Nos Peintres du siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 514-545).
NOS PEINTRES DU SIÈCLE

DEUXIEME PARTIE[1]


IV

Les artistes se désintéressent volontiers de la spéculation de la science, de l’intrigue politique et de la philosophie abstraite. La plupart n’argumentent guère. Ils voient, ils éprouvent, ils créent. Cependant, il est nécessaire qu’une émotion ait le temps de germer : ce n’est pas immédiatement que les semailles lèvent ; encore faut-il ne pas bouleverser le champ, et c’est pourquoi nous avons vu les artistes de la Révolution, faute de recul et de repos, impuissans à traduire directement les tragédies de cette époque héroïque et sanglante.

Cependant, comme les grandes secousses des âmes ne sont jamais stériles, nous avons vu celles-ci se transmettre et se perpétuer, produire leurs effets naturels, et l’art se transformer et s’inspirer, d’abord, de la gloire militaire dont les épopées lointaines permettaient aux artistes plus de recueillement que l’agitation des rues. Nous avons vu ensuite les hommes, rassasiés et lassés de tant de bruit, d’orgueil et de gloire, ressentir le besoin d’affections tranquilles, humbles et profondes et nous avons assisté, sous la Restauration, à l’éclosion d’un art nouveau remontant aux sources éternelles par l’amour de la Nature.

Toutefois les germes d’égalité semés par la Révolution n’étaient pas détruits et ne tardaient pas à renaître tempérés sous l’influence de mœurs plus douces.

Le romantisme, réveillé par la Révolution de 1830, commence bientôt à décliner, et, tandis que l’influence grecque se continue parmi les élèves d’Ingres, voici qu’à la suite des paysagistes, l’École française se tourne vers les scènes de la vie rustique et populaire. A l’amour de la Nature pour elle-même, pour ses sourires, pour ses tendresses, pour ses orages, pour sa beauté, on associera désormais plus intimement les êtres. A l’admiration de la terre se mêleront la piété de la glèbe, la gratitude pour le sillon nourricier, la pitié du pauvre.

De 1830 à 1848, ce fut comme le pressentiment d’une ère fraternelle. L’attrait du pittoresque ne suffit plus, on veut une expression plus attendrie où les yeux soient moins indépendans du cœur ; et aussi quelque chose de grand et de biblique. On perçoit, dans la création plus auguste et plus familière à la fois. comme la présence occulte du Créateur. Et l’on comprend que l’homme, dans son association plus étroite avec la terre, gagne en noblesse et en fierté. Les paysages seront simplifiés, mais on les revêtira du prestige infini des effets les plus variés ; on les animera par les travaux, les poèmes et les tragédies de la vie. Les décors ne seront plus ces ruines surannées qui ont tant charmé nos grands-pères, théâtre obligé de leurs pastorales. Car autre fois, sous la Régence et plus tard aussi, on avait aimé les pastorales, mais par antithèse à la corruption régnante, comme ragoût de travestissement et raffinement voluptueux ; façon de recouvrir d’une apparence naïve les grâces mièvres et l’afféterie obscène de courtisans blasés, qui trouvaient piquant de déguiser leurs marquises en bergères enrubannées. 1848 aima les pastorales dans leur simplicité et leur verdeur. On était loin de Parny et de Saint-Lambert : Pierre Dupont chanta les Bœufs et le brouillard qui sort de leur naseaux, mêlé à la buée matinale. On aima la terre pour sa fécondité ; on l’aima pour tout de bon, avec ses gens, ses bêtes et son fumier. 1848 eut de vrais élans de cœur vers le peuple, vers les peuples ; élans désintéressés, et non, ainsi que trop souvent aujourd’hui, calculés pour exploiter les masses ou se servir des étrangers comme auxiliaires même dans les luttes entre artistes : ce fut un mouvement général de vraie fraternité.

Mais l’étude plus approfondie de la beauté des humbles choses devait mener à la compréhension de la beauté des humbles gens. Jusque-là, ils n’avaient guère été observés, par les Hollandais et les Flamands, que sous le rapport purement pittoresque et le plus souvent grotesque. Le vieux Breughel, après s’en être souvent moqué, paraît, seul, les avoir pris au sérieux dans le poignant tableau des Aveugles. En France, chez Watteau, ils ne sont que des petits-maîtres travestis, et plus tard, chez Boilly, ils n’offrent aucun autre intérêt que celui d’un renseignement.

Léopold Robert, si décrié par les rapins, est peut-être le premier qui les aima véritablement et qui, impuissant à la rendre, n’en vit pas moins leur beauté, le côté noble de leurs attitudes et de leurs mœurs. Il les mit sous le ciel, leur décor naturel. Il en fit tomber sur eux les premiers effluves d’azur qui eussent frissonné dans la flamme du couchant. Il le fit maigrement, emphatiquement, je le sais ; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant pour la délicieuse impression que j’en éprouvai, la première fois qu’au sortir de mon enfance, je vis les Moissonneurs au Luxembourg ! Ce tableau vient d’être enlevé du Louvre. Quand ce ne serait que pour son intérêt historique, on aurait dû l’y conserver. Il réalise le goût public d’une époque. N’oublions pas que Lamartine, Alfred de Musset, Henri Heine et autres grands écrivains l’ont hautement admiré. C’est quelque chose que d’avoir entrevu une nouvelle route vers des horizons inconnus.

On regarda aussi plus sérieusement le peuple des villes. Daumier, H. Monnier on accentuèrent certains types inoubliables, et Gavarni, d’un crayon singulièrement expressif, en a tracé une sorte d’épopée héroï-comique du plus haut intérêt. Adolphe Leleux donna, dans ses tableaux de paysans basques et bretons, une note plus intime que celle de Léopold Robert, mais il ne fit qu’effleurer un genre qui demande de profondes études. François Millet nous on donnera, plus loin, l’exemple. En 1848, il en était encore à ses premières recherches dans un caractère bâtard : un compromis entre l’afféterie du style Louis XV et une enflure maçonnée et molle à la fois, qui cherchait Michel-Ange. Tel son Œdipe exposé dans la galerie de bois qui longeait, alors, la grande galerie du Louvre. Le public ne s’en préoccupa guère. Il y avait pourtant je ne sais quoi de troublant dans la confusion lourde de cette toile dont une force secrète cherchait à se dégager.

Dès mon arrivée à Paris, en 1847, je me passionnai pour le mouvement naissant qui entraînait une partie de la jeune école vers les scènes populaires. Cependant, en attendant que je fusse à même d’y mêler mes recherches personnelles, je m’intéressai à tout ce qui se faisait alors.

Il y avait, à côté des artistes dont je me suis occupé déjà, plusieurs peintres d’histoire et de genre aux tendances diverses, les uns inclinant vers le romantisme, les autres restés fidèles à la tradition classique, et dont le talent très réel demande une étude particulière que nous allons essayer. D’autres, de moindre importance, d’un caractère plus vague, plus fantaisiste, s’entremêlaient au-dessous des maîtres reconnus, comme ces parterres de fleurettes mélangées qui, dans les jardins, entourent de plus hauts massifs. Je dois dire que ces fleurettes n’étaient pas toutes de la plus grande fraîcheur, et que les tons rances y dominaient ; mais il y en avait de charmantes.

Vous connaissez tous les principaux artistes de ce temps : Robert Fleury, Ary Scheffer, Paul Delaroche, Hippolyte Flandrin, Léon Cogniet, Couder, Drolling, Brascassat, Larivière, Lehmann, Gigoux, Em. Signol, Aligny ; puis de nouveaux arrivés : Muller, Tassaert, Verdier, Th. Couture, Gleyre, Antigna, H. Baron, Duveau, Paul Flandrin, Glaize, Gendron, Roqueplan, et quelques jeunes qui avaient de vifs succès : Meissonier, les néo-grecs Gleyre, Hamon, et Gérôme, les animaliers Troyon et Rosa Bonheur, les paysagistes Daubigny, Marilhat. Mais le plus illustre des artistes d’alors, l’enfant gâté du grand public, celui dont le nom, propagé par les soldats rentrés dans leurs foyers, pénétrait jusque dans les villages, car il avait longtemps retenti dans le clapotement des plis des drapeaux d’Afrique, c’était Horace Vernet.

Par autorisation royale, ce peintre si choyé suivait les armées en costume de général ; double gloire ! plus qu’il n’en faut pour être l’idole de la foule. Puis, il peignait des victoires et il leur donnait ce côté trompe-l’œil et cette exactitude de mouvement et de détail qui charmait le public ignorant encore des reproductions photographiques d’aujourd’hui. Il avait l’esprit autoritaire et l’aspect brusque et bon enfant, le verbe familier qui plaisent au peuple et qu’il avait contracté dans la fréquentation des camps. S’il était petit, sa taille bien prise, son pas alerte, son torse droit relevant la tête un peu de côté, lui donnaient une assurance toute militaire. Il portait des pantalons larges aux cuisses, serrées à la cheville et ses redingotes affectaient la forme des tuniques. Son nez effilé, sa bouche perdue entre une énorme impériale et de très longues moustaches roussâtres, relevées en pointes, son front large et fuyant, ses yeux gris et vifs sous les arcades sourcilières proéminentes, le faisaient ressembler à un chasseur d’Afrique. Il pouvait travailler au milieu du tumulte. Il s’est représenté entre de bruyans amis, dans son atelier où l’on faisait de la musique et même de l’escrime sans paraître le déranger.

