Note sur les origines psychologiques de notre croyance à la loi de causalité

(Philosophie générale et Métaphysique, volume 1, p. 1-15p. 1-15).

CONGRÈS INTERNATIONAL

DE

PHILOSOPHIE



NOTE SUR LES ORIGINES PSYCHOLOGIQUES
DE NOTRE CROYANCE À LA LOI DE CAUSALITÉ
Par H. Bergson
Professeur au Collège de France


Quelle est l’origine de notre croyance à la loi de causa­lité ? Les problèmes de ce genre, après avoir occupé une place centrale en philosophie, sont de plus en plus délaissés par les psychologues aussi bien que par les théoriciens de la connaissance. On ne discute plus guère sur la question de savoir si les principes sont innés ou acquis, ou dans quelle mesure se manifeste, par l’appli­cation d’une notion telle que la notion de cause, une activité inhérente à l’esprit. Psychologie et théorie de la connaissance ont peu à peu déplacé leurs points de vue. La première, s’engageant résolument dans la voie expérimentale, n’étudie l’activité intellectuelle que dans les phénomènes sur lesquels l’expérimentation a prise : ce sont surtout les phénomènes d’attention et d’aperception. La seconde, imitant l’exemple de Kant, se préoccupe plutôt de la signification et de la valeur des prin­cipes que de leur origine dans le temps. Quand on établit, avec Kant, une distinction radicale entre la matière de la connaissance et sa forme, entre les con­cepts purs a priori et la diversité sensible, on ne décide nullement par là si la connaissance a priori est donnée tout d’un coup à l’individu ou si elle se constitue chez lui graduellement. A posteriori et a priori désignent ici des différences de nature ou de valeur, mais non pas une antériorité ou une postériorité chronologiques. Ainsi la question de l’origine de notre croyance aux principes reste suspendue entre la psychologie et la théorie de la connaissance. Nous ne croyons pas cependant que la phi­losophie doive s’en désintéresser. Notre intention est d’en examiner ici, très brièvement, un aspect particulier : comment se constitue, comment se présente à l’intelli­gence commune la loi de causalité ?

Une première solution consiste à faire naître notre croyance à la causalité de l’observation extérieure des phé­nomènes. L’esprit humain assisterait en simple spectateur, pour ainsi dire, au défilé des phénomènes de la nature ; la régularité des successions finirait par créer chez lui l’habitude d’assigner à chaque changement déterminé un antécédent ou un système d’antécédents déterminé. Ou bien encore on parlera de relations internes se modelant sur les relations externes, d’une impression de plus en plus profonde faite sur le cerveau de l’espèce et par suite, dit-on, sur son intelligence, par la régularité des succes­sions qui s’accomplissent dans l’univers. Je n’entrerai pas ici dans le détail des objections que cette thèse soulève. J’admets un instant que l’hérédité puisse trans­mettre des idées ou des principes. J’admets même, si on le préfère, que le spectacle de changements se succé­dant régulièrement les uns aux autres puisse créer dans chaque individu une habitude si puissante d’associer certains antécédents à certains conséquents qu’il finisse par objectiver cette habitude en loi fondamentale de la nature. Je dis qu’avant toutes les objections théoriques une simple question de fait se pose, une question que l’empirisme pur résout arbitrairement.

C’est la question de savoir si notre expérience visuelle (c’est à celle-là qu’on pense d’ordinaire) nous offre pour tout de bon des successions régulières de phénomènes. On cite l’exemple de la bille qui pousse la bille. Et je comprends qu’on tienne à cet exemple, car il n’est pas facile d’en trouver d’autres. En dehors du cas où un choc se produit, dans des conditions très simples, entre des corps élastiques, je ne vois pas beaucoup de phéno­mènes, dans notre expérience visuelle, qui paraissent liés entre eux par un rapport de succession invariable.

