Notes d’un condamné politique de 1838/06

Librairie Saint-Joseph (p. 59-76).


VI

LES CONDAMNÉS.


Nous étions donc en cellules, deux à deux ; nous demeurâmes ainsi séquestrés pendant quelques jours, durant lesquels un excellent homme du nom de Lesiége, accusé politique lui-même, mais peu compromis, faisait cuire nos aliments, dans le corridor qui séparait nos cellules et qu’il habitait. Bientôt il nous fut permis de nous réunir dans ce corridor, depuis les dix heures du matin jusqu’à quatre heures de l’après-midi : ce fut, comme on peut l’imaginer, une grande consolation pour nous, et quelque chose dont notre santé avait besoin.

Nous ne conservions pas grand espoir d’un sursis, les scènes dont nous avions été témoins étaient de nature à nous faire abandonner toute espérance ; mais quelle est la position, si désespérée qu’elle soit, qui puisse déraciner entièrement du cœur de l’homme l’espoir ou l’illusion ?

D’après ce que nos avocats avaient pu apprendre, nous étions, bien que réunis tous ensemble dans la même sentence de mort, classés dans les notes des juges dans l’ordre suivant de culpabilité : 1o De Lorimier, 2o J. B. Brien, 3o Joseph Dumouchel, 4o Toussaint Rochon, 5o F. X. Prieur, 6o Jos Wattier, 7o Jean Laberge, 8o Gabriel Chèvrefils, 9o Jacques Goyette, 10o Louis Dumouchel, 11o F. X. Touchette.

Pendant le cours de notre procès, un de mes généreux défenseurs, M. Hart, m’avait dit qu’il tenait de bonne source que des personnes influentes avaient présenté une pétition à Son Excellence l’administrateur Sir John Colborne, me recommandant personnellement à la clémence royale dont il était dépositaire comme représentant le souverain. Cette requête était due, me dit-on, aux efforts et aux sollicitations des excellentes dames de la famille Ellice, qui voulaient bien ainsi reconnaître les bons procédés que j’avais eus pour elles, alors que j’étais chef de troupe dans le village de Beauharnais.

Mon père et ma mère vinrent de nouveau me voir dans les premiers jours de Février. Après, les instants donnés à l’effusion des sentiments de la nature en pareilles circonstances, je parlai à mes parents de ma mort, en leur disant qu’il fallait être prêts pour le pire. Je voulais leur épargner, le cas échéant de mon exécution, les terribles scènes qui précèdent l’ascension de l’échafaud, et je leur dis que je désirais leur dire le dernier adieu la veille du jour qui serait fixé. Je leur appris que les autorités remettaient aux familles les corps des exécutés, et je les priai de vouloir bien déposer mes restes dans le cimetière de ma paroisse natale, à l’ombre de l’église où le baptême m’a fait chrétien et où j’ai fait ma première communion. À ces paroles adressées à mes bons parents, ma mère répondit, d’une voix assurée, que je ne mourrais pas sur l’échafaud : — « Prions la sainte Vierge, elle te sauvera, me dit-elle… » Un instant après, nos larmes et nos embrassements, à tous trois, mettaient fin à cette visite.

Que de scènes de ce genre et de plus déchirantes encore n’ont pas vu ces murs de la prison du Pied-du-Courant. Tous mes compagnons de captivité et de condamnation étaient pères de famille, à l’exception de deux. Les femmes et les enfants venaient voir ceux que la main du bourreau allait bientôt, suivant toute probabilité, arracher à leur affection… Tout cela se passait sous nos yeux ; nos peines comme notre condamnation étaient presque communes entre nous. De toutes les pauvres femmes des condamnés, madame De Lorimier est celle qui m’inspirait le plus de pitié : c’était comme un pressentiment, et puis, cette pauvre famille, en perdant son chef, perdait tout moyen d’existence. Notre malheureux ami parlait chaque fois à sa femme de sa pauvreté, il cherchait à trouver quelque moyen à lui suggérer pour pouvoir élever ses enfants, et, dans l’impossibilité de trouver ce moyen sous des formes saisissables, il finissait toujours par lui dire : — « La Divine Providence ne t’abandonnera pas. »