On racontait des prodiges de son habileté. Des caricatures le montraient à cheval, le pinceau à la main, brossant une immense toile au galop. On le disait ami intime de l’empereur de Russie et du roi Louis-Philippe qui, par une porte secrète, entrait parfois sans bruit dans la vaste salle qui, à Versailles, lui servait d’atelier. Un jour que l’auguste Majesté s’absorbait dans une distraction, Horace, non averti de sa présence, tout au feu de l’improvisation, l’avait, dans un malencontreux élan de recul, culbuté sur son royal revers ! On racontait cela et bien d’autres niaiseries qui font grand effet sur les badauds, puis des faits plus sérieux : « Il avait refusé de faire le portrait d’un riche financier et il donnait, à des soldats, des pages arrachées de son album. » Le sergent Cordier, natif de Courrières, et qui figure dans la Bataille d’Isly, m’a montré son portrait dessiné par le grand peintre et qu’il tenait de lui. On fit aussi grand bruit du portrait du Frère Philippe, de la Doctrine chrétienne, peint gratis, où l’on admira surtout une branche de buis accrochée au mur, près d’une fente qui par son illusion fit ébahir tous les bourgeois de Paris.

Jamais artiste ne fut plus populaire. On l’aimait donc en même temps qu’on l’admirait, surtout depuis ce deuil qui était venu assombrir tout ce bonheur, la mort de sa fille, dont on vantait partout l’intelligence et la beauté, et que l’on se montrait avec attendrissement, dans cette Judith maintenant au Louvre, Mme Paul Delaroche. Je m’étais laissé prendre à l’enthousiasme général. Je me souviens, bien que j’aimasse Thoré, combien je protestais en lisant, dans son Salon de la Démocratie pacifique, cette phrase irrévérencieuse à propos de la Prise de la Smalah qui tenait tout un côté du salon carré du Louvre : « Les Noces de Cana de Paul Véronèse doivent étouffer sous ce pâle linceul. »

J’étais alors en Belgique. Lorsque dans ce pays on parlait des peintres français, c’était toujours Horace Vernet que l’on plaçait au premier rang. Et quand je fus à l’école des Beaux-Arts, et que je vis, pour la première fois, arriver dans la cour l’illustre professeur, je ressentis une impression de reconnaissance de ce qu’il daignât descendre d’une si haute gloire pour s’intéresser à de jeunes rapins. Je tremblais de respect lorsqu’il arriva à moi pour corriger mon dessin et j’étais si troublé que je ne compris pas la moitié de ce qu’il me dit ; il parlait, il est vrai, avec une volubilité extrême, au point de bredouiller. Le modèle était assis sur une caisse en planches, que j’avais négligée, me contentant de tracer un simple carré. Il me le reprocha et il me dit : « Pourquoi n’avez-vous pas fini cette caisse ? est-elle moins intéressante que cette cuisse qui se pose dessus ? Il faut savoir tout faire. » Je ne réfléchis pas alors combien cette impartialité pour le rendu de l’imitation expliquait la vulgarité du peintre ; car ce qui me ravissait en lui, moi naïf, c’était justement cette sorte d’illusion qu’il apportait à tout objet : à la robe lustrée d’un cheval, à la sueur qui écume sous son harnais ; au raccourci d’un fusil qui vise le spectateur ; à la charge de cavalerie qui semble fondre sur lui. Ce sont là des qualités plus ou moins ingénieuses et amusantes, mais de bas étage en art et d’autant mieux à la portée des passans d’alors, mais qui aujourd’hui n’étonnent plus personne, depuis que tout le monde connaît l’extraordinaire exactitude de la photographie instantanée.

Cependant Horace Vernet connut bien le pioupiou ; il le vit du même œil que le public ; il l’aima, et la France lui en sera toujours reconnaissante. Il en fut l’historien d’ordonnance vif et spirituel. Mais il est démodé pour les artistes, tandis que Raffet ne vieillit pas, car il a donné aux soldats plus que l’apparence ; il a rendu leur caractère, leurs emportemens héroïques, leurs souffrances et leur bonne humeur. De même pour Charlet, dont la Retraite de Russie a pris, de nos jours, plus d’importance, dans sa petite dimension, par sa poignante allure épique, que les kilomètres de toile d’Horace Vernet.

Je n’en revois pas moins toujours avec plaisir son Assaut de Constantinople. C’est son meilleur tableau.

Quant aux sujets bibliques ou d’histoire anecdotique auxquels il s’est complu, il faut avouer que c’est banal de forme et de couleur. C’est avec regret que j’ai été forcé d’abjurer, parmi beaucoup d’autres illusions plus chères, l’admiration de ma première jeunesse pour Horace Vernet. J’ai longtemps espéré en retrouver une partie, à mes visites à Versailles. C’eût été pour moi une douceur. Mais le prisme était brisé. Il en est de même pour sa dynastie, dont une inopportune exposition réunissait tout récemment les œuvres au quai Voltaire. Il eût mieux valu s’en abstenir, puisqu’on ne pouvait la faire que très incomplète. Ce fut une déception : quelques toiles assez justes de Joseph ; presque rien de Carle et fort peu de chose d’Horace. On y revit le portrait du Frère Philippe, que je viens de mentionner, et on eut peine à s’expliquer le grand retentissement d’autrefois. Tout le monde fait mieux aujourd’hui. Et cette branche de buis, et cette fente au mur, tant admirées par les badauds, jadis, on ne les regardait plus... Comme les préoccupations sont, à présent, plus élevées, même dans le public !

Le gendre d’Horace Vernet, Paul Delaroche, partagea sa gloire dans un ordre d’art tout différent. Il fut le peintre des morts tragiques et s’inspira surtout de l’histoire d’Angleterre. Très habilement mis en scène, ses drames, malgré leur froideur d’exécution, impressionnaient vivement : ses Enfans d’Edouard sur leur lit gothique, serrés ensemble dans une terreur glacée, tandis qu’au bas de la porte, d’où émerge une lueur suspecte, le petit chien flaire l’arrivée des assassins ; sa Jane Grey, à genoux sur l’échafaud, les yeux bandés, et qui, les bras nus guidés par un prêtre respectueux et attristé, allonge ses mains fluettes, cherchant le billot où poser son cou frêle : ce bourreau hésitant à saisir sa hache et qui, d’un œil attendri, contemple la pâle victime dont il va faire sauter la tête ; ces femmes qui se lamentent ; son Charles Ier insulté par des soldats qui souillent de la fumée de leurs pipes sa face résignée ; son lord Strafford qui tend ses bras désespérés entre les barreaux de sa prison ; tous ces tableaux étaient bien faits pour toucher les âmes sensibles d’une profonde pitié.

L’Assassinat du duc de Guise passe encore pour un chef-d’œuvre, tant sa composition est ingénieuse. Il ne faut donc pas s’étonner du grand engouement qui accueillait Paul Delaroche à chaque salon. On lui savait gré de la mesure de bon goût qu’il apportait à exciter la pitié sans trop d’horreur, sans répandre le sang, à soigner son dessin trop réfléchi, un peu figé, et son exécution serrée, sa couleur sobre, manquant de vibrations. Très équilibré, d’un esprit distingué, de mœurs austères, il n’avait ni les qualités, ni les défauts des tempéramens fougueux ; il péchait plutôt par excès de sagesse. Son principal mérite était une clarté bien française. On l’a justement comparé à Casimir Delavigne, avec qui il entretenait d’ailleurs des rapports d’amitié.

Je ne connaissais ses tableaux que par les gravures du Magasin pittoresque encore en son enfance, lorsque Paul Delaroche exposa à Gand, où j’étais élève de Félix Devigne, une petite toile représentant Hérodiade accompagnée d’une suivante et qui, la main appuyée sur le socle où repose la tête blême de saint-Jean Baptiste, jette au spectateur un long regard très mystérieux, très loin de la haine, mais implacable. Et ses yeux étaient si troublans que je ne pouvais en détacher les miens. Pendant plusieurs jours ce fut une hantise. Vingt fois je dessinai de souvenir cette femme étrange. Elle me revint à l’esprit, lorsque, longtemps plus tard, je lus cette nouvelle de Flaubert qui insinue que sa férocité cachait une rage d’amour. J’ai revu cette toile qui continuait à passionner ma mémoire ; elle est au musée de Cologne. Je fus étonné de la trouver si froide.

L’œuvre capitale de P. Delaroche me semble être l’Hémicycle de l’école des Beaux-Arts. Les défauts du maître, ici, se rachètent par une belle ampleur, une austérité qui sauvera son nom de l’oubli.

Digne comme son art, Delaroche dominait son entourage. Toujours correcte et mesurée dans sa logique d’attitude, sa réserve cachait un cœur dévoué aux siens et à ses élèves, qui l’adoraient et qui, témoins Gérôme et Hébert, ont conservé pour sa mémoire une pieuse vénération. Sa belle tête régulière, un peu hautaine, le front aux larges plans, séparé au milieu par une mèche de cheveux tombante, sa bouche fine et accentuée, son profil aquilin, rappelaient Napoléon Ier. Il professait d’ailleurs une très vive admiration pour ce héros auquel il consacra plusieurs compositions, entre autres celle des Adieux de Fontainebleau. Le peintre s’inspirait du grand homme, mais l’homme chez Delaroche restait profondément libéral. Hébert m’a conté un fait qui le prouve.

