Nos travers/Les démonstratives

C.O. Beauchemin & Fils (p. 68-72).

LES DÉMONSTRATIVES

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Mirabeau disait : « Voulez-vous être écouté, parlez bas ». Ainsi l’on pourrait conclure, d’après le même principe, que pour être recherchée il ne faut s’imposer ni aller au-devant des chercheurs.

Chacun reconnaîtra facilement, en consultant son expérience, que ces natures féminines trop généreuses, qui ne dédaignent pas de faire à l’autre sexe de flatteuses avances, eurent toujours le sort des vierges folles de l’Évangile.

Leur prodigue imprévoyance aboutit à leur propre malheur, et ceux pour lesquels elles brûlent inutilement l’huile de leur lampe écartent ces importunes pour voir si chez leurs prudentes sœurs ils ne trouveront pas un meilleur choix.

Qui trop ambitionne obtient peu. Nos exubérantes en sont souvent réduites, après avoir offert l’encens à tous les beaux de leur génération, à épouser, comme pis-aller, quelque obscur rentier ou tabellion à lunettes qui les aiment malgré elles et leur assurent un avenir.

Nous avons parlé d’avances faites par les jeunes filles à ceux qui leur doivent tous les hommages.

Vous demanderiez aux plus avancées d’entre elles en quoi cela consiste, qu’elles seraient impuissantes à le dire, tant est grande leur inconscience et leur ignorance candide pour ce qui distingue le permis d’avec l’inconvenant. Qui leur a jamais dit, par exemple, qu’il était contraire à leur dignité de se laisser accaparer dans un bal par le même cavalier plusieurs danses durant ? Cette condescendance justifie l’orgueilleuse présomption de celui qui se reconnaît le pouvoir de vous garder aussi longtemps qu’il le désire et autorise le public à proclamer votre préférence pour ce privilégié. La tyrannie des salons envers la femme du monde lui laisse au moins les moyens de se soustraire, quand elle le veut, à un tête-à-tête trop prolongé.

Celle qui se prête à ces inconvenantes séquestrations dans l’embrasure d’une fenêtre, s’affiche ; et une jeune fille bien née ne doit craindre rien tant que de s’afficher. (Je ne parle pas ici des langoureuses qui s’établissent à demeure avec un monsieur dans un coin isolé, en se dérobant le plus possible à la vue des autres. Celles-là font plus que s’afficher, elles se compromettent gravement.)

Un grand personnage, de passage dans notre pays, il n’y a pas très longtemps, s’était pris d’un goût fort partial pour une de nos plus jolies Canadiennes. Avec une assurance toute saxonne, le jeune conquérant ne vit aucun inconvénient à inscrire son nom six fois sur le carnet de bal de cette gracieuse personne, dans une des nombreuses fêtes qu’on donna en son honneur. Notre compatriote, constatant cette tentative de monopole, effaça en souriant, et sous les yeux du puissant seigneur, plus de la moitié de son griffonnage distingué.

Elle savait qu’en s’exhibant à ce point avec un personnage en vedette, elle attirerait sur elle les regards et l’attention de la foule envieuse. Or, elle estima sa réputation plus haut que la noblesse de son illustre admirateur, et mit le triomphe de son indépendance au-dessus d’un succès de vanité.

Tout ce qu’une nature impulsive nous commande n’est pas toujours compatible avec les manières d’une fille bien élevée. Plus on est raffiné moins on est instinctif. La politesse, les convenances, l’étiquette sont les conquêtes de la civilisation sur l’immoralité primitive des hommes. Ces noms profanes traduisent de belles vertus.

Sur ce sujet des danses je n’ai pas besoin de rappeler que l’étiquette défend d’accorder plus de deux danses par soirée au même cavalier.

Et si le code mondain ne se prononce pas sur le cas d’un partenaire, qui ne se présente pas au moment convenu, un sentiment de fierté naturelle devrait avertir une femme qu’elle fait une trop grande concession au maladroit en lui reprochant sa négligence. Le secret instinct de sa vanité, si elle l’écoute, sera de laisser le danseur indifférent sous l’impression qu’on n’a pas remarqué son absence. Un simple reproche dans une pareille occasion est un manque de tact ; une scène, encore plus déplacée, devient une sottise.

Les jeunes filles ne comprennent pas toujours qu’un envoi de fleurs à un jeune homme n’a pas sa raison d’être. Quelques-unes même n’hésitent pas à consacrer leur temps, et employer leurs blanches mains à confectionner quelque objet de goût, de menus articles d’utilité (oh l’insupportable prosaïsme !) pour le premier joli garçon venu, dont la chambre est encombrée de ces trophées d’une gloire insolente.

