Notes d’un condamné politique de 1838/12

Librairie Saint-Joseph (p. 129-134).


XII

SYDNEY ET MONSEIGNEUR L’ÉVÊQUE DE SYDNEY.


Le 19 février, vers les trois heures de l’après-midi, nous laissâmes le port d’Hobart-town, poussés par un vent favorable, cinglant à toutes voiles vers le lieu de notre exil. Le 24, nous étions à la hauteur du port Jackson, sur lequel est bâtie la ville de Sydney ; mais un gros vent contraire ne nous permit d’entrer dans la rivière Paramata que le lendemain dans l’après-midi.

Nous étions dans notre fond de cale lorsque les ancres furent mises à l’eau. Le bruit des chaînes et les piétinements de l’équipage sur le haut pont nous réjouirent le cœur : c’était l’annonce d’une délivrance prochaine. Ce n’était pourtant pas le bonheur que nous nous attendions à trouver sur cette terre que nous allions toucher ; mais c’était la fin, du moins, de misères telles que je ne crois pas qu’il soit possible à l’homme de survivre à de plus grandes. Nous avions enduré pendant plus de cinq mois tout ce que le cœur, l’esprit et le corps humains peuvent endurer à la fois de souffrances prolongées.

Nous étions donc devant la ville de Sydney, capitale de la Nouvelle-Galles du Sud, où devait se consumer, confondus que nous allions être avec les grands criminels du Royaume-Uni, une portion notable de notre existence terrestre.

À peine une heure s’était-elle écoulée, depuis notre arrivée, que le digne évêque de Sydney, monseigneur Polding, accompagné d’un missionnaire, le père Brady, arrivait au milieu de nous. Le charitable prélat nous dit que, bien qu’incapable de nous distinguer les uns des autres, il nous connaissait tous, que nous étions ses enfants arrachés à l’Église du Canada, mais confiés désormais aux soins de l’Église de la Nouvelle-Galles du Sud. Les évêques du Canada avaient écrit à monseigneur Polding, et leurs missives de religion et de charité nous avaient précédés dans ces régions lointaines de notre dur exil.

Monseigneur Polding et son compagnon, le père Brady, qui parlait le français avec la plus grande facilité, demeurèrent avec nous environ une heure et demie, pendant laquelle ils nous prodiguèrent toutes les consolations que peuvent suggérer les effusions de la charité et du zèle sacerdotal. Monseigneur nous annonça qu’il viendrait le lendemain avec des prêtres recevoir nos confessions ; puis, avant de partir, il nous fit faire une prière et nous donna sa bénédiction. Je n’ai pas besoin d’essayer à exprimer le soulagement que nous causa cette sainte visite, puisque ces lignes sont surtout destinées à être lues par mes compatriotes, des canadiens, enfants de l’Église, héritiers de la piété de leurs glorieux ancêtres.

Le lendemain, monseigneur Polding revint, en effet, avec deux missionnaires. Sa Grandeur nous annonça qu’elle avait obtenu des autorités, la permission de venir célébrer la messe dans notre affreux logement, et que, conséquemment, on donnerait la sainte communion à ceux qui se trouveraient en état de la recevoir. Nous nous confessâmes tous, nous préparant de notre mieux à recevoir notre Sauveur le jour suivant.

Il y avait, comme je l’ai dit plus haut, à une extrémité de notre étroite prison, un espace, correspondant à une écoutille, dans lequel la distance d’un pont à l’autre pouvait permettre à plusieurs personnes de se tenir debout : ce fut là que nous dressâmes de notre mieux l’autel pour le saint sacrifice.

Le 27 Février 1840, dans le port de la capitale de la Nouvelle-Galles du Sud, un évêque de l’Église de Jésus-Christ célébrait, assisté de ses missionnaires, la sainte messe, au fond de cale d’un navire-prison, et cinquante-huit exilés politiques canadiens entendaient cette messe, dite à leur intention, et y recevaient la sainte Eucharistie.

Ô merveilles de la religion ! qui pourrait vous énoncer ? Mais, si peu possèdent le don de vous redire, tous ont reçu celui de vous sentir, et c’est surtout au malheureux que ce don est accordé, dans toute sa plénitude !…

Ce fut pour nous un bonheur indicible de rencontrer, à notre arrivée sur la terre de déportation, un protecteur, un père, dans la personne d’un prince de l’Église, et des amis si sincères dans celle de ses dignes missionnaires ! Puis, nous avions bien besoin du secours d’en haut qu’ils nous apportaient, et de la force qu’on puise dans les sacrements, pour pardonner de bon cœur à tous ceux qui, pendant cette interminable traversée, s’étaient montrés aussi cruels qu’injustes à notre égard.

La sainte messe dite, nous passâmes tous environ une demi-heure en actions de grâces, après quoi Monseigneur, venant se placer au milieu de nous, autant que le local pouvait le permettre, et s’asseyant sur notre banc de condamnés, se mit à nous parler avec sollicitude et bonté. Il nous fit d’abord compliment sur la manière dont nous avions préparé l’autel, dont il avait fourni lui-même les ornements et les chandeliers. L’excellent prélat nous parla ensuite de notre sort actuel et de ce qui pourrait nous être encore réservé, nous prodiguant les conseils de la religion et de la charité.

Monseigneur Polding nous dit qu’il ne croyait pas devoir nous cacher que le bruit courait qu’on allait nous mener à quelque cent milles de Sydney, dans une petite île nommée Norfolk, baptisée dans la colonie du nom « d’Enfer sur terre » (Hell on earth), La perspective était effectivementt terrible : cet endroit était alors le lieu où l’on envoyait les forçats les plus dépravés et les plus incorrigibles : tous les jours il s’y commettait des crimes atroces, et les traitements, auxquels ces malheureux étaient soumis, étaient à l’unisson du caractère et des mœurs des habitants de cette affreuse localité.

Il paraît que de philanthropiques personnages, liés avec le gouvernementt canadien d’alors, avaient fait de nous une peinture aussi chargée que hideuse : cela, joint à l’effet produit par les articles mensongers et sanguinaires de certains journaux anglais de Montréal transmis à la Nouvelle-Galles du Sud, faisait qu’on s’imagina avoir affaire, en nos personnes, à des bandits prêts à tout entreprendre et à exécuter les plus grands attentats sans frémir.

Les dignes prêtres qui accompagnaient monseigneur Polding rivalisèrent de zèle avec leur digne évêque, pour nous préparer à accepter, en vue de Dieu, le sort qui nous attendait, quel qu’il fût. Le généreux Prélat dit avec nous une courte prière, nous renouvela sa bénédiction épiscopale et nous laissa, en nous disant qu’il allait, de ce pas, se rendre auprès du gouverneur, afin de solliciter pour nous la faveur d’être débarqués à la Nouvelle-Galles du Sud.

Le moment du départ de ces dignes ministres de la religion nous parut une véritable séparation ; mais déjà faits à la misère et au malheur, et fortifiés par le pain de vie, nous nous préparâmes à tout supporter, à peu près certains que nous étions d’être envoyés à Norfolk. C’était pourtant une terrible perspective que celle d’aller prendre rang parmi tout ce que les trois royaumes offrent de plus avili et de plus corrompu !