrogent avec une curiosité naïve.

Le chef officiel de la communauté grecque est l’archevêque. Nous recevons sa visite : c’est un beau vieillard, aux traits réguliers, portant avec une dignité majestueuse le costume ecclésiastique. Mais, au cours de la causerie, cette dignité s’éteint et fait place à une bonhomie familière qu’on retrouve souvent chez les membres du clergé grec. A sa sortie du nosokomeion, l’archevêque est salué avec respect par les Grecs, qui se prosternent sur son passage ; les femmes lui présentent leurs enfans à bénir; les Turcs eux-mêmes se lèvent avec déférence. Ces hommages sont plus qu’un simple salut à la robe et ont un sens plus profond que les marques de respect données aux prêtres dans les villes d’Italie. L’archevêque est en effet le véritable patron des Grecs et comme leur defensor politique. Pour les raïas orthodoxes, la religion est une sorte de nationalité; c’est en elle que se réfugient toutes les aspirations et les espérances des races soumises ; elle est le lien qui les rattache aux Hellènes d’Europe; aussi, en voyant les Grecs d’Adalia saluer avec vénération leur archevêque, on se prend à penser que ces hommages s’adressent au seul représentant officiel de la communauté grecque auprès d’une autorité sans contrôle et toute-puissante.

Le lendemain nous visitons en détail le quartier grec. Dans plusieurs maisons, on nous montre des domestiques nègres qui sont esclaves ; c’est une rareté chez les Grecs; mais, bien que beaucoup de chrétiens d’Adalia aient rendu la liberté à leurs esclaves, plusieurs de ceux-ci l’ont refusée. Il leur suffirait, pour être libres, d’aller au konak invoquer la protection du moutésarif; mais cette indépendance, qui les laisserait sans moyens d’existence (leur maître peut réclamer jusqu’à leurs vêtemens) leur paraît moins séduisante que le servage. Il ont d’ailleurs le plus souvent des maîtres doux et humains, et dans les maisons grecques on les traite comme des domestiques libres attachés à la famille. Depuis les réformes d’Abdul-Medjid, l’esclavage est officiellement supprimé dans l’empire ottoman; mais, s’il n’y a plus de marché public d’esclaves, les Ottomans n’ont pas renoncé à ce genre de trafic, qui se pratique clandestinement à Constantinople, à Top-Hané. Il y a quelques années, à Trébizonde, des Turcs embarquaient à bord d’un bâtiment des Messageries maritimes une cinquantaine de jeunes Russes de Crimée, chrétiennes orthodoxes. Le consul de Russie, informé de leur origine, les réclame et veut s’opposer à leur enlèvement; les Turcs protestent, déclarent qu’elles sont musulmanes et qu’ils ont tous droits sur elles. Interrogées, les jeunes filles font la même réponse; on les comblait de cadeaux, on leur donnait des bijoux, des toilettes, et elles se trouvaient fort heureuses. Le consul s’avise d’un moyen qui consistait à les faire comparaître isolément devant lui et les officiers du bateau et à exiger d’elles le serment. L’une d’elles se trahit en faisant par mégarde le signe de la croix; les autres avouèrent qu’elles étaient chrétiennes, et Russes de nationalité; le consul les fit rapatrier. Il n’est pas rare que dans les ports du Levant l’autorité consulaire intervienne et empêche que des femmes chrétiennes soient victimes de ce commerce, hautement désavoué d’ailleurs par la Porte Ottomane.

Le quartier grec, la marine et le bazar, voilà les points où se concentre la vie active à Adalia. Rien de pittoresque comme ce joli port, enserré entre de hautes murailles crénelées dont la base disparaît sous les mousses, la verdure et les plantes grimpantes; à l’entrée se dressent deux piliers massifs d’appareil romain, reste des travaux qui avaient fait de l’antique Attalie une importante place maritime. Le port n’est guère fréquenté que pendant les mois d’avril et de mai; des vapeurs italiens, des navires de Rhodes, de Salonique, de Smyrne, y viennent charger le blé, le seigle et le sésame que produisent les vastes plaines de la Pamphylie. Passé ces mois, le port devient presque désert, à cause de la difficulté du mouillage; on n’y voit guère aborder que les petits caïques de la côte et les vapeurs anglais qui font le service entre Adalia, Rhodes et Smyrne. Une population oisive de marins et de commerçans vient s’installer pendant de longues heures dans les petits cafés bâtis sur pilotis qui bordent la marine; on y fume des narghilés, on cause; la vapeur odorante du tombéki et des conversations interminables, que faut-il de plus pour occuper toute une demi-journée dans cet Orient où le temps a si peu de prix ?

La ville est entourée d’une enceinte de murailles qui laisse en dehors le bazar et la marine, et enferme une portion considérable de la cité, que les Turcs appellent le kalé. Du côté de la mer, les murailles sont assises sur un rocher à pic et dominent d’une hauteur de 400 mètres les flots qui viennent battre la base du rocher. L’appareil de ces murs, qui se développent en longues courtines reliées entre elles par des tours carrées, rappelle de très près celui des murs de Constantinople. Les assises inférieures sont formées de pierres de taille antiques, tandis que la partie supérieure présente une construction irrégulière où l’on remarque çà et là quelques débris helléniques encastrés dans la maçonnerie[4]. A l’angle nord-ouest de la partie qui paraît répondre à l’ancienne citadelle, une tour antique, une porte ornée de chapiteaux, d’un entablement du temps de Trajan, offrent de curieux débris ; à l’époque byzantine, on a eu quelque souci de recueillir des membres d’architecture antique et de les enchâsser, un peu au. hasard, dans les murs des tours et des courtines.

Aujourd’hui, ces murailles sont dans l’état d’abandon le plus complet. Du côté du port, les pans de murs aux teintes dorées, crevassés par le temps, sont à demi envahis par une végétation vigoureuse qu’entretient la fraîcheur d’un petit ruisseau coulant dans l’ancien fossé. Près d’une poudrière qui surmonte un reste de tour antique, une sentinelle turque se promène indolemment derrière les créneaux ruinés et de temps à autre regarde vers le port d’un air nonchalant; mais seuls les caïques marchands de Rhodes ou de Samos se balancent dans la rade paisible que ne défendent plus les lourdes chaînes de fer autrefois brisées à coups de canon par les galères vénitiennes de Mocenigo.

Entre les murailles et le phare, situé au sud-est sur une pointe de rochers, s’étendent des jardins et des vergers qui sont la promenade habituelle de la population grecque aux jours de fête. Les femmes, richement vêtues de l’élégant costume anatolien, où dominent les couleurs claires, se répandent en groupes dans les vergers et vont s’asseoir sur la crête de la falaise; on aperçoit de là toute la ligne des côtes qui ferment la baie, profondément découpées, couronnées de verdure et sillonnées de cascatelles qui tombent bruyamment dans la mer d’une hauteur de plus de 10 mètres; elles sont formées par des canaux dérivés du Douden, qui coule à quelques lieues d’Adalia. Strabon avait déjà signalé ce fleuve appelé Cataractes, « qui tombe comme un torrent du haut d’un rocher et dont le bruit retentissant s’entend au loin. » Aujourd’hui ses eaux sont amenées dans les jardins par des conduits de dérivation qui forment autant de cascades le long de la falaise. Les Grecs prétendent que ces eaux douces font perdre à la mer sa saveur salée dans la baie d’Adalia.

Si l’on redescend dans le quartier turc, on est frappé par un air de délabrement et un aspect morne qui contraste avec l’activité du quartier grec. Les maisons noires, aux murs percés de fenêtres rares, sont absolument closes; près d’une mosquée, une fenêtre grillée est surchargée de lambeaux d’étoffe attachés aux barreaux : c’est la maison d’un derviche mort en odeur de sainteté, et ces lambeaux de vêtemens sont des ex-voto déposés là par des malades qui implorent l’intercession du saint derviche. Sauf quelques vieillards en longue robe et en turban accroupis sur des bancs, les rues sont désertes, et aucun bruit n’en trouble le silence, si ce n’est, près de quelque mosquée, la voix monotone et nasillarde d’un mollah qui explique le Coran à ses élèves. Rien n’éveille mieux pour un Européen l’idée de la vieille Turquie, fermée à toute idée étrangère à ses traditions et endormie dans sa nonchalance.


Alaya, 9 juin.

Nous quittons Adalia dans un caïque arabe, pour gagner par mer la côte de Cilicie, tandis que nos chevaux prennent la route de terre. Le bateau longe la côte de Pamphylie, basse et dénudée, formant une ligne continue, à peine rompue çà et là par des groupes de palmiers. Vers Eski-Adalia, la côte se relève insensiblement, jusqu’au cap Kara-Bouroun, où aboutissent les premiers contreforts de la chaîne de l’Imbarus. Il est presque nuit quand nous doublons les énormes rochers noirs, posés obliquement, qui ont fait donner au promontoire le nom de Cap Noir. Ils s’élèvent fièrement au-dessus d’une mer unie, blanchâtre, qui rappelle la brève description de d’Aubigné :

La lame de la mer était comme du lait,
Les nids des alcyons y voguaient à souhait.


