Notes d’un condamné politique de 1838/08

Librairie Saint-Joseph (p. 91-116).


VIII

LE VOYAGE DES DÉPORTÉS.


À mesure que l’été s’écoulait, la rumeur de notre départ pour l’exil s’accréditait ; mais personne ne savait quelle serait la teneur de l’ordre de commutation, et l’on ignorait complètement quel serait l’endroit de notre destination.

Enfin, après dix mois de prison et de souffrances, le 25 septembre 1839, à trois heures de l’après-midi, on vint signifier à cinquante-huit d’entre nous (voir la liste du chapitre précédent), tous condamnés à mort, que notre sentence était commuée en une sentence de déportation à vie en Australie, et que nous devions être prêts à partir pour ce voyage de plusieurs milliers de lieues, le lendemain ! Oui, un avertissement du soir pour un départ du lendemain matin, à des hommes respectables, à des pères de famille, exilés à vie parmi les forçats dans un autre hémisphère, non pas pour de des crimes atroces ou déshonorants, mais pour avoir cédé aux entraînements blâmables, sans doute, mais généreux, d’un patriotisme mal dirigé !

Je n’ai pour but, dans cette courte remarque, que de protester contre une foule d’écrits qui ont représenté les insurgés de 1837 et 1838 comme des monstres, et sont allés jusqu’à reprocher au gouvernement du temps d’avoir encouragé les révolutions, en témoignant aux coupables trop de douceur et de clémence. Un auteur, officier de l’armée, disait à ce propos dans un ouvrage publié sur le Canada et contre mes compatriotes : « Les loyaux, qui avaient beaucoup souffert pendant l’insurrection, se montraient mécontents et indignés de cette tendance à la clémence[1]. »

Aujourd’hui que les passions soulevées dans ces temps malheureux sont complètement apaisées, on peut faire sans danger à chacun sa part ; et il doit être permis, à ceux qui ont tant souffert pour leur erreur d’un moment, de démontrer, avant de descendre dans la tombe, qu’on ne doit pas les confondre avec les grands criminels, et qu’ils ont largement payé leur dette à l’ordre établi.

Le public avait appris, quelques heures avant nous, que notre sort était fixé, et les parents et amis des condamnés s’étaient hâtés d’envoyer informer les familles du départ, si prochain, des leurs pour le lieu d’un bannissement à vie.

À huit heures du matin, le jour où nous devions nous embarquer, un grand nombre de parents, d’épouses et d’enfants des condamnés envahirent la prison, pour dire un adieu, qu’on croyait devoir être éternel et qui le fut pour plusieurs, l’un à un fils, l’autre à un époux, d’autres à un père… Tous les âges étaient confondus dans cette union de larmes amères et de cris déchirants. Les malheureux pères de famille ne trouvaient guère de paroles de consolation à donner à ces femmes éplorées, à ces enfants laissés désormais sans autre appui que celui de la charité des proches, des amis ou du public ; ils se contentaient de mêler leurs pleurs à ceux de ces êtres si chers et de répondre à leurs derniers embrassements.

Pour moi, j’avais vu un de mes frères la veille, et je remerciais Dieu d’épargner à mes vieux parents absents, surtout à ma mère, les terribles émotions d’une pareille scène. Je me disais, en regardant mes compagnons de déportation, la plupart paisibles cultivateurs : — Qu’a-t-on donc tant à craindre, maintenant, de ces braves gens ? Si, toutefois, il y a des coupables ce ne sont certainement pas eux !

À 11 heures de la matinée, le 26 septembre, on apporta dans la section de la prison que j’habitais un tas de menottes ; cela joint au bruit de portes et de ferrailles, que nous entendîmes dans les escaliers voisins, nous fit comprendre que l’heure du départ était arrivée.

Bientôt on fit retirer les étrangers, c’est-à-dire les membres des familles des condamnés, et un instant après des officiers civils et militaires, accompagnés de soldats vinrent procéder à l’enchaînement des prisonniers. Nous fûmes liés, deux à deux et conduits dans la cour antérieure de la prison, entre deux haies de soldats de pied : à la porte stationnait un détachement de cavalerie. Là, aussi, se tenaient des épouses et des enfants de condamnés, qui, avertis trop tard, n’avaient pu venir à temps, pour converser, une dernière fois, avec leurs maris et leurs pères dans la prison. C’étaient des cris, des larmes, des adieux déchirants jetés à travers les rangs des soldats, quelquefois un élan vers les condamnés, réprimé par les agents de l’autorité.