Le 12 Février, deux des messieurs du Séminaire de Saint-Sulpice vinrent nous rendre visite, sur les huit heures du soir. Ils venaient à cette heure avancée nous communiquer la nouvelle qu’ils avaient apprise, savoir : que les autorités avaient fait une commande de sept cercueils… Ils venaient surtout nous exhorter à offrir à Dieu, de bon cœur, le sacrifice d’une vie périssable, pour obtenir la faveur d’une existence éternelle de bonheur. Ces bons messieurs, demeurèrent une heure dans la prison, conversant des choses d’en haut et priant de temps à autre, puis ils prirent congé de nous en nous bénissant.

Les premiers de la liste que j’ai donnée plus haut allaient donc être exécutés, nous nous en tenions alors comme assurés, et j’étais du nombre. Je crois pouvoir dire que cette perspective me trouvait calme et résigné : en prenant les armes au mois de Novembre, je ne me faisais point d’illusion sur les dangers de toutes sortes auxquels je m’exposais, et depuis je m’étais familiarisé avec l’idée de mourir sur l’échafaud, au point que la question n’était plus pour moi qu’une question de temps.

Dans le silence de ma cellule et de la nuit, après le départ des bons prêtres, je m’entretins avec mon Dieu pendant quelques heures, puis je me couchai et dormis jusqu’au matin d’un profond et tranquille sommeil ; car tout n’est pas tristesse et terreur dans l’aspect de la mort pour un chrétien. Comment pourrait-il en être autrement, pour celui qui nourrit son esprit et son cœur des magnifiques promesses faites à ceux à qui leur foi permet de dire : « J’ai espéré en vous, Seigneur, et je ne serai pas confondu. » Telles étaient mes pensées, et, j’en suis certain, celles de mes compagnons, entre les bras secourables de l’Église qui nous préparait au passage d’une vie de misère à une vie glorieuse, par les soins de ses ministres.

La communication qui nous avait été faite le soir par les bons prêtres, l’avait été individuellement et dans nos cachots ; le lendemain matin à dix heures, heure de notre réunion dans le corridor, ce fut une scène touchante que celle de notre entrevue : ceux qui se croyaient maintenant exempts de l’échafaud se montraient plus affligés que nous qui nous attendions à mourir bientôt. N’eût été la pensée des êtres chéris que les condamnés laissaient sur la terre, je crois vraiment qu’il y aurait eu une véritable joie tranquille à se sentir ainsi sur le bord du tombeau et sur le seuil de l’éternité.

Des amis vinrent nous rendre visite, et nous dire qu’il était bruit que les exécutions devaient avoir lieu le vendredi suivant au matin, nous étions alors au mercredi ; mais nous n’avions encore reçu aucune notification officielle sur notre sort. Nous étions tous des condamnés à mort, les moments de notre existence appartenaient au bon plaisir de Sir John Colborne, voilà tout ce que nous savions.

À trois heures de l’après-midi, le guichetier vint nous dire que les trois juges-avocats venaient d’entrer au bureau du geôlier : ils venaient signifier, aux victimes choisies pour le gibet, que le jour de leur exécution était fixé au vendredi prochain. C’était un peu plus qu’un jour d’avis !

Quelques instants après, la porte de notre prison s’ouvrit, et le geôlier, s’arrêtant au milieu de la porte ouverte par son aide, appela : — Charles Hindenlang ! Celui-ci, répondant à l’appel, sortit de l’appartement dont la porte fut refermée sur nous. Charles Hindenlang était un jeune français protestant, ayant eu du service militaire, et qui, des États-Unis où il se trouvait temporairement, avait par enthousiasme joint le mouvement insurrectionnel du Bas-Canada.

