Nos travers/La manière d’être heureux

C.O. Beauchemin & Fils (p. 158-162).

LA MANIÈRE D’ÊTRE HEUREUX

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Je suis d’opinion que, de nos jours, on entend la vie de travers. Comparez notre existence fiévreuse et vide, raffinée et misérable avec celle de nos pères toute de calme et de simplicité. Où est le bonheur ?

Avec les mêmes ressources qu’aujourd’hui on était autrefois plus riche ; avec un plus grand nombre d’enfants on jouissait d’une douce tranquillité. Chacun en général semblait satisfait de son sort et la lutte pour la vie n’avait pas ce caractère d’âpreté qu’elle a aujourd’hui.

C’est que dans toutes les classes de la société on vivait plus simplement sans s’évertuer à sortir de sa sphère pour égaler de plus privilégiés que soi.

Cette ambition morbide, cette crainte de se voir délaisser font de l’existence une torture et détruisent toute paix domestique.

Non, voyez-vous, il faudrait revenir à cette simplicité de mœurs de nos pères. Il faudrait avoir le courage d’extirper de ses habitudes tous les soins superflus dont on se plaît de plus en plus à les encombrer. Que se passe-t-il depuis vingt ans ?

À mesure que la difficulté du service s’aggrave, que la pénurie des bons domestiques augmente, les détails de la tenue de maison se compliquent. De notre temps, où la classe qui sert devient de moins en moins dévouée et laborieuse, on exige d’elle des aptitudes générales, un service plus délicat et plus difficile.

Quelle est la petite bourgeoise qui n’ambitionne pas d’avoir son salon rempli de bibelot, des tentures dans toutes les portes de sa maison et les murs de sa chambre recouverts de mille objets dont l’époussetage, les jours où l’on nettoie, est un exercice requérant habileté, patience et longueur de temps.

Quand on a le moyen de garder plusieurs domestiques qui se divisent la besogne, c’est très bien : mais si l’on ne paie qu’une servante, il faut simplifier davantage.

Simplifier, vous dis-je, tout est là. Vous le pouvez sans compromettre en quoi que ce soit votre confort ni le décorum de votre maison.

Je suis de celles qui tiennent absolument à cette étiquette de la famille qui est d’une influence si salutaire sur les manières des enfants et leur conduite. C’est pourquoi je lui sacrifierais les mille détails inutiles dont on embarrasse le plus souvent l’unique servante qu’on peut garder afin d’assurer un service plus parfait et plus régulier : le ménage qui s’accomplit en une heure dans une maison simplement garnie dure quelque fois la matinée entière dans d’autres où les soins indispensables de propreté s’accompagnent de minuties sans nombre.

Je sais qu’en pareil cas la maîtresse de maison prend souvent à sa charge ou confie à ses filles la partie délicate du ménage, mais quelle source d’ennuis et de scènes domestiques que ce labeur interminable !

Il prend le temps des occupations profitables à l’intelligence des jeunes filles et à celle de la mère. Il double les tracas et les responsabilités déjà si grandes de celle-ci.

Aussi, quand le chef de la famille rentre chez lui pour trouver au foyer l’ordre et la gaieté, constate-t-il trop souvent que le premier n’y règne qu’aux dépens de la seconde. Des figures allongées, des mines fatiguées frappent d’abord ses yeux, puis ses oreilles reçoivent des récriminations au sujet du fardeau écrasant d’une maîtresse de maison, sur la lenteur, l’inhabileté des serviteurs et le peu d’application de ses propres filles à l’art d’épousseter.

Et si de son côté il risque de timides observations touchant la négligence de ces demoiselles à cultiver d’autres arts dont l’enseignement lui coûta beaucoup d’argent, on a bientôt fait de lui rire au nez.

En vérité, il est bien question de cela. Quand on a fini de vaquer à l’inspection des marmites, au nettoyage des carreaux et à mille autres emplois aussi peu poétiques et sans cesse renaissants de la vie domestique, emplois auxquels viennent encore se joindre les devoirs sociaux, on voudrait bien savoir s’il reste du temps pour les occupations d’un ordre plus élevé !