Le lendemain comme la veille, la mer est d’un calme parfait; il faut se résigner à ces longues heures passées à l’ombre de la voile, pendant lesquelles rien ne vient occuper l’esprit. Tandis que l’œil suit les teintes changeantes de la mer et la silhouette des montagnes, la pensée est bercée dans une sorte de rêverie vague qui fait oublier la lenteur du trajet; le souvenir de nuances ondoyantes et variées, un grand sentiment de monotonie, voilà tout ce qui reste de ces heures oisives et vides. Enfin le caïque aborde au petit port d’Alaya, sur la côte de la Cilicie-Trachée.

Rien de plus étrange que le premier aspect de cette ville, posée sur la pente raide d’un promontoire rocheux, se rattachant à la terre ferme par une étroite langue de terrain. Du côté opposé à la ville, le roc est taillé à pic et plonge droit dans la mer; l’étroit plateau qui court au sommet et forme comme l’arête de ces deux coupures est occupé par la forteresse ou kalé. Un mur d’enceinte, crénelé, enserre toute la ville, qui, vue du port, se dessine sur le flanc du rocher comme sur un plan. Les petites maisons de bois grimpent le long de la pente escarpée, séparées par des ruelles parallèles ; chaque rangée de toits sert de terrasses aux maisons de la file supérieure, et la ville s’étage ainsi, comme un troupeau de chèvres accrochées aux aspérités d’un roc. La partie de la muraille voisine du port est flanquée de deux tours appelées l’une Tersana, l’autre Khizil-Koulê (la tour rouge) : cette dernière, de forme octogonale, et bâtie en briques rouges, commande l’entrée de la baie aujourd’hui presque déserte. Le mouillage est difficile ; des rochers à fleur d’eau imposent aux mariniers de grandes précautions ; aussi le port n’est-il guère fréquenté que par les caïques qui viennent y charger le bois apporté de la montagne, comme au temps où les pentes de l’Imbarus fournissaient aux chantiers de l’Egypte les matériaux de construction pour les flottes royales.

La population de la ville compte deux mille habitans, dont cinq cents Grecs seulement. Ici les Grecs sont de vrais raïas et tremblent devant les Turcs. L’indice le plus sûr de la prospérité d’une communauté hellénique en Turquie, c’est l’école; à Alaya, elle est misérable. Quelques enfans, à la mine effarouchée, apprennent le grec à l’aide de livres imprimés en caractères turcs ; le didaskal, jeune Grec d’Adalia, est découragé de son exil ; il nous confesse qu’il n’a pas encore osé monter au kastro, par peur des Turcs, a qui l’en chasseraient à coups de pierres. » Fondée ou non, cette terreur est commune à tous les Grecs d’Alaya, et il nous faut prendre un guide turc pour visiter cette partie de la ville.

L’ascension du kastro est rude; mais on est largement récompensé de sa peine par un panorama d’une véritable grandeur. Quand on a franchi une série de poternes armées de herses et gravi l’escalier à demi écroulé qui serpente le long du roc, on embrasse d’un coup d’œil la haute chaîne neigeuse de l’Imbarus, qui ferme l’horizon ; aux teintes violettes des montagnes, au bleu doux et profond de la mer, s’opposent vigoureusement les tons roux et chauds des vieilles murailles, et la masse noire des maisons d’Alaya échelonnées jusqu’au rivage. Le kastro, aujourd’hui démantelé, sert d’asile à une douzaine de familles turques et arabes établies sur la plate-forme. Les maisons sont enfouies sous le feuillage d’énormes figuiers, au milieu desquels une mosquée en ruines montre ses coupoles crevassées, et son minaret décapité. Un peu plus loin, une église byzantine à demi détruite offre encore sur ses murs martelés par les balles des traces de peintures : on reconnaît sur les pendentifs les quatre évangélistes. Le kalé marque l’emplacement occupé par l’acropole de la ville antique de Koracésion ; on y retrouve des fragmens de murailles cyclopéennes et des murs de l’époque hellénique ; une des portes, construite en énormes pierres massives, et surmontée d’un linteau monolithe, rappelle, avec un appareil plus soigné et des montans moins évasés, la porte des Lions de Mycènes. Au temps des Séleucides, la forteresse était le principal repaire des pirates ciliciens qui écumaient la mer, et faisaient des razzias d’esclaves syriens pour lesquels le marché de Délos leur offrait un débouché commode. A voir ce véritable « nid de corbeaux », on comprend l’immunité dont les pirates jouirent jusqu’au jour où la campagne de Pompée les eut réduits et vaincus. Le général romain rasa le château de Koracésion bâti par le pirate Diodote Tryphon et rendit la sécurité à la navigation marchande.

Depuis la fin de la domination des Seldjoukides, la forteresse est abandonnée ; mais ces ruines imposantes sont égayées par les pittoresques masures qui se sont élevées au milieu d’elles, et par les scènes variées de la vie en plein air. Comme nous quittions le kastro, un groupe de jeunes filles puisait de l’eau à une fontaine dans de grandes jarres d’argile ; simplement coiffées de fez ornés de sequins, et sans voiles, elles offraient tous les traits du type arabe, l’ovale allongé, les yeux un peu obliques, une grande élégance d’allures ; en soutenant de leurs bras nus les vases posés sur leur tête, elles prenaient des attitudes d’une rare noblesse, qui rappelaient ce que l’art antique a produit de plus fin et de plus achevé.

Le lendemain, apprêts de départ. Le moutésarif, que nous avons vu la veille au konak, entouré de son medjili ou conseil, nous a promis un zaptié d’escorte. A l’heure dite arrive un capitaine qui s’installe près de nous, inspecte nos armes et nos bagages, et allume un narghilé. Après une longue visite silencieuse, il nous dit qu’il est impossible de trouver des zaptiés ; en revanche, il nous propose comme guide son oncle, vieux Turc à mine débonnaire, coiffé d’un énorme turban vert et armé d’une ombrelle. « Les effendis lui donneront un bon bakchich, car la route est fatigante. »


Khilindri, 21 juin.

« Nous feismes bon feu toute la nuict, et partismes avant jour, et cheminasmes à l’obscur en la campagne ; et lorsque le jour fût venu, retournasmes au rivage de la mer... Nous veoyons aussi le mont Taurus, qui apparaissoit de bien loing devant nous, estendu en long, qui desjà coinmençoit à estre couvert de neige par le coupet[5]. » Rien n’a changé depuis Pierre Belon, pour le voyageur qui s’engage dans la Cilicie-Trachée. D’Alaya à Aneraour, les incidens de la route sont peu variés, et l’intérêt du trajet consiste surtout dans le spectacle toujours changeant de la côte cilicienne. On chemine avec « la mer à dextre et le mont à senestre; » tantôt on suit le bord de la mer, dont les lames courtes viennent jeter leur écume sur le sabot des chevaux; tantôt le sentier s’élève dans la montagne qui, tombant presque à pic dans la mer, ne laisse pas même un mince cordon de plage. La route, si l’on peut appeler ainsi un vrai sentier de chèvres, suit à leur base les pentes du Cragus, qui dessinent une côte finement découpée, serrant partout la mer de très près; c’est un des côtés de l’énorme massif formé par les chaînes et les plateaux du Taurus Cilicien[6]. De petits cours d’eau, aux rives ombragées de lauriers roses, sillonnent la côte; on franchit le plus important, le Bouchakdji-Tschaï sur un pont d’une seule arche, de fière tournure, et l’on arrive aux hameaux épars dont l’ensemble porte le nom de Selindi. Des ruines de l’époque romaine, un aqueduc, des restes de thermes, marquent la place où s’élevait la ville antique de Selinus, entre les villages modernes et la mer. Elles s’étendent dans une vallée basse et marécageuse, à l’endroit où le Cragus s’éloigne le plus de la côte.