Dans les premiers temps du second Empire, Napoléon III, ayant appris l’admiration de Paul Delaroche pour son oncle, lui envoya M. de Persigny chargé de lui offrir une importante commande : celle de décorer les salles à l’intérieur de l’Arc de Triomphe, par l’apothéose du grand Empereur. Le ministre, très aimable, se présenta au peintre avec des marques de grand respect, escomptant, de sa part, un chaud empressement à accepter sa proposition, Delaroche répondit simplement : « J’y réfléchirai et je vous écrirai, » M. de Persigny, très étonné, se retira en accentuant ses protestations de déférence et en disant : « Je ne doute pas qu’après réflexion, vous acceptiez de faire ce plaisir à l’Empereur. » Voici la réponse du maître, que les supplications du jeune Hébert, à qui il l’a communiquée, ne purent faire atténuer : « Je remercie Sa Majesté du grand honneur qu’elle me fait en m’offrant une magnifique commande ; mais j’ai juré de ne jamais rien faire pour un gouvernement que je combats. »

Il savait aussi résister à ses préférences de cœur, par un sentiment de justice. Depuis très peu de temps à l’atelier de Delaroche, venu très jeune à Paris pour y faire son droit, et récemment inscrit comme avocat, Hébert connaissait à peine le maître. Celui-ci avait alors deux élèves préférés : Thomas Couture, aux brillantes promesses ; et Prosper Roux, qu’il regardait presque comme son fils et qui, faveur exceptionnelle, travaillait à ses côtés, sous ses yeux. Hébert fut reçu en loge avec le numéro 10, c’est-à-dire le dernier. Couture et Roux prirent aussi part au concours de Rome. À leur sortie de loge, lorsque les tableaux furent exposés, P. Delaroche fit appeler ses trois élèves à la salle de l’hémicycle de l’École des beaux-arts dont il terminait la décoration. Les jeunes gens arrivèrent pâles d’émotion. Le professeur, l’air grave, s’adressant d’abord à Couture, puis à Roux, leur donna son avis motivé, les louant, les blâmant selon leurs mérites et leurs défauts, sans leur laisser espoir de succès. Le jeune Hébert tremblait d’anxiété, car il n’avait pas encore été encouragé d’un regard, et il s’attendait à quelque critique sévère, lorsque le maître se tourna vers lui et lui dit simplement : « Quant à vous, vous aurez le prix ! »

Nous éprouvions, nous les jeunes de 1848, pour Delaroche, une admiration mêlée de respect ; mais nous nous sentions, pour la plupart, plus passionnément entraînés vers Robert Fleury. Moins méthodique, plus inégal, celui-ci nous parlait davantage à l’âme, et je le considère encore maintenant comme un grand artiste, bien que son œuvre sente parfois trop la peine d’un travail opiniâtre.

Sa tête, très remarquable aussi, au lieu de ressembler à l’aigle, inclinait vers les oiseaux de nuit : une vaste arcade sourcilière avec, au fond de l’orbite, un petit œil d’un noir roux étincelant dans l’ombre ; et, au milieu de l’irradiation d’une barbe en collier que j’ai vu passer successivement de l’ébène à la neige, un nez recourbé, aigu, une bouche fine sur le menton en saillie. Ce menton volontaire corrigeait l’indécision de son sourcil un peu tombant vers les tempes et de son regard ébloui au grand jour.

Il était modeste, timide, inquiet et, par contradiction, très ardent, très résolu au fond. Il aimait les retraites cachées. En plein Paris, il vivait en reclus. Sans habileté de surface, maladroit même extérieurement, il sondait le dessous des choses, les mystères profonds, et avec quel acharnement sincère !

Il y mettait l’entêtement et la passion des alchimistes en quête de l’or. Il était de ces fureteurs de vérités, insoucieux de l’orthodoxie, dont autrefois le Saint-Office flairait les laboratoires secrets. De là, peut-être, sa haine de l’Inquisition, haine à laquelle il a consacré les meilleurs de ses pinceaux. Qui ne se souvient de son Auto-da-fé, au moins par la belle lithographie qu’en a faite Mouilleron : à travers les rousses fumées, sous les langues de feu qui les mordent, des patiens, dépouillés du san bénito, se tordent et hurlent. A côté, se débattant sous la griffe d’un moine au museau féroce que le lourd capuchon de bure coupe en sautoir, une femme, jeune encore, se roidit, effarée devant la mort, dans une suprême convulsion de terreur. Le peintre, ici, inspire l’horreur tragique, non par le délire d’Eugène Delacroix, non par l’habile mise en scène de Delaroche, mais en fouillant le fond de son sujet avec la patiente énergie d’un puritain. Ne semble-t-il pas qu’il se venge, là, d’un grief de famille, presque personnel, sur les bourreaux de ses frères du XVIe siècle ? Maintenant, regardez, dans un coin tranquille du Luxembourg, son chef-d’œuvre, le Colloque de Poissy.

Nul tapage ! n’est-ce pas ? Recueillez-vous devant cette œuvre si peu prétentieuse d’apparence, si intense pourtant ; insensiblement l’émotion va vous envahir... Tout fermente sous ce calme apparent, précurseur d’un des plus tragiques orages de l’histoire. Dans cette scène si peu mouvementée, le fanatisme, on le devine, est chauffé à blanc. Des têtes stoïques ; d’autres que la haine crispe sous le masque froid de la diplomatie ; et l’astucieuse cruauté du jeune loup qui s’appelait Charles IX ; et l’impénétrabilité de la reine ; et l’errante rêverie distraite sur le visage de la jeune princesse immobile. Quelle intelligence de grand artiste a su, l’une à l’autre, opposer tant de passions mortelles et contenues !

Je me souviens qu’en 1837, à l’âge de soixante ans, Robert Fleury obtint un nouveau succès avec un Charles-Quint au couvent de Yust. Il apparut là plus clair, plus riche de couleur, plus libre d’exécution ; infatigable chercheur de qualités nouvelles. Il est en ce moment trop négligé ; il y a cependant dans ses toiles quelque chose d’éternel qui éclatera lorsqu’il aura pris sa place définitive au musée du Louvre, au milieu des maîtres dont il avait la dévotion. Il ne fut pourtant pas un virtuose du pinceau, bien qu’il eût par instant des mouvemens d’entrain superbes. Sa touche lui ressemble, parfois timide et farouche, mais revêtant toujours un sentiment et une pensée.

Comme homme, Robert Fleury fut serviable et bon. Dans ses œuvres, il a exalté l’héroïsme bienfaisant ; il a pris parti pour le génie en lutte contre la superstition et l’ignorance persécutrice. Il s’est peut-être trop préoccupé de faire de sa peinture un enseignement moral. La générosité du but ne soutient pas toujours suffisamment l’imagination. Son trop grand respect des maîtres l’a poussé souvent aussi à imiter la patine du temps et à tomber dans le jaune. J’ai parlé de ses habitudes renfermées. On aurait tort d’y voir une défiance égoïste, rien ne serait plus loin de la vérité. Il appréciait la valeur du temps ; il se dérobait aux importuns, mais non aux services à rendre. Il avait la confiance désintéressée des braves gens. La première fois que je fus chez lui, il me dévoila, lui le grand inquiet, le secret de la porte de son atelier qu’il n’aurait pas livré aux puissans du jour ; et il fit cela avec une ingénuité touchante, car je ne lui étais même pas recommandé. Il m’a compris, et je lui en ai gardé une gratitude qui me fera toujours vénérer sa mémoire.

J’ai rencontré la même confiance chez Ary Scheffer. J’ai dit ailleurs comment j’osai me présenter chez lui et avec quelle bonté j’ai été reçu. Son atelier m’intéressa. Le talent du maître y apparaissait tout entier avec ses scrupules de bonne foi ; ses anciens enthousiasmes dont il se défiait ; sa soif de la perfection qui le refroidissait dans une sorte de vénération mystique où sombrait sa passion première pour les verdeurs romantiques. Il y avait là une reproduction par lui-même de son Larmoyeur d’un sentiment émouvant, tout rissolé de sauce bitumineuse ; un portrait de Béranger, de même style, très fouillé, très verni, d’une bonhomie finement madrée, d’un contentement de soi-même qui semblait escompter une immortalité aujourd’hui plus que douteuse ; puis le théâtral Jésus sur la Montagne, très noble, mais glacé, et, en ce moment, encore refroidi par des corrections à la craie ; à côté, sa petite Mignon aspirait au ciel. On voyait aussi, de son époque de transition, un portrait de Lamennais, chef-d’œuvre de physionomie amèrement refrognée ; un autre de Liszt jeune, maigre et long profil qui, sous les mèches tombantes de ses longs cheveux blonds, avec son nez à corbin, sa bouche finement sceptique, son menton proéminent et son cou émacié, à la glotte saillante, prenait je ne sais quelle ironie d’ange rebelle. Le peintre travaillait à son Christ consolateur. Tout Ary Scheffer était là, cœur, esprit, audace et faiblesse.

Scheffer avait une belle tête, honnête et lumineuse, dont les ruisselans cheveux blonds commençaient à blanchir ; vraie tête de peintre, et, comme ressemblance, tenant le milieu entre Philippe de Champaigne et Van Dyck. Il m’apparut modeste et bon, presque timide, tant il avait le respect des autres, même pour le rapin que jetais alors. Il conseillait de faire beaucoup de croquis d’après les moulages de Phidias. Et comme, parmi mes dessins, je lui montrais une esquisse de ma façon, scène échevelée, contemporaine et, pour l’expression, renouvelée des fureurs d’Oreste, il me donna cet avis que je n’ai jamais oublié : « Ne faites jamais une chose dont vous n’avez pas vu l’équivalent dans la nature. »

Thomas Couture, dont j’ai déjà dit un mot, commençait en ce temps-là à exciter vivement la curiosité. Il s’était révélé en 1844 par un tableau ayant pour titre : l’Amour de l’Or, que j’ai eu occasion de voir depuis. Il n’y avait pas là de tentative nouvelle ; c’était plutôt un retour vers le style lâché du XVIIIe siècle avec ses caprices de forme et ses carnations fardées. Il exposa ensuite un jeune Fauconnier, sorte de Page très frais, tout de noir habillé, ayant pour fond une treille chargée de pampre sous un ciel clair d’azur semé de nuages d’argent. Toujours dans le même caractère léger, très supérieure à l’autre, d’une agréable désinvolture, cette toile faisait encore songer aux trumeaux de Boucher et de Vanloo, mais avec plus de fermeté et d’éclat. On y sentait courir un joyeux rayon de Rubens. Après ce succès très vif. Couture se laissa désirer, ne montrant plus que quelques portraits. On savait qu’il préparait un grand coup. Des chuchotemens mystérieux, des indiscrétions habilement répandues dans le monde, promettaient une immense sensation. Le public, ainsi tenu en haleine, attendait l’événement promis et les ateliers s’en préoccupaient fort. On savait que cette très vaste composition représentait une scène de la décadence romaine.