Il n’est d’ailleurs pas aisé, même dans le cas des deux billes qui se poussent, de prévoir la direction que prendra la seconde pour un choc déterminé de la pre­mière : on sait comment se trompe, sur ce point, le joueur de billard inexpérimenté. Il est vrai qu’on cite encore l’exemple du feu amenant invariablement l’ébulli­tion de l’eau dans la marmite, et que ce second exemple est presque aussi classique que le premier. Mais bien des siècles ont pu s’écouler dans l’histoire de l’humanité avant que l’homme sût faire bouillir de l’eau ; il n’en appliquait pas moins, je pense, la loi de causalité. La vérité est que le nombre est très restreint des cas où nous voyons des phénomènes se succéder régulièrement. Presque toujours, dans notre expérience visuelle, le rap­port de causalité relie un phénomème vu à un phénomène simplement supposé. Mais on peut aller plus loin, et se demander si causalité, au sens que nous donnons d’ins­tinct à ce terme, signifie succession plutôt que conco­mitance. Nous disons que l’animal est cause de ses mouvements, que le poids de la pierre est cause de sa chute, etc. Pensons-nous ici que la cause soit antérieure à son effet ? Elle en serait aussi bien contemporaine.

Maintenant, n’y aurait-il pas lieu d’établir, contre cet empirisme, une distinction nette entre la relation cau­sale, telle qu’elle est appliquée dans la science, et cette même relation quand elle se présente spontanément à l’esprit ? Il est bien vrai que la physique nous découvre de mieux en mieux des phénomènes donnés en concomi­tance ou en succession avec des phénomènes auxquels ils sont liés invariablement. Mais il est rare que des phéno­mènes déterminés coexistent ou succèdent à des phéno­mènes déterminés dans notre expérience visuelle immé­diate, et causalité n’implique pas distinctement succession ni distinctement concomitance pour l’intelligence com­mune. Le tort de l’empirisme ne serait-il pas alors — si paradoxale que notre assertion puisse paraître — d’in­tellectualiser trop la croyance générale à la loi de causalité, de l’envisager dans son rapport à la science, et non dans son rapport à la vie ?

Une seconde théorie consisterait alors à chercher dans la vie intérieure, dans la connaissance que nous prenons de nous-mêmes et de notre force d’agir, l’origine de la notion de cause en même temps que le point de départ du processus intellectuel qui aboutit à la loi de causalité. Cette thèse est celle de Maine de Biran. Nous en tiendrons largement compte. Mais outre qu’elle laisse assez obscur et rend même fort difficile le passage de la notion à la loi, elle glisse trop légèrement sur la différence capitale que fait le sens commun entre la causalité du moi et celle de la nature. À tort ou à raison, nous croyons tenir de notre conscience l’affirmation de notre libre arbitre. À tort ou à raison, nous voyons dans nos volitions et dans nos mouvements des effets contingents, indéterminés, dans une certaine mesure au moins, par rapport à leur cause. Ce n’est donc pas la notion de causalité détermi­nante, mais celle de causalité libre, que nous puisons dans l’observation pure et simple de nous-mêmes. Com­ment expliquer la métamorphose que cette notion subit quand nous l’appliquons au monde extérieur ? Et com­ment sommes-nous amenés à l’y transporter si elle devra s’y transformer ?

Une dernière voie, semble-t-il, nous reste ouverte. Nous chercherons dans la constitution même de l’entendement, en dehors de toute expérience extérieure ou interne, l’origine et le fondement de la loi de causalité. Avant l’expérience, il y a les conditions qui rendent l’expérience possible. Au-dessus de la diversité des phé­nomènes, il y a l’effort synthétique de l’esprit. La rela­tion de cause à effet que nous établissons entre les phé­nomènes ne serait donc qu’une forme particulière de synthèse. Mais n’est-ce pas précisément cette forme par­ticulière que la psychologie doit nous expliquer ? Sans doute il est nécessaire que l’expérience soit de plus en plus unifiable pour que la pensée soit possible, et si l’on fait de notre intelligence une réceptivité pure, c’est aux choses thèmes, c’est à l’univers dans son ensemble qu’il faudra attribuer l’exigence fondamentale de l’unité : ce qui revient, en somme, à déplacer le centre de l’entende­ment plutôt qu’à en nier l’unité constitutionnelle. Mais justement parce qu’aucune philosophie ne peut se sous­traire à une conclusion de ce genre, nous devons pré­sumer que cette conclusion n’entame en rien la question de l’origine psychologique de la loi de causalité. Elle explique la science, et non pas l’expérience commune. Elle nous fait comprendre pourquoi, à mesure que nous approfondissons la nature, nous trouvons cette nature plus intelligible ; elle ne nous dit pas comment nous nous y prenons, dès le premier éveil de notre conscience, pour établir des rapports de causalité qui n’ont rien de scien­tifique, ni pourquoi cette relation causale prend dans notre esprit des formes que la science nous fera peu à peu abandonner. Enfin il reste à expliquer le choix naturel que nous faisons d’une certaine représentation de la cause parmi toutes les manières possibles d’unifier l’expérience, et l’application naturelle que nous faisons de la loi de causalité.