Journée de marche jusqu’à Kharadran. Cette route le long du Cragus offre les beautés les plus sauvages. Il faut gravir les flancs de la montagne, souvent à de grandes hauteurs ; parfois les nuages chassés par le vent de mer nous enveloppent d’un brouillard humide et froid; les chevaux n’avancent qu’avec précaution sur l’étroit sentier à peine tracé. Aussi est-ce avec surprise que nous trouvons, à deux heures de Kharadran, une belle route carrossable, bien entretenue, qui s’ouvre en pleine montagne ; elle a été construite par des négocians grecs, qui font le commerce des bois de construction, et le gouvernement turc n’y est pour rien. Les quelques kilomètres de routes que nous avons pu voir dans le sud de l’Asie-Mineure sont dus exclusivement à l’industrie privée ou à la philanthropie des beys assez riches pour doter leurs districts de ce luxe si rare en Turquie. Aux environs des villes, on voit, il est vrai, de courts tronçons de routes bien empierrées; on les montre au vali, quand il visite le sandjak ; on l’assure, en fort belles phrases, que les travaux sont activement poussés. Mais les choses en restent là, et qui sait entre quelles mains se fond l’argent destiné à l’achèvement de ces tronçons illusoires ! Lorsque, sur les instances de lord Stratford, le gouvernement ottoman se décida à faire une route de Trébizonde à l’Euphrate, on en construisit 2 ou 3 kilomètres; puis le pacha, gagné par les Russes, empocha l’argent des deux côtés, et revint à Constantinople quand le projet fut oublié.

Kharadran n’est qu’un hameau de cinq ou six maisons. On n’y trouve plus aucune trace de l’antique Charadrus, mentionné par Strabon. Il est probable que la ville ne comportait guère qu’un port et des comptoirs, protégés par une forteresse. Tel était le caractère d’un grand nombre de villes ciliciennes; Strabon, en parlant de Séleucie, observe que la cité était très peuplée et différait en cela des autres villes de la Cilicie. De Kharadran à Anemour, la côte est déserte. Si on la quitte pour s’enfoncer un peu dans la montagne, on ne rencontre que de misérables huttes, habitées par des campagnards ciliciens. Ce ne sont guère que des installations d’été, établies auprès d’enclos à battre le blé où les paysans promènent de larges planches armées de pointes en silex; cette méthode primitive de battre le blé s’est conservée dans presque toute l’Asie-Mineure. Le type des habitans change à mesure que l’on s’avance dans la Cilicie. Au lieu du front fuyant, des mâchoires saillantes, du visage allongé que l’on observe dans la Phrygie et la Pamphylie, les montagnards ciliciens ont le profil droit, le front bombé, le menton carré et fort, le galbe lourd et la démarche pesante. La coiffure est un simple bonnet blanc, sans fez, et ils portent pour tout costume une tunique et un pantalon de toile blanche, qui remplacent la longue robe de cotonnade rayée des paysans turcs de l’intérieur.

Anemour se compose de plusieurs villages, Orta-Keuï, Tchü-Rak, etc., qui s’échelonnent sur les pentes les plus basses du Gutché-Dagh, au point où la côte d’Asie est le plus rapprochée de l’île de Chypre. A Tchü-Rak, on trouve environ soixante-dix familles grecques et une église orthodoxe. Le village est joli, d’aspect riant, égayé par des groupes d’ormeaux où nichent des cigognes. Toutes les terrasses sont surmontées de petits kiosques ouverts de tous les côtés, qui servent aux Turcs de chambres à coucher d’été. Nous visitons les ruines de l’ancien Anemurium qui sont de l’époque byzantine. Surprise en pleine prospérité par la conquête ottomane, la ville abandonnée s’est ruinée peu à peu; les murailles du kastro, posé comme celui d’Alaya sur un promontoire élevé, enserrent des groupes de maisons envahies par les mousses et les pariétaires ; Quelques-unes se sont conservées presque intactes, et présentent l’aspect désolé des ruines récentes et vulgaires, que le temps n’a pas consacrées. En dehors de la ville, de curieux édifices offrent à l’archéologue d’intéressans sujets d’étude. Il faut sans doute reconnaître des tombeaux dans ces constructions qui à l’extérieur ont toute l’apparence d’une maison d’habitation, et à l’intérieur sont ornées d’un revêtement de stuc; des rinceaux, des arabesques courent le long des parois et entourent des niches creusées dans l’épaisseur du mur. Ce sont de véritables columbaria byzantins.

A Anemour, nous renvoyons notre zaptié pour prendre un guide du pays, plus utile, et connaissant mieux les routes. Le zaptié d’escorte est d’un faible secours dans les pays de montagnes; tous ceux que nous avons emmenés jusqu’ici, Osman Ali, ou Méhémet, mettaient une sorte de point d’honneur à ne rien faire. Dans les pas difficiles, le zaptié fume indolemment sa cigarette sans se déranger; à la halte, il ne dit mot. Vêtu d’un uniforme en lambeaux, à peine armé le plus souvent, il représente l’autorité par sa seule présence; c’est son rôle, et rien ne pourrait l’en faire sortir. Musulman d’ailleurs assez peu rigide, il ne se fait pas faute de violer à l’occasion la loi du Prophète. En nous quittant, Méhémet vient à nous, un grand verre de raki à la main, et après l’avoir bu : «Le Christ est vainqueur! » nous dit-il d’un air mélancolique. Voulait-il dire à sa façon que les lois de l’Islam ne sont plus strictement observées? À ce compte, bien des pachas font « triompher le Christ » plusieurs fois par jour.

Deux jours de marche séparent Anemour de Khilindri. Nous pouvons voir longtemps la silhouette de l’île de Chypre, dont le bleu pâle se confond presque avec celui du ciel. A quelques heures d’Anemour, nous laissons sur la droite les belles ruines d’un château turc, de l’époque seldjoukide. A l’intérieur, c’est une véritable petite ville; rien n’y manque, ni la mosquée, ni le konak, ni le harem et ses vastes dépendances. Les murs épais et crénelés, les portes disposées obliquement, pour éviter toute surprise et mettre l’assaillant à découvert, montrent un savant appareil de défense. Ces ruines éveillent l’idée de la vie féodale telle que l’avait faite le moyen âge ottoman, et dont il ne reste plus trace dans la Turquie contemporaine. L’esprit militaire a disparu; les beys ne sont plus que de grands propriétaires campagnards, vivant du produit de leurs terres et des revenus de leurs troupeaux; on dit d’un bey, pour évaluer sa fortune, qu’il a cent ou deux cents chameaux.

Khilindri est un petit port marchand, assez fréquenté dans la belle saison. Aussi la ville s’agrandit, et des maisons neuves s’élèvent autour de la baie. C’est à cette activité qu’il faut attribuer la disparition rapide des ruines de l’antique Celenderis, à laquelle la ville moderne a succédé. En 1853, M. Victor Langlois y avait vu un aqueduc, un château ruiné, et de nombreux édifices funéraires[7]. On les chercherait vainement aujourd’hui. Les maçons de Khilindri n’ont respecté qu’un joli petit édifice, un tombeau à coup sûr, qui paraît être une imitation lointaine du tombeau de Mausole[8]. On sait que ces sortes de répliques d’un type célèbre n’étaient pas rares en Asie-Mineure. Le tombeau de Khilindri a la forme d’un édicule porté sur un soubassement; les pilastres d’angles, à chapiteaux très fouillés, sont réunis par un cintre, et soutiennent une pyramide quadrangulaire, aujourd’hui tronquée. L’édifice est construit en beau marbre blanc, malheureusement destiné à fournir tôt ou tard des matériaux pour les maisons de la ville moderne.

Khilindri n’a pas de khan : le voyageur doit se contenter du gîte qu’il trouve en plein air sur les bancs d’un petit café, au bord de la mer. Les Grecs y sont en petit nombre et pauvres; ils sont marchands, cafetiers ou mariniers. A mesure qu’on avance vers le golfe de Syrie, ils deviennent de plus en plus rares, et leur condition est plus humble.


Dans le Taurus, 25 juin.

