Notes d’un condamné politique de 1838/20

Librairie Saint-Joseph (p. 180-190).


XX

LE CHANTIER CANADIEN.


Le chantier canadien était à neuf milles seulement de Sydney, sur le côté opposé de la rivière Paramata, et à trois milles des bords de la rivière. C’était en pleine forêt ; mais un sentier bien tracé y conduisait : aussi n’eûmes-nous aucune peine à le suivre.

Après informations prises, nous avions décidé, M. Bourdon et moi, de nous mettre à faire des lattes, et nous avions monté notre outillage dans ce but. Les raisons qui nous avaient déterminés à choisir la latte pour objet de notre production étaient : 1o que nous ne faisions pas concurrence à nos camarades du chantier, occupés exclusivement à préparer du bois de charpente et du bois de sciage ; 2o que l’ouvrage requis, pour cette transformation du bois de la forêt, demandait moins d’habitude des travaux forestiers en général.

Partis le matin de Sydney, nous traversâmes la rivière, et, vers midi, nous atteignîmes le chantier, où bientôt arrivèrent de l’ouvrage, pour dîner, nos amis tout réjouis de nous voir. Nos hôtes du moment étaient logés dans une cabane spacieuse, construite d’éclats de bois et recouverte d’écorce d’arbres : tout autour régnait, comme dans les chantiers du Canada, une rangée de couchettes mollement et abondamment bourrées de feuilles de fougères et garnies de couvertures de laine.

Nous préparâmes avec eux le dîner, et, pendant ce temps et le temps que dura le repas, nous fîmes part à nos compatriotes de notre projet de nous joindre à eux pour confectionner de la latte. Sachant que nous n’étions pas accoutumés aux travaux forestiers, ils exprimèrent certains doutes sur le résultat définitif de notre entreprise. Mais enfin, dirent-ils, comme il n’y a rien autre chose à faire dans ce malheureux pays, il faut bien essayer de tout ! — Ils s’offrirent à nous venir donner un coup de main, pour lancer notre exploitation.

Nous n’avions, ni les uns ni les autres, de temps à perdre ; un labeur continuel et une sévère économie étaient de rigueur alors dans la Nouvelle-Galles du Sud, on ne se tirait pas d’affaire à moins ; aussi, immédiatement après le dîner et le petit bout de conversation qui en fut comme le dessert, nous allâmes nous mettre à l’ouvrage. Il était environ une heure de l’après-midi quand nous commençâmes notre besogne, nos dix amis nous dirigeant et nous aidant.

Un arbre énorme, ayant au moins six pieds de diamètre sur la souche et une longueur de plus de cent pieds, fut abattu et coupé en billots de quatre pieds de long, longueur que devaient avoir nos lattes. Nos amis, qui nous avaient aidé, dans cette première opération, nous enseignèrent alors les meilleurs procédés pour fendre ces billots et les réduire en lattes ; après quoi ils s’en allèrent reprendre leur propre ouvrage, pour le reste de la journée.

Il nous restait alors encore environ deux heures de travail, que nous employâmes de notre mieux, M. Bourdon et moi, à continuer le même labeur. Pendant ces deux heures d’ouvrage, nous fendîmes chacun environ quarante lattes : dans le même espace de temps, un homme parfaitement au fait de la besogne en eût fendu à peu près deux cents.

Le soir, réunis tous les douze dans notre cabane, après notre souper, nous passâmes la plus agréable veillée qu’il nous eût encore été donné de passer dans les terres australes. Jusqu’à onze heures, notre conversation, entremêlée de chansons canadiennes, roula sur notre cher pays, sur les parents et les amis absents. Chacun pensa et parla de sa famille, de sa paroisse, exprimant le ferme espoir de revoir encore l’une et l’autre avant de mourir. Cette conversation bien douce, sans doute, n’était pas sans larmes cependant ; il y avait parmi nous des époux et des pères dont les épouses et les enfants étaient absents et peut-être nécessiteux.