En sortant de la prison et en me trouvant sous un ciel ouvert, je ressentis un moment de bien-être matériel impossible à décrire : je n’étais pas sorti des murs de la geôle depuis mon procès ! Je respirai l’air à pleine poitrine et je regardai le beau ciel de mon pays ; mais cette jouissance fut de courte durée ; car, bientôt rappelé au sentiment de la réalité, je me plongeai dans les tristes réflexions que suggérait la perspective de mon triste sort.

En quittant nos logements de la prison, nous fûmes l’objet de chaudes marques de sympathie de la part de plusieurs des employés de l’établissement ; cela fait honneur à l’humanité et fait toujours du bien aux prisonniers. Le médecin de la prison, M. le Docteur Arnoldi, qui s’était toujours conduit envers nous avec beaucoup d’humanité (je parle de M. Arnoldi, le père, mort à Montréal depuis plusieurs années), pleurait à chaudes larmes. Au moment où on me mettait les fers, il saisit ma main restée libre entre ses deux mains, et, la pressant avec affection, il me dit : — « Courage, mon enfant ! »

Il y avait foule dans les rues ; mais la masse des curieux, paraît-il, était stationnée à l’embarcadère du port, dont elle encombrait les avenues. Pour éviter la foule, qui pouvait devenir une cause d’embarras et de trouble peut-être, on nous dirigea en toute hâte, sous escorte de cavalerie, vers le pied du courant, où nous trouvâmes le bateau à vapeur, British America, qui nous prit à son bord. On nous fit descendre sous le tillac d’avant, et un instant après le bateau s’éloignait de la rive à toute vapeur.

Dans l’après-midi on nous ôta nos fers, et peu après, on nous fit distribuer une ration de pain et de jambon, à laquelle le plus grand nombre toucha à peine, tant les émotions du départ nous avaient bouleversés. Il y avait des gens, comme je l’ai dit plus haut, dont les demeures avaient été incendiées et qui laissaient sur le pavé des femmes chargées de nombreux enfants.

Notre bateau jeta l’ancre dans le lac Saint-Pierre ; c’était pour attendre, dirent les gens de l’équipage, un autre bateau ayant à son bord les déportés du Haut-Canada : on voulait ne faire qu’une opération du transbordement de tous les prisonniers à bord du bâtiment de transport qui devait les conduire tous aux terres australes.

Il était environ onze heures, le 2 septembre lorsque nous accostâmes, dans le port de Québec, le navire de transport Le Buffalo ; c’était un grand bâtiment à trois ponts, armé, je crois, de quinze à vingt canons de divers calibres et monté d’environ cent cinquante hommes d’équipage.

On nous mit des menottes et l’on nous fît passer de suite dans les logements qui nous avaient été préparés, et quels logements, grand Dieu ! C’était sur le troisième pont et bien au-dessous de la ligne de flottaison. Quand nous fûmes là, dans l’étroit et sombre espace qui devait être pendant plusieurs mois l’habitacle de nos souffrances, on nous enleva nos menottes et on nous distribua les lits que nous devions occuper.

Pour rendre possible au lecteur l’intelligence de ma description, j’ai fait préparer un petit diagramme, représentant les dispositions de ce logis, ménagé pour cent quarante-quatre prisonniers, tant du Bas que du Haut-Canada, dans un entrepont de quatre pieds et quelques pouces d’élévation, d’un pont à l’autre, sur environ soixante-quinze pieds de longueur entre deux cloisons construites à notre intention. Chacun de nous n’avait en jouissance qu’un espace cubique de cinquante pieds environ, dans un endroit privé de ventilation, où il passait les jours et les nuits, sauf les courts instants de rares promenades sur le grand pont.

Notre logement s’étendait donc du tiers postérieur du navire à l’espace qui correspond à ce que, dans les navires marchands, on appelle le coqueron. Cet espace, au centre du navire, affectait la forme d’une boîte de soixante-quinze pieds de long, sur environ trente-cinq de large et quatre et demi de hauteur, à l’exception d’un petit espace en arrière, où un retrait du pont donnait une élévation d’un peu moins de six pieds, près de l’écoutille. Le milieu de cette boîte était occupé, dans le sens de la longueur par une rangée de caisses et de ballots, établis sur une largeur d’au moins douze pieds et allant d’un pont à l’autre, séparant l’entrepont en deux compartiments distincts communiquant ensemble par deux passages laissés libres aux deux extrémités, lesquels passages correspondaient avec deux écoutilles grillées et gardées par des sentinelles armées.

