Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 9
La France, toujours généreuse, se dit un beau matin : « Que pourrais-je bien faire pour être agréable à l’Amérique ? »
L’idée lui vint qu’il serait peut-être bon de rappeler au Nouveau Monde que Lafayette n’était pas complètement étranger à ses libertés.
Une dépêche fut immédiatement envoyée au président Grant par le câble sous-marin. La dépêche fut très-concise, le mot coûtant trois francs soixante-quinze centimes :
- « Grant, président, Maison-Blanche,
- Washington.
- « Grant, président, Maison-Blanche,
- » Voulons vous être très-agréable. Vouloir faire pour votre beau pays statue Lafayette. Qu’en pensez-vous ? Réponse payée. »
La réponse ne se fit pas attendre ; en voici la copie telle qu’on me l’a communiquée
- « Voulons vous être très-agréable ; voyons aucun inconvénient à proposition. Faites statue Lafayette. Faites bien emballer et faites parvenir franco port. — Amérique reconnaissante. »
Ceci se passait sous M. Thiers. On vota immédiatement un crédit et l’on chargea M. Bartholdi, un de nos plus habiles sculpteurs, de se mettre immédiatement en rapport avec Lafayette. Trois mois après, la statue terminée était envoyée au ministère. Pendant un an il n’en fut plus question.
Quelques Français résidant en Amérique s’émurent de cet oubli et chargèrent un commerçant, qui allait en Europe pour ses affaires, de demander ce que la statue était devenue.
Aussitôt débarqué, le commerçant se rendit chez M. Thiers. Il ignorait que le président venait de céder sa place.
— Adressez-vous à mon successeur, lui dit M. Thiers. Le commerçant va à la présidence, sollicite un moment d’entretien qu’on lui accorde et qui se termine par ce conseil.
— Adressez-vous au ministre compétent.
Le ministre compétent reçoit fort bien le commerçant et lui dit en le reconduisant :
— Adressez-vous au directeur des beaux-arts.
J’aurais dû y penser plus tôt, se dit le solliciteur en courant à la direction. Par bonheur le directeur est visible, on introduit le commerçant dans son cabinet et le dialogue suivant s’engage :
— Je viens vous demander des nouvelles de la statue de Lafayette.
— Attendez un peu. Mon chef de cabinet sait probablement de quoi il est question. Il y a si peu de temps que je suis ici.
On fit venir le chef du cabinet.
— Avez-vous entendu parler d’une statue de Lafayette ?
— Elle est dans les caves du ministère, répondit gravement le chef du cabinet.
— Eh bien, monsieur le directeur, voulez-vous donner l’ordre de la faire monter et la faire expédier immédiatement aux États-Unis, franche de port ?
— Mais, monsieur, je n’ai pas d’ordres du ministre ; et quand bien même j’en aurais, je n’ai pas d’argent disponible pour faire cet envoi. — Pourtant cette statue ne peut pas rester éternellement dans les caves. La France l’a promise à l’Amérique. L’Amérique l’attend avec impatience.
— Mais, monsieur, je ne veux pas vous empêcher de l’emporter. Je dirai même plus. Je vous y autorise.
Notre négociant ne voulait pas revenir sans son Lafayette ; d’ailleurs il avait son idée et ne se fit pas dire la chose deux fois. Il chercha la statue et la fit expédier séance tenante en Amérique en la consignant au consulat général de France à New-York.
Peu de temps après, il arrivait lui-même dans cette ville et se présentait chez notre consul général, et voilà à peu près la conversation qui s’engagea.
— Eh bien, monsieur le consul général, je reviens de France.
— Soyez le bienvenu. — Je l’apporte avec moi.
— Quoi ?
— La statue !
— Quelle statue ?
— La statue de Lafayette.
— Ah ! tant mieux, fit le consul.
— Je l’ai fait consigner à la douane.
— Vous avez bien fait.
— Et à votre nom ?
— A mon nom, pour quoi faire ?
— Parce que c’est vous qui devez payer le droit et le frêt.
— Le frêt ! moi ! le gouvernement ne m’a donné aucun ordre à ce sujet.
— Voyons, monsieur le consul général, il ne s’agit que de quelques billets de mille francs. Le consul, naturellement, fut intraitable. Heureusement pour notre commis voyageur en statues, il s’était formé en Amérique un comité français qui trouva le moyen de délivrer le malheureux Lafayette de la douane américaine. Le plus curieux de l’histoire, c’est que Lafayette, délivré, n’en est pas plus avancé ; à l’heure où j’écris , on n’a pas encore trouvé l’emplacement pour le poser dignement sur son socle.