Notre travail allait toujours ; et nous acquérions de l’expérience et de la dextérité dans notre nouveau métier, lequel, néanmoins, fatiguait considérablement mon camarade, M. Bourdon, qui était faible de tempérament. Bien que plus robuste que mon ami, je ne laissais pas non plus que de trouver la besogne fort dure. Dès les premiers jours, nous eûmes les mains pleines d’ampoules et les membres endoloris de fatigue.

Au bout de huit jours de travail, il nous fallut aller à Sydney pour nous procurer des provisions. Nous fîmes, là, rencontre des trois principaux officiers d’un navire baleinier français du port de Brest ; ils revenaient d’une course de pêche à la baleine, faite dans les régions de l’extrême sud du Pacifique. Nous parlâmes ensemble de la Vieille et de la Nouvelle-France ; puis nous leur fîmes, à leurs vives instances, le récit de nos luttes et de nos malheurs.

Pris d’une ardente sympathie pour nous, et mus par ce sentiment si singulièrement français, le dévouement, ils nous offrirent de suite de nous dérober à l’exil, en nous prenant à leur bord. Nous les remerciâmes chaudement de leur offre généreuse, mais nous leur répondîmes que la chose était à peu près impossible ; et nous leur fîmes connaître les sérieuses conséquences qui pouvaient en résulter pour eux ; car les lois portées contre les capitaines, officiers et marins d’un navire qui donnerait asile à un condamné sont d’une sévérité extrême. La peine personnelle est une amende de £500 sterling ou la prison, et, dans le cas où le capitaine ou les propriétaires du bâtiment seraient les auteurs de la tentative, alors la peine portée est la confiscation du navire.

Dans ce cas, dit un des officiers, le médecin du baleinier, j’en fais mon affaire : si nous échouons, j’en serai quitte pour un peu de prison, et dans tous les cas le navire sera exempt de saisie. Il fut si pressant, et la perspective d’être libre est tellement engageante que nous consentîmes à accepter la proposition du généreux médecin. Il avait tout arrangé, de façon à ne compromettre ni le capitaine ni le navire : il devait nous cacher dans sa pharmacie, dont lui seul avait les clefs et qui était comme son domaine à lui, de l’administration duquel il avait seul les privilèges et la responsabilité.

C’était deux jours après que devait avoir lieu le départ du navire baleinier. Dans la nuit qui suivit cet arrangement préliminaire, je me pris à réfléchir, et, dans la longue insomnie que me valait la gravité de la situation, je pesai toutes les raisons pour et contre : le résultat de mes délibérations, ainsi faites à part moi, fut qu’il valait mieux ne pas tenter cette aventure, si pleine de dangers pour les hommes généreux qui voulaient bien y prendre part dans notre unique intérêt, et pour nous. D’ailleurs, au cas de plein succès, je ne voyais rien de mieux, dans le résultat, que l’obligation de vivre et de mourir en dehors de mon pays natal.

Je communiquai à mon ami, M. Bourdon, le résultat de mes méditations et ma détermination de ne point partir, qui en était la conclusion pratique. Je lui dis qu’il y avait tout lieu d’espérer une amnistie, et que, dans ce cas, notre évasion équivaudrait à un bannissement perpétuel.

M. Bourdon me répondit qu’il était époux et père, qu’en profitant de l’occasion qui lui était si généreusement fournie par les officiers du baleinier français, il pourrait s’en aller aux États-Unis, et y faire venir sa famille ; qu’au cas d’une amnistie il tâcherait d’obtenir d’y participer. Bref, il était, me dit-il, décidé à partir.

Il partit, en effet, avec le baleinier qui mit à la voile le matin suivant, emportant dans son sein mon camarade et ami. M. Bourdon a rendu compte de son voyage dans un écrit publié il y a déjà plusieurs années. Ce brave compagnon de mes misères est mort l’an dernier ; mais au moins il est mort sur le sol de la patrie, et la terre de sa naissance a reçu le dépôt de ses cendres à l’ombre de la croix d’un cimetière canadien.