Les deux couloirs ainsi faits de chaque côté du navire, ayant pour limites à l’intérieur la muraille de caisses et de ballots, à l’extérieur la paroi du vaisseau, avaient environ onze pieds et demi de largeur sur la longueur déjà donnée de soixante-quinze pieds. Cette largeur de onze pieds et demi était partagée comme suit : 1o un espace libre de trois pieds, seul endroit où nous pussions nous livrer à quelques mouvements, encore n’était-ce qu’en marchant à demi-courbés, puisque la hauteur d’un pont à l’autre n’avait pas cinq pieds ; 2o un banc d’environ dix-huit pouces de large qui régnait dans toute l’étendue du couloir ; 3o une double rangée de compartiments de six pieds de profondeur qui devaient nous servir de lits.

Ces compartiments au nombre de dix-huit, savoir, neuf de front sur deux de hauteur, avaient sept pieds et quelques pouces de front sur la profondeur mentionnée de six pieds, ils étaient destinés à recevoir chacun quatre occupants. Des espèces de matelas fort inégaux et fort durs étaient déposés au fond de ces compartiments ou boîtes, dans lesquelles il était aussi difficile de s’introduire qu’il était difficile d’y trouver une position supportable.

Nous descendîmes dans ce taudis affreux, par une écoutille d’environ deux pieds carrés, et deux sentinelles prirent de suite poste à deux autres écoutilles fortement grillées, commandant les deux extrémités de notre logement et communiquant avec les autres ponts du navire, du haut en bas ; c’était par ces écoutilles qu’on recevait le peu d’air et de lumière dont il nous était donné de jouir.

Les prisonniers politiques du Haut-Canada étaient au nombre de 83, on leur avait adjoint trois condamnés pour meurtre qui furent confondus avec eux, portant le nombre total à 144. L’officier qui nous avait conduits nous avait partagés en deux bandes de 72 hommes chacune ; l’une reçut l’ordre d’occuper le logement de tribord, et l’autre, celui de bâbord. Je me trouvai placé sur le banc, à l’extrémité arrière du couloir de tribord, ayant pour voisins les plus proches M. le capitaine Morin, M. Morin, fils, MM. les notaires Huot et Lanctot, M. le Dr Newcombe et le jeune Ducharme.

Le lit qui m’était destiné, à moi quatrième, était le lit du second rang, du premier compartiment de tribord, en arrière (voisin de l’écoutille marquée C sur le diagramme). C’est dans ce compartiment que l’élévation, entre les deux ponts, était la plus grande ; il fallait, de cet endroit, franchir une marche pour arriver au niveau général du pont qui servait de plancher à notre prison.

Une fois que nous fûmes installés ou plutôt empilés, avec nos petites valises, dans cette étroite, obscure et fétide prison, on nous fit servir le dîner, composé de bœuf salé froid et de biscuit, puis nous fûmes laissés à nos tristes réflexions et aux terribles pressentiments que cette manière de nous traiter nous suggérait tout naturellement.

Le soir on vint nous apporter le souper ; c’était un brouet clair de farine d’avoine, qu’on nous présentait dans un seau, où nous puisions avec une tasse d’une chopine qui constituait la ration réglementaire pour tous.

Immédiatement après le souper, on nous intima l’ordre de nous mettre au lit au son d’une cloche qui devait sonner tous les soirs à huit heures : l’heure du lever était fixée à six heures. On devait garder le silence le plus absolu pendant la nuit. II était défendu de communiquer, en aucun temps, les uns avec les autres, d’un côté à l’autre des logements, et nul ne pouvait aller aux lieux d’aisance, situés dans l’entrepont supérieur près de l’escalier, sans la permission de la sentinelle.

À huit heures, nous nous glissâmes dans les boîtes qui devaient nous servir de lits, quatre ensemble, ayant pour deux une couverture, déjà très-malpropre, et pour oreiller un petit coussin fort mal fait et bien dur.

Pour ma part, malgré tout ce qu’un pareil lit avait d’incommode et de répugnant, je dormis bien toute la nuit : il est vrai que j’étais rendu de fatigues et d’émotions, et que, de plus, le froid que j’avais enduré sur le bateau à vapeur m’avait engourdi au point que je ne sentais pas les aspérités de ma couche.

À la cloche de six heures, le lendemain matin, nous sortîmes de nos boîtes un peu meurtris, un peu asphyxiés et grandement indignés de la manière dont on en usait à notre égard. Un officier vint faire sa ronde pour constater notre présence dans le couloir, comme il l’avait fait la veille au soir, pour constater l’observance du règlement relatif au coucher.