Nous emmenons de Khilindri un guide grec, Barba-Janni. C’est un gros homme jovial, monté sur un petit âne, qu’il écrase de son poids. Malgré son assurance, il est facile de voir qu’il connaît fort peu le pays ; mais rien ne le décourage ; chaque détour inutile nous vaut un long discours, pour nous prouver que, le pays étant très beau, on ne saurait se lasser de le voir. Barba-Janni est un mauvais guide, mais la route dans le Taurus est en effet fort belle. Quand on a dépassé les villages de Kourtoulou et de Hadji-Baba, et que l’on s’est engagé dans le massif cilicien, on découvre à chaque pas les beautés les plus sauvages : ce ne sont plus les vertes vallées de la Lycie ; c’est l’aspect sévère de la roche nue, de la maigre verdure des chênes-verts et des lentisques. Par ces ardentes journées de juin, sous un soleil de feu, les petits accidens de terrain se fondent en une masse lumineuse, et le paysage se dessine par grandes lignes, accusant nettement les hardies découpures des hauts sommets du Taurus. Il est presque nuit quand, après une longue journée de marche, nous arrivons au yaïla de Drou-Hân, où les paysans du bas pays, chassés par la chaleur, ont installé leur campement d’été. L’aspect de cette petite vallée, fermée par des murs de roches grises, éveille des souvenirs bibliques : à voir les tentes et les huttes dressées au milieu des chênes-verts, les troupeaux paissant en liberté, on songe aux tribus nomades vivant de la vie patriarcale et dressant leur tente où le hasard les conduit. C’est l’heure où, devant chaque hutte de branchages, les femmes préparent le repas du soir; des colonnes de fumée montent droit dans l’air; les hommes aux figures bronzées, vêtus de longues tuniques blanches, reviennent des champs, poussant devant eux leurs chevaux et leurs bœufs. Ces gens nous accueillent avec méfiance; mais, après quelques pourparlers, ils s’empressent autour de nous : Barba-Janni nous confesse qu’il nous a fait passer pour des médecins; et notre drogman soutient l’honneur de la médecine européenne en distribuant aux paysans assemblés des remèdes inoffensifs. Aussi le soir, à la veillée, tous les hommes du yaïla viennent-ils se grouper autour de notre feu, qui éclaire vivement des visages aux traits hardis, aux yeux curieux. Une querelle s’engage entre deux paysans, au sujet d’un champ contesté ; la veillée terminée, les deux adversaires se retirent chacun dans sa hutte, et continuent à s’injurier de loin, comme des héros d’Homère ; les paroles alternées se croisent bien avant dans la nuit, quand tous les feux sont éteints, et l’on n’entend bientôt plus d’autre bruit dans le yaïla que le son des voix lointaines qui se répondent à intervalles réguliers.

Le lendemain, route en montagne; on traverse une suite de plateaux, enfermés entre des murailles de rochers gris, et reliés entre eux par de longs couloirs. Parfois des barrières de bois ferment ces issues naturelles, quand les plateaux sont cultivés. Il n’y a pas de traces d’habitation. Bientôt apparaissent les cèdres; les cultures deviennent plus rares à mesure qu’on s’élève; le sentier longe de hautes murailles de rochers qui souvent surplombent le chemin à peine frayé. La nuit est venue depuis longtemps, et nous cherchons encore à l’aventure quelque feu qui nous indique un yaïla ou un campement de bergers. Enfin les chevaux s’arrêtent brusquement sur la crête d’un ravin au delà duquel une lumière brille entre des arbres; avertis par nos coups de fusil, deux Turcs armés de brandons enflammés viennent éclairer notre descente, et nous conduisent à un campement d’été installé sous de magnifiques noyers. Une famille grecque de Chypre y vit en bonne intelligence avec quelques paysans turcs du village de Geuzen-Dî. Le mari récolte les glands du chêne valanède qui croît en abondance dans ces régions perdues et gagne quelque argent, sans payer aucune redevance au gouvernement; les forêts appartiennent à qui veut bien les exploiter. L’été, toute la famille vient s’établir sous ces noyers, qui ombragent une petite source; quelques tapis, des ustensiles de ménage composent tout le mobilier. Ces braves gens vivent fort tranquilles ; leur seul regret est de ne pouvoir aller à Khilindri faire baptiser leurs enfans ; quant à faire venir le papas, il leur en coûterait trop cher.

On peut cheminer de longues journées dans le Taurus sans que rien vienne troubler cette sorte de rêverie qui berce l’esprit, entretenue par le spectacle toujours renouvelé des formes et des couleurs. Toute trace d’activité humaine a disparu ; c’est la solitude la plus complète. À l’extrémité du large plateau que borde la vallée de l’Ermenek-Sou, nous atteignons le petit village d’Aourouka : il n’y a pas âme qui vive ; les maisons ont été abandonnées par les habitans, qui ont fui la chaleur et les fièvres. Ces misérables demeures, à peine élevées au-dessus du sol, sont groupées autour d’un rocher nu, travaillé de main d’homme : des marches taillées dans le roc, comme sur la colline de l’Aréopage à Athènes, une petite esplanade entourée de murs en ruines, montrent qu’il y avait là une de ces forteresses si fréquentes en Cilicie. La position domine un des cols qui traversent le bord très relevé du plateau, et descendent directement dans la vallée de l’Ermenek-Sou ; c’est la clé de l’une des passes du Taurus Cilicien. On est enfermé de tous côtés par d’âpres murailles de rochers grisâtres, d’une teinte uniforme, et qui réfléchissent une lumière intense. L’œil est comme fatigué de cette clarté impitoyable, qui pénètre jusque dans les profondes déchirures de la montagne et se répand par larges nappes sur les flancs arides du Taurus. Quand la nuit tombe enfin sur ces hauts sommets, c’est avec une sorte de soulagement que l’on se sent échapper pour quelques heures à la persécution de la lumière. Le soir ramène aussi dans ces régions désolées quelques apparences de vie : à de grandes hauteurs, dans la montagne, des feux lointains s’allument ; ce sont les foyers des yaïlas où se sont réfugiés les habitans des villages désertés. Tous ces points lumineux brillent dans la nuit, et l’on songe sans peine aux vers où Homère décrit les feux des Troyens épars dans la plaine : « Ainsi lorsque sur la voûte céleste les étoiles, autour de la lune éclatante, apparaissent dans toute leur beauté ; lorsque pas un souffle ne trouble la sérénité de l’éther : les rochers, les hautes cimes des monts, les vastes forêts se dessinent vivement ; l’immense profondeur des cieux semble ouverte, et tous les astres étincellent… Ainsi les feux des Troyens brillent devant Ilion. »


Ermének, le 26 juin.

D’Aourouka, deux jours de route conduisent à Ermének ; on remonte la vallée de l’Ermének-Sou, l’ancien Calycadnus, que l’on traverse sur un beau pont d’une seule arche, orné d’inscriptions turques. Tous les renseignemens que nous pouvons obtenir sur la ville, en interrogeant des bergers, se réduisent à ceci : «L’eau y est très abondante et très fraîche. » Ermének paraît en effet un lieu privilégié après ce rude voyage dans les régions pétrées du Taurus. A peine a-t-on franchi la première zone de vergers qu’on éprouve une sensation de bien-être : une belle cascade bondit sur les rochers, et des ruisselets d’eau limpide courent à travers les jardins, dans les rues de la ville, entretenant une riche végétation d’amandiers, de figuiers, mêlés aux arbres d’Europe. Ce bruissement d’eaux accompagne le voyageur jusqu’au bazar, dont la rue est recouverte d’un épais dôme de feuillage.

Ermének est trop peu fréquenté par les étrangers pour qu’il y ait un khan passable. Nous trouvons fort à propos une maison vide qui nous sert de gîte. De la terrasse, ombragée par un énorme peuplier blanc, on aperçoit toute la ville, bâtie en amphithéâtre; elle s’adosse à une haute falaise, découpée bizarrement et percée de grottes naturelles. Trois Arméniens et un marchand grec forment toute la population chrétienne. Aussi, au bout d’une heure, tous les habitans d’Ermének non musulmans se trouvent-ils réunis sur notre terrasse ; la soirée se passe, par un beau clair de lune, à écouter de ces propos où les souvenirs de voyage, les légendes, les anecdotes tiennent la plus grande place. C’est dans ces causeries qu’apparaît le plus nettement le tour d’esprit particulier à l’Oriental; quelle que soit la race ou la religion, il y entre toujours une part d’enfantillage, d’imagination crédule et confiante. L’antiquité surtout est une source inépuisable de légendes; il faudrait remonter, en Europe, jusqu’aux chroniques du XIIe siècle, pour la trouver défigurée avec la même naïveté. L’un de nos causeurs nous vante les vertus d’une médaille mystérieuse qu’il possède : posée sur la pâte, elle fait aussitôt lever le pain, et elle peut transformer immédiatement le lait le plus frais en yaourt ou lait caillé. Il nous montre sa médaille, qui est une monnaie antique, un bronze romain de l’époque impériale. Un autre nous conte l’histoire du roi des serpens (Vasilefs tôn Phidiôn) caché à Constantinople, près de la mosquée de sultan Achmed. Tous les voyageurs qui ont visité Stamboul ont vu sur la place de l’At-Meïdan les débris de la colonne de Delphes, faite de trois serpens de bronze enlacés, et portant sur ses replis les noms des villes grecques qui combattirent à Salamine et à Platées. Les Grecs Byzantins la prirent pour une œuvre du démon, et un patriarche de Constantinople la mutila à coups de hache. Aujourd’hui encore, la superstition populaire croit à l’existence d’un dragon diabolique, retenu prisonnier dans un souterrain non loin de l’ancien hippodrome. Les faits les plus récens ont aussi leur légende. Les incidens sont si rares dans cette vie monotone de l’Oriental, perdu au cœur des montagnes, qu’ils ne tardent pas à prendre des proportions excessives ; on les raconte, on les embellit, et un fait très simple devient une histoire invraisemblable. C’est en Orient qu’on s’explique le mieux par quel jeu facile d’imagination se sont formées les légendes populaires. Un Européen à l’esprit critique, habitué à faire rapidement le départ du vrai et du faux, imagine difficilement avec quel plaisir l’Oriental, surtout le Grec, se laisse aller au charme de ces récits et perd de vue la réalité. L’homme se trouve rarement aux prises avec les nécessités de la vie active, qui le forcent à mesurer la valeur des choses, et l’esprit travaille à vide. On trouverait dans les îles de l’archipel grec des légendes vieilles de vingt ans, dont le point de départ est un fait insignifiant. Tandis que la causerie se poursuit sur notre terrasse, nous pouvons apercevoir, sur celles des maisons inférieures, des Turcs assemblés autour d’un vieillard dont la voix grave arrive jusqu’à nous. C’est un imam qui raconte les nouvelles les plus récentes de l’Herzégovine et excite les musulmans à la guerre sainte.