Il me fallait trouver un nouvel associé ; car il était nécessaire d’être deux pour notre besogne. Dans l’état des affaires à Sydney, je n’eus pas de peine à le rencontrer parmi les exilés canadiens : ce fut M. Louis Ducharme. Le même jour que mon ami Bourdon mettait à la voile, et quand nous eûmes vu le navire qui le portait en dehors du port, nous prîmes, le sac de provisions sur le dos, le chemin de la forêt qui menait à notre chantier.

Nous nous mîmes bravement à l’ouvrage ; et, sans tenir compte de nos embarras, des mécomptes et de la fatigue, nous fendions des lattes du matin jusqu’au soir. Enfin deux semaines après notre retour au chantier, nous avions complété une cargaison de 12,000 lattes. Alors nous engageâmes des charretiers pour transporter notre bois à la rivière, puis nous louâmes une berge pour le conduire à Sydney, où nous en opérâmes la vente au prix de dix schellings sterling le mille. C’est-à-dire que nous avions tout juste suffisamment d’argent pour payer la coupe du bois, le charretier, le louage de la berge et acheter des provisions pour une autre quinzaine. Ce n’était pas un résultat brillant ; mais nous vivions comparativement heureux dans notre cabane avec des compatriotes.

Le lendemain de notre vente, nous remontâmes au bois par la rivière, en ramant sur la berge avec laquelle nous avions amené nos lattes et que nous devions ramener au lieu d’embarquement du bois. Nous reprîmes donc nos travaux, avec d’autant plus de courage que nous avions maintenant acquis une certaine habileté au métier, et que, surtout, nous étions désormais endurcis au travail, au point de ne ressentir que juste cette fatigue qui fait trouver le repos du soir si délicieux et le sommeil de la nuit si réparateur. Enfin, n’eût été la chaleur et les maringouins qui vinrent bientôt nous tourmenter, nous nous serions crus assez heureux ; autant qu’on peut l’être, du moins, sous les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions.

Comme nous n’espérions pas sortir bientôt de notre condition, et que, occupation pour occupation, autant valait, pour le moment du moins, notre métier actuel de forestier que tout autre, nous résolûmes de construire un four de terre à la façon du Canada, pour y cuire notre pain en commun. Jusque-là, notre farine avait été convertie en pains cuits sous la cendre sur une pierre plate, à la façon des pays d’Australie. Nous passions donc de la galette au pain, et ce fut une époque.

Partout où demeuraient quatre ou cinq canadiens ensemble, on vit plus tard s’élever un four de terre, et les habitants du pays se disaient : — « Il y a des canadiens ici ! » en apercevant cette commodité domestique, inconnue jusque-là dans les campagnes de la Nouvelle-Galles du Sud.

Ainsi se passèrent tranquillement trois nouvelles semaines de notre exil, pendant lesquelles, chaque jour travaillant, nous avions fabriqué une autre cargaison de lattes, plus considérable que la première. Mais le calme ne dure pas toujours et le bonheur n’est point habitant de cette terre : je vous assure, ami lecteur, que nous l’avons trouvé en Australie moins qu’ailleurs encore.

Nous avions donc, dans la journée dont il va être question, chargé notre barge de nos lattes, avec l’intention de partir de bonne heure, le lendemain, pour le marché de Sydney. La barge fut ancrée près du rivage, prête à nous recevoir au matin : le malheur voulut que, dans la nuit, elle fût entraînée par la marée sur une grosse roche, sur laquelle elle chavira à marée basse, déchargeant dans la rivière la plus grande partie de sa cargaison.

Quels ne furent pas notre étonnement et notre désespoir en apercevant, à notre arrivée sur la rive, notre barge à moitié pleine d’eau et notre chargement épars sur la rivière : mon compagnon, surtout, en fut atterré ; mais il fallut en prendre son parti et tâcher de retirer du naufrage le plus possible des épaves de notre petit avoir.