Cette énumération très rapide des diverses hypothèses ne nous aura pas été inutile. Elle nous révèle que la cau­salité peut désigner à la fois un rapport de succession et un rapport de concomitance, une détermination précise et un choix contingent, une unité imposée du dehors et une relation dynamique aperçue intérieurement, une donnée de notre expérience, ou du moins de certaines expériences, et une réponse à certaines exigences fonda­mentales de la pensée. Elle nous fait pressentir, par là même, le caractère tout particulier et véritablement unique du processus par lequel se constitue notre croyance pratique à la loi de causalité.

On peut présumer d’abord que ce processus est empi­rique, et qu’il s’agit pourtant ici d’une expérience qui n’a rien de commun avec les autres. Ce doit être une expé­rience de tous les instants, coextensive à la vie, essen­tielle à la vie. L’habitude, en général, s’exerce par inter­mittences. Si l’exigence de la causalité est une habitude, c’est une habitude continuellement active, comme celle de respirer, une habitude si profondément organisée en nous par cette continuité même que notre entendement, dès qu’il réfléchit sur elle, en tire une loi nécessaire. En second lieu, la relation causale devra rattacher entre eux les phénomènes du dehors, et néanmoins, en tant que nous établissons cette relation causale, il semble que nous ne restions pas extérieurs aux faits que la causalité relie : du moment que nous nous représentons cette causalité sous forme dynamique, c’est que nous la comparons au passage, intérieurement senti, de la décision à l’action, c’est que nous nous interposons, en quelque sorte, entre la cause et l’effet, prêtant à la cause quelque chose de notre effort (avec la liberté et la contingence en moins), ajoutant à cette cause la conscience que nous avons de la continuité de notre moi pour que la cause se prolonge dans son effet au lieu de le précéder simplement. Donc, la relation causale ne doit pas seulement être l’objet d’une expérience constante ; sous sa forme primitive, elle s’applique à des faits de telle nature qu’entre celui qui est déclaré cause et celui qui est considéré comme effet notre propre personne s’intercale. Comment cette double condition sera-t-elle remplie ?

Je formule tout de suite la thèse qui, seule, me paraît lever les diverses difficultés : L’acquisition de notre croyance à la loi de causalité ne fait qu’un avec la coordi­nation progressive de nos impressions tactiles à nos impressions visuelles.