Il ne reste pas à Ermének de trace de la ville antique Germanicopolis. Seules, les falaises offrent les vestiges d’une chapelle chrétienne : elle était établie dans l’une des grottes naturelles et décorée de peintures; mais le fanatisme turc a fait disparaître en grande partie les fresques peintes sur la paroi du rocher; les têtes des personnages ont été grattées, et ce qui en reste a servi de cible aux tireurs musulmans.

En ce moment, la ville est pleine de troupes qui vont s’embarquer à Sélelkeh ; le konak, grande masure délabrée, est encombré de nizams et de rédifs, et le kaïmacam partage l’autorité avec un commandant militaire. Ce pauvre magistrat a d’ailleurs l’air fort dolent; il est à peine remis d’une mésaventure qui lui est arrivée il y a quelques jours. Nommé récemment à Ermének, il venait prendre possession de son poste; des réfractaires, poussés au brigandage par la misère, l’ont assailli, dépouillé et attaché à un arbre, tandis que son domestique courait chercher des zaptiés à Ermének. On poursuit activement les malfaiteurs, et la présence d’un bataillon dans la ville a pour objet d’arrêter les actes de brigandage. Le commandant militaire ne laisse que fort peu d’autorité au kaïmacam. Quand nous voulons quitter Ermének, il est impossible de trouver un guide à cheval ; les zaptiés courent le pays à la recherche des réfractaires, et les chevaux valides sont réquisitionnés pour le service des troupes. On a reçu la veille l’ordre de diriger deux cents hommes sur Sélefkeh, et on a réquisitionné quarante chevaux ; mais, grâce à la défiance des Turcs, qui cachent leurs bêtes de somme et refusent de les déclarer, on est loin d’avoir atteint ce chiffre. Pour empêcher que les propriétaires de chevaux ou de mulets ne les fassent sortir d’Ermének la nuit, toutes les issues des rues du côté de la campagne sont gardées par des soldats. Le kaïmacam s’excuse auprès de nous, avec toutes les formules de la politesse orientale et nous renvoie au commandant militaire ; celui-ci nous explique, dans un langage plein de métaphores, qu’il est en détresse, que les chevaux sont rares et qu’il les garde : « Quand j’ai faim, je commence par manger sans m’inquiéter du voisin. » Enfin le kaïmacam s’avise d’un expédient qui conciliera tout ; il lève l’embargo sur les chevaux pendant deux heures, juste le temps pour nous de trouver un guide avec sa monture. Le moyen réussit ; nous avons bientôt fait prix avec Abdullah, qui exerce le métier de kheradji ou de conducteur de chevaux. Il nous avoue qu’il n’a pas livré à l’autorité militaire une seule de ses bêtes, bien qu’on ait promis de les payer li piastres par heure ; mais il sait fort bien qu’on lui aurait donné un chiffon de papier, revêtu de timbres et de cachets, et pas un para.


Sélefkeh, 4 juillet.

La vallée de l’Ermének-Sou s’ouvre du nord-ouest au sud-est, jusqu’à la plaine de Sélefkeh, où le fleuve se déploie largement avant de se jeter dans la mer. Dans tout son parcours entre Ermének et Sélefkeh, le fleuve est serré de près par des montagnes abruptes ; il coule rapide comme un torrent, et l’on comprend difficilement qu’Ammien Marcellin l’ait donné comme un cours navigable. Aussi la route, ne pouvant côtoyer le fleuve, qui souvent n’a pas de plage, s’enfonce en détours capricieux dans la montagne ; elle grimpe entre les lentisques, les chênes-verts, les plus parasols, tantôt encaissée profondément, tantôt s’élevant sur les hauteurs. On a eu quelque préoccupation de la rendre moins pénible ; car, à quatre heures d’Ermének, elle traverse une sorte de tunnel fait de main d’homme, qui s’ouvre dans un massif rocheux et permet le passage d’un des replis de la vallée à un autre. Toute cette région abonde en beautés sauvages : c’est la grandeur des sites alpestres, avec un ciel éclatant de lumière. Les seuls êtres vivans qui animent cette solitude sont des chamois qu’on voit bondir sur les corniches des rochers. Quant aux panthères, dont les Romains croyaient la Cilicie peuplée, elles étaient sans doute aussi rares au temps du proconsulat de Cicéron en Asie qu’elles le sont aujourd’hui. Comme Cœlius le presse de lui en envoyer, Cicéron lui répond ironiquement : «Je fais rechercher très activement des panthères par ceux qui leur font la chasse; mais elles sont fort rares; et celles qui restent se plaignent, dit-on, que dans ma province elles soient les seules à être traquées. Aussi l’on prétend qu’elles ont décidé de quitter ma province, et de passer en Carie[9]. »

Deux jours de marche conduisent d’Ermének à Mout. Aux environs de cette petite ville, le pays se dénude; c’est une succession de plateaux, au sol aride et crevassé par un soleil dévorant; des vallées pierreuses, peu profondes, coupent cette série de mamelons. Des herbes jaunies, des arbustes rabougris, décolorés par la chaleur, donnent au pays une teinte uniforme, d’un roux très faible dans laquelle se fondent tous les accidens de terrain. Au second plan des collines blanches, d’aspect crayeux, au-dessus, les hauts sommets du Taurus, teintés d’un bleu pâle et velouté, s’harmonisent à merveille avec les valeurs claires des terrains. La lumière éclate de toutes parts. A la longue, la pensée s’assoupit, et grâce au bercement que produit l’allure monotone du cheval, on arrive à une vie de pures sensations, qui laisse seulement le souvenir de formes entrevues, de senteurs aromatiques et d’une clarté intense.

Nous arrivons à Mout avec la nuit. La ville semble déserte : les chiens n’aboient pas, les portes sont closes. Enfin, près d’un figuier qui abrite une fontaine, au pied du kastro, nous apercevons des masses noires étendues sur les larges dalles naturelles que forme le rocher; ce sont les rares habitans de Mout que la chaleur n’a pas chassés dans la montagne, et qui dorment à la belle étoile, enveloppés dans des couvertures; voilà le seul gîte que Mout puisse offrir dans cette saison. Au reste, par cette clarté laiteuse et transparente des nuits d’Orient, c’est un grand charme de pouvoir contempler à loisir le premier aspect de la petite ville, qui s’offre avec un air de véritable grandeur. A la masse noire des hautes murailles du kastro s’opposent les murailles blanches de la mosquée, le turbé en forme de pyramide de l’émir Karaman-Oglou, et les façades claires des maisons délabrées.

Mout compte à peine deux cents familles. La ville, florissante au temps des Seldjoukides, est tombée au rang d’une bourgade. Tout témoigne d’une décadence profonde; sur trois maisons, deux sont inhabitées et tombent en ruines. Le khan, les bains sont depuis longtemps abandonnés ; le kastro, ou château fort, est seul presque intact et élève sur une éminence voisine de la ville ses courtines et ses tours crénelées. De la ville antique, Claudiopolis, ancienne colonie de l’empereur Claude, il reste quelques traces; les plus importantes sont les débris d’un grand portique, dont le plan est encore fort visible, grâce à des arasemens de murs et à des fûts de colonnes restés en place. Des pierres antiques ont servi à construire une fontaine, et quelques débris de l’époque hellénique sont engagés dans la maçonnerie. C’est là, sous l’ombre d’un énorme figuier dont le tronc s’allonge horizontalement comme un serpent, que les habitans de Mout viennent passer les heures chaudes de la journée. Une dizaine de Turcs sont accroupis autour de la vasque; aux momens prescrits, ils font leurs ablutions et leurs prières, puis reprennent leur attitude immobile. Les heures s’écoulent ainsi pour eux dans une sorte de torpeur; leurs yeux vagues regardent dans le vide, avec une expression d’hébétement. C’est une parfaite image de l’Orient immobile, où rien ne change, où le temps n’a aucune valeur, et où les mots d’activité et d’énergie paraissent n’avoir pas de sens.