La persévérante application, l’attention prolongée, la tendre méditation même que suppose un tel travail, ont de quoi effaroucher pourtant l’orgueil féminin.

De laisser croire à n’importe quel Don Juan que son souvenir a occupé notre esprit tout le temps qu’on a mis à construire un bibelot, constitue un honneur trop grand, (par conséquent non apprécié) au sexe fort. Ces envois charmants, ces souvenirs précieux, il faut les réserver pour le fiancé, qui les reçoit avec émotion, les presse pieusement sur ses lèvres, en fait des reliques, et leur conserve l’anonymat.

Combien savent, encore, qu’en permettant à un homme de les escorter publiquement à la promenade et dans la rue, elles lui font une faveur ; et que plus cette faveur se répète plus elle devient considérable, car elle autorise le public à associer votre nom à celui de l’homme que vous distinguez et auquel vous donnez ainsi le témoignage d’une éclatante préférence.

Quelques jeunes personnes, probablement à l’insu de leurs parents, prennent l’habitude de téléphoner à leurs amis. C’est s’exposer à devenir importune, et c’est au surplus dépouiller toute prétention à l’indépendance. Sans la moindre fatuité, celui dont vous recherchez à ce point la conversation peut se croire tout-puissant sur votre cœur.

Cela fait aux témoins, à l’autre bout du téléphone, un singulier effet d’entendre un monsieur répondre après le banal hallo : — « Ah, c’est Mademoiselle X… ! Eh bien ? »… On pense en soi-même : Elle a du toupet cette Mademoiselle X…

La réputation d’une femme est comme ces objets fragiles qui se flétrissent au toucher. Quand le nom d’une jeune fille est constamment mêlé à tous les événements du jour, aux petits potins de la rue, elle en est comme diminuée.

Si le fait de se laisser accompagner dans ses courses ou promenades par un jeune homme constitue une faveur, on ne saurait admettre que celle qui l’accorde s’écarte de sa route d’un seul pas au bénéfice de son heureux chevalier.

C’est montrer une bonté excessive que de reconduire à son bateau, dans les places d’eau, ou à la gare, un visiteur masculin. Un fiancé même ne peut exiger de sa promise une aussi grave concession.

La femme des temps anciens suivait son maître sur les routes pour le servir et porter ses fardeaux. Il ne tient qu’à elle aujourd’hui de n’avoir à ses côtés qu’un esclave volontaire et tendrement dévoué à sa personne, mais encore faut-il qu’elle s’en tienne à son rôle et ne s’oublie pas jusqu’à se mettre à la remorque des seigneurs de sa suite.

La dernière démonstration d’une confiance intempestive que je signalerai ici à mes jeunes lectrices, est celle qui consiste à donner à ses amis son portrait.

Cette familiarité expose leur image dans les poches de certains gais lurons à de singulières promiscuités. Un collectionneur de jolis minois qui demande et obtient la photographie d’une jeune fille du monde, ne peut être blâmé, après tout, d’en faire le même cas que les autres — de toute provenance — déjà acquises.

Si une personne bien élevée, ou soi-disant telle, envisage sans répugnance la perspective d’être exhibée aux yeux des connaissances variées qui composent la société d’un jeune homme, en même temps que d’illustres cabotines, certaines célébrités du sport, etc., ma foi, cette personne n’a pas de fierté à revendre.

Rien ne me révolte comme de voir cloué au mur d’une chambre d’étudiant ou de quelque lion de la société, formant éventail avec d’autres photographies, le profil pur de quelque gracieuse enfant.

On éprouve une sensation de souffrance à voir la douce figure égarée au milieu d’un attirail masculin, comme si on la croyait forcée de respirer l’âcre atmosphère propre à ce lieu et qui met sur tous les objets — jusque sur son front charmant — une teinte grise, fanée.

On prend en pitié son sourire naïf et immuable qui s’associe aux bruyantes hilarités de joyeux compères.

Et la pensée nous vient qu’à certains soirs de réunions plénières, durant lesquelles on rebourre les pipes et l’on vide quelques verres en racontant de bonnes histoires, l’indélicatesse visible des mouches innocentes est peut-être la moindre profanation que souffre la pauvre tête de madone.

Je me suis imposé de peindre cette situation sous ses couleurs réelles, cherchant à persuader par l’éloquence des faits.

La conclusion de tout ceci est : qu’une femme reçoit les hommages et les égards que sa conduite lui attire.