Environ dix minutes après, la porte s’ouvrit de nouveau et le geôlier appela : « Chevalier de Lorimier ! » Celui-ci sortit avec les gardiens, et la porte se referma une seconde fois.

Une troisième fois la porte s’ouvrit, j’étais occupé au fond de la salle à faire cuire quelque chose dans une casserole, je m’entendis appeler. Laissant là mon ustensile, je me rendis auprès du geôlier, en disant à mes compagnons : — « C’est mon tour » ! mais le geôlier me dit en anglais : — « Ce n’est pas vous que j’ai appelé, c’est M. Lepailleur, et c’est simplement pour lui remettre des provisions que lui envoient ses parents. »

Nos deux malheureux compagnons, De Lorimier et Hindenlang, revinrent bientôt vers nous, et nous dirent en entrant dans le groupe ému que nous avions formé pour les recevoir : — « Réjouissez-vous, nous sommes les deux seules victimes choisies dans cette section ; mais il y en a trois autres, prises dans les autres parties de la prison, ce sont Rémi Narbonne, François Nicolas et Amable Daunais. »

Il y avait en ce moment, au milieu de nous, deux dames parentes de l’infortuné De Lorimier, sa sœur et sa cousine, accompagnées d’un monsieur de la famille : ces pauvres dames fondaient en larmes. La victime les consolait par des paroles angéliques, pleines de foi et de résignation. — « Mon sacrifice est fait, disait-il, et j’ai l’espoir d’aller voir mon Dieu ; une seule chose assombrit mes derniers moments, c’est la pensée du dénuement de ma femme et de mes enfants ; mais je les confie à la Divine Providence. »

Le pauvre Hindenlang, à qui sa religion n’inspirait pas les mêmes sentiments qu’à de Lorimier, était loin d’offrir, dans ses paroles et dans son maintien, un spectacle aussi digne et aussi consolant. Il était facile de voir que la pensée de la vie future agitait son âme ; ne sachant à quoi s’attacher pour envisager sans défaillance cette immense perspective, il en appelait à son courage personnel, très grand sans doute. Mais qu’il était facile de voir que cet appui n’est qu’un fragile roseau ! Pour s’étourdir et se donner une contenance, il affectait une indifférence stoïque et, de temps à autre, une folle gaieté, peu de mise dans de pareilles circonstances.

Que nous l’avons plaint, en le voyant ainsi marcher vers cet avenir qui, heureux ou malheureux, ne doit jamais avoir de fin ! Un instant nous avons eu l’espoir de le voir entrer dans le sein de l’Église, et mourir en emportant le pardon de ceux qui ont reçu mission de lier et de délier sur la terre et pour le ciel ; notre espoir a été trompé. Il s’est contenté d’admirer ce que la religion catholique produisait sur ses compagnons d’infortune ; mais le courage moral qui répond à la grâce lui a manqué pour les imiter.

Vers les six heures du soir, les guichetiers vinrent nous dire qu’il fallait entrer dans nos cachots, nos visiteurs se retirèrent alors la douleur dans le cœur. J’ai déjà dit que nous étions deux par deux ; le compagnon de cachot de De Lorimier avait été, jusque-là, le Dr. Brien ; dans ce moment, celui-ci vint me prier de vouloir bien changer de cellule, disant qu’il ne se sentait pas la force de partager le cachot de la victime.

Ah ! c’est que, voyez-vous, il y avait un remords dans la conscience de ce malheureux qui avait obtenu un demi-pardon au prix honteux de la délation, comme nous l’apprîmes plus tard. On conçoit, en effet, quel voisinage ce devait être pour lui que celui de cet homme qu’il avait trahi, de cet homme qui allait mourir dans la sein de l’honneur et la paix de son Dieu !

Je devins donc le compagnon de cellule de Chevalier de Lorimier. Le soir, son confesseur vint le voir et demeura seul avec lui pendant une heure, durant laquelle je me retirai dans le corridor. En sortant de ce sublime tête à tête du chrétien repentant avec l’homme du pardon, De Lorimier était calme, sa figure semblait même respirer une douce gaieté. Nous fûmes de nouveau renfermés ensemble : je priai avec lui une partie de la nuit, puis nous nous endormîmes paisiblement l’un à côté de l’autre.

