Notes d’un condamné politique de 1838/22


XXII

SUCCESSIVEMENT GARÇON DE FERME ET PETIT MARCHAND.


Je me vis donc pour la cinquième fois obligé de chercher une situation. J’étais connu de tout le monde sur la route de Sydney, j’arrêtai dans presque tous les établissements, le sac sur le dos et le bâton à la main, pour demander de l’emploi. On me reçut partout avec politesse ; mais la réponse invariable était qu’on avait autant de monde qu’on pouvait en payer.

Je ferai remarquer ici que l’opinion publique, si on peut donner le nom d’opinion aux préventions et aux idées saugrenues et mal fondées qu’on impose si souvent au public, l’opinion publique avait subi un revirement complet à l’égard des exilés canadiens, et voilà comment nous pouvions, malgré l’extrême dureté des temps, trouver de l’emploi, tandis que le gouvernement était obligé de loger et de nourrir des centaines d’immigrants, et que grand nombre de condamnés retournaient forcément aux établissements pénitentiaires.

Je savais que mon ami et ancien associé dans l’exploitation du bois de lattes, M. Ducharme, était employé sur les terres en défrichement d’un des hommes les plus à l’aise de Sydney. Ce citoyen était boucher, il avait amassé du bien dans le cours des années de prospérité de la colonie ; j’allai le trouver pour lui demander de l’occupation ; voyant que j’étais Canadien, il me répondit de suite qu’il m’emploierait volontiers, mais que malheureusement il ne pouvait m’offrir de travail que dans sa ferme, où travaillait déjà un de mes compatriotes.

Je n’avais pas l’embarras du choix, je m’engageai donc, et, le même jour, je me rendis à la ferme située dans le voisinage de Sydney, où je trouvai mon ami content de me voir le rejoindre. Nous travaillions sous la direction d’un chef de culture et de concert avec lui. M. Ducharme, à mon arrivée sur la terre, logeait seul dans une case assez semblable à notre cabane du chantier ; j’allai prendre logement avec mon ami.

Il y avait deux mois que nous travaillions sur cette ferme, lorsque nous rencontrâmes, le dimanche à l’église, nos amis du chantier canadien. Ils avaient abandonné leur exploitation de bois, parce que les ventes ne s’opéraient plus avec avantage ; car, jusque-là, leur commerce de bois de charpente, de planches et de bardeaux leur avait été très-profitable. Ils étaient à coup sûr, de toute la colonie, les hommes les plus capables et les plus entendus dans ce genre de travail ; mais le fait est que, en conséquence du trop grand nombre de bras inoccupés et de l’épuisement du capital, toutes les industries tombaient les unes après les autres.

Deux de nos anciens compagnons du chantier, MM. J. M. Thibert et F. X. Touchette, qui avaient amassé quelqu’argent, me proposèrent de me joindre à eux dans l’exécution d’un projet d’établissement qu’ils avaient formé, de l’avis et sur des renseignements qu’on leur avait donnés. Mes deux amis, dont le premier était cultivateur et l’autre forgeron, s’offraient à fournir le petit capital nécessaire au début et n’exigeaient de moi que la mise au service de la société de mes connaissances dans les affaires.

À douze milles de Sydney, sur le chemin alors le plus fréquenté de la colonie, il y avait un commencement de village qu’on avait déjà baptisé du nom de Irish-town, bien que cette ville irlandaise ne se composât encore que de deux auberges et de trois cabanes de colons : ce fut là que nous plaçâmes le siège de nos affaires.

Notre exploitation était imaginée dans la pensée de nous faire des chalands des voyageurs passant par ce chemin, et pour cela nous voulions avoir à leur offrir les choses dont ils devaient souvent avoir besoin en route : l’établissement devait se composer d’un petit magasin de provisions de bouche et d’articles d’épicerie, d’une boulangerie et d’une boutique de forgeron.

Ceux qui, dans notre pays, ont eu l’occasion de rendre visite à des établissements de colonisation nouveaux et éloignés des centres ou des villages de quelqu’importance, ont, sans doute, remarqué quelquefois exposés aux petites fenêtres d’une cabane de colon quelques torquettes de tabac, des pipes, des fioles renfermant du poivre, de la cannelle, des muscades, des bâtons de sucre à la crème pour les enfants, etc., etc. ; ceux-là peuvent se faire une idée exacte de la maison de commerce qu’allaient fonder, au moment dont je parle, leurs trois compatriotes, dans la colonie encore récente alors de la Nouvelle-Galles du Sud.

Le bois n’était pas loin de la ville d’Irish-town, aussi n’eûmes-nous pas de peine à trouver les matériaux de notre établissement. De grands éclats, ou cales de bois furent par nous préparés ; puis nous levâmes des écorces d’arbres : le tout fut traîné au site de notre future exploitation par un pacifique bœuf de travail loué pour l’occasion. Six jours après notre arrivée, trois édifices, un magasin d’épicerie, une boulangerie et une forge, venaient s’ajouter à ceux dont Irish-town s’enorgueillissait déjà.