La vie semble renaître à mesure qu’on s’approche de Sélefkeh. A quatre heures de la ville, on traverse l’Ermének-Sou dans un bac, et bientôt on quitte les gorges sauvages du Taurus pour descendre dans la plaine de Sélefkeh. La route s’anime; des cavaliers à fière tournure, des femmes turques chaussées de lourdes bottes jaunes, cheminant à pied derrière les montures de leurs maris, croisent notre caravane; des plus parasols, des arbousiers chargés de fruits, des caroubiers, couvrent les dernières pentes du Taurus, qui s’abaissent graduellement; ces coteaux ont un aspect riant, grâce à la végétation qui les égaie. Des âniers passent, conduisant leurs ânes tout couverts de branches d’arbousiers avec leurs fruits, rappelant ainsi le détail noté par Pierre Belon : « Aussi trouvions-nous de l’arbrisseau d’Andrachne naissant par les cousteaux, dont chacun en cueillit plusieurs rameaux avec le fruit pour porter avec soi, et le manger par chemins, car il estoit meur pour lors. Il pend par trochets, de la grosseur et couleur des framboises, et mol comme un grain d’un arbousier. »

Les maisons nouvelles qui s’élèvent chaque jour à Sélefkeh et le beau pont construit sur l’Ermének-Sou par des ingénieurs grecs ont beaucoup contribué à la disparition des ruines de l’ancienne Séleucie. Il ne reste plus que de faibles traces du théâtre vu par M. Victor Langlois : une dépression du terrain, en forme d’hémi-cycle, indique seule l’emplacement qu’il occupait. Mais si l’on cherche vainement les débris de la ville gréco-romaine, les ruines byzantines abondent. C’est d’abord l’imposant château fort, construit sur une colline, d’où il domine la ville, et qui apparaît de bien loin au voyageur. Quand Josaphat Barbaro visita « Seleucha, » en 1471[10], il décrivit avec soin ce château, où était rassemblé un armement considérable; le voyageur vénitien admire les murailles et les tours pleines, les casemates creusées dans le roc et remplies de munitions; surtout l’enceinte extérieure dont les portes de fer, hautes de 15 pieds et larges de 7, sont travaillées « non moins que si elles étaient d’argent. » Les sarcophages de la nécropole byzantine, que le Vénitien signale d’un mot, font aujourd’hui pour l’antiquaire le principal intérêt des ruines de Séleucie. Par leur variété, par l’abondance des textes épigraphiques, les sépultures chrétiennes de Sélefkeh offrent un champ d’études très vaste, et qui mérite une exploration attentive. Sur l’un des points de la nécropole, dans la partie la plus rapprochée de la ville moderne, d’humbles sépultures ont été ménagées dans les anciennes carrières et affectent simplement la forme de chambres à trois lits; à mesure qu’on s’avance vers le kastro, on arrive dans un véritable champ des morts. Des sarcophages taillés dans le roc vif, des édicules ornés de cartouches portant des inscriptions s’élèvent de toutes parts. Quelquefois, au-dessus de l’entrée qui donne accès dans une chambre funéraire, la pierre, naïvement travaillée par des mains inhabiles, offre la représentation d’un corps étendu. C’est déjà l’idée qui sera chère aux « ymagiers » de notre moyen âge français, et aux sculpteurs de la renaissance, lorsque l’image du mort couché et endormi, attendant le réveil suprême, prendra place sur les monumens funéraires.

La ville moderne de Sélefkeh, grâce à sa situation près du littoral, paraît être en voie de progrès. Des maisons s’élèvent, au détriment des ruines antiques, et un beau pont, construit par des ingénieurs grecs de Smyrne, fait communiquer la ville avec la rive gauche du Geuk-Sou. Des Grecs y viennent chercher fortune; l’un d’eux, qui a combattu sous Karaïskakis pendant la guerre de l’indépendance, nous conte qu’il est à Sélefkeh depuis vingt ans. Son unique regret est d’avoir laissé sa femme en Grèce, mais il lui écrit toutes les fois qu’il en peut trouver L’occasion. « Et de quand date la dernière lettre? — De dix ans. »


Mersina, 8 juillet.

De Sélefkeh à Mersina, la côte offre une suite presque ininterrompue de villes ruinées, qui ont été brièvement étudiées par M. Victor Langlois[11] : Kalo-Koracésion, Korykos, Elaeusa-Sébasté, dont les ruines sont éparses sur le littoral et montrent à quel point de prospérité cette côte, aujourd’hui déserte, était arrivée avant la conquête des Seidjoukides. Là, comme dans tout le reste de l’Asie-Mineure, la violence des nouveaux arrivans a fait le vide. À Korykos, il ne reste debout que deux châteaux, l’un sur la terre ferme, l’autre sur un étroit îlot en face de la ville. Ce dernier est bien conservé ; ses murailles blanches et crénelées, ses tours effilées se profilent avec netteté sur l’azur intense de la mer. Une inscription arménienne, gravée au-dessus de la porte principale, rappelle qu’il a été construit par les Thakavors de Cilicie, en 1251, sous le règne d’Héthum Ier. Le reste de la ville est envahi par les hautes herbes, et par une végétation drue et touffue, qui a achevé de faire disparaître les constructions arméniennes ou byzantines ruinées par les Turcs. Çà et là des pans de rochers travaillés de main d’homme montrent encore des traces des anciennes demeures ; le roc est percé de cavités qui servaient de chambres intérieures, et les maisons s’adossaient à cette muraille naturelle, où s’engageaient les poutres des différens étages et de la toiture. Si la vie publique et active des Grecs byzantins de Korykos a laissé peu de traces, la nécropole est aussi riche en monumens que celle de Séleucie. Le long de la petite vallée qui part du littoral pour regagner les pentes du Taurus, les monumens funéraires s’échelonnent par groupes de quinze ou vingt réunis autour de petites chapelles ou d’églises. Tous ces sarcophages creusés dans le roc, parfois élégamment décorés de guirlandes et de bucrânes, reproduisent dans leurs dispositions générales la forme de petits édicules ; le couvercle figure un toit avec ses poutrelles, et les acrotères d’angles ; il semble qu’on retrouve là une préoccupation chère aux populations de l’ancienne Asie-Mineure, qui cherchaient à donner aux demeuras des morts quelques-uns des caractères propres aux habitations des vivans.

C’est à quelques heures de Korykos, dans la montagne, que tous les voyageurs ont placé l’antre corycien, célèbre par les légendes de la mythologie hellénique. Strabon, Pomponius Méla, en ont laissé de longues descriptions, où les détails précis se retrouvent à côté d’exagérations manifestes. D’après les géographes anciens, la grotte où la tradition plaçait le séjour de Typhon s’ouvre dans le flanc de la montagne qu’elle divise à partir du sommet. Toute tapissée de verdure, elle retentit du bruit des eaux ; au fond, les parois se resserrant forment un conduit qui aboutit à une cavité profonde, véritable sanctuaire de divinités mystérieuses, où l’on entendait des bruits étranges semblables à des sous de cymbales. Il est probable que cet autre « qui frappe les esprits de terreur au premier aspect, » n’est pas autre que la grotte pleine de stalactites visitée par M. V. Langlois et par P. de Tchihatchef[12], dans le Val des Démons (Cheïtan-lik). Une église byzantine transformée en mosquée occupe l’entrée de la grotte, qui, au dire de Tchihatchef, n’a rien de comparable à celle d’Antiparos, et à d’autres moins renommées. Que la grotte visitée par les voyageurs français et russe soit ou non l’antre corycien, il est étrange qu’une autre grotte non moins curieuse, s’ouvrant aussi dans la vallée de Cheïtan-lik, ait échappé à leur attention. Lorsqu’on est arrivé sur les crêtes qui bordent la vallée, à l’endroit où elle fait un coude dans la direction de la mer, on aperçoit en face de soi, à une grande hauteur, une série de bas-reliefs sculptés dans le roc, de chaque côté d’une grotte peu profonde. On y accède difficilement, à travers les ronces et les roches éparses qui hérissent le revers de la vallée ; à mi-hauteur environ, il semble que le roc ait été taillé pour faciliter cette montée pénible. On arrive enfin à une grotte naturelle, travaillée et arrondie à coups de pic, qui figure une sorte d’hémicycle à plafond très bas. Des gradins taillés à côté d’un autel, des bas-reliefs funéraires qui couvrent le rocher à l’extérieur, montrent clairement qu’il y avait là une sorte de sanctuaire. On s’y rendait comme en pèlerinage, et c’était sans doute une tradition pieuse de consacrer aux morts un bas-relief funèbre sur le rocher de la montagne sainte.

