Nos femmes de lettres/Préface

Librairie académique, Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. i-xvi).


PRÉFACE


La Femme-auteur, à notre époque, ne se manifeste plus comme un phénomène isolé, comme une plante de serre chaude, poussée à grand renfort de lumière et de terreau. Elle est devenue un fait collectif, un fait social, car le groupement pressé de celles qui tiennent une plume, et qui s’en servent, suffirait à retenir l’attention de quiconque s’intéresse aux modifications de la Société, considérée comme un vivant organisme. Nous n’aurons pas à envisager ce point de vue, sinon partiellement et dans nos conclusions. Il nous faudra pourtant choisir un critérium pour faire sortir du rang l’élite de ces bataillons serrés : il tiendra tout dans une distinction nécessaire entre celles qui se consacrent à des besognes, fournisseurs attitrés des innombrables magazines à images, et celles qui marquent un réel souci d’art littéraire.

Faut-il rappeler quelques-uns des jugements extrêmes portés sur ce produit singulier : La Femme de Lettres ? Ils tiennent presque tous dans l’aphorisme du plus illustre des Misogynes contemporains : « Que peut-on attendre de la part des femmes, si l’on réfléchit que, dans le monde entier, ce sexe n’a pu produire un seul esprit véritablement grand, ni une œuvre complète et originale dans les Beaux-Arts, ni, en quoi que ce soit, un seul ouvrage de valeur durable. » Et ce Schopenhauer, qui sans doute se vengeait par là d’un sexe qu’il n’avait que trop aimé, faisait succéder à cette première flèche ce trait suprême de son mépris : « Il est évident que la Femme, par nature, est destinée à obéir. Et la preuve en est que celle qui est placée dans cet état d’indépendance absolue, contraire à sa nature, s’attache aussitôt à n’importe quel homme, par qui elle se laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un maître. Est-elle jeune ? Elle prend un amant. Vieille ? Un confesseur ! » Boutade expressive d’un philosophe parvenu au soir de la vie, et qui trop souvent à son aurore oublia, parmi les longues tresses dénouées, combien courtes pouvaient être les idées de celles à qui leur beauté servait alors de suffisante excuse !

Mon Dieu, oui, il est vrai, il est exact qu’aucune Femme n’a fait la Sixtine, ni le Tombeau des Médicis, ni les Disciples d’Emmaüs, non plus qu’Othello ou Phèdre, ni la Neuvième Symphonie, ni quoi que ce soit qui approche ces inégalables témoignages de virilité créatrice. Sur ces hauteurs, sacrées par le génie mâle, flotte une atmosphère irrespirable à de certains poumons ; et comme il est peu d’intelligences pour embrasser dans leur plénitude l’intime signification de ces chefs-d’œuvre, on en trouve moins encore pour leur susciter des équivalents. Par définition, et, si j’ose dire, par constitution mentale, la femme incline à s’adapter, à se plier aux influences : pareille à la liane qui s’enroule autour de l’arbre dont elle partage le destin, elle épouse la forme de qui elle aime, ou de qui elle admire. À voir s’avancer sous nos yeux un couple d’amants, nous discernons par la seule inclinaison des corps, qui des deux est le plus touché. Et ce n’est pas simple signe d’élection amoureuse, mais le mieux accusé des symboles féminins.

Cette règle pourtant comporte des exceptions, et l’on trouverait, dans l’histoire de la pensée contemporaine, tel exemple de femme, quand ce ne serait que Mme Ackermann, pour donner un démenti à l’aphorisme de Schopenhauer. Nous pouvons même le chercher encore plus près de nous. Quand les soins pieux et le culte passionné du docteur Christomanos révélèrent à l’élite européenne le fruit des méditations où s’était appliquée son impériale élève Elisabeth d’Autriche, notre plus vive surprise fut qu’une femme eût pu penser par elle-même avec cette énergie ; que les images du monde se fussent réfléchies en un miroir si puissant, et que ni le tour ni l’accent de ses pensées n’évoquassent la discipline d’un maître déterminé. Chose merveilleuse au premier abord, faut-il le dire ? surtout chez une personne qui s’était délibérément soumise à la plus intense culture ! On connaît la variété de ses lectures, la fréquence de ses méditations, poursuivies dans la solitude de toute l’obstination d’une volonté qui s’attache à l’Idéal le plus précieux comme le plus difficilement conciliable avec le rang suprême où la Fortune l’éleva. Comme si elle avait voulu s’excuser par avance de laisser un testament durable de sa pensée — peut-être soupçonnait-elle que son lecteur en deviendrait un jour l’historien ? — l’Impératrice avait pris soin de marquer les limites précises où il lui semblait que dût s’astreindre l’activité féminine : « Moins les femmes apprennent, plus elles ont de prix. Ce qu’elles apprennent ne fait à vrai dire que les égarer : elles désapprennent une partie d’elles-mêmes pour s’approprier imparfaitement de la grammaire et de la logique… Et pour aider les hommes dans leurs affaires, elles ne doivent pas leur souffler des conseils ou des pensées, mais par leur seul contact éveiller et faire mûrir chez eux des idées et des résolutions. »