La France, de plus en plus généreuse, se dit un beau matin : « Que pourrais-je bien faire pour être agréable à l’Amérique à l’occasion de son centenaire ? Si je lui offrais une statue ? »
Va pour une statue. Une souscription s’organisa. Français et Américains y prirent part, et d’un commun accord on décida que la statue représenterait : La Liberté éclairant le monde.
M. Bartholdi, déjà nommé, fut chargé de l’exécution de ce travail.
Sa nouvelle création n’eut pas à subir toutes les mésaventures de la statue de Lafayette. L’œuvre s’acheva sans que rien vînt se jeter à la traverse, et quand tout fut terminé, l’artiste se rendit en Amérique pour chercher un endroit propice à l’emplacement de sa grande Liberté éclairant le monde.
Une parenthèse.
Je ne sais pas trop pourquoi on a choisi ce sujet. Le Nouveau Monde, à ce qu’on prétend, possède toutes les libertés et, par conséquent, il n’a pas besoin d’être éclairé davantage.
Je ferme la parenthèse.
M. Bartholdi, après d’assez longues recherches, trouva enfin ce qu’il désirait : une position magnifique, un socle naturel émergeant des eaux, en un mot Bedloés Island.
— C’est ici, s’écria-t-il.
Sans perdre un instant, le sculpteur raccole des ouvriers et les amène sur l’ilôt pour creuser les fondations.
Pendant que ses hommes travaillaient, l’artiste considérait avec émotion le trou qui se faisait de plus en plus profond. Suivant le fil de sa pensée, il voyait, dans ces premiers coups de pioche, le point de départ du monument grandiose auquel son nom serait éternellement attaché. Il en était là de ses rêves quand il sentit une, main qui le frappait sur l’épaule.
Le sculpteur se retourne et se trouve en présence d’un policeman.
— Que faites vous là ? lui demande gracieusement l’agent de la loi.
— Je fais creuser les fondations de la Liberté éclairant le monde.
— Qui est-ce qui vous a donné la liberté de faire ce trou ?
— Mais, c’est...
— Vous ne savez pas qui ?
— Pardon ! c’est l’Amérique ! l’Amérique qui m’a commandé une statue. Je cherchais un endroit convenable pour élever mon monument. Celui-ci est merveilleux.
— Ce que vous me dites là m’intéresse beaucoup ; mais, malgré toutes les libertés dont on jouit en Amérique, apprenez, monsieur, qu’on n’a pas celle de faire un trou aussi considérable sans autorisation. Veuillez donc, s’il vous plaît, me suivre chez le maire.
Les terrassiers qui s’étaient arrêtés à la vue du policeman, avaient déjà remis leur veste et firent mine de quitter le terrain.
— Ne partez pas, s’écria le sculpteur avec désespoir, dans cinq minutes, je serai de retour avec l’autorisation.
Cinq minutes
L’artiste n’avait pas prévu une chose, que dis-je, plusieurs choses :
Construire sur un terrain communal, sans autorisation, était une chose aussi impossible en Amérique que partout ailleurs. Le maire ne pouvait prendre sur lui une pareille responsabilité. Il convoqua le conseil municipal. Le conseil municipal réuni trouva qu’une question de cette importance ne pouvait être tranchée sans qu’on eût pris l’avis du gouverneur de l’État. Le gouverneur de l’État ne pouvait rien faire sans consulter le président de la République. Le président de la République était l’humble exécuteur des décisions de la chambre, dont les résolutions devaient être en dernier ressort examinées par le Sénat.
Pourquoi ne fera-t-on pas pour la Liberté éclairant le monde, ce qu’on a fait pour la quarantaine ? Construire une île sur pilotis ; voilà une idée aussi grande que le monument. Seulement il faudra veiller à ce que la construction soit solide ; s’il arrivait en effet un bouleversement, l’île de Bartholdi pourrait s’en aller à la dérive. Qui sait où le hasard la conduirait ? sur les côtes de France peut-être ? peut-être aussi à Paris, devenu port de mer[1] ?
- ↑ Les comptes rendus des journaux touchant l’inauguration des deux statues dispensent le lecteur d’imaginer une conclusion au chapitre humoristique du maëstro.
(Note de l’éditeur.)