À peine étions-nous hors de nos lits, que nous entendîmes le bruit des chaînes de la frégate, on levait les ancres, et bientôt le navire se mit en mouvement : le bruit de la vapeur nous fit comprendre que nous étions remorqués. Nous partions donc pour le grand et pénible voyage de l’exil ; nous quittions notre patrie, sans pouvoir jeter un dernier coup-d’œil sur cette belle nature du Canada, si belle surtout dans ce magnifique port de Québec où nous nous trouvions en ce moment !… D’un commun accord, nous nous jetâmes à genoux et nous mîmes à dire ensemble la prière du matin, pratique que nous avons fidèlement observée matin et soir tout le long du voyage. Cette première prière fut interrompue, pendant quelques instants, par des coups de canon tirés par notre vaisseau, salut auquel répondirent les canons de la citadelle du Cap-Diamant.

Vers sept heures, on nous fit mettre en sections de douze pour recevoir nos aliments. Un seau était le plat commun, destiné à contenir, tour à tour ou conjointement, tous nos aliments : du reste, nous n’avions ni couteaux, ni fourchettes, ni cuillers ; tout notre service de table se composait d’une petite tasse ou mesure de chopine.

Le régime alimentaire était ainsi ordonné : déjeuner, — une chopine de gruau d’avoine faiblement édulcoré ; dîner, — 4 onces de bœuf salé, 4 onces de pudding au suif et quelques onces de biscuit, ou bien (alternativement de deux jours l’un) une chopine de soupe aux pois, 3 onces de lard et 11 onces de biscuit ; souper, — une chopine de cacao, avec le peu de biscuit qui nous restait du dîner, quand il en restait.

La tablée à laquelle j’appartenais jouissait du luxe d’un petit couteau de poche que possédait le capitaine Morin ; ce couteau nous servait à couper la viande que nous prenions sous le pouce, après avoir bu ou mangé, comme on voudra, notre soupe aux pois avec la petite mesure. Voilà comment eurent à se tirer d’affaire, dans l’étroit entrepont que je viens de décrire, pendant les longs mois d’une traversée de plusieurs mille milles, des gens qui n’avaient jamais connu auparavant le malheur et le besoin, et qui, pour la plupart, n’avaient jamais vu la mer, même de loin.

On ne pouvait nous laisser jour et nuit dans l’étroit espace de notre prison flottante sans risquer de nous voir périr tous en peu de temps, aussi avait-on organisé la promenade journalière des prisonniers comme suit : le matin à neuf heures, la moitié d’entre nous, c’est-à-dire soixante-douze, étaient amenés sur le premier pont et y demeuraient en plein air jusqu’à onze heures et demie (le temps le permettant) ; dans l’après-midi l’autre moitié prenait la même place, sur le gaillard d’avant, à deux heures, et y demeurait jusqu’à cinq heures et demie.

Nous eûmes, au moins, pendant les premiers jours de notre traversée, le dernier plaisir de contempler les rives nord et sud du Saint-Laurent. Lorsque nous montâmes sur le pont le premier jour, nous étions un peu en bas de l’Île-d’Orléans et le bateau à vapeur, qui jusque-là avait donné la remorque à notre frégate, venait de lâcher les amarres : nous le regardâmes longtemps, avec envie, remontant le fleuve et se rapprochant de tous les êtres chéris dont chaque minute nous éloignait, nous malheureux exilés.

Pendant cinq jours la mer fut belle et se montra indulgente ; mais le cinquième jour elle devint houleuse, sous l’effet d’un gros vent, et bientôt le mal de mer commença à faire son apparition au milieu de nous. À mesure que la tempête se faisait plus forte et que les vagues venaient battre avec plus de violence les flancs de notre triste frégate, le nombre des victimes de cet horrible mal augmentait.

Le sixième jour après notre départ, on comptait cinquante-neuf malades sur les soixante-douze prisonniers logés de notre côté du navire, et nous apprîmes, plus tard, que l’état des choses était à peu près le même, sinon pire, du côté des prisonniers du Haut-Canada, occupant le couloir de bâbord.

Ceux qui ont goûté du mal de mer ou qui en ont pu voir les effets, ceux-là seuls pourraient se figurer dans quel état nous nous trouvions, malades ou non malades, privés de lumière, mais d’air surtout, d’air si nécessaire à ceux qui sont atteints du mal en question, entassés dans un étroit espace avec défense d’occuper les lits, si pauvres qu’ils fussent, pendant le jour. Les pauvres malades étaient sans cessé obligés de se cramponner à tout pour remonter sur le banc étroit, d’où les soubresauts du navire et la faiblesse les précipitaient sans cesse sur le pont rendu humide, glissant et fétide par les vomissements.