C’était presque dénier à son sexe toute aptitude aux grands premiers rôles, prétendre le maintenir dans les emplois subalternes. Pourtant nulle femme n’a plus pensé par elle-même. C’est que les leçons de l’expérience et les épreuves de la vie l’avaient marquée d’une de ces empreintes auprès de quoi pâlissent toutes les influences littéraires, si chères soient-elles à un cœur ! Et nous savons la vivacité de ses admirations. La statue du poète Henri Heine, que son expresse volonté avait dressée auprès des héros de l’Achilléion, et qu’une grossièreté toute tudesque fit enlever récemment par le nouveau possesseur, nous était le meilleur témoignage d’un culte qui pourtant, à la différence de tant d’autres, n’opprima jamais sa personnalité. Pareillement verrons-nous, chez nos jeunes auteurs d’aujourd’hui, plus d’un exemple de sensation directe traduite et transposée en originalité créatrice : c’est la raison de cette étude, où Ton chercherait bien moins justement un ensemble de critiques littéraires qu’un essai en vue de dégager l’accent des figures qui nous présentent le plus vif relief. On y trouvera omises, et cela volontairement, des parties entières de leur œuvre, qui pourtant ne sont pas négligeables, mais ne nous eussent été d’aucune aide pour le but que nous poursuivons…

Elle apparaît toujours un peu délicate, fausse en quelque façon, l’attitude du sexe fort en face de la femme-auteur. Confrère et rival, il se résigne malaisément à ce que soit constatée telle supériorité qui lui prépare la plus cruelle blessure d’amour-propre, la plus douloureuse humiliation d’orgueil. Est-il besoin d’observer que l’élite de celles qui possèdent un don est infiniment supérieure à la moyenne de ceux qui, tenant une plume, n’ont pour écrire d’autres motifs valables que l’obligation de gagner leur vie ou la satisfaction légèrement puérile de la vanité ? D’où l’âpreté de jalousies n’attendant qu’une occasion de se solidariser ? Victor Hugo le notait avec un sens aigu des réalités : « Les haines politiques désarment, les haines littéraires jamais. » On le vit bien dans une circonstance mémorable, qui n’est pas éloignée de nous : Quand une distinction officielle fut proposée pour reconnaître le mérite d’un des plus rares talents féminins de ce temps, ce fut un déchaînement, une sorte d’agression sauvage, où collaborèrent les plus basses plumes du Journalisme, faite pour donner une singulière idée de la légendaire chevalerie française : véritable coup de pied d’âne, à double titre faut-il dire, par l’élégance dont il fut administré, et par la qualité littéraire de ceux qui le donnèrent.

Plus délicate encore, plus fausse assurément, en face de la Femme-auteur, l’attitude de l’homme, s’il est son mari ou son amant. C’est là qu’une fois de plus nous observons le danger de toute interversion des lois de la Nature, laquelle requiert implacablement la supériorité du mâle. Une sorte d’habitude ancestrale, remontant aux époques les plus reculées, nous fait voir dans l’élément viril le traditionnel symbole de toute vigueur, physique et intellectuelle, si bien que notre sentiment de l’ordre se trouve froissé par la moindre indication opposée. Il n’y a rien à faire là contre, et si l’on veut une image physique, il suffit de se rappeler l’invincible sourire qu’amène aux lèvres la vue d’un petit homme, levant les yeux vers sa compagne qui le dépasse de toute la hauteur de la tête. Dans l’ordre intellectuel il en va de même : on ne peut effacer de son souvenir l’image du pauvre M. Geoffrin, mari de cette illustre présidente de la société des Gens de lettres au dix-huitième siècle, dont Sainte-Beuve rapporte cette anecdote : Un jour, un étranger demanda à Mme Geoffrin ce qu’était devenu ce vieux Monsieur qui assistait autrefois régulièrement aux dîners, et qu’on ne voyait plus : — « C’était mon mari, fit-elle, il est mort » ! — Faisons la part du trait qui exagère presque nécessairement ces sortes d’aventures : celle-là n’en demeure pas moins expressive, et tous les maris de femmes-auteurs y pourront méditer. C’est une attitude insoutenable, un rôle que nul acteur social ne devrait accepter, celui de mari effacé d’une femme dont les journaux habituellement impriment le nom. Montreur d’objet rare, sorte de prince-époux qui accompagne un phénomène, on est toujours tenté de placer dans sa bouche le drolatique et peu respectueux jeu de mots dont notre moquerie française tendait à ridiculiser l’attitude du prince Albert, au temps du Second Empire : — « Je suis les talons de la Reine ! »

