Nos travers/Faux dévoûment

C.O. Beauchemin & Fils (p. 79-82).

FAUX DÉVOUEMENT

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Peut-il arriver qu’on soit trop bon ? Est-il prudent de blâmer l’excès d’une qualité ? Vaut-il mieux subir les conséquences de cet excès que de risquer de jeter les gens sur la piste opposée en les éclairant sur leur trop grande bonté ?

Je crois, moi, qu’il ne faut pas être « trop » bon. Ne savons-nous pas que les épouses servilement dévouées font les maris tyranniques et égoïstes — c’est-à-dire mécontents ? De même les pères et les mères d’une complaisance outrée rendent leurs enfants exigeants, paresseux — c’est-à-dire ingrats et malheureux.

Que la jeune fille qui se marie ne se méprenne pas sur le sens des mots « soumission » ou « dévouement » conjugal. Son devoir ne consiste pas en une aveugle et stupide obéissance non plus qu’à s’abaisser inutilement devant son mari. Qu’elle sache sauvegarder sa dignité et retenir le respect qui lui est dû.

Sans doute l’homme représente l’autorité et l’épouse est heureuse de reconnaître ses obligations morales envers le détenteur de cette autorité quand il se montre digne de sa confiance.

S’il est le maître, cependant, qu’elle n’oublie pas quelle est la reine de la maison et que certains égards lui sont dus. Dans un ménage bien assorti, la femme est l’égale de son conjoint. Comme lui, elle a des droits qui ne sauraient être méconnus ni sacrifiés dans l’intérêt même de la dignité du foyer et du bonheur commun.

Au lieu d’accorder d’avance toutes les perfections à celui qu’elle aime et de se préparer à servir d’instrument à ses moindres volontés, la nouvelle mariée, au contraire, ne doit pas perdre de vue que sa douce influence doit tout de suite s’exercer à façonner son « seigneur et maître » aux conditions de son nouvel état.

Toute femme avisée et douée de quelque tact, s’aperçoit qu’en se mariant avec le meilleur des hommes, elle a toute une éducation à faire. Avant de se résigner à souffrir en silence maints petits froissements, certains manques d’égards involontaires, elle examine bien s’il n’est pas plutôt de son devoir de chercher à en faire disparaître la cause.

L’habileté et la douceur féminines opèrent, dans ce genre de réforme de fréquents miracles. Disons, pour être juste, que l’amour ici joue un grand rôle en ce qu’il rend facile ce que la diplomatie toute seule n’obtiendrait qu’à grand’peine.

C’est dans les rapports intimes des familles qu’on constate cette indulgence débonnaire que je signalais tout à l’heure. On gâte trop ses enfants et les jeunes canadiennes sont de moins en moins industrieuses. En quelque sorte, il n’y a pas de leur faute.

Leur éducation est volontairement négligée du côté des arts domestiques.

Dans la très grande majorité de nos familles aisées, mais sans fortune assurée, les filles en savent moins long sous ce rapport que les princesses royales d’Angleterre qui ont appris à coudre et à faire la cuisine. Ces familles souvent ne sont arrivées à se faire une jolie position sociale et à la maintenir que grâce à la direction prudente, à l’économie, au travail constant et à la minutieuse administration de la mère.

Que fera cette femme raisonnable quand ses enfants grandiront ? Vous croyez qu’elle enseignera à ses fils à avoir de l’ordre, afin qu’une fois mariés ils ne soient pas de ces hommes insupportables qu’on peut suivre à la trace dans une maison, tant ils dérangent tout sur leur passage ? Peut-être vous figurez-vous qu’elle élèvera strictement ses filles dans les notions d’économie diligente qu’elle n’a cessé de pratiquer ? N’en ferait-elle rien pourtant, qu’il semblerait que le chef de la famille, lui, dût être plus sensé et qu’il dût chercher, au défaut des leçons maternelles, à inculquer de sages principes à ses enfants.

C’est comme un point d’orgueil chez les gens qui ont travaillé de laisser leurs filles grandir dans l’oisiveté. C’est un luxe qu’ils s’accordent, comme prix de leur vie de labeurs, ou une teinte aristocratique qu’ils croient se donner en nourrissant de belles demoiselles ne sachant se tricoter une paire de bas ni faire cuire une omelette.

Quand la vanité n’est pas le mobile c’est je ne sais quelle inexplicable faiblesse, quel dévouement mal placé qui attendrit les parents sur leur progéniture.

N’entendez-vous pas tous les jours des papas dire : « J’ai trop souffert dans ma jeunesse pour ne pas songer à exempter mon fils des privations que j’ai subies. »

Et des mamans qui pourvoyant seules à l’écrasante besogne du soin d’une grande famille et raccommodant, « pour se reposer », le linge de leur demoiselle tandis que celle-ci lit dans sa chambre ou se promène : « Que la pauvre petite profite de sa jeunesse ! Je ne veux pas qu’elle ait mon sort… Le temps viendra bien assez vite où il lui faudra se sacrifier et se morfondre ! »

C’est comme si la paresse des enfants et le fait que tous leurs désirs sont comblés vengeaient ceux qui les ont élevés des peines et des luttes du passé.

Ce sentiment est incompréhensible chez des hommes d’action, fils de leurs œuvres et qui connaissent les âpres joies du travail. Il ne s’explique pas davantage chez des femmes d’expérience ayant vu plus d’une fois dans leur vie les tristes fruits d’une mauvaise éducation.

— « Ils veulent » que leurs rejetons soient heureux. Mais sera-t-il tenu compte de ces souhaits ou de ces vœux dans la destinée de leurs descendants ? Les empêcheront-ils de rencontrer le sacrifice inséparable de la vocation humaine et seront-ils toujours là pour s’interposer entre eux et les épreuves afin de leur en amortir le coup ?

Hélas ! les pauvres gens vivront assez pour assister à la faillite de leur œuvre. En voyant ces enfants tant choyés, impuissants et malheureux devant l’impérieuse nécessité du devoir, ils reconnaîtront, mais un peu tard, qu’ils auraient dû leur tremper le caractère, les blinder dans leur jeunesse au lieu de les amollir comme l’a fait leur égoïste tendresse.

Car avec son apparence d’abnégation cette tendresse aveugle n’est qu’une recherche de sa propre satisfaction, qu’une lâcheté de ceux qui, connaissant la souffrance, craignent d’en voir atteints les êtres qu’ils aiment.

Et pourtant la salutaire, l’impérative souffrance est le meilleur entraînement au bonheur. Le dosage prudent que la nature, régie par la Providence, administre à la créature dès l’enfance, est l’inoculation préventive fortifiant l’organisme contre les chocs plus rudes à mesure que la vie avance.

On ne gagne rien à vouloir retarder l’opération. Chacun a son compte, quoiqu’il fasse.

Si la nature reconnaît des privilégiés, ce sont les individus qui, robustes de corps et d’esprit, ne cherchent pas à éluder sa loi, mais au contraire accomplissent bravement la corvée imposée par Dieu à l’homme pécheur.


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