Enfin elle apparut au Salon de 1847, le premier qu’il m’a été donné de voir. Elle recouvrait les Noces de Cana de Paul Véronèse, un peu plus avantageusement que ne l’avait fait la Smalah d’Horace Vernet en 1845. Le succès réalisa-t-il tout le bien qu’on s’en promettait ? Y eut-il déception ? Il me serait difficile de le dire. Toutefois, le bruit et la discussion qui entourèrent l’Orgie romaine firent déjà grand honneur au peintre. Depuis longtemps on n’avait vu une tentative de cette importance. Qu’éprouvai-je lorsque j’accourus au milieu d’une foule pressée, au-dessus de laquelle je n’aperçus d’abord que la partie supérieure du tableau ? J’ai gardé le souvenir d’une impression un peu trouble, comme si je me trouvais devant une grande tapisserie déteinte ; quelque chose de poudreux et vert-de-grisé, un immense éventail Pompadour qu’on aurait laissé traîner un demi-siècle dans un grenier. Je dois dire que j’étais nouvellement arrivé à Paris, venu d’Anvers où j’avais copié des Rubens, et habitué mes yeux aux ardeurs flamboyantes de la nouvelle école flamande.

Lorsque je revois cette œuvre importante au Louvre, où elle est fort délaissée par les fervens de l’art, je retrouve encore son apparent brio bien froid, plein de belles résolutions manquant de persévérance, de grands élans qui n’atteignent pas le but. Des parties principales ont été manquées, puis grattées au couteau et laissées en cet état de hasard qui singe l’adresse et la facilité et qui, au fond, pourrait bien n’être que l’escamotage de l’impuissance. Peu de formes, peu de tons vraiment voulus. Partout le même procédé d’aventure et d’effacement harmonise des couleurs trop crues d’abord, leur laissant un aspect fripé sans grande finesse. Son dessin prétendu inspiré de l’antique est très frivole. Ses Romaines sont des lorettes. Et pourtant il serait injuste de ne pas reconnaître dans ce tableau un grand talent dévoyé. Comme le charmant Fauconnier convenait mieux au tempérament de Couture !

Mais, bon et jovial garçon, ne doutant de rien, il se croyait le premier peintre des temps modernes. Il l’assurait lui-même avec une éloquence triviale et persuasive qui associait son entourage à cette très haute opinion de sa personne. C’est là le secret de beaucoup de grands succès qui tombent avec ceux qui en ont été l’objet. Celui qui doute de soi fait aussi passer le doute chez les autres. Il eut un atelier très couru, surtout par les amateurs de trucs. Ils y apprirent à ébaucher les chairs très blanches et à les fouetter habilement de garance.

Si l’Orgie romaine n’eut qu’une exécution incomplète, diverses œuvres du maître s’arrêtèrent à la première ébauche. Elles n’en firent pas moins grand bruit, bien que personne jamais ne les connût. Les mêmes chuchotemens curieux les annoncèrent. Il s’agissait de Pompiers courant à un incendie, d’un mouvement à tout renverser, mais qui n’arrivèrent pas au lieu du sinistre, et s’arrêtèrent, je crois, après le brillant départ des premiers coups de crayon. Toujours est-il qu’on ne les trouva pas à l’exposition pour laquelle ils étaient depuis longtemps annoncés et où ils devaient faire merveille à côté de la Dernière Charrette des condamnés de la Terreur, par Ch.-L. Muller. Comme ce dernier demandait à Couture s’il serait prêt pour le Salon, il répondit : « Non, je n’aurai pas fini ; cette année, je te prête la France, tu me la rendras l’année prochaine ! »

Parmi les peintres les plus célèbres d’alors, il faut citer Hippolyte Flandrin, l’élève chéri d’Ingres, dont il continua la manière avec moins de défauts et moins d’accent. À vrai dire, cet artiste consciencieux et respectueux est digne de vénération. Mais j’ai toujours vu en lui plutôt un grand saint qu’un grand peintre. Il avait toutes les vertus ; il lui manquait un petit vice pour les émoustiller. À cela près, il mérite tous les succès qui ont marqué sa carrière et même ce privilège, d’habitude réservé aux évêques seuls, d’avoir son monument funéraire dans une église, celle de Saint-Germain-des-Prés, qu’il a ornée de peintures murales très appréciées. Il exposa pourtant un portrait qui passionna le tout Paris d’alors et qui est resté célèbre sous la désignation de : la Femme à l’œillet.

Quelques peintres d’histoire, à ce moment, travaillaient surtout pour le musée de Versailles : Alex. Couder faisait ses intéressantes toiles de la Révolution, le Serment du Jeu de Paume, la Fête de la Fédération, l’Assemblée Nationale, qui plaisent encore par une sorte de vérité assez curieuse chez un peintre d’une éducation toute classique. Alaux, Larivière, deux habiles pinceaux, Philippoteaux, Léon Cogniet et Émile Signol, dont le Siège de Jérusalem, et surtout le Passage du Bosphore se distinguent par des qualités de sentiment. Dans ce dernier tableau, il y a une tentative nouvelle au moment où il a été peint et qui, selon moi, n’a pas été assez remarquée : c’est un rayon du soir qui baigne poétiquement les figures et moire la mer que frappent d’élégans rameurs, sous un ciel limpide. Et jamais sourire céleste ne fut mieux en situation, car il illumine d’une calme allégresse et comme d’un nimbe de foi ces groupes de l’héroïque croisade que le bercement des flots apaisés repose des plus durs travaux. C’est là une conception de poète. Ces deux toiles sont parmi les meilleures de la galerie des Croisades et méritent une place à part dans le grand musée historique si plein de pacotille. J’aime à rendre cette justice à un artiste qu’une modestie profonde a tenu trop à l’écart ; travaillant à de pieux sujets avec une dignité tranquille, loin des expositions, à l’abri d’un intérieur où le foyer et l’atelier mêlaient leurs touchantes vertus ; car j’ai aimé cet artiste qui, jusque dans l’extrême vieillesse, a gardé une bonté et une candeur de cœur des plus rares.

Parmi les peintres de genre, nous admirions beaucoup Tassaert. Il y avait chez lui une pitié qui le poussait vers les humbles et les pauvres. Tout le monde connaît, au musée du Luxembourg, ce tableau si plein d’âme, où une mère et sa fille, dans une chambre misérable et nue, près d’un réchaud, pleurent, en proie aux premières torpeurs de l’asphyxie. Ce n’est pas une vulgaire sensiblerie qui a inspiré cette œuvre toute d’émotion profonde, et qui devrait être au Louvre, puisque son auteur est mort depuis 1874. Il y a là, outre le drame, une exécution très simple, une couleur fine et bien en situation. La tête de la vieille, type vrai du peuple, touche profondément par sa naturelle dignité.

Tassaert, très varié dans son œuvre, gagnerait à être revu dans son ensemble. On y remarquerait, outre diverses compositions dans le genre de celle que nous venons d’indiquer, des visions fantastiques : telle cette délicieuse bacchanale qui représente la Tentation de saint Antoine. Jamais le chaste anachorète ne s’est vu à une plus dangereuse épreuve. A genoux dans une vaste grotte, il reste immobile, stupide, aveuglé par l’éblouissante apparition. Parmi les effluves célestes que traverse la blanche lueur de la lune, dont le disque d’argent éclate à travers des remous d’ineffable azur, une longues théorie de femmes nues, aux chairs nacrées, venant des profondeurs du ciel, les dernières à peine visibles, a fait irruption par le porche rocheux et se déroule en spirale dans le8)(mouvemens du plus voluptueux et mol abandon. La tête du cortège est arrivée près du saint stupéfait, et la plus belle des tentatrices lui offre un verre de vin. Oh ! ce verre de vin ! De quelle chère garance en feu Tassaert l’a enluminé ! Ce n’est pas une vulgaire nature morte que l’ensorceleuse présente au pauvre ermite. On y sent une inspiration passionnée. Hélas ! ce malheureux Tassaert aimait trop le vin... Le vin l’a tué, et c’était dans les cantines des barrières que ce grand bohème, ce délicat artiste, vraiment corrégien, allumait son beau délire...

A la même époque, nous regardions avec intérêt, aux vitrines des marchands, des toiles d’un artiste qui me semble fort oublié, Adrien Guignet. Il aimait à peindre les bandits dans des paysages à la Salvator Rosa. Il rappelait aussi Descamps par une émotion âpre et fière. Il est mort tout jeune. Son œuvre principale est au château du duc de Luynes, à Dampierre. Guignet était si pauvre qu’il peignit parfois plusieurs tableaux superposés sur la même toile. Mort aussi avant d’avoir donné la mesure de son talent, ce courageux Tabar qui lutta si vaillamment, miné par la phtisie et dont les premiers essais annonçaient un peintre. Sa tête énergique et ravagée rappelait le masque de Géricault. Plein d’ardeur, aimant la gloire, il se débattait entre la misère et la maladie sans se plaindre... Le sort est parfois cruel.

