C.O. Beauchemin & Fils (p. 198-200).

LA POUTRE

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À en croire certaines gens le genre humain serait divisé en deux classes : celle qui parle… trop, et l’autre ne se départant jamais d’une réserve de langage admirable. Cette prétention soigneusement entretenue par ses inventeurs, appartenant naturellement à la seconde catégorie, s’est facilement accréditée.

Avec cela que cette classe éminemment circonspecte une fois sur le terrain des privilèges (on n’en saurait jamais trop prendre) s’est arrogé le droit exclusif de la parole.

Ainsi, les femmes parlent trop. Voilà ce qu’une coterie intéressée décide tout d’abord avec plus ou moins de délicatesse dans la forme. En second lieu, elles n’ont pas le droit de dire un mot. Donc — conclusion sophistique de ce commode sillogisme — les hommes seuls peuvent élever la voix.

Là dessus, ils s’instituent les organes autorisés de la pensée humaine. Ils légifèrent. Ils canonisent leurs propres opinions.

« L’homme, dit Alexandre Dumas fils, s’est proclamé l’être supérieur, le roi de la création tout simplement, parce qu’il est le seul des êtres animés qui ait l’usage de la parole. Il en a profité tout de suite pour se mettre au-dessus des autres sans que les autres puissent le contredire. »

L’illustre écrivain n’a pas écrit ces lignes pour la défense de la femme, à laquelle pourtant on refuse aussi la parole et que l’on met également dans l’impossibilité de contredire. C’est tout simplement dans la préface d’un livre intitulé « Les Chiens et les Chats » qu’il place cette grande vérité au bénéfice des animaux.

Il ne s’agit pas ici d’une revendication. La femme qui vote, je veux bien pour aujourd’hui, messieurs, en sourire avec vous ; pour celle qui pérore en public, je vous pardonne votre moue de pudeur alarmée ; je vous passe même l’épithète méprisante de bas-bleu pour celle qui écrit.

Il me semble cependant qu’il serait curieux de faire un petit examen de l’emploi abusif que nos prétendus modèles font de leur privilège de parler seuls. J’aimerais à démontrer aux partisans du silence absolu de la femme, qu’ils perdent tous les jours de belles occasions de se taire et que leur victime pourrait au besoin leur en enseigner l’art précieux.

Je revenais l’autre soir par les rues silencieuses de la ville. Au milieu du calme de la nuit commençante, j’entendis tout-à-coup un bruit épouvantable, des cris de bêtes féroces proférés par un groupe d’hommes qui s’avançaient, armés de bâtons, frappant à grands coup sur les poteaux des réverbères. J’en eus un grand saisissement, mais, il n’y avait pas de quoi. Ces énergumènes, poussant des rugissements sauvages aux seuils des demeures endormies, ce n’étaient… que quelques étudiants de bonne famille revenant de leurs cours !

Les femmes aiment à s’associer dans la mesure de leur pouvoir au mouvement intellectuel. Les questions de science et d’art ne les trouvent pas indifférentes, aussi les rencontre-t-on partout où ces questions s’agitent et se débattent.

Eh bien, là même, à ces solennités scientifiques, à ces fêtes littéraires auxquelles on les convie respectueusement, on trouve spirituel de rééditer des plaisanteries usées sur la loquacité de la femme.

Un grave philosophe, discutant les problèmes les plus abstraits, croit du dernier bon goût de faire, pour divertir une partie de ses auditeurs, de grosses insinuations contre l’autre, celle qu’on invite avec tant de déférence.

La badauderie applaudit, mais, après tout, je dois dire qu’amuseur et amusés me paraissent également manquer de tact et de logique.

Il n’est pas un banquet où, au milieu de clameurs assourdissantes, un festoyeur ne se lève, le verre à la main, l’œil allumé pour proposer la santé des dames. Alors dans une allocution où la tempérance des paroles se ressent de celle qui l’a précédée, on en dit long sur les femmes.

Si quelques-unes ont assisté à cette exhibition de vertu masculine qui s’appelle un banquet, je leur conseillerais de se retirer à ce moment. Elles auraient vite fait de conclure qu’un silence absolu sur leur compte vaudrait mieux que vingt apothéoses de ce genre.


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