Le pauvre père après de pareilles tirades n’a plus qu’à rougir de ses prétentions exorbitantes, à s’apitoyer sur le sort des victimes qui l’entourent et à se désespérer de voir tous les siens malheureux en dépit de ses efforts pour assurer leur contentement et leur tranquillité.

Assurément, le lot d’une mère de famille par le temps qui court est singulièrement pénible. L’assistance, le dévouement des fidèles serviteurs qui ne manquèrent jamais à nos mères lui font totalement défaut. Force lui est donc de conformer sa vie à cette triste particularité de notre époque, de la dégager des superfluités qui en font pour tous les membres de la famille un tissu de misères.

Il y aurait ainsi beaucoup à retrancher sur la toilette, le luxe de l’ameublement, la manière de recevoir.

Qu’on ait donc le courage d’habiller simplement ses enfants et d’offrir à ses amis une hospitalité compatible avec ses moyens de fortune. Quel déshonneur y a-t-il à offrir une simple tasse de café à vos invités quand vos ressources ne vous permettent pas de leur servir toute la variété des fines liqueurs ? Ce dont il faut rougir c’est de ruiner son mari ou de ne pas payer ses dettes. Une femme sensée et une bonne mère sait borner ses désirs.

Dans le logement il faudrait veiller tout d’abord au confortable, à la propreté absolue et laisser ensuite aux gens très fortunés la profusion des ornements coûteux. Je rangerais volontiers parmi ceux-ci ces mille riens faits de velours, de porcelaine peinte, de soie brodée et de dentelles qui obstruent les salons d’aujourd’hui. La confection de ces objets vole aux jeunes personnes un temps qu’elles pourraient employer plus utilement et détournent de la caisse familiale une infinité de petites pièces blanches si nécessaires et si précieuses en somme.

Je vous surprendrais peut-être en vous disant que de tous ceux qui possèdent un salon — et, dites-moi, qui est-ce qui s’en prive ? — la moitié n’en devrait pas avoir.

Des familles aux revenus les plus modiques ne songeraient jamais à se loger dans une maison qui n’a pas de salon.

Plutôt que de s’en passer on s’entassera, on s’écrasera dans les autres pièces ; on mangera dans une chambre noire et on couchera trois ou quatre dans une étroite mansarde.

La plus belle pièce, la plus grande, la plus éclairée est alors décorée du nom pompeux de salon, garnie de quelques meubles prétentieux et réservée pour les rares visiteurs qui l’habitent quelques instants.

Pourquoi ne fait-on pas du salon, comme en France, un lieu de réunion pour la famille, meublé avec plus de coquetterie, avec plus de luxe que le reste de la maison, mais dont on ne se fait pas faute de jouir.

Une large table au centre, recouverte d’un tapis avec une lampe à abat-jour, le piano dans un coin, la bibliothèque, le chevalet de la fille aînée ; près de la fenêtre une table à ouvrage, une petit secrétaire avec tout ce qu’il faut pour écrire ; à côté de la table un grand fauteuil pour le papa, une couple de bonnes berceuses, des photographies chères dispersées sur les meubles, quelques plantes vertes, voilà tout ce qu’il faut pour donner à ce buen retiro un cachet d’intimité charmante. J’oserais dire que sans ce sanctuaire il n’y a pas de véritable vie de famille.

Pour qu’on y revienne, il faut qu’on l’aime, que chacun y ait sa place et « ses aises ». Ne craignons pas de sacrifier les lourdes tentures à la fantaisie des fumeurs.

Un salon ainsi aménagé vaut mille fois la grande pièce froide, sans cachet, sans histoire, qu’on rencontre si souvent. Les visiteurs s’y sentent, comme on dit, « chez eux ». L’endroit où se réunit, où vit la famille, garde l’empreinte des scènes intimes, dont il a été le témoin. C’est au point que les vieux meubles qui restent comme des reliques des « anciens » sont pour nous comme des êtres chers, ayant conservé, afin de nous le transmettre, le souvenir de la vie commode, heureuse et simple de nos ancêtres.

Ces contemporains de la génération éteinte avec leur sobre et solide élégance nous prêchent eux aussi l’antique « simplicité ».