Quand l’œil de l’enfant s’ouvre à la lumière, il aperçoit des couleurs et des formes confuses qui se succèdent ou se métamorphosent entre elles. Peu à peu, la vision s’accompagne de toucher. En même temps que l’enfant aperçoit une forme, il fait un effort pour la saisir et pour en palper les contours. Sa vision se prolonge ainsi en contact, et, par là même, la forme et la couleur lui semblent se prolonger, extérieurement, en résistance. Comme d’ailleurs une série déterminée d’impressions tactiles déterminées correspond d’ordinaire à une forme visuelle déterminée, l’habitude se crée d’attendre ces impressions tactiles quand ces formes visuelles appa­raissent. Mais il ne s’agit pas ici d’une attente passive, ni d’une habitude comparable aux autres habitudes. Les phénomènes que nous associons ne sont plus des phé­nomènes auxquels nous restons extérieurs, comme il arriverait, par exemple, pour deux couleurs qui se succéderaient régulièrement dans le champ de la vision. Il est très rare, comme nous le faisions remarquer plus haut, que des phénomènes se succèdent régulièrement dans notre expérience visuelle, et même si cette succes­sion était fréquente, elle ne prendrait jamais pour nous la forme d’une relation dynamique, encore moins d’une relation nécessaire. Les phénomènes associés ici sont des phénomènes tels que, pour que le premier entraîne le second, une certaine action doive s’interposer, je veux dire notre action, le mouvement que nous faisons pour suivre des contours ou pour aller éprouver une résistance. Comment ne prêterions-nous pas à la forme visuelle quelque chose de l’action par laquelle nous croyons aller y puiser une impression tactile ? Comment n’arriverions nous pas à dire que l’objet extérieur (qui est avant tout, pour nous, un objet visuel) est la cause, au sens dyna­mique du mot, de l’impression tactile ? On comprend ainsi que le rapport causal entre les phénomènes nous appa­raisse ici comme une production active du second par le premier, comparable, par certains côtés, à la production de nos actes par notre volonté, et que nous tenions en même temps cette production pour nécessaire, à cause de la correspondance invariable entre les impressions visuelles et les impressions tactiles. Remarquons d’ail­leurs que cette invariabilité n’est pas non plus une inva­riabilité comme les autres. Par elle-même, et en tant que répétition pure et simple de deux phénomènes qui se succèdent, elle ne nous suggérerait pas l’idée d’une loi nécessaire. Mais le prolongement constant d’une impres­sion visuelle en impression tactile ne va pas sans la créa­tion d’habitudes motrices. Notre système nerveux est fait pour construire des mécanismes moteurs, reliés, par l’in­termédiaire des centres, aux organes de perception. Ces mécanismes, une fois montés, ont une tendance à entrer en action. Grâce à eux on devine, en apercevant une forme visuelle, ce que serait l’impression tactile corres­pondante, je veux dire qu’on esquisse déjà intérieurement les mouvements qu’il faudait accomplir pour suivre les contours de la forme visuelle. Nous avons montré, dans un précédent travail, que la reconnaissance pratique des formes visuelles se fait surtout par ces tendances motrices, et que l’acquisition de ces tendances motrices est le principal objet de l’éducation des sens. Cela revient à dire que l’opération par laquelle nous adjoignons à une impression visuelle déterminée une impression tactile déterminée n’est pas un acte d’association quelconque, une habitude quelconque. C’est une habitude qui fait partie intégrante de notre vie, c’est une opération à laquelle notre corps tout entier s’intéresse et où tend l’activité fondamentale de notre système nerveux, activité qui est, avant tout, sensori-motrice. L’impression visuelle étant alors ce que nous appelons une cause et l’impres­sion tactile un effet, l’activité sensori-motrice du corps reliant cet effet à cette cause, il s’ensuit que la relation dynamique de la cause à l’effet, la détermination néces­saire de l’effet par la cause, sont senties et vécues ici par nous avant même d’être pensées.

Mais une fois établie cette relation stable entre la forme visuelle de l’objet et son contact éventuel avec notre corps, comment ne conserverions-nous pas la même relation entre cette forme visuelle et son contact possible avec les corps en général ? Notre corps est, après tout, un objet comme les autres. Quand l’objet que nous voyons ira toucher un autre objet visible, nous attribue­rons à ce contact la même signification dynamique, au mouvement résultant la même détermination nécessaire, que lorsque l’objet touchait notre propre corps, lorsqu’il excitait notre activité motrice et provoquait, par l’inter­médiaire d’un mécanisme une fois monté, une réaction attendue et nécessaire. La loi de causalité, dans sa sim­plicité et sa naïveté originelles, ne dit pas autre chose. Elle dit que tout objet est une cause, entendant par là que toute forme visuelle déterminée est susceptible de se pro­longer en contact, résistance et impulsion déterminée, le rapport entre le premier terme et le second étant le même qu’entre nos sensations visuelles et nos mouvements, étant, en somme, sensori-moteur. Ainsi s’expliquent tous les caractères apparents de la causalité entre objets ou phénomènes extérieurs. D’un côté la cause précède l’effet, et d’autre part, étant une force d’agir, étant présente, par là, à l’effet qu’elle produit, elle en est également con­temporaine. D’un côté le rapport de la cause à l’effet participe du rapport de notre moi aux mouvements qu’il exécute, puisque, dans l’application primitive du rapport causal, c’est notre propre activité motrice qui servait de véhicule entre la cause et l’effet. Mais, d’autre part, notre activité motrice ayant été orientée alors tout entière, par la correspondance régulière de l’impression tactile à l’impression visuelle, vers la construction ou la mise en œuvre de mécanismes fonctionnant régulièrement, c’est la régularité et non pas l’imprévu, c’est la nécessité et non pas la liberté, qui nous semble caractériser en général l’activité de la cause. Cette hypothèse explique donc pourquoi nous attribuons à la causalité extérieure des caractères opposés entre eux, et comment, dans l’in­telligence commune, ces oppositions se réconcilient.