Dans la période qui nous occupe, il y eut comme une stagnation d’attente. On semblait se recueillir et les grands artistes ne se montraient guère. Ingres, P. Delaroche, Robert Fleury, Flandrin, Th. Rousseau se tenaient à l’écart. Français s’attardait en Italie ; J. Dupré cachait ses toiles dans sa solitude de l’Isle-Adam ; Decamps ne présentait que des aquarelles et des fusains ; Meissonier, dont les minuscules tableaux d’un fini extraordinaire, d’une acuité merveilleuse de vision, d’une ingénieuse justesse d’attitudes avaient vivement intéressé le public de 1840, ne prenait plus guère part aux expositions ; Ary Scheffer se recueillait, hésitant en ses scrupules de conscience, abandonnant le romantisme de ses premiers succès, recommençant son éducation d’artiste sous l’influence des stylistes allemands ; Eugène Delacroix, toujours sur la brèche, se compliquait, s’alourdissait en des compositions, multipliant de petites figures sur des paysages toujours dramatiques, mais où ses admirables qualités de coloriste et sa vigueur de touche commençaient à se dissoudre à la poursuite de recherches inquiètes. Ce n’était plus la vaillance de ses magnifiques débuts. Quant à Corot, toujours en progrès, il se prodiguait à chaque salon en œuvres exquises.

Le public suivait curieusement les débuts de la petite école néo-grecque qu’inauguraient d’anciens élèves de P. Delaroche. Ce maître vénéré ayant fermé son atelier, ils avaient suivi celui d’un peintre suisse de naissance, qui fuyait les expositions, s’absorbant dans l’étude de l’antiquité. Je parle de Gleyre, dont la Fuite des Illusions, ce tableau du Louvre mille fois copié, est devenu populaire, sans propager son nom parmi le public.

Ses adeptes consultèrent surtout l’école de Pompéi et les vases grecs peints, cherchant le côté intime et anecdotique des mœurs et des costumes anciens. Après la raideur et l’insignifiance des élèves de David, ce fut comme une floraison de grâce familière et charmante.

Cependant, d’autre part, on voyait poindre quelques aspirations nouvelles ; une plus grande préoccupation de scènes populaires chez de jeunes artistes comme Bonvin, Antigua, Luminais, les Leleux ; Millet n’avait encore donné que cet Œdipe dont j’ai parlé. Rien ne faisait deviner son évolution féconde vers la nature rustique. Il s’y préparait dans la retraite, à Barbizon, à côté des paysagistes dont la renommée s’affirmait.

Le salon de 1848 ne mit au jour aucun nom nouveau. Il est resté célèbre par l’apparition première de ce gâchis grotesque qui va bientôt s’appeler l’art indépendant. Car il n’y eut pas de jury d’admission, et les portes furent ouvertes à tous. Je me souviens d’un Amour au milieu des Roses, de chevaux préhistoriques, de chèvres fantastiques de l’effet le plus délirant. Rien de plus comique. On avait alors le droit d’éclater de rire sans passer pour un béotien qui ne comprend rien aux déliquescences géniales. C’était un avant-goût des expositions impressionnistes que nous verrons plus tard. J’y fis connaissance d’un nom qui reviendra réjouir les jurys futurs, fidèle habitué de leurs refusés, avec ses apocalyptiques étalons, le peintre-vétérinaire Brivet. Pas de scènes révolutionnaires de la rue. Comme en 1893, on est trop près des événemens. D’ailleurs l’attention publique se tournait vers la politique, les problèmes sociaux, les sophismes de Proudhon. On vibrait sans repos aux superbes discours de Lamartine et de Ledru-Rollin, au lyrisme entraînant de Victor Hugo vers les aspirations humanitaires ; au délire des clubs qui, de toute part, s’ouvraient à Paris. Je me souviens de celui qui se tenait dans le palais des thermos de Julien, éclairé par quelques gras lampions. Au fond de cette ruine romaine, sous les voûtes sonores, parmi les rousses brumes de l’huile et les lueurs clignotantes, certaines têtes de démocs-socs, comme on disait alors, s’accentuaient en silhouettes féroces et fantastiques.

Les artistes eurent aussi leur club à la salle Valentino. Ne croyez pas qu’il n’y eût là que des rupins. Ingres et Delacroix y assistèrent. Ils furent tous les deux également acclamés. Je les vois encore entraînés dans des remous d’enthousiasme, ballottés, et, malgré leur résistance, poussés à la fois sur l’estrade où deux fauteuils les attendaient. Ils ne se regardèrent pas ; ils s’assirent en se détournant un peu de côté, à la façon des chevaux de trait des attelages russes. J’avais souvent entendu parler de leur antipathie mutuelle ; j’en ai eu la preuve ce soir là.

Un autre jour, les artistes se réunirent à l’Ecole des Beaux-Arts, pour des modifications à apporter au règlement. Il y eut aussi, à l’ordre du jour, la grave question d’un couvre-chef digne d’abriter le génie. On discuta le chapeau de Rubens, la toque de Michel-Ange, le béret de Rembrandt, et même la casquette de Buridan. On ne parvint pas à s’entendre. C’est alors qu’Hamon fit cette motion : « Je propose les bonnets à poil ! » Ils venaient d’être interdits pour les grenadiers des gardes nationaux, comme insignes de privilège. Imperturbable, le jeune néo-grec laissa passer une bordée de fous rires, puis il ajouta : « Les bonnets à poil, mais….. sans poil ! »

Cependant, à cette heure, il y avait dans l’air des questions moins mesquines, il y circulait un vent généreux, un ardent patriotisme qui n’excluait pas les causes des autres peuples. C’est avec un grand désintéressement qu’on s’échauffait à défendre ceux qu’on croyait opprimés, les Polonais, les Hongrois. Je sais tout ce qu’il y eut d’illusoire dans ces grands élans d’amour universel qui auraient voulu affranchir le monde malgré lui. Cela ne ressemblait point à cet internationalisme égoïste qui n’aura jamais rien de commun avec les manifestations des arts. Un idéal irréfléchi brûlait les âmes ; un naïf donquichottisme poussait des colonnes de volontaires, au départ desquels nous applaudissions, et qui croyaient tout vaincre par le seul prestige de leur conviction, rien qu’en chantant :


Toute l’Europe est sous les armes,
Cest le dernier râle des rois...


et qui, d’ailleurs, à la frontière, étaient aussi vite dispersées qu’une troupe de moineaux, comme en Belgique à Risquons tout !

Je ne me crois pas hors de mon sujet en racontant ces choses : à chaque époque tout sentiment qui domine influence les arts. Pierre Dupont est bien le poète du moment. Il associe son goût Du pittoresque à un très vif attendrissement pour les êtres humbles et les choses familières. Son chant de l’Ouvrier est un chef-d’œuvre, parce qu’il résume un sentiment puissant, épars sur tous. Sa République des Paysans émut l’âme de la France agreste avec une adorable bonhomie :


Mais les quarante-cinq centimes
Et Juin, plus tard, a tout gâté !


Juin a été terrible, mais il n’a pas empêché l’avènement de la Démocratie au pouvoir et aussi à la dignité de l’art. Oh ! qu’elle reste dans la vérité, dans la justice et le sens commun ! Son existence en dépend, celle de son art aussi ; et il faut avouer que, depuis son avènement, cette démocratie ne s’élève guère vers les grands principes ; je tremble lorsque je considère combien elle est, avant tout, préoccupée de satisfaire de grossiers besoins matériels.

Retournons au moment où commence le mouvement populaire en peinture. Il est la continuation des paysagistes que nous venons d’étudier. Il consiste à faire entrer les êtres dans le milieu naturel qu’ils ont préparé.

Nous allons donc voir l’art prendre une part plus directe aux joies et aux douleurs humaines, sans distinction de castes. Il va même de préférence s’occuper des pauvres, que les anciens n’avaient regardés que par leurs côtés pittoresques ou comiques, et qui vont intéresser autant que les princes de P. Delaroche et plus que les héros de David. Ils auront même cet avantage, qu’étant plus près des sources de la vie, ils revêtiront les beautés primitives. Nul besoin de velours et de brocart : ils s’envelopperont dans la pourpre et l’or de la lumière éternelle. De plus, leurs passions et leurs gestes seront davantage exempts des conventions factices du monde. S’il y a eu un mouvement nouveau dans l’art, c’est là qu’il faut le chercher.

Mais, comme toujours, les vrais initiateurs ne seront pas ceux qui en afficheront la prétention et qui, je ne sais pourquoi, pour désigner la recherche de sensations nouvelles, de charmes inconnus dans des mystères plutôt fluides, vont s’affubler du mot brutal réalisme. Ils ont la prétention de révolutionner, ayant sur leur bannière ce mot qui évoque des talens comme ceux de Valentin et du Guerchin, sans intérêt de nos jours.

En quoi, je le demande, le réalisme, vieux comme la platitude, pouvait-il être une nouveauté ?

Le premier cri de ces révolutionnaires qui semblaient n’avoir rien à révolutionner sortit d’une brasserie obscure de la rue Hautefeuille. En vérité, celui qui le poussa n’en comprit guère la signification ; il lui fut soufflé par les philosophes et les littérateurs qui l’entouraient : Proudhon, Jean Journet l’apôtre, Champfleury le romancier, et le critique Castagnary. Le mot réalisme convenait parfaitement aux romans de Champfleury ; mais Berlioz ne protesta pas lorsqu’on s’en servit pour désigner le caractère de ses chefs-d’œuvre dantesques. Oui ! Berlioz était du cénacle ! Que ne font pas les incompris pour sortir d’une injuste obscurité ! Son tragique et fulgurant génie se laissa infliger cette enseigne !

Le mot réalisme convenait-il mieux à celui qui s’en déclara lui-même le messie ? Était-il un réaliste dans toute la rigueur du terme ? Non ! Il ne soupçonna jamais l’ampleur poignante du musicien ; vulgaire, trivial, ignorant, il fut tout cela trop souvent ; mais ce qui restera de lui contient une expression et une saveur particulières et n’est pas d’une machinale imitation. Son œuvre a un côté personnel. Eh bien ! voyez la pénétration du critique d’art qui l’a le plus vanté ; ce sont ses morceaux les plus personnels que Castagnary va proposer aux subjectivistes qu’il combat, pour leur démontrer qu’ils devraient être impersonnels, c’est-à-dire objectivistes.