Le matin je le trouvai tranquille et reposé ; il pria longtemps, puis il me parla longuement de sa femme et de ses enfants, il les confiait à la Providence : c’est à peine si je pouvais répondre à sa parole si touchante, si résignée, si chrétienne, tant l’émotion me dominait.

Lorsque les cellules furent ouvertes, le matin à l’heure ordinaire de dix heures, tous les regards se tournèrent, avec un intérêt mêlé de tristesse, vers les deux victimes que le jeune Guillaume Lévêque, compagnon de cachot d’Hindenlang, et moi compagnon de Lorimier, conduisîmes par le bras vers les groupes discrètement formés de nos camarades d’infortune. De Lorimier était résigné et digne, Hindenlang, courageux et bruyant. Je préparai quelque chose pour notre déjeuner ; mais De Lorimier mangea peu. Il se promenait d’un pas mesuré dans le corridor et souvent nous parlait de sa femme qui devait le venir visiter dans l’après-midi ; il redoutait cette entrevue pour son infortunée compagne.

Vers les trois heures de l’après-midi, madame de Lorimier, accompagnée de la sœur et de la cousine de son mari, et conduite par un M. de Lorimier, cousin du condamné, entrèrent dans notre logement. Madame de Lorimier portait sur sa figure une expression de douleur à fendre le cœur, mais elle ne pleurait pas : ses deux compagnes fondaient en larmes.

Nous avions pris des arrangements pour donner à nos deux malheureux amis un dîner d’adieu. La table chargée de mets préparés sur notre ordre par le geôlier, avait été placée dans une pièce située près de la porte et qui donnait sur le corridor. À quatre heures on se mit à table, Hindenlang présidait au banquet. De Lorimier n’occupa pas le siège qui lui était réservé ; mais il vint prendre avec nous un verre de vin. Pendant le repas, il se promenait dans le corridor, ayant madame de Lorimier au bras ; les autres membres de sa famille occupaient des sièges, tantôt dans sa cellule, tantôt dans le corridor : les dames, de temps à autre, prodiguaient à la malheureuse épouse des caresses de consolation.

Il régnait à notre table une certaine gaieté triste qu’Hindenlang, pour sa part, faisait quelquefois bruyante. Pendant ces instants de récréation, furent admis, par les autorités de la prison, six curieux, parmi lesquels, me dit-on, se trouvait le rédacteur du journal « The Herald. » Ils se tinrent en dedans, près de la porte, visiblement étonnés de l’aspect de cette scène. Après s’être fait indiquer ceux qui devaient le lendemain monter sur l’échafaud, ils se retirèrent sans mot dire.

Un instant après, on vint nous dire que madame de Lorimier venait de perdre connaissance : elle gisait en ce moment, dans un état de complet évanouissement, dans le cachot de son mari.

Le confesseur de De Lorimier vint au commencement de la soirée et passa quelque temps seul avec lui dans sa cellule ; puis il dit « courage » aux deux victimes, offrit quelques paroles de consolations chrétiennes à madame de Lorimier et prit congé de tous.

On nous avait laissés, les deux condamnés, M. Levêque et moi, en dehors de nos cellules plus longtemps que d’ordinaire ; à dix heures le geôlier vint nous dire qu’il fallait entrer. C’était le moment que ce pauvre de Lorimier redoutait tant, et que, nous aussi, nous voyions venir avec un déchirement de cœur. Quelques parents et amis étaient venus s’ajouter aux trois personnes de la famille qui accompagnaient madame de Lorimier et qui devaient être chargées de la pénible, mais charitable mission, de la reconduire en ville.