Notre four, construit en terre glaise à la façon canadienne, qui est la meilleure, nous avons eu l’occasion de le constater, s’élevait tout près de la case où nous nous proposions de pétrir nos pâtes et de les faire lever.

La construction de ce four fut, pour beaucoup de colons qui passaient par là, un objet de curiosité extraordinaire, qui nous valut l’effet d’une bonne réclame. Il fallait voir les remarques dont cette construction était l’objet de la part de ceux qui, en grand nombre, s’arrêtaient pour nous voir travailler. Ce qui les intrigua surtout, ce fut le cintre de bois sur lequel nous bâtissions la voûte de terre du four.

C’était une véritable étude de l’esprit humain, que celle à laquelle donnaient lieu les conversations de nos visiteurs. Quelques-uns avaient le bon sens et le bon goût d’avouer qu’ils n’y comprenaient rien, et de demander des explications que nous leur donnions avec plaisir, mais en les priant de n’en rien dire aux autres, afin de nous amuser des remarques de chacun ; d’autres, qui ne comprenaient pas du tout ce que nous faisions, se posaient cependant en connaisseurs, et, sans donner la moindre explication, bien entendu, disaient que c’était facile à comprendre ; d’autres enfin, avec cette suffisance grossière qu’on connaît, disaient : — « ces canadiens sont donc bien bêtes de s’imaginer qu’ils vont pouvoir chauffer ce four sans brûler le bois de sa charpente, et, par conséquent, sans le faire écrouler. » En un mot, tous les degrés de la sagesse et de la folie humaine se laissaient voir dans les appréciations ; que suggérait la vue d’un simple four de terre en construction. La circonstance donna lieu à l’exhibition d’infiniment plus de pitoyable éducation et de sot orgueil que de sage réticence et d’humble recherche, apanages de l’honnête sens commun et d’une bonne éducation domestique.

La curiosité de voir chauffer notre four, puis de manger du bon pain de ménage qu’on y faisait cuire, nous attira tout d’abord une assez bonne clientèle, et nous nous moquions de bon cœur des gros sots qui s’imaginaient que nous nous proposions de faire cuire du pain dans un four de bois.

Ce fut un compatriote qui vint nous initier aux travaux de boulangerie, et mon compagnon, M. Thibert, fit un apprentissage de deux jours, qui lui suffit pour apprendre à confectionner du pain supérieur à toutes les galettes des colons des campagnes de la colonie. Au fait, la boulangerie était la seule chose qui nous rémunérait un peu ; le magasin faisait peu de chose et la forge à peu près rien : aussi, après un mois d’essai, notre camarade, M. Touchette, qui tenait à exercer son métier de forgeron, nous laissa, pour aller se fixer à cinq milles plus loin, où il fit mieux son affaire. Cette séparation était dans l’intérêt de tous : notre ami put gagner sa vie dans son nouvel établissement et nous restâmes à partager, entre deux, toutes les sources de revenu que pouvait fournir notre petit négoce. Nos profits n’étaient pas énormes ; mais ils suffisaient à notre nourriture et à notre entretien, et nous vivions tranquilles et dans une liberté à peu près absolue, au point que nous nous serions presque crus libres dans une terre étrangère, n’eût été l’obligation d’aller nous présenter une fois le mois au bureau des affranchis-surveillés.

Notre vie paisible à d’Irish-town ne fut signalée par aucun incident remarquable, à une exception près. Mon compagnon et moi, je crois pouvoir le dire sans nous vanter, formions à la fois l’aristocratie de la naissance, l’aristocratie de l’intelligence et l’aristocratie de l’argent de la ville que nous habitions ; quant aux titres et aux parchemins, je crois que nous étions tous de niveau sur les registres de l’Empire, condamnés portant un ticket of leave. Nous passions pour avoir quelqu’argent et nous couchions, mon compagnon dans la boulangerie, et moi dans le magasin, deux édifices peu vastes et contigus. Par une nuit sombre, je fus éveillé par un bruit étrange, que je soupçonnai de suite être causé par des voleurs ; je m’élançai hors de mon lit, en appelant à plein gosier mon compagnon, ce qui mit en fuite les voleurs, car c’en était. Il était temps, puisque nous trouvâmes le coffre qui contenait nos hardes et le petit avoir de notre commerce sur le seuil de la porte, où les brigands l’avaient abandonné. Ainsi prit fin un incident qui aurait pu être pour nous un petit désastre, si pas un malheur plus grand ; car, dans un pays comme celui-là, les violations de domicile sont très-souvent accompagnées ou suivies d’effusion de sang.