Treize seulement (j’étais du nombre) échappèrent à la maladie : pendant huit jours, nous eûmes la douleur de voir nos compagnons en proie à ces tortures, que nous essayions à soulager de notre mieux. La pluie, le vent et le roulis nous empêchèrent, pendant tout ce temps, de profiter de la promenade des premiers jours. L’odeur serait devenue suffocante, si elle ne l’était déjà, sans la précaution qu’on eut de mettre une cuve dans l’entrepont qui se trouvait au-dessus de nous, dans le voisinage des lieux d’aisance. Lorsque le besoin de vomir se faisait sentir, les plus forts allaient à la cuve, et, de ceux qui étaient en santé, six étaient constamment employés à nettoyer notre pavé (c’est le nom qu’il faut donner à ce pont), pour aller déposer les eaux de lavage dans cette même cuve. C’étaient des scènes à faire bondir le cœur, et je ne comprends pas comment nous avons pu résister à de pareilles souffrances.

Ajoutez à tout cela les grossièretés, les insultes, les brutalités même de quelques hommes de l’équipage, entre autres celles d’un jeune officier du nom de Nibblett (j’écris ce nom comme nous le prononcions), qui n’avait guère de plus aimables noms à nous donner que ceux de son of a bitch (enfant de chienne), de cut throat (coupe-jarret), etc., etc. À la vue de cette indigne conduite et du traitement que nous subissions, nous eûmes la pensée qu’on avait l’intention ou de nous faire périr de misères et de souffrances dans la traversée, ou bien de nous pousser à quelqu’acte de désespoir qui pût donner l’occasion de nous décimer. On avouera que de pareilles idées étaient parfaitement justifiées par la manière dont on nous traitait dans notre immense malheur.

Pendant huit jours, donc, nos pauvres compagnons malades eurent à subir ces terribles épreuves du mal de mer, et pendant huit jours, nous leur prodiguâmes les soins en notre pouvoir, les nettoyant, les aidant à se relever quand ils tombaient, les introduisant dans leur lit le soir, les en retirant le matin, à l’heure fixée par le règlement.

Enfin, le quatorzième jour après notre départ, le calme se fit et le beau temps reparut : ce jour-là nous pûmes monter sur le haut pont, pour y respirer l’air pur et frais de la mer. Nos pauvres malades se sentirent de suite soulagés, et deux jours après il ne restait plus que cinq de nos compagnons qui conservassent encore des traces du terrible mal.

Mais une autre souffrance physique nous attendait à ce point de notre voyage. Les marins disent que l’air de la mer creuse l’estomac : eh bien ! oui, l’air de la mer et notre quasi abstinence de huit jours venaient d’augmenter considérablement notre appétit ; mais il fallait cependant se contenter de la quantité d’aliments voulue par le règlement. Aussi, la plupart d’entre nous eurent-ils à souffrir affreusement, pendant toute la traversée, de l’insuffisance de nourriture.

Jamais d’autres que nous, mes compagnons d’exil et moi, ne sauront comprendre tout ce que nous ayons enduré. À l’heure qu’il est, quand j’y pense, c’est comme un rêve dans lequel j’aime à me sentir délivré de mes maux, ou comme un cauchemar dont je cherche à me débarrasser, selon la disposition d’esprit dans laquelle je me trouve.

Il semblera au lecteur que notre situation était assez pénible pour ne pas inspirer autre chose, à un être humain, que de la pitié ; que notre pénurie et notre misère étaient assez grandes pour ne pas suggérer l’idée d’y ajouter encore, qu’il ne devait venir à la pensée de personne de se faire une position meilleure aux dépens de malheureux comme nous. Eh bien ! il n’en fut rien. Il se trouva, parmi les employés du bord, un homme qui crut pouvoir tirer parti à son profit de la triste impuissance dans laquelle nous nous trouvions de pouvoir déjouer ses projets.

Il y avait, à bord de la frégate, un individu du nom de Black, marchand banqueroutier du Haut-Canada, lequel avait obtenu le privilège d’un passage gratuit aux terres australes, à la condition de nous servir de maître-d’hôtel pendant la traversée : c’était lui qui faisait le partage des rations des prisonniers et qui devait veiller à la propreté de notre logement. Il vint à la pensée de ce misérable de se rendre important auprès des autorités du bord, et probablement d’obtenir une récompense, en fabriquant contre nous la plus noire comme la plus lâche de toutes les calomnies. Pour accomplir son infâme projet, il s’associa à un prisonnier du Haut-Canada, le nommé Tywell ou Towell, qui consentit, moyennant des promesses de bons traitements présents et de liberté ultérieure, à servir de compère à ce scélérat.