Départ de Korykos à la nuit, pour Lamas et Pompéiopolis. Nous dépassons au petit jour l’immense abside ruinée d’une église byzantine, et le soleil levant nous montre ce qui reste de l’antique Élaeusa-Sébasté. La route est littéralement bordée d’édicules, de mausolées et de chapelles : c’est une véritable voie des tombeaux où les monumens se suivent aussi pressés que sur les côtés de la voie Appienne. Mais, au lieu de s’allonger à l’infini, droite et directe, comme dans la campagne de Rome, la route suit les sinuosités du rivage et ondule le long de la mer. Pour n’avoir pas cette grandeur désolée que prête à la voie Appienne la ligne continue de l’horizon, la côte d’Élaeusa, où viennent mourir les pentes bleues du Taurus, n’en offre pas moins un des derniers aspects saisissans du pays montagneux que l’on va bientôt quitter. On laisse en effet sur la gauche des aqueducs ruinés, des canaux pour la distribution des eaux, tantôt rompus, tantôt presque intacts, et l’on entre dans la plaine basse et marécageuse que le Taurus déjà plus éloigné laisse entre ses contreforts et la mer.

Il ne restera plus presque rien, dans quelques années, des belles ruines de Pompéiopolis. Des ouvriers de Mersina sont occupés à débiter les blocs que l’on retire du mur d’enceinte, et on peut prévoir le temps où les entrepreneurs s’attaqueront aux colonnes du portique, connu sous le nom de dromos, qui va de la ville à la mer. On voit encore debout une cinquantaine de ces colonnes, couronnées de chapiteaux corinthiens ; elles profilent énergiquement leur galbe un peu lourd et leurs chapiteaux massifs sur le fond bleu du Taurus, et dessinent une ligne brisée qui aboutit au port aujourd’hui comblé. Chacune d’elles est décorée à mi-hauteur d’une sorte de console portant une inscription grecque ; ce sont les noms des empereurs. Il est probable que la ville de Pompéiopolis, suivant le système de flatterie usité dans toute l’Asie-Mineure, avait consacré un buste à chacun des empereurs romains; la série en était déjà longue quand on construisit le dromos et le portique, sans doute au temps de Dioclétien.

Les autres monumens antiques de Pompéiopolis ont servi de carrière pour les constructions nouvelles de Mersina. Cette petite ville doit un peu de vie au voisinage de Tarsous et aux paquebots des Messageries maritimes qui y font escale. Elle se compose à vrai dire d’une unique rue bordée de boutiques d’un côté : c’est le bazar, et plus loin de quelques maisons à l’européenne, surmontées de mâts de pavillon : ce sont les consulats. La rue se prolonge par une route bien entretenue qui va jusqu’à Tarsous. Une compagnie de voitures, la Cilicienne, fondée par un Grec, fait le service de Mersina à Tarsous, et transporte commodément les voyageurs dans des breaks qui contrastent avec les lourds arabas traînés par des buffles. Au reste, des champs bien cultivés, plantés de sésame et de cotonniers, une route droite et unie, donnent au pays un aspect presque européen. Bientôt les minarets de Tarsous, émergeant des jardins et des vergers dont la ville est entourée, rappellent qu’on est encore en Orient, et la voiture de la Cilicienne entre au bruit des grelots dans la ville qui se glorifiait, à l’époque romaine, d’être « la première, la plus grande, la plus belle, la métropole de la Cilicie. »

Tarsous est presque désert pendant l’été. Le bazar, tout neuf, rebâti en pierres après un incendie récent, est à peu près vide. Il n’est en pleine activité que l’hiver, quand les paysans de la Karamanie viennent y vendre leurs denrées. Au mois de juillet, alors qu’une lourde chaleur pèse sur la ville endormie, les longues avenues du bazar n’offrent que de rares boutiques ouvertes, et c’est à peine si quelques oisifs y viennent traîner leurs babouches d’un air ennuyé. La population se compose en bonne partie de Turkomans, qui, l’été venu, fuient la chaleur dans les yaïlas de la montagne. Il n’y a qu’un Européen à Tarsous, M. P..., médecin italien, qui paraît n’avoir conservé aucune illusion sur les progrès qu’on peut attendre des Turcs ; il ne sort le soir qu’armé d’un sabre de cavalerie, précaution nécessaire, nous dit-il, dans ce pays fréquenté par les Yourouks. Il y a quelques mois, des Français venus en Cilicie pour recueillir les loupes des noyers, qui servent à faire des placages, ont été attaqués sur la route de Mersina à Tarsous; des Yourouks les ont assaillis et blessés grièvement. D’après les récits de M. P..., la propreté relative de Tarsous serait due à l’activité et à l’énergie du vali d’Adana, ancien officier, qui a fait ses premières armes en Afrique dans un régiment français. Il a rapporté d’Algérie des allures toutes militaires, qui contrastent avec la nonchalance habituelle des magistrats turcs. Tout un quartier de la ville était malsain, inhabitable, et cependant les Turcs se refusaient à réparer leurs masures ruinées, à nettoyer leurs rues encombrées d’immondices. Le vali, après avoir prévenu les habitans, a fait mettre le feu aux bicoques du vieux quartier; elles sont aujourd’hui remplacées par des maisons en pierre, bien alignées, et formant de larges rues où l’on circule à l’aise. La disgrâce du vali n’a pas tardé, après ce coup d’autorité; mais il a déclaré qu’il restait à son poste jusqu’à ce qu’on lui eût fait connaître le motif de sa révocation; quant à son successeur, s’il arrivait à Tarsous, il le ferait reconduire au bateau par deux zaptiés. Si le vali d’Adana est un homme d’énergie, le kaïmacam de Tarsous est un Turc de la vieille roche, de ceux dont un orateur anglais disait à la chambre des communes : « Si nous essayons de gouverner la Turquie par les pachas de Constantinople, nos tentatives de réformes nous condamnent à échouer absolument. » Ce magistrat est ivre dès dix heures du matin. Il y a peu de jours, dans un accès d’ivresse, il a donné ordre à ses zaptiés de fusiller le mudir, et peu s’en est fallu que le pauvre homme n’éprouvât les effets de cette brutale colère.

Tarsous était, il y a quelques années encore, une mine de curieux monumens figurés, dont le Louvre possède de riches échantillons. Au sud de Tarsous, s’élève un monticule appelé Gueuslu-Kalah, qui vient aboutir à la porte de Mersina (Kandji-Kapou). Le consul anglais à Tarsous, M. Barker, explora une partie de cette butte, et ses fouilles amenèrent la découverte d’un grand nombre de fragmens de terres cuites. En 1853, M. V. Langlois, aidé par le consul de France, M. Mazoillier, exécuta de nouvelles fouilles, à la suite desquelles huit caisses pleines de fragmens de terres cuites furent expédiées à Paris. M. Langlois crut avoir découvert une nécropole analogue à celles de l’Etrurie et de la Cyrénaïque. Des travaux plus récens[13] permettent de croire que cette butte, sorte de Monte-Testaccio, a été formée par les débris accumulés des poteries et des figurines mal venues à la cuisson, que les potiers de Tarse jetaient au même endroit. Il y a peu de statuettes entières; mais les fragmens n’en sont pas moins précieux pour l’étude d’un art local qui avait été poussé fort loin. Tarse, ville lettrée, pénétrée de bonne heure par les influences helléniques, avait ses traditions d’art en même temps qu’elle était célèbre pour sa haute culture littéraire. Les céramiques du Gueuslu-Kalah révèlent un style particulier, moins fin à coup sûr que celui des céramistes d’Athènes et de la Grèce propre; mais l’école de Tarse a désormais sa place marquée dans une histoire de la plastique hellénique. Au point de vue de l’étude des cultes locaux, et par les renseignemens qu’elles fournissent à l’archéologie, ces figurines ont une grande valeur. Les représentations des dieux, où l’on observe une singulière confusion d’attributs, montrent à quel point la religion grecque avait subi dans ces régions l’influence toujours puissante des anciens cultes asiatiques. Le polythéisme grec y revêtait des formes multiples, souvent étranges, où dominait le souvenir des divinités bachiques et solaires adorées par les premières populations indigènes. L’histoire des cultes n’a de prix que si elle analyse dans ses nuances les plus fuyantes ces croyances religieuses si complexes, et si elle fait la part des élémens divers qui leur donnent leur physionomie originale.

