C.O. Beauchemin & Fils (p. 34-39).

LA PIPE

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Ça n’a pas l’air de grand’chose comme cela sur le papier, mais c’est tout un monde de calamités que la pipe. Elle a son complice qui est le journal.

Dans quelques ménages à la vérité ce dernier est un fléau.

Au bout d’une heure de tête-à-tête conjugal dont le silence n’est troublé que par le bruissement sec des grands feuillets qu’on déploie et celui plus doux des longs soupirs d’une ostensible résignation, une voix plaintive s’élèvera :

— Tu es amusant, toi !… c’est bien la peine d’avoir tant d’impatience de vous voir rentrer, de consulter vingt fois la pendule… (nouveau soupir).

Le mari absorbé, embourbé, enfoncé dans la colonne des dépêches télégraphiques, sent vaguement qu’on frappe à la porte de son cœur. Son esprit, hypnotisé par les caractères d’imprimerie, s’agite, fait de pénibles efforts pour s’arracher à leur attraction et aller voir ce qu’on lui veut. Il ne réussit qu’à demi à se reprendre pour répondre d’une voix distraite et lente, une voix de somnambule : — Oui, ma mignonne… je… (inspectant sommairement les colonnes du haut en bas) je ne fais que parcourir… Il retombe, magnétisé par les fastidieux détails d’une enquête judiciaire.

Un formidable soupir fait la réplique à cette divagation, et, après un assez long silence, sur un ton dolent :

— Si au moins tu me lisais les nouvelles !

— Hein ?… fait l’halluciné, un “hein ! " qui vient de l’autre monde, suivi d’une interminable pause, puis se réveillant brusquement avec le point final : — Mon Dieu, tout ça ne peut pas t’intéresser. D’ailleurs il n’y a rien. C’est extraordinaire comme il n’y a rien ce soir dans les journaux ! Voilà, dit-il enfin, pliant la dernière gazette avec une vivacité enjouée qui est la contenance d’un coupable entamant la réconciliation.

Telles sont les scènes que le journal provoque souvent dans les familles.

Cependant, malgré ces perturbations — qui ne m’alarment pas trop, parce que les gens qui se querellent ainsi ont en général le bonheur assez robuste pour résister à l’assaut quotidien des imprimés — il arrive que dans plus d’un ménage il est un bienfait, et procure quelques instants de repos à l’épouse éprouvée.

À cause de cela je l’acquitte de ses torts et ne l’associerai décidément pas aux autres ennemis de la femme et du bien public.

Parlons d’abord de la pipe, la souveraine, l’impudente, la tyrannique pipe. Je ne la distingue pas d’ailleurs du cigare et de la cigarette, qui sont ses déguisements, les formes insinuantes qu’elle prend pour mieux s’imposer et se faufiler partout. On connaît le cynique « Vous permettez ? » qui accompagne le flamboiement du phosphore, et met le fumeur tout à fait à son aise pour vous suffoquer à petite fumée.

Avec la pipe primitive et grossière, la descendante en ligne directe du calumet des aborigènes, ce serait peut-être un peu embarrassant ; mais la mignonne papillote renfermant une pincée d’un tabac couleur d’or est bien calculée pour ne pas effaroucher les migraines féminines.

Cette abominable papillote si bien passée dans nos mœurs, empoisonne pourtant toutes les joies du sexe dont elle ne souille pas les lèvres. J’en appelle à ce sexe malheureux, victime d’une éternelle et injuste fumigation.

Voyons, madame, je m’adresse à vous, qui, comme presque toutes les Canadiennes, gâtez beaucoup votre mari et me trouvez peut-être intolérante. Ne vous est-il jamais arrivé de projeter un voyage en tête-à-tête, une espère de réédition du “ voyage de noce, " mais plus doux, plus agréablement anticipé parce que l’idée du départ n’est pas dominée et comme noyée par la préoccupation du Oui solennellement irrévocable qu’il faut prononcer le matin du mariage, juste avant de l’entreprendre.

Vous partez par un beau jour d’été, et dans la voiture qui vous emporte vers la gare, dès le début de ce seul-à-seul délicieux, vous avez une envie folle de sauter au cou de votre excellent mari (les Canadiens sont presque tous d’excellents maris).

— N’est-ce pas que nous sommes de pauvres amoureux persécutés qui s’enfuient… Tu m’enlèves !…

— Oh ! ce n’est pas convenable !…

— Et nous allons cacher notre lune de miel en un pays enchanteur, loin du monde… Moi j’aime mieux ça que l’autre lune de miel, — toi ?

Lui sourit de vous voir si heureuse, et vous demande encore, comme M. Perrichon :

— Voyons, es-tu contente ?

Puis quand la question des colis, des billets de chemin de fer, etc., est réglée ; que, confortablement et définitivement installés, l’esprit libre de toute préoccupation, vous n’avez plus qu’à jouir du plaisir de voyager, c’est au tour de votre mari de s’attendrir un brin ; alors vous pressant discrètement la main il murmure tout bas :

“ Vivre ensemble d’abord c’est le bien nécessaire.”

Bref, vous êtes un peu fous… et très heureux, jusqu’à ce qu’une figure connue de citadin, tout à coup surgisse à vos côtés.

— Tiens, vous voilà ! Où vous dirigez-vous ?