La pauvre jeune femme allait donc dire à son mari un éternel adieu ! À la suite de bien des hésitations, des sanglots et des larmes, elle se jeta à son col et s’évanouit de nouveau. De Lorimier la souleva dans ses bras, et, la tenant comme un enfant qu’on va déposer dans son berceau, il se dirigea vers la porte, les yeux attachés sur cette figure agonisante de la compagne de sa vie : arrivé sur le seuil, il déposa un baiser sur le front décoloré de sa femme, et la remit entre les bras de ses parents, en leur recommandant d’en avoir tous les soins possibles… et la porte se referma sur nous.

De Lorimier me dit, en regagnant l’entrée de notre cachot : — « Le plus fort est donné ! »… Il était ferme, mais pâle comme la mort.

Il passa une partie de la nuit en prières et à écrire une lettre qui était comme son testament politique[1] ; puis, selon qu’on le lui avait recommandé, il se coucha. Je veillai près de lui : il dormit à peu près trois heures fort tranquillement.

Vers les sept heures (Vendredi 15 février 1839), son confesseur arriva : il venait lui apporter le Saint-Viatique et devait attendre pour l’accompagner à l’échafaud. Le condamné reçut la divine communion avec ferveur dans son cachot, où il demeura jusqu’à huit heures en action de grâce avec son confesseur. Le temps était venu pour De Lorimier de se préparer à marcher au supplice, le prêtre se retira pour quelque temps : ce fut moi qui aidai mon malheureux ami à faire sa toilette de victime… Comme je lui fixais, au cou une petite cravate blanche, il me dit : « Laissez l’espace nécessaire pour placer la corde. » Les larmes me partirent en torrents des yeux, en recevant de lui une pareille recommandation.

Aussitôt que sa toilette fut terminée, De Lorimier sortit du cachot, et, s’adressant à tous les prisonniers, leur demanda de dire en commun la prière du matin. Ce fut lui-même qui la fit d’une voix haute, ferme et bien accentuée. À l’invitation de De Lorimier, Hindenlang, qui jusque-là était resté dans sa cellule, en sortit et se joignit à nous, pour assister à la prière : il ne se mit pas à genoux comme les autres, mais il se tint tout le temps debout la tête inclinée en avant et les mains jointes sur la poitrine. Oh ! comme nous le plaignîmes alors, et comme nous remerciâmes Dieu de nous avoir fait la grâce d’appartenir à son Église sainte !

À la suite de la prière, les deux condamnés prirent une tasse de café.

J’avais demandé à nos infortunés amis de me laisser comme souvenir quelque chose venant directement d’eux, ce fut alors que chacun me remit une mèche de ses cheveux ; ceux de De Lorimier étaient contenus dans un billet dont voici la copie.

« Prison de Montréal,
15 Février 1839.
« Cher Prieur,

« Vous me demandez un mot pour souvenir ; cher ami, que voulez que je vous écrive, je pars, pour l’échafaud. Soyez courageux et je meurs votre ami.

« Adieu.
Chevalier de Lorimier. »

Hindenlang avait écrit le matin quelques lignes dont il nous laissa copie, c’était l’allocution qu’il devait faire au public témoin de son supplice[2]. Cette composition était bien l’expression de sa nature généreuse mais exaltée, et se ressentait de cette éducation révolutionnaire qui se faisait encore alors en France et qui déteignait sur le Canada. Le malheureux jeune homme s’imaginait (comme nous tous ou à peu près, victimes de la prise d’armes) que le Canada était en état de conquérir et de maintenir son indépendance. Je ne comprends vraiment pas, aujourd’hui, comment une pareille idée avait pu prendre de si fortes racines au sein de notre population et survivre chez nous, condamnés politiques, à notre si prompte dispersion et aux malheurs qui en étaient la suite.

À huit heures trois quarts environ, le geôlier, accompagné de quelques officiers militaires, de plusieurs soldats et d’un bon nombre de curieux, vint chercher les deux victimes. De Lorimier, en voyant approcher ce cortège, dit au geôlier d’une voix ferme : — « Je suis prêt ! » Il m’embrassa, salua tous les amis, auxquels il avait déjà dit adieu, et partit avec son compagnon Hindenlang.