Aujourd’hui, les fouilles ne sont plus possibles au Gueuslu-Kalah. Les découvertes faites par les explorateurs français et anglais avaient éveillé l’attention des marchands d’antiquités. Les gens du pays fouillaient le monticule à la dérobée et vendaient à des Grecs de Smyrne le produit de leurs recherches. L’autorité turque s’en est émue, et, sur un ordre supérieur, des baraquemens pour les soldats ont été établis au Gueuslu-Kalah ; un bataillon de nizams occupe l’emplacement des fouilles.

Non loin du monticule, dans un jardin planté de figuiers, s’élève un curieux monument qui est resté pour les archéologues une véritable énigme; c’est le Dunuk-Tasch (la pierre renversée). Dans son état actuel, il se compose d’une enceinte en forme de parallélogramme, dont les murs épais sont construits en poudingue. A l’intérieur, et à chaque extrémité, deux cubes en maçonnerie se font face. En 1836, le consul de France à Tarsous, M. Gillet, après avoir essayé vainement d’attaquer par la poudre ces deux blocs, fit faire des sondages dans l’enceinte; les fouilles n’amenèrent aucun résultat. En l’absence des données précises, les voyageurs peuvent choisir entre les différentes opinions qui font de ce monument soit le tombeau de Sardanapale, soit celui de Julien, soit un grand mausolée de l’époque grecque. Suivant une légende du pays, ce monument serait un témoignage de la vengeance divine. C’était autrefois un palais ou sérail, « situé sur une éminence dominant la ville. Le prince qui habitait ce palais avec sa fille s’étant attiré la colère du grand Prophète, celui-ci pour les punir, lança leur sérail d’un coup de pied à l’endroit où il se trouve aujourd’hui, et où il tomba sens dessus dessous pour ensevelir les deux personnages. »

Un peu en dehors de la ville, un petit fleuve, divisé en deux bras, coule entre des rives verdoyantes, plantées d’arbres fruitiers. Il fait tourner les larges roues des norias qui arrosent les jardins voisins, et dont le grincement se fait entendre de loin, modulant une sorte de cadence rythmée; c’est le Tersous-Ischaï, l’ancien Cydnus. On éprouve une sorte de déception en présence de ce large ruisseau, qui répond si peu aux descriptions du Cydnus laissées par les auteurs anciens. Il est hors de doute que le cours du fleuve a changé de direction, et que sa division en plusieurs branches a diminué le volume des eaux. Les géographes anciens montrent le Cydnus traversant la ville, et roulant des eaux impétueuses, tandis que « les habitans de Tarse, livrés à une oisiveté voluptueuse, passaient leur vie comme des oiseaux aquatiques, assis sur les rives du Cydnus. » Pierre Belon avait vu le fleuve coulant dans son ancien lit. « Vray est que le long des arées du fleuve Cydnus, qui passe par le milieu de la ville, il y croist des figuiers. » Aujourd’hui le bras qui coule près de la porte de Mersina est fort appauvri, et celui qui alimente les conduits d’irrigation des jardins ne débite qu’un médiocre volume d’eau. L’eau n’est glacée qu’à l’époque de la fonte des neiges. L’amiral Beaufort raconte qu’il s’y baigna impunément au mois de juin avec tout son équipage, sans avoir ressenti les moindres atteintes du mal qui emporta Frédéric Barberousse ; et le fleuve n’est aujourd’hui qu’un paisible ruisseau, arrosant les melons d’eau et les arbres fruitiers des jardins que cultivent les Turcs de Tarsous.

Nous passons les dernières heures de cette excursion à Tarsous, terme extrême de notre voyage, chez le drogman de France, Naoum, qui doit sa grande situation dans le pays aussi bien à son intelligence qu’à son titre officiel. C’est un beau vieillard, à figure ouverte, portant avec dignité un riche costume syrien. Il nous apprend que les dernières nouvelles venues de Constantinople sont peu rassurantes. Les chrétiens de Mersina adressent aux consuls des pétitions pour obtenir des puissances européennes l’envoi de navires de guerre dans le port de Mersina. Il y a quelques jours, sultan Mourad avait adressé aux kaïmacams et aux valis des villes d’Asie une lettre officielle, destinée à être lue aux habitans par les crieurs publics, et contenant un appel pressant à la nation ottomane ; elle montrait la foi musulmane menacée de tous côtés par les ennemis de l’islamisme. Une dépêche arrivée à temps a donné contre-ordre et empêché peut-être une explosion de fanatisme qui eût été funeste aux chrétiens.

En faisant la part des exagérations causées par la crainte, on peut se convaincre que les Turcs d’Asie sont arrivés à un haut degré d’exaltation religieuse. Les concessions apparentes faites dans les régions officielles aux exigences de la diplomatie européenne cachent un orgueil musulman peu disposé à s’abaisser, encore intact dans les esprits populaires, et entretenu chaque jour par les prédications du bas clergé. Les finesses des hommes d’état ottomans peuvent à distance causer des illusions; mais l’opinion publique en Turquie trahit souvent son dédain pour des tentatives de réformes qu’elle subit sans les accepter et sans les comprendre. Ces sentimens hautains et cette confiance inaltérable dans l’islamisme reposent d’ailleurs sur une ignorance presque systématique de ce qui se passe en Europe. Un Turc appartenant à la classe aisée nous disait : « Le roi d’Angleterre est un bon vassal; au premier appel du sultan, il a envoyé ses vaisseaux à Bésika. » Un journal de Constantinople, le Vakit, se faisait l’écho de ces sentimens populaires en disant : « L’Europe, au lieu de tenir compte aux Turcs de cet effort d’initiation à ses habitudes, continue à les regarder comme des barbares. Nous le redeviendrons, nous dépouillerons le vieil homme, et l’on verra en nous les enfans de l’Islam. Nous prendrons les armes tous, l’enfant de treize ans comme le vieillard de soixante-dix ans. Et comme nous avons fait face à tous il y a cinq siècles, ainsi ferons-nous encore. »

Quel que soit l’avenir réservé à l’empire ottoman, l’esprit de la vieille Turquie vivra longtemps encore dans les régions lointaines de l’Asie-Mineure. Le voyageur français Paul Lucas, qui visita la Turquie d’Asie au XVIIe siècle, raconte la légende de la grotte des sept dormans, qu’il vit près de Tarsous. Chrétiens et musulmans viennent en pèlerinage à cette grotte, où sept frères restèrent endormis pendant de longues années. En quittant Tarsous et Mersina et en voyant du pont du bateau disparaître la côte cilicienne et la silhouette bleue du Taurus, on songe que les habitans de ces belles contrées sont, eux aussi, endormis dans leur passé aussi profondément que les sept frères de la légende.


MAXIME COLLIGNON.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Karamania, or a brief Description of the South Coast of Asia Minor, etc., 1811-1812.
  3. Itinéraire d’une partie peu connue de l’Asie-Mineure ; Paris, 1816.
  4. Voir la description sommaire des antiquités d’Adalia, donnée par M. G. Flirschfeld dans les Monatsbericht der Königl. Preussisch. Akademie der Wissenschaften de Berlin, novembre 1874. Ces renseignemens complètent ceux qu’on trouve déjà dans Ritter : Die Erdkunde : Klein-Asien, II, p. 641 et suivantes. Voir aussi J. Davis. Anatolica, pp. 210-211 ; Londres, 1874.
  5. Les Observations de plusieurs singularitez et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, etc, par Pierre Belon, du Mans, 1588.
  6. Voir Tchihatchef, Asie-Mineure, ch. II, p. 79 : Géographie physique.
  7. Voyage dans la Cilicie et dans les montagnes du Taurus, par Victor Langlois, 1852-1853, dans le Tour du Monde.
  8. Voir surtout l’essai de restauration qui a été tenté par M. Fergusson : the Mausoleum at Halicarnassus restored in conformity with the recently discovered remains, Londres, 1862, et l’ouvrage de M. Newton sur ses fouilles d’Halicarnasse, Halicarnassus, Cnidus and Branchidae.
  9. Epistol. ad familiares, II-XI, éd. Orelli.
  10. Viaggi fatti da Vinetia, alla Tana, in Persia, in India, et in Costantinopoli, etc., pair Josaphat Barbaro. In Vinegia, 1542, p. 27 du Viaggio in Persia.
  11. Rapport sur l’exploration archéologique de la Cilicie et de la Petite-Arménie pendant les années 1852-1853, par M. Victor Langlois. (Archives des missions scientifiques, 1854.)
  12. P. v. Tschihatscheff’s Reisen in Kleinasien und Armenien ; Gotha, Justus Perthes, 1867, dans les Mittheilungen de Peterman.
  13. Voir l’article de M. Henzey dans la Gazette des beaux-arts : les Fragmens de Tarse au musée du Louvre, etc. Voir aussi la belle publication entreprise par M. M. Heuzey, les Figurines antiques de terre cuite du musée du Louvre.