— Nous allons à Niagara.

— Ah ! quelle coïncidence ; moi aussi… C’est la première fois, madame ?… Vraiment ! Eh bien, vous allez voir !… quel endroit divin ! Vous aimez voyager, madame ?

— Cela dépend, monsieur…

— Moi je trouve cela adorable dans la belle saison.

À ce moment votre interlocuteur met trois doigts dans une des poches de son gilet et adresse à votre compagnon ces paroles fatidiques ;

— Dis donc, tu fumes, toi ?

Crac ! flambée la poétique odyssée ! Adieu les heures d’abandon et d’exquise intimité que vous vous étiez promises.

Tout cela s’envole dans la fumée d’un cigare.


Veut-on encore, après une journée de chaleur accablante aller prendre le frais aux accents d’un orchestre dans un jardin public, l’atmosphère pure qu’on y respire d’abord avec délices ne tarde pas à s’imprégner de l’obsédante odeur du tabac ; l’on est bientôt enveloppé d’un nimbe opaque au milieu duquel on peste violemment et inutilement.

Et celles qui ont assisté à ces émouvantes joutes de sport réunissant sur le vaste champ quinze ou vingt mille spectateurs entassés sur des gradins incommodes, peuvent en dire long sur l’usage tyrannique de la pipe. Au milieu d’une foule parquée, par une température rôtissante, le brouillard asphyxiant qu’elle dégage devient une aggravation insupportable.

Je ne comprends pas ces gracieux athlètes qui, trouvant bon de se faire applaudir par l’élite de la société féminine, ne savent pas lui ménager quelques sièges à l’écart des forcenés de la pipe.

La coutume s’affirme de plus en plus d’inviter les dames aux banquets officiels. Elles cadrent bien apparemment dans le décor de ces agapes patriotiques et solennelles. Il est admis que leur présence produit d’aimables effets sur le talent oratoire des tribuns en stimulant, j’imagine, ce qui peut surnager d’innocente vanité au milieu de leurs vertus civiques et autres (car la vanité est le grand levier de tous les succès). Il n’y a pas d’exemple qu’elles aient nui autrement à la satisfaction de leur appétit.

Cependant, pourquoi faut-il une ombre, ou plutôt un nuage, à ce tableau imposant ? L’hypothèse que les convives le suscitent sciemment dans le but de voiler certains excès à leurs spectatrices est inadmissible. Des hommes graves et raisonnables se rassemblant pour agiter des questions de la plus haute importance sont au-dessus de pareils soupçons : on ne pourrait donc, sans une inconcevable témérité, s’arrêter à croire que nos maîtres, nos supérieurs en intelligence, puissent abdiquer toute dignité en une circonstance aussi sérieuse.

Non, ils n’ont rien à céler. Seulement, saura-t-on jamais dans quel but ils prennent à la gorge leurs inoffensives et platoniques invitées, et pour quelle raison ils les aveuglent, leur arrachent des larmes au moyen de cet intense et dérisoire encens que des centaines de bouches lancent vers elles.

La raison ? il faut la chercher dans le despotisme de la pipe qui — ne vous en offusquez pas, mesdames — ne se connaît pas de rivales.

Pourquoi les salons sont-ils désertés par les gens sérieux, les hommes de poids dont le degré de culture morale et l’autorité relèveraient le niveau intellectuel de la société moderne ? Pourquoi ceux qui s’y aventurent par accident ou par nécessité sont-ils si dépaysés et si maussades ? Pourquoi les jeunes filles ne rencontrent-elles plus guère dans le monde que des apprentis de la vie, frais émoulus du collège ou non encore dégagés des langes d’une cléricature : danseurs convaincus, philosophes qui n’ont rien d’insondable, charmants néophytes, je ne le nie pas, mais qui ne sauraient suffire à des petites femmes de vingt ans.

À qui la faute ? Ai-je besoin de vous le répéter ? À la pipe toujours.

Mais n’y a-t-il pas là de quoi faire réfléchir ses acharnés partisans ?

Quand un bon jour ces insociables, ces ours, rentreront pour un moment dans la bergerie avec des intentions d’enlèvement légitime — car grâce à Dieu, ces infortunés échappent encore en grand nombre à l’horreur du célibat — qu’y trouveront-ils ?

Ces jeunes filles, que dans votre égoïste imprévoyance vous avez délaissées, messieurs les fanatiques de la tabagie, vous apparaîtront désespérément frivoles. Vous vous étonnerez de ne pas les trouver plus cultivées, plus rassises, plus propres en un mot à vous faire des épouses accomplies.

Vous avez laissé auprès d’elles, pour vous représenter, des jeunes gens sans expérience, privés eux-mêmes de la tutelle, des bons exemples de leurs aînés et vous avez cru que tous ces enfants livrés à eux-mêmes allaient acquérir dans l’agréable et l’utile commerce de la flirtation à outrance, un peu de philosophie, le sens pratique de la vie.

Vous étiez des naïfs, et la fumée de votre pipe avait obscurci votre jugement.

Non, tenez, « il n’y a plus de société possible avec le cigare ; » croyez-en un célèbre académicien qui l’affirme.

Si vous le tenez pour acquis, il ne me reste plus qu’à faire le procès du p’tit coup.