Notre indigne maître-d’hôtel alla donc trouver le commandant de la frégate, dans la matinée du quinzième jour de notre navigation, pour lui dire que les prisonniers canadiens et américains (presque tous les prisonniers du Haut-Canada étaient américains) avaient formé le complot de se révolter contre l’équipage et de s’emparer du navire. Black indiqua Tywell, le prisonnier, comme étant en état de donner tous les renseignements désirables. Ce dernier, mandé devant le capitaine, corrobora tout ce qu’avait dit Black, comme nous le sûmes plus tard ; et désormais le commandant du navire, s’il ne fut pas effrayé d’un complot, qui eût été de notre part un acte de folie confirmée, n’eut plus de doute du moins sur son existence.

Nous n’avions pas l’ombre d’un soupçon de ce qui s’ourdissait ainsi contre nous ; aussi on ne saurait décrire l’étonnement que nous ressentîmes, lorsque, à deux heures de l’après-midi de ce même quinzième jour, nous vîmes arriver dans notre logement deux officiers accompagnés de forts détachements des marins de l’équipage, armés de pistolets et de coutelas comme s’il se fût agi d’un abordage. Nous reçûmes l’ordre de nous diriger en silence vers l’escalier qui conduisait à l’entrepont, où l’on nous logea sous clef dans un compartiment d’environ vingt-quatre pieds carrés situé à l’avant.

Nous demeurâmes enfermés dans cet endroit pendant environ deux heures, sans savoir ce qu’on voulait faire de nous, ni pouvoir comprendre le but de cette conduite mystérieuse à notre égard.

Au sortir de notre seconde prison, dont les abords étaient gardés par des hommes armés jusqu’aux dents, nous reçûmes de nouveau l’ordre de n’avoir aucune communication d’un côté à l’autre de nos logements, et de garder, avec plus de rigueur que jamais, le silence entre nous. On nous avertit que les sentinelles avaient reçu l’injonction de faire feu sur le premier qui laisserait sa place sans en avoir préalablement obtenu la permission.

Pendant notre internement de deux heures dans le coqueron dont je viens de vous parler, on avait ouvert toutes nos valises et bouleversé tous nos lits. Il va sans dire qu’on ne trouva rien de compromettant : quelques canifs, des rasoirs et des pièces d’or et d’argent, trouvés dans quelques valises, furent confisqués sans pitié. Nous trouvâmes plusieurs valises brisées, nos effets bousculés, et nos pauvres lits sens dessus dessous.

Quoique la fausseté de l’existence d’un complot quelconque fût démontrée manifestement par ces recherches infructueuses, on redoubla de rigueur contre nous, et cela sans nous offrir la moindre occasion de nous justifier. Nous ne pouvions deviner la cause de ces recherches et de ces rigueurs. Il était facile de voir que nous avions été la victime de quelque calomnie ; mais nous ne pouvions imaginer d’abord sur quoi on avait pu fonder le soupçon d’un damned plot (complot infernal), dont nous parlait, sans explication aucune, mais avec un crescendo d’injures, l’officier Nibblett. Ce ne fut que quelques jours après que nous apprîmes le tout de la bienveillance d’un pauvre factionnaire, ému de pitié à la vue de l’inquiétude dans laquelle nous jetait tout ce manège. Pour ne pas compromettre ce brave homme, nous ne dîmes mot aux autorités de la révélation qu’il nous avait faite, laquelle, du reste, ne faisait de mal à personne ; car l’idée d’une révolte de notre part était d’une absurdité telle qu’elle ne pouvait manquer d’apparaître à tout le monde, après réflexion.

De ce moment, au lieu de nous faire monter ensemble tous les jours sur le pont, ceux de tribord pendant deux heures le matin, et ceux de bâbord pendant deux heures l’après-midi, on ne nous fit plus monter que par escouades de douze, et pour une heure seulement ; et alors nous étions obligés de nous tenir en silence dans un coin, sous la surveillance d’une garde armée.

Bientôt vint s’ajouter à toutes nos souffrances une misère qui prit rapidement des proportions atroces ; je veux parler de la vermine, qui, se trouvant en germe dans les effets de literie qu’on nous avait donnés, n’eut pas de peine à se développer et à se multiplier, dans les conditions toutes favorables que lui offrait notre pénible situation : nous en fûmes bientôt couverts.

Le lecteur me pardonnera ces détails dégoûtants : mais je veux rendre complètement, autant qu’un court récit peut le faire, le tableau des souffrances que nous avons endurées.