J’ai dit que leurs trois compagnons d’échafaud étaient logés dans une autre partie de la prison, de sorte que je ne pus avoir avec eux aucun rapport.

Le bon prêtre qui assistait De Lorimier nous avait recommandé de prier pendant l’exécution, ce que nous fîmes avec toute la ferveur dont nous étions capables. La religion est toujours vraie pour les bons cœurs et les esprits droits ; mais c’est surtout en face de la mort que ce caractère de vérité brille de tout son éclat.

Trois quarts d’heure après le départ de nos infortunés camarades, un employé de la prison, un canadien, entra dans notre logement ; il nous annonça, en fondant en larmes, que les cinq victimes étaient dans l’autre monde.

Ces exécutions furent les dernières : douze condamnés politiques avaient rougi le gibet de leur sang, entre le 21 Décembre 1838 et le 15 Février 1839, savoir : MM. Cardinal, Duquette, Decoigne, Robert, Ambroise Sanguinette, Charles Sanguinette, Hamelin, De Lorimier, Hindenlang, Narbonne, Nicolas et Daunais.

Mais si les exécutions cessèrent alors, grâce nous dit-on, à des ordres formels reçus d’Angleterre, les procès politiques et les condamnations à mort ne cessèrent pas.

Nous passâmes encore quelque temps sans apprendre de nouvelles de notre sort futur : quand je parle de nouvelles, je veux dire des on dit ; car le gouvernement ne nous faisait signifier son bon plaisir, pour l’exil ou la potence, que quelques heures d’avance.

Au mois de Juin, nous fûmes informés qu’il était bruit que les condamnations à mort avaient été ou allaient être commuées en sentences de déportation à vie. Pour ma part j’étais résigné à tout ; nous avions contracté presque l’habitude du malheur, et nous ne pouvions guère être plus mal que nous n’étions, croyions-nous alors. Nous nous trompions.

Nous continuâmes donc d’occuper la prison de Montréal, ne recevant du gouvernement que du pain et de l’eau, mais généreusement secourus par nos compatriotes, et renfermés tous les jours dans nos cachots de quatre heures de l’après-midi jusqu’à dix heures du lendemain de chaque jour.

Mes bons vieux parents vinrent me voir plusieurs fois dans le cours de ma détention. Ma pauvre mère, quoique bien affligée, était moins affectée de la perspective de mon exil que de celle de ma mort. Elle me disait :

— « Tu reviendras. »



  1. Voici cette lettre noble et touchante, mais qui se ressent de l’exaltation des sentiments dominants de l’époque et de ses espérances irréalisables.
    Prison de Montréal.
    14 Février 1839 à 11 heures du soir.