On trouvera d’ailleurs étrange que le peintre qui se proclama l’initiateur de l’art nouveau n’eût encore étudié jusque-là, que dans les musées. Courbet, il faut enfin l’appeler par son nom, n’était pas d’ailleurs un homme ordinaire ; loin de là. Il avait d’admirables dons de nature, ce bourgeois-campagnard madré et naïf à la fois, plus naïf qu’il ne le croyait lui-même, lorsqu’il souriait dans sa barbe luxuriante ; car il fut toujours le jouet de son entourage. A ce vainqueur, à ce vert hâbleur, on fit faire toutes les folies. Mais sa malice lui fit parfois tirer parti même des sottises. Son immense vanité fut son génie. Elle s’imposa et le jeta dans des aventures où, à côté des chutes grotesques, il eut de magnifiques réussites. Ce n’est pas sans raison qu’il dit un jour de Castagnary : « Ce garçon-là a raison de faire mon éloge, ça le fait connaître ! »

Physiquement, pour ceux qui l’ont vu dans sa jeunesse, la bonne fée qui dut être sa marraine l’avait favorisé d’un charme singulier. Robuste et de haute taille, le cou fort, le poil brillant et souple, le front bas et simple de plans, les yeux de belle agate, des yeux de taureau admirablement enchâssés, le nez droit, le bout légèrement infléchi avec une grâce voluptueuse ; la bouche fine aux coins retroussés, délicieusement ombragée sous la barbe élégamment plantée et lustrée, le teint bruni à point par un riche soleil, Courbet, la première fois qu’il m’apparut, évoqua en moi l’image d’un antique pâtre chaldéen. Il s’est lui-même, à plusieurs reprises, portraituré avec une grande séduction, notamment dans l’Homme à la Pipe, rien que la tête et un bout de main, toile délicieuse comme un pur Corrège ; car son pinceau, si brutal à barder lourdement les copieuses rondeurs de ses baigneuses, avait des grâces spéciales pour son usage particulier.

Si Courbet ne fut pas un novateur, il mérita bien une partie de ses succès. L’Après-dînée à Ornans du musée de Lille, qui le mit d’abord en lumière, — très bon tableau, grassement, solidement peint, très discret, — exhale un sentiment de paix heureuse qui n’est pas sans beauté. C’est, noyé dans une brumeuse atmosphère, une sorte de fournil de village, où quelques amis, sans doute après un solide et frugal repas qui a réparé la fatigue d’une chasse ou d’une marche, se reposent et respirent le bien-être d’une digestion paisible. Ils fument, et l’un d’eux fait de la musique ; les ondes du violon semblent frémir visiblement dans les ondes mystérieuses et sombres d’un demi-jour favorable aux rêves épicuriens. Un gros chien couché sous la table, et que n’énervent nullement lassons de l’instrument, respire, dans un demi-sommeil, l’heureux calme ambiant. Toile charmante, d’une expression neuve, bien qu’elle n’apporte aucune trouvaille d’effet. C’est du Courbet mystérieux, regardant la nature à travers un rêve à la Rembrandt. C’est une œuvre incontestée et réputée la meilleure du peintre. Cependant, malgré ses qualités transcendantes, si elle fut remarquée, si des artistes l’admirèrent, elle ne fit pas grand bruit. Et si, au contraire, l’Enterrement à Ornans, qui vint l’année suivante, a été l’objet d’un si fort tapage, ce n’est pas qu’il fit preuve de qualités plus inédites, c’est à cause du côté caricatural de certains de ses personnages.

Les chefs-d’œuvre s’insinuent lentement dans la publicité. Courbet venait d’expérimenter cette vérité, et, lorsqu’il accompagne ses qualités de tant de grossièreté, croyez-vous qu’un homme aussi avide de gloriole retentissante ne l’ait pas fait à dessein ? Il eût pu, certes, à côté de ses gris si fins, éviter cette absence d’air et tout ce cirage qui enduit des personnages dont plusieurs sont d’une vraie puissance et imprégnés du sentiment du sujet ; et combien le recueillement d’ensemble qui plane sur les épisodes de douleur navrante, d’horreur égoïste et d’indifférence devant la mort les eût enveloppés d’une gravité plus solennelle, si l’œil du spectateur n’était involontairement attiré par l’indécence sceptique des trognes envermillonnées des chantres ! Oui ! c’est complaisamment qu’il a étalé ces outrances, qui n’avaient pourtant rien de nouveau après Daumier. Elles se sont d’ailleurs calmées, et l’Enterrement à Ornans, moins fantasque qu’un Goya, moins limpide qu’un Velasquez, dort au Louvre dans cette paix des vieux tableaux où se devinent à peine tant de controverses et de passions éteintes, mais où il porte toujours la tare bien inutile de ses trivialités.

Plus tard, le peintre d’Ornans suivra le mouvement qui entraîne la jeune école vers la peinture du plein air, c’est-à-dire vers celle qui a pour but d’exprimer les objets tels qu’ils se présentent sous une large surface de ciel, enveloppés, par grands plans, de demi-teintes et de lumière errante et diffuse. Les ombres véritables ne s’y rencontrent que dans les trous. Encore faut-il tenir compte du voile plus ou moins transparent de la couche d’éther. Cet effet donne des modelés simples et laisse aux valeurs relatives des teintes leur intégralité que contrarie la vive lumière du soleil. Ses colorations varient à l’infini, sous l’influence des changeans nuages et des irisations crépusculaires. Si Courbet eut, dans ses études en plein air, des hasards heureux, il ne posséda jamais la science de cet effet magique, et les erreurs de cette ignorance abondent dans ses tableaux.

Son paysage des Biches, au Louvre, est d’un beau ton trouvé par taches fortuites, au petit bonheur du couteau à palette, à force de laisser-aller. Les valeurs relatives n’y sont pas observées, et de loin bêtes et rochers se confondent. Je ne lui en fais par un reproche, en cette occasion, parce qu’il s’est livré à une belle envolée de tempérament, et qu’il y a des rencontres instinctives qui valent mieux qu’une froide sagesse. Mais cette ignorance, cette négligence qui lui réussissent çà et là, l’ont souvent entraîné dans les gâchis les plus insignifians. Hélas ! notre beau jeune homme, que je comparais à un pâtre chaldéen, ne tarda pas à s’alourdir, et sa suffisance et sa vanité s’épaissirent aussi. Il finit par confondre, dans un même orgueil, sa vaillance de maître du pinceau et celle de beau buveur de chopes. A force de triompher au mi- lieu de sa cour, dans les cliquetis et la fumée des tabagies, il fut pris de l’aveuglement des rois. Il accepta sans sourciller les plus excessives flatteries. Au fond de lui-même, il dut se croire le premier peintre de son temps, que dis-je ? de tous les temps !

Il prenait des airs de protection lorsqu’il parlait du Titien, de Raphaël, — qu’il prononçait Raphayël, — et des autres grands maîtres. J’entrai un jour dans son atelier au moment où il terminait un torse nu de jeune femme, inondé d’une opulente chevelure rousse, assez mal dessiné, mais d’un savoureux ragoût de tons. Derrière lui, Tabar s’émerveillait et soulageait son enthousiasme par mille extravagans éloges écoutés en silence, lorsqu’il eut l’impertinence d’ajouter comme dernier mot : « Ça se tiendrait à côté du Titien ! » Alors seulement maître Courbet se retourna vers Tabar et dit tout doucement : « Eh ben ! c’est ça qui l’aurait embêté, vot’ Titien ! » Vot’ Titien ! l’entendez-vous, ce nom, traîné dans l’accent franc-comtois le plus comiquement dédaigneux ? Autre mot, que m’a raconté Jean Gigoux et qui fut dit en sa présence. Il s’agit du tout jeune Pérou, mort à vingt ans, après un début si brillant qu’il avait provoqué l’admiration même chez le grand réaliste qui n’avait pu retenir ce cri : « Décidément, c’est l’p’tit Pérou et moi que je peins le mieux de tout Paris. » Que dites-vous de cette phrase par où il commence à s’associer un rival pour le répudier du même coup ?

Tout le monde sait ce qui se passa dans une brasserie de Bruxelles où un farceur eut l’idée de boire à l’élévation de la statue de Courbet sur la colonne Vendôme à la place de celle de Napoléon. Le maître d’Ornans répondit modestement : « Si je n’y suis pas dans cinquante ans, il y aura toujours là un homme qui sera dans mes idées ! » Les amis insistaient : « Si ! si ! ce sera toi ! » Alors, élargissant ses épaules, il s’écria : « Garçon, remplissez les chopes ! » Est-ce de dépit de ne pouvoir y monter que, plus tard, sous la Commune, il fit abattre, « déboulonner ce grand mirliton, » comme il disait ?

Un jour, il répondit à Français, qui lui apportait une invitation à déjeuner de la part du surintendant, le comte de Nieuwerkerke : « Tu ne vois donc pas que, ce mâtin là, y veut m’corrompre ! » Français n’insista pas ; aussi fut-il étonné de le voir arriver à ce déjeuner, et en habit noir encore ! C’est d’une façon aussi étrange qu’il refusa la croix après l’avoir fait demander par son député. Il est vrai que sa lettre de refus, très tapageuse, lui fut dictée par les philosophes de son entourage, nullement menacés d’une pareille faveur. À ce propos, il me dit ceci : « Vous pouvez être décoré, vous, mais pas moi : je suis une protestation ! »

Je ne parlerai pas du triste rôle qu’il a joué pendant la Commune. C’est toujours cette même vanité qui l’y a entraîné. Ses succès d’artiste ne lui suffisaient plus. Ils étaient d’ailleurs singulièrement en baisse depuis son fameux Piqueur achevant un Cerf et ses Curés revenant de la Conférence, toiles grotesques et nulles comme peinture.