Après avoir vidé la barge de l’eau qu’elle contenait, nous nous mîmes à recueillir, avec deux petites chaloupes qui se trouvaient là, nos lattes que le flot avait fait voyager toute la nuit. Heureusement que ces lattes étaient réunies par paquets, de cent lattes chacun, et qu’au moment de notre arrivée la marée, qui achevait de monter, avait presque tout ramené au point de départ du baissant précédent. En somme, nous en fûmes quittes pour la perte de notre temps et de quelques centaines de lattes ; mais c’était déjà quelque chose pour nous, sans compter la fatigue et l’ennui de ce labeur inattendu. Après avoir employé les heures favorables de la marée à recueillir nos lattes, nous nous occupâmes à les recharger dans la barge : ces diverses opérations ne furent terminées que le soir. Nous mîmes alors la barge en lieu sûr pour la nuit.

Le lendemain matin, de bonne heure, nous ramions du côté de Sydney, ayant contre nous le courant du montant. Il soufflait alors, en notre faveur, un de ces vents chauds qui, dans cet endroit, sont invariablement, le même jour, remplacés par de gros vents froids venant du sud. Nous faisions force de rames, pour arriver au quai de Sydney avant le retour du vent du Sud.

Déjà nous voyions s’agiter les arbres, se soulever la poussière des routes, déjà nous sentions se refroidir l’atmosphère sous l’effet des premières bouffées de ce vent malencontreux ; mais nous n’étions plus qu’à quelques arpents du débarcadère : nous redoublions d’efforts, la sueur nous inondait ! Peines inutiles, voilà le vent sur nous, nous reculons. Force nous fut alors de virer de bord et de nous laisser remonter vers le lieu d’où nous étions partis ; mais, cette fois-ci, sans ramer : nous n’avions qu’à gouverner notre embarcation qui, chargée par-dessus les bords, offrait au vent beaucoup de prise.

C’était encore une journée de perdue et de nouveaux risques à courir. Nous regagnâmes le port d’embarquement, où nous jetâmes l’ancre à sept heures du soir, le samedi. Nous reprîmes donc assez tristes le chemin de la cabane ; car nous n’avions plus de provisions. Depuis plusieurs jours déjà nos camarades nous nourrissaient ; et nous avions bien compté ne revenir que le lundi, mais avec suffisamment d’approvisionnements pour rendre ce que nous leur devions et nous nourrir pendant une autre quinzaine au moins. Nous n’en fûmes cependant pas plus mal reçus pour ne rien apporter, et le dimanche se passa, comme tous les autres que nous avons passés dans le bois, à partager notre temps entre la prière, la lecture et les conversations sur la patrie absente.

Le lundi nous repartîmes pour Sydney, par le plus beau temps du monde. Notre cargaison, pour avoir bu l’eau de la rivière Paramata, subit une baisse de douze sous par mille, à laquelle il fallut bien se soumettre dans la vente que nous en fîmes le même jour. Le produit de notre cargaison nous mit en état de payer toutes nos redevances et d’acheter des provisions pour seize à dix-huit jours ; mais nous ne pûmes faire d’autres emplettes que celle de deux pantalons de bouragan, un pour mon associé, l’autre pour moi.

Ainsi donc notre travail, si dur qu’il fût, suffisait à nous nourrir, et voilà tout. Bientôt mon associé fut presque sans habits et ma garde-robe ne valait guère mieux que la sienne : cependant, je pouvais encore me montrer à Sydney dans mes hardes, tandis qu’il y eut un temps où mon pauvre associé, lui, était obligé d’emprunter de nos camarades, dont le travail était plus lucratif, certains articles d’habillement, entre autres une chemise ; car, en toilette de chantier, il n’avait qu’un justaucorps de laine et pour tout chapeau un petit bonnet de laine rouge. Il ne faut pas demander si notre peau se bronzait, exposés, comme nous l’étions, aux ardeurs du soleil australien.