On trouvera dans ces pages une entière liberté d’esprit et la plus complète indépendance de jugement ; pour tout dire, rien de cette galanterie à la française, qui régit les habituels rapports des deux sexes dans l’attitude de l’homme à l’égard de la femme, et qui risque de fausser, ou du moins d’atténuer la valeur d’un jugement. J’aurai pu me tromper. Je me serai certainement plus d’une fois trompé, car nul d’entre nous n’est à l’abri de l’erreur, sur tout en des matières où le goût personnel tient une telle place et représente un élément déformateur propre à celui qui écrit. Mais on ne rencontrera pas un trait qui ait été dicté par un mouvement de passion, de ceux que l’on aiguise moins en faveur de M. X… que contre M. Y… Car il existe deux façons — je l’ai montré autre part[1] — d’être agréable à qui l’on commente. Et la première, c’est celle qui consiste à le vanter tout uniment. Mais la seconde, de beaucoup la plus raffinée et la plus efficace, c’est de dénigrer ou simplement d’omettre un rival.

Je n’ai jamais aimé les petites chapelles, coteries littéraires, ou de quelque nom qu’on les nomme, et puis me rendre cette justice de n’avoir pas tenté une démarche en vue de participer aux bénéfices du groupement. Non que je méconnaisse — il faudrait être aveugle — les incomparables avantages de ces secrètes associations, de cette franc-maçonnerie où le premier article des statuts consiste en un engagement tacite de mutuel agenouillement. On les rencontre dans tous les efforts où trouve son application le symbole expressif de l’aveugle et du paralytique,… dans la Peinture, où tant de réputations furent édifiées que le Temps s’est déjà chargé de remettre à leur place ; dans la Musique, où d’ingénieux assimilateurs, munis d’une technique savante, furent baptisés les continuateurs de Beethoven… mais dans la Littérature surtout, qui demeure notre art national. Combien parmi nous, de ceux qui ont un nom, un petit nom littéraire, ne le doivent qu’à la puissance de leurs relations — vigoureux cheval de renfort qui hissa leur œuvre au sommet de la côte… leur œuvre, fardeau lourd de poids, mais léger de valeur, qui, faute d’un tel appui, fût demeurée aux régions inférieures Mais voilà, on ne refait pas son tempérament, et pas plus qu’on ne saurait ajouter un centimètre à sa taille, une échine vraiment droite ne se plie aux voussures de certaines portes. J’ajouterai que, lorsqu’une coterie littéraire a pour point central et foyer de rayonnement un jeune astre féminin qui monte à l’horizon, il devient plus délicat encore d’y prendre place.

Il me faut donc déclarer ici que je ne connais à aucun titre, sinon à titre littéraire, les femmes-auteurs qui font l’objet de cet Essai. Jamais avec aucune d’elles je n’ai même fait ce banal échange de cartons par où l’on remercie de l’envoi d’un livre ou d’un article. Si la première page des Magazines illustrés ne nous avait abondamment renseignés, en des dimensions qui s’imposent à la vue, sur leur personnalité physique, j’ignorerais jusqu’à la forme de leurs traits, au point de ne pouvoir les identifier, sur le devant d’une loge à une première représentation, ou dans la cohue mondaine d’un vernissage. Ce sont là, on voudra bien le reconnaître, les meilleures garanties extérieures pour les juger littérairement. À leur égard, et dans toute la force du terme, j’ai mis en application le principe d’hygiène morale que je recommandais dans une de mes Chroniques de Théâtre : « Un bon critique ne doit jamais dîner hors de chez lui. »

  1. Cf. notre Roman de la Comédienne.