Tel est l’homme qui a gâché les plus beaux dons par je ne sais quelle suffisance de parvenu, préférant les satisfactions vaniteuses immédiates à la vraie gloire que peut seule donner un travail opiniâtre et suivi, quelque aptitude qu’on puisse avoir. C’est pourquoi, malgré les très beaux morceaux qui consacrent sa mémoire, il n’excitera jamais qu’une admiration relative.

Autant Couture et Courbet avaient de jactance, autant Daubigny, qui, lui, débuta par une note moderne dans un paysage sans prétention, était discret et modeste. Ce Parisien, fils de Parisien, et, chose curieuse, doué d’un sentiment très agreste, fut toute sa vie animé d’un très tendre et vif amour de la nature simple. Il était resté naïf comme un enfant. Illettré, les mots lui manquaient pour exprimer l’enthousiasme de son âme, et il s’épanchait en exclamations courtes. Mais son éloquent pinceau disait bien toute la puissance et la saveur de son inspiration. Son premier succès en peinture, et qui a dû le surprendre, tant il y apportait peu de prétention, lui est venu à propos d’un paysage de moisson. Il s’était auparavant annoncé, dans un cercle restreint, par quelques eaux-fortes délicieuses qui illustrent des chants populaires : Ma tendre Musette, le Point du Jour et autres pastorales. Ces gravures ont été, vers 1840, l’un des plus chers régals de mes yeux. Elles charmèrent ma seconde enfance. Le croirait-on ? elles ont dans leur pure ingénuité comme un sentiment du XVIIIe siècle, le maniérisme de l’innocence, très sincère ici, mais qui les allie admirablement aux vers et à la musique qu’elles accompagnent. O ma tendre Musette : comme cette humble et touchante merveille de Monsigny, faite de rien, a dû attendrir lame candide du jeune graveur qui en a si justement exprimé le charme doux comme la mélancolie jalouse d’un ange rustique. C’était toujours cette élégante naïveté que l’on retrouvait dans sa moisson.

Peu de temps après, son Étang d’Optevoz mit Daubigny tout à fait en vue. On y remarquait la même délicatesse avec plus de force. Un étang calme où tremblent des joncs, au delà, sur la berge, un cheval blanc et une charrette à l’abri d’une colline, des gazons d’un vert délicieux, des eaux soyeuses, un soleil argenté composent une symphonie qui ne ressemble pas à Corot, ni à Rousseau, ni à Français, et qui nous ravit tous.

Depuis, Daubigny a élargi sa manière, a varié ses effets et ses motifs et a su garder jusqu’à sa mort son charme pénétrant. Il s’est complu aux berges de l’Oise, aux vergers embaumés de fleurs ou chargés de fruits, à l’herbe grasse qui doit être succulente pour les bestiaux, aux chemins creux où pénètrent dans l’ombre les dernières clartés du crépuscule, aux nuits de lune où des nuages pommelés moutonnent, troupeau céleste, sur des parcs à moutons. J’ai eu l’occasion de bien connaître Daubigny, à Marlotte, en 1857. Je m’attendris lorsque je songe à ces jours de jeunesse où nous mêlâmes nos cris d’ivresse devant les splendeurs naturelles... Un généreux soleil nous souriait à tous deux ; il avait fécondé notre récolte. La première exposition des Champs-Elysées venait de fermer ses portes ; nous y avions eu, lui, de superbes paysages de Normandie, et moi, la Bénédiction des Blés. Où est ce palais qui abrita nos chères espérances ? où es-tu, toi, mon cher Daubigny ? Te souviens-tu, ami, aux hautes régions où tu planes, de ces études que nous fîmes ensemble à Montigny-sur-le-Loing ? Comme les prairies exhalaient la tendresse ! Dans quel doux rayonnement le soleil s’inclinait, derrière l’église et les masures dégringolant la pente qui tombe dans la rivière ! Te souviens-tu de ces oiseaux qui poussaient, dans l’épaisseur des joncs et des roseaux, leur note fraîche et passionnée comme celle de ta peinture ?

Mais je m’aperçois que Daubigny m’a entraîné trop loin, ce qui m’arrivera encore avec d’autres personnalités, car il est impossible de suivre, tout le temps et pas à pas, une route absolument régulière. Je reviens aux premiers temps de la seconde République.

Les expositions n’avaient plus lieu au Louvre ; on s’était aperçu qu’il y avait abus et danger à recouvrir pendant trois mois les chefs-d’œuvre anciens par des toiles modernes moins consacrées. Elles se firent aux Tuileries d’abord, puis au Palais-Royal et au Garde-Meuble, faubourg Poissonnière. C’est à l’une de ces expositions que Millet apparaît pour la première fois, avec un paysan qui ne ressemble pas à son Œdipe que nous avons vu en 1848. Mais était-ce bien un paysan que cet emphatique Semeur, dont le geste, selon l’expression de Victor Hugo, voudrait s’étendre « jusqu’aux étoiles » ? La mise au point du poème permet tout, et ce qui fait bien dans une ode peut être déplacé dans un tableau. Dans la vérité, le semeur qui arpente son champ est plus modeste en son allure tranquille et monotone. Son geste, très simple, est loin de vouloir atteindre aux astres ; sa main revient sans cesse au sac attaché à sa ceinture, y puise le grain qu’il jette, en le dispersant, sans efforts, sur les sillons très voisins de ses pieds. Si l’action de semer est « auguste, » elle est peu plastique. Néanmoins, le tableau de Millet, par sa tenue d’ensemble et la largeur de son effet, annonçait la venue d’un maître puissant. Nous le reprendrons au moment de sa vraie révélation, de même que Troyon, dont le succès commençait à se dessiner, quoiqu’il n’eût pas encore atteint sa grasse matière rustique. Il exposait des moutons extraordinairement empâtés, presque des bas-reliefs.

Parmi tous ces tableaux plus ou moins bien éclairés dans les salles des Tuileries, la foule distingua surtout la Macbeth de Muller. L’Attelage nivernais, de Rosa Bonheur, obtint aussi un très vif succès par sa grande vérité. Je remarquai des paysages minuscules de la Charente, habilement peints et d’un accent particulier ; ils étaient signés d’un nom absolument inconnu jusqu’alors, Eugène Fromentin. Les scènes populaires ne faisaient que commencer : Adolphe Leleux avait envoyé le Mot d’Ordre, petite scène de la rue pendant l’insurrection. Un jeune artiste, dont je n’ai rien revu depuis, Gérard Séguin, s’était inspiré d’une scène observée aux Tuileries le jour de leur envahissement par les révolutionnaires, le 24 février 1848. Ils se préparaient à fusiller un voleur. Nous ne tardâmes pas à assister à un très intéressant succès. Fromentin eut au Salon de 1850 cinq ou six toiles que je n’ai pas revues depuis. Je n’ai donc pu les comparer aux œuvres de sa maturité qui, certes, durent être plus habiles et plus savantes. Je ne veux pas être affirmatif sur leur valeur respective ; mais je puis dire que ce sont ses premiers tableaux du Sahara qui m’ont le plus ravi. À distance, ils ressemblaient bien un peu à des plaques de marbre où dominaient des tons gris mystérieux en opposition avec des violets et des orangés d’une harmonie très troublante. Dès qu’on s’approchait de ces masses d’abord confuses, on en voyait ressortir et se préciser les groupes très imprévus et très grouillans : cavaliers et femmes arabes, fellahs chargés d’outrés, caravanes revenant de la rivière, files de chameaux arrivant vers les campemens bariolés des oasis. Il y avait, parmi tout ce monde, une diffusion mouvante qui allait se perdre mystérieusement dans le rêve charmant des fonds infinis. Ce sont ces toiles imprévues que la lecture de l’Été dans le Sahara, cet admirable livre du peintre, réveilla dans ma mémoire, et je les crois les plus suggestives et les plus vraies. Serait-ce parce qu’il les a exécutées sous l’impression directe du merveilleux ravissement dont l’enivra ce pays vierge encore ; sous cette extase si bien exprimée d’après nature dans son livre, à la vue de ces contrées « de la soif, avec leur ciel sans nuage sur le sol sans ombre ? »

L’étrangeté farouche des débuts, il la remplaça, plus tard, par des qualités exquises d’élégance subtile et de finesse alerte, très appréciées des artistes et des amateurs, mais qui ne m’empêchent pas de regretter l’âpreté première. Il ne faisait guère d’études peintes d’après nature ; il se contentait de croquis et de dessins très beaux, mais qui, lorsque ses souvenirs commençaient à s’affaiblir, ne réveillèrent plus toute, la vivacité de l’inspiration fraîche. Il est regrettable que quelques franches pochades revues aux murs de l’atelier n’aient pas alors recoloré sa mémoire. Malgré le grand succès qui accueillit son Passage du Gué par une caravane si curieusement ciselée dans ses figures microscopiques et variées que semble éclairer un ciel du nord, je lui préfère de beaucoup certains paysages pris sur le fait, par exemple cet étang d’un bleu de saphir si intense en sa mâle vigueur, au milieu de terrains calcinés, sous l’azur splendide. Où est allée cette petite merveille de je ne sais quel Salon, la plus belle fête de lumière que le peintre ait jamais réalisée ? J’aime aussi sa Rue d’El Aghouat, moins belle toutefois que la description qu’en donne l’Été dans le Sahara, et ce ravissant réveil du jour, où une femme toute bleue étrille un cheval blanc, près d’un foyer éteint qui fume encore dans la brume d’une aube nacrée, et d’autres pénétrantes impressions dont, après son pinceau, sa plume rend si bien la poétique torpeur et l’ivresse.