Les seaux dans lesquels on nous servait à manger étaient d’une malpropreté incroyable ; nous ne pouvions guère le constater, dans notre taudis obscur, que par l’odeur ; mais plusieurs fois nous pûmes nous en convaincre du regard, sur le pont, en étant témoins des sales procédés employés pour laver ces baquets après le repas. Que Dieu pardonne à ceux qui nous ont traités de la sorte, comme je leur pardonne ; mais il est triste pour la pauvre humanité d’avoir à signaler de pareilles infamies. Ah ! lecteurs de mon pays, habitants de nos campagnes et de nos villes si chrétiennes, jamais vous ne pourrez concevoir ce que nous avons souffert ; et tout mon étonnement, aujourd’hui, est que nous ayons pu y survivre. C’est étonnant comme l’homme peut endurer de souffrances morales et physiques.

J’ai dit un mot de l’insuffisance de notre ration alimentaire ; mais que de fois n’avons-nous pas vu diminuer encore cette ration par les accidents du transport, de la cuisine à notre étroit et noir logis, surtout dans les jours de gros vent, alors que le roulis et le tangage rendaient la marche si difficile sur les ponts du navire.

Une fois la semaine, nous procédions au lavage de nos effets, pendant l’heure qu’il nous était donné, à tour de rôle, de passer sur le pont. Ce lavage se faisait à l’eau salée avec une brosse et une espèce de terre blanche qui tenait lieu de savon, lequel ne peut s’employer avec l’eau de mer. Cette opération, importante pour nous, avait du reste le mérite de nous offrir quelques distractions, et de tempérer un peu l’ennui de notre affreux désœuvrement.

Nous avions parmi nous des malades auxquels nous prodiguions tous les soins en notre pouvoir, et, tous, nous étions fort inquiets, dans l’appréhension où nous étions de ne pouvoir longtemps résister à nos souffrances et à nos privations de toutes sortes : nous nous consolions par la pensée de Dieu, en prenant de nouvelles forces dans la prière, seul adoucissement à nos maux.

Le 15 octobre, on nous fit faire grand ménage et nettoyer notre logement, qui fut badigeonné à la chaux, opération qui fut renouvelée deux fois chaque semaine pendant le reste de la traversée ; car les dangers de maladie augmentaient à mesure que nous entrions dans des climats plus chauds.

La calomnie de Black et la razzia qui en fut la conséquence avaient encore ajouté une nouvelle misère à toutes les autres. S’il est quelqu’un de mes lecteurs qui ait jamais subi le supplice d’une barbe faite avec un mauvais rasoir, il pourra se faire une idée de la torture que, deux fois la semaine, nous avions à endurer. Les jours de barbe, on nous menait sur l’entrepont, où, chacun à son tour, se rasait avec d’affreux rasoirs à demi rouillés, servant à un grand nombre et aussi mal entretenus que possible. Ceci se pratiqua tout le temps de la traversée, à dater du jour où l’on avait enlevé de nos valises les quelques bons rasoirs qui nous appartenaient. Les rasoirs, destinés à tout le monde, étaient confiés aux soins de notre persécuteur Black, et, à la fin de la traversée, il n’y avait presque plus moyen d’endurer les douleurs de l’opération dont il s’agit, toujours faite à l’eau froide et sans miroir, souvent au roulis imprimé au navire par une mer houleuse et tourmentée. Je fus, cependant, un de ceux qui souffrirent le moins de ce chef, à cause de ma jeune barbe, alors peu apparente et facile à tondre ; mais certains de mes compagnons ne revenaient jamais de l’opération en question, sans avoir la figure en sang et les yeux noyés de larmes.

À mesure que nous approchions des tropiques, la chaleur devenait étouffante, dans nos étroits logements sans air. Pendant un mois, la zone torride nous brûla de ses feux.

Qu’on se figure cent quarante-quatre personnes entassées dans le fond de cale d’un navire, dans un espace rétréci entre deux ponts séparés l’un de l’autre par un espace de quatre pieds et quelques pouces seulement ; ces personnes plongées dans une obscurité continuelle et ne recevant d’air que par deux écoutilles munies de manches de toile comme ventilateurs ; soumises à un régime alimentaire détestable de tout point, n’ayant qu’une pinte d’eau par jour pour étancher une soif insatiable, livrées à des myriades d’insectes nuisibles autant que dégoûtants : et tout cela sous le soleil des tropiques et sur le chemin de l’exil, au milieu des forçats !