    Le public et mes amis en particulier attendent peut-être une déclaration sincère de mes sentiments : à l’heure fatale qui doit nous séparer de la terre, les opinions sont toujours regardées et reçues avec plus d’impartialité. L’homme chrétien se dépouille en ce moment du voile qui a obscurci beaucoup de ses actions, pour se laisser voir en plein jour ; l’intérêt et les passions expirent avec ses dépouilles mortelles. Pour ma part, à la veille de rendre mon esprit à son créateur, je désire faire connaître ce que je ressens et ce que je pense. Je ne prendrais pas ce parti, si je ne craignais qu’on ne représentât mes sentiment sous un faux jour : on sait que la mort ne parle plus, et la même raison d’état qui me fait expier sur l’échafaud ma conduite politique pourrait bien forger des contes à mon sujet. J’ai le temps et le désir de prévenir de telles fabrications et je le fais d’une manière vraie et solennelle à mon heure dernière, non pas sur l’échafaud environné d’une foule stupide et insatiable de sang, mais dans le silence et les réflexions du cachot. Je meurs sans remords, je ne désirais que le bien de mon pays dans l’insurrection et l’indépendance, mes vues et mes actions étaient sincères et n’ont été entachées d’aucun des crimes qui déshonorent l’humanité, et qui ne sont que trop communs dans l’effervescence des passions déchaînées. Depuis 17 à 18 ans, j’ai pris une part active dans presque toutes les mesures populaires et toujours avec conviction et sincérité. Mes efforts ont été pour l’indépendance de mes compatriotes, nous avons été malheureux jusqu’à ce jour. La mort a déjà décimé plusieurs de mes collaborateurs. Beaucoup gémissent dans les fers, un plus grand nombre sur la terre d’exil avec leurs propriétés détruites, leurs familles abandonnées sans ressources aux rigueurs d’un hiver canadien. Malgré tant d’infortunes, mon cœur entretient encore du courage et des espérances pour l’avenir : mes amis et mes enfants verront de meilleurs jours, ils seront libres, un pressentiment certain, ma conscience tranquille me l’assurent. Voilà ce qui me remplit de joie, quand tout est désolation et douleur autour de moi. Les plaies de mon pays se cicatriseront après les malheurs de l’anarchie d’une révolution sanglante. Le paisible canadien verra renaître le bonheur et la liberté sur le Saint-Laurent, tout concourt à ce but, les exécutions mêmes, le sang et les larmes versés sur l’autel de la liberté arrosent aujourd’hui les racines de l’arbre qui fera flotter le drapeau marqué des deux étoiles des Canadas ; Je laisse des enfants qui n’ont pour héritage que le souvenir de mes malheurs. Pauvres orphelins, c’est vous que je plains, c’est vous que la main ensanglantée et arbitraire de la loi martiale frappe par ma mort. Vous n’aurez pas connu les douceurs et les avantages d’embrasser votre père aux jours d’allégresse, aux jours de fêtes ! Quand votre raison vous permettra de réfléchir, vous verrez votre père qui a expié sur le gibet des actions qui ont immortalisé d’autres hommes plus heureux. Le crime de votre père est dans l’irréussite, si le succès eût accompagné ses tentatives, on eût honoré ses actions d’une mention honorable. « Le crime fait la honte et non pas l’échafaud. » Des hommes d’un mérite supérieur au mien m’ont battu la triste carrière qui me reste à parcourir de la prison obscure au gibet. Pauvres enfants, vous n’aurez plus qu’une mère tendre et désolée pour maintien ; si ma mort et mes sacrifices vous réduisent à l’indigence, demandez quelquefois en mon nom, je ne fus jamais insensible aux malheurs de l’infortune. Quant à vous, mes compatriotes, peuple, mon exécution et celle de mes compatriotes d’échafaud vous sont utiles. Puissent-elles vous démontrer ce que vous devez attendre du Gouvernement Anglais… Je n’ai plus que quelques heures à vivre, et j’ai voulu partager ce temps précieux entre mes devoirs religieux et ceux dus à mes compatriotes ; pour eux je meurs sur le gibet et de la mort infâme du meurtrier, pour eux je me sépare de mes jeunes enfants et de mon épouse sans autre appui, et pour eux je meurs en m’écriant : Vive la liberté ! Vive l’indépendance !

    Chevalier de Lorimier
  2. Voici la copie exacte du feuillet qui fut donné par Hindenlang à ses compagnons de prison.

    « Sur l’échafaud dressé par la main des hommes, je déclare que je meurs avec la conviction d’avoir rempli dignement mon devoir, l’arrêt qui m’a frappé est injuste, je pardonne de bon cœur à ceux qui l’ont porté. La cause pour laquelle on me sacrifie est noble et grande, j’en suis fier et ne crains pas la mort. Le sang versé sera lavé par du sang : que la responsabilité en retombe sur ceux qui la méritent. Canadiens, mon dernier adieu est ce vieux cri de la France : Vive la liberté ! vive la liberté ! vive la liberté !

    Telles sont les dernières paroles que je prononcerai sur l’échafaud avant de mourir.

    C. Hindenlang.
    « Prison de Montréal, 15 février 1839,
    2 heures avant ma mort.