Je me borne d’ailleurs ici à esquisser la solution du problème, en la simplifiant considérablement. Il fau­drait, pour être complet, porter son attention sur divers points, dont je signalerai seulement les deux principaux.

On remarquerait d’abord que toute éducation d’un sens, quel qu’il soit, implantera en nous la croyance à la causalité. J’ai parlé ici de la vue, parce que l’éducation des sens, pour la presque totalité des hommes, est une éducation de la vue. Mais un aveugle-né arriverait aussi bien à la loi de causalité par la coordination progressive des efforts qu’il fait pour palper un corps aux impressions tactiles qu’il en reçoit. Grâce à l’habitude, il reconnaît tout de suite un objet en le touchant : cela veut dire que le seul contact avec un objet lui suggère à l’avance les impressions tactiles qu’il en recevrait s’il en palpait les contours, ou, en d’autres termes, qu’une impression pas­sive du toucher a déterminé, grâce à des mécanismes une fois construits, les tendances motrices appropriées. Nous retrouvons donc, ici encore, les deux mêmes séries : 1o des impressions sensorielles passives ; 2o des tendances motrices, issues de l’habitude, et qui vont en quelque sorte au devant de nouvelles impressions sen­sibles, impressions cette fois prévues et attendues. Or il suffit que ces deux séries se coordonnent entre elles pour qu’il en résulte une croyance pratique à la loi de causalité.

Un second point devra fixer l’attention. La croyance pratique dont nous avons essayé ici de faire la genèse est une croyance commune à l’homme et aux animaux supérieurs, une croyance vécue, disions-nous, plutôt que pensée. Il appartient à l’homme, et à l’homme seule­ment, de réfléchir sur cette croyance. De cette réflexion naîtra la représentation proprement dite de la loi de causalité. Cette représentation, une fois formée, s’épu­rera de plus en plus à mesure qu’on en démêlera mieux l’origine. Peu à peu, la science videra la causalité des éléments dynamiques qui y étaient renfermés. Le rapport de cause à effet se rapprochera ainsi, autant qu’on voudra, du rapport de principe à conséquence, ou mieux encore du rapport qui lie deux variables entre elles quand elles sont fonctions l’une de l’autre. Et la causalité impliquera une nécessité de plus en plus rigoureuse de plus en plus mathématique.

C’est ainsi qu’on passe, par degrés insensibles, de la nécessité vécue par le corps à la nécessité pensée par l’esprit. Le tort de l’empirisme (et souvent aussi de ses adversaires) est de s’installer entre ces deux nécessités, à mi-chemin entre la vie et la science. L’expérience dont il parle, et qu’il croit primitive, est une expérience déjà élaborée, une expérience à laquelle nous assistons main­tenant du dehors en spectateurs indifférents, une expé­rience sur laquelle la réflexion ne s’est pas encore exercée, sans doute, mais qui n’intéresse déjà plus nos besoins matériels. Ce n’est pas encore tout à fait la science, et ce n’est déjà plus la vie. De là l’impuissance de l’empirisme à rendre compte de l’une et de l’autre des deux formes de la nécessité, nécessité pensée et nécessité vécue. Trop intellectualiste pour expliquer la seconde, il ne l’est pas assez pour fonder la première. Nous estimons qu’il faut commencer par se placer plus bas que lui, si l’on veut, par la suite, pouvoir s’élever plus haut.