Nous avions de notre côté une dizaine de malades, auxquels on n’accordait aucun adoucissement, et sur le sort desquels nous entretenions de grandes craintes. Nous les soignions de notre mieux ; mais ces soins n’étaient que de l’affection ; car nous n’avions aucun moyen matériel de les soulager. Du côté des prisonniers du Haut-Canada, il y avait encore plus de malades : avant d’atteindre les tropiques même, le 22 octobre, l’un d’eux, le nommé Priest, succomba à ses souffrances et fut enseveli dans les flots.

Ces prisonniers, que nous appelions les prisonniers du Haut-Canada, étaient presque tous des Américains ; à peine y avait-il parmi eux une dizaine d’habitants du Haut-Canada. Ces hommes, qu’on distinguait en 1837 et 1838 sous le nom de sympathiseurs, me parurent, autant que j’ai pu les connaître par les relations que nous eûmes, surtout avec ceux qui faisaient partie de notre division, des gens fort respectables. L’état d’émaciation et de dénuement de ces pauvres malheureux était extrême ; malgré nos misères nous reconnaissions qu’ils étaient encore plus malheureux que nous : puis, nous trouvions dans notre foi des ressources et des consolations qui manquaient à la plupart d’entre eux.

Il y avait parmi nous, je parle des cent quarante-quatre, des hommes plus faibles que les autres, entre autres un vieillard de plus de soixante ans malade de la poitrine ; dire ce que ces gens et surtout ce vieillard ont eu à souffrir serait une tâche impossible ; cent fois nous crûmes le pauvre vieillard sur le point de rendre son âme à son Créateur. Quelle perspective pour des catholiques que celle de mourir ainsi sans le secours d’un prêtre ! « — Mais le Dieu de toute bonté entend nos soupirs, nous disions-nous, Il est témoin de nos désirs et Il acceptera notre sacrifice en nous donnant les grâces nécessaires pour suppléer à l’absence de son ministre, si nous avons à périr dans ce vaisseau. »

Parmi nos malades, je ferai mention spéciale de mon ami, le notaire Hypolite Lanctôt, établi aujourd’hui à Laprairie, à cause de l’étroite amitié qui nous a toujours liés pendant notre exil, et qui ne s’est jamais démentie depuis. M. Lanctôt faisait partie, comme je l’ai dit plus haut, de la même division que moi et j’ai pu être témoin de ses souffrances pendant tout le voyage ; elles furent extrêmes. Que de fois je l’ai cru sur le point d’y succomber, alors que je m’efforçais, avec mes autres compagnons, de lui prodiguer les soins du cœur, à défaut de tous les autres qu’il nous était impossible de lui procurer.

Les promenades que nous faisions sur le pont (je parle de ceux qui pouvaient s’y rendre) n’étaient guère un soulagement sous l’ardeur des feux tropicaux ; si nécessaires qu’elles fussent à notre santé, elles ne semblaient servir, tout simplement, qu’à nous faire remarquer combien était imprégné de fièvre l’air de notre logement.

Il se trouve de bons cœurs partout ; nous en rencontrâmes au sein de l’équipage du Buffalo ! Deux soldats, touchés de tant de misères, eurent l’humanité d’apporter à des malades un peu d’eau dans laquelle ils avaient mêlé leur ration de rhum ; surpris une fois sur le fait, ils furent fouettés tous les deux. Cette rigueur n’empêcha cependant pas un pauvre matelot d’apporter, lui aussi, dans les rares occasions qu’il pouvait saisir, un peu d’eau à ceux qui souffraient le plus de la soif ; mais il se servait d’une botte pour cet office de sublime charité. Tel était le besoin de boire qui nous tourmentait que ce vase repoussant n’empêchait pas de trouver cette eau délicieuse. Ces trois hommes n’étaient pas les seuls de l’équipage qui eussent pour nous de la compassion : il leur fallait, en effet, avoir des complices de charité ; car autrement ils n’auraient pu accomplir une seule fois leurs bons services. Souvent nous recevions des marques de sympathie des gens de la frégate ; mais la direction et le gouvernement du bord étaient d’une cruauté qu’il eût été difficile de surpasser. Malgré la rigueur des autorités, nous pûmes encore de temps à autre nous procurer un peu d’eau, fournie, non par humanité cette fois, mais par esprit de lucre. En échange de quelques effets pris dans notre petite garde-robe, quelques matelots parvenaient à nous apporter de l’eau, recueillie dans les chaloupes sur le pont, pendant les orages.



  1. The loyal canadians, who had suffered much during the insurrection, were discontented and indignant at this tendency to clemency.
    — Warburton, England in the New World.