Fromentin n’était pas un artiste résumateur. Comme homme, il était aussi très spontané. Il suffisait pour s’en convaincre de le voir, au moindre choc, piaffer comme ses chevaux arabes ; et, malgré cette nervosité de tempérament, il ne sortait jamais de sa correcte distinction. Quelle nature sympathique ! Quelle mesure dans ses jugemens, bien que passionnés ! Comme il se connaissait lui-même ! Quelle modestie dans son juste orgueil ! Fromentin est une figure originale dont l’école française peut être fière ; ceux qui l’ont connu savent qu’il était l’homme de sa peinture, subtil et inquiet, alerte et précis, se cabrant sous l’obstacle. Il fut aussi l’homme de ses livres, gentleman fier et sans reproche, éloquent, adroit à tous les tours d’esprit et, avant tout, avide de vérité.

Une piqûre de mouche charbonneuse l’a tué au moment de ses plus beaux succès, alors que l’Académie allait s’ouvrir pour lui. Je l’avais quitté quelques semaines auparavant en pleine santé. Je venais de recevoir une de ses lettres où il mettait tout son cœur, à propos de mon premier livre dont je lui avais dédié une page inspirée par la baie de Douarnenez. Je me trouvais justement sur une des plages de cette baie que Fromentin aurait tant aimée, avec ses bords couverts de bruyères et dont les monts lointains revêtent cette couleur « fleur de pêcher » qu’il adorait, lorsqu’un ami m’apporta un journal en me disant avec émotion : « Fromentin est mort ! » Ils étaient à jamais fermés au monde, ces yeux si beaux et si avides du beau. Il était allé mourir à la Rochelle, près de son berceau, victime d’un accident bien rare, celui qui avait si courageusement bravé les soifs, les soleils et les scorpions du Sahara.

Il laisse une double gloire. L’écrivain y a peut-être la plus grande part, si méritant que soit le peintre. Il y a bien longtemps que Théophile Gautier m’a dit : « L’Eté dans le Sahara est un chef-d’œuvre. » Une année dans le Sahel est, presque au même titre, un admirable livre. Quelles merveilleuses pages aussi dans les Maîtres d’Autrefois, surtout celles sur Rubens !

Fromentin vécut assez longtemps pour connaître le succès de ces ouvrages. Mais les critiques ne lui pardonnèrent pas Dominique. Il en fut très attristé, et me dit un jour : « C’est pourtant ce que j’ai écrit de mieux ! » Hélas ! il n’a pas connu les acclamations qui le vengent aujourd’hui.

Bien différent de Fromentin, Troyon, dont je voudrais donner ici un rapide portrait, était un artiste d’une nature inculte et tout instinctive. Grand de taille, large d’épaules, légèrement obèse, le cou fort, le front se creusant un peu vers le milieu, sur des arcades sourcilières proéminentes, le nez gros et long donnant à son profil une sorte de courbe qui le faisait un peu ressembler à ses béliers, l’expression ouverte et presque rude, l’accent faubourien et, par-dessus tout, un aspect bon et sympathique qui tempérait ce que son air eût pu avoir de commun ; tel je me rappelle Troyon. Les coins de sa bouche se perdaient sous les joues molles, semblables à des rudimens de fanons, trait qui complétait le rapport de sa physionomie avec celle de ses ruminans. J’ai connu en Belgique un autre peintre d’animaux, Xavier de Kock, qui a peint de très belles vaches qui lui ressemblaient. Rien de plus fréquent que cette sorte d’analogie entre les artistes et les êtres qu’ils peignent.

J’ai parlé des empâtemens exagérés de Troyon ; il ne tarda pas à s’en corriger et, en 1853, il obtint un éclatant succès. Ce fut une surprise. Une de ses toiles, la meilleure, représentait une prairie de la vallée de la Touque en Normandie. Des vaches rousses et blondes, près d’un cours d’eau que traverse un pont rustique, font leur sieste, voluptueusement vautrées dans les herbes grasses ; au fond, de pétulans poulains se livrent à des élans de gaieté. Tout cela nous parut d’une saveur et d’une puissance surprenante. Les artistes et le public désignaient le peintre pour la médaille d’honneur, qui devait être décernée pour la première fois. Il la disputa au vote du jury, mais elle fut attribuée à Henriquel Dupont pour sa gravure d’après l’hémicycle de Paul Delaroche. Les qualités de Troyon ne sont pas celles d’un raffiné. Elles procèdent de son tempérament de faune amoureux de tous les effluves agrestes, humant la volupté dans les senteurs de la terre, même celle de la brume des fumiers. Voyez son grand tableau matinal du Louvre. Peu de style, un dessin plutôt mou, loin de la précision de celui de Rosa Bonheur qui exprime l’âme des bêtes, à force de les aimer ; mais une touche large et forte, une entente de l’effet ; une odeur de bouse et d’herbe mouillée, quelque chose d’attendrissant et de poignant, même, que comprendront tous ceux qui, à cette heure de verdeur amère et évocatrice, ont mêlé à la rosée leurs rêves solitaires.

Vers la fin de sa vie, le caractère de Troyon s’aigrit. Comme deux ans plus tard Th. Rousseau, il eut la faiblesse de tenir aux décorations. À la suite de ses succès, il ne fut pas nommé officier. Il en fut affecté, ainsi que des attaques de certains journaux, aussi injustes que malveillantes. Il fut pris d’accès de tristesse qu’exaspéraient de cruelles douleurs néphrétiques. Je l’ai vu dans des momens où ses plaintes étaient accompagnées de révolte, de colère même, contre des injustices dont il se croyait victime. Les motifs qu’il en donnait n’étaient pas complètement illusoires, mais il les exagérait. Sa gravelle devait y contribuer. Finalement il fut pris de la folie de la persécution. Il perdit complètement le sens de son art. Ses amis furent forcés de cacher ses tableaux et ses études, qu’il recouvrait de mauvais repeints. Il mourut à l’âge de cinquante ans.

Je voudrais dire un mot de ce pauvre Hamon. C’est vers ce temps qu’il exposa son Égalité au Sérail qui le fit remarquer. J’ai dit : ce pauvre Hamon, parce que, par une insouciance de bohème, il ne sut pas tirer tout le parti d’une délicieuse organisation, et qu’il est mort avant la maturité de son talent. Jean-Louis Hamon, — le nom a un caractère grec, — était un épicurien dont le relâchement avait laissé intact le poème ingénu de son âme enfantine. Il était à la fois naïf et spirituel, excellent, avec, par instans, des colères comiques, toujours à demi plongé dans le rêve, ou plutôt rêve lui-même, car les traits de sa face d’apôtre semblaient véritablement enveloppés d’une brume éternelle. Son originalité était faite de fantaisie exquise et d’humour. Son intempérance, accompagnée de fantasque sensibilité, gardait je ne sais quoi d’attique. Ses amis (il n’en reste plus guère), et le dernier qui nous a quittés est Emmanuel Benner, ses amis : Eugène Lambert, Gérôme, Jean Benner, Harpignies et Jean Aubert, son intime, ne peuvent raconter ses coq-à-l’âne distraits sans une larme dans leur sourire, car nous l’avons aimé. Son grand succès a été Ma Sœur n’y est pas, que tout le monde connaît au moins par la belle gravure de Jean Aubert. Cette petite toile, digne d’illustrer une anthologie grecque, est d’un art juvénile frêle et d’une ravissante pureté. De même son Aurore buvant la Rosée. Pourquoi a-t-on enlevé du Louvre sa Comédie humaine ? Ce tableau n’a pas toutes les qualités des précédens, mais, par son interprétation familière et originale de l’antiquité vue avec des yeux très modernes, il méritait de rester dans une des salles de l’école française, où il aurait sauvé son joli nom de l’oubli. Pauvre Hamon ! je te quitte à regret ! Si je ne craignais de trop multiplier ici les anecdotes, que de charmantes choses j’ajouterais sur toi ! Mais j’en ai conté une partie ailleurs.

Au Salon de 1853, Millet exposait, pour la première fois, de vrais paysans, non pareils à son emphatique Semeur. Il avait représenté des moissonneurs au repos, au bord d’un chemin, tandis qu’une fillette leur apporte la soupe. C’étaient bien des paysans, mais de quel sauvage pays ! Encore un tableau que je n’ai pas revu à l’exposition générale du maître. Il me semble que le peintre n’a rien fait de plus farouche que ces hommes couleur de terre cuite, la face trouée d’yeux aveugles, le crâne déprimé par l’empreinte du feutre, les poils laineux et collés, les oreilles écartées, les bouches lippues ; rien de si raide que leurs jambes serrées dans la gaine du pantalon dont les genoux ont distendu la bure en une boursouflure irréductible ; rien de plus étouffant que cette atmosphère jaune comme si elle était l’effluve de tout ce froment que chauffe un morne soleil. Je ne crois pas que le maître ait jamais fait preuve de plus âpre éloquence et de plus étrange caractère. La fatalité qui condamne ces êtres à cet implacable labeur semble bien une punition d’un Dieu irrité. Cette peinture, pour ainsi dire cuite au furieux soleil, cette toile austère et terne avec sa terre d’amadou, exhalait mystérieusement la stupéfiante chaleur qui brûle les sillons sous la canicule : embrasement morne où l’homme souffle, étouffe et sue.

Cette œuvre impressionna diversement l’opinion. Théophile Gautier en loua le côté farouche et fatal ; Paul de Saint-Victor s’en indigna, avec une cruelle éloquence, comme d’un hommage rendu à la stupidité. Dans tous les cas, un homme venait de se révéler, un âpre amoureux des champs ; nous aurons occasion de le retrouver. J’en gardai une émotion profonde, bien que je me sentisse entraîné vers la nature par un tout autre sentiment, par son attrait abondant et voluptueux. À ce même salon, en même temps que Millet, j’avais essayé mon premier tableau rustique, un Retour de Moissonneurs au soleil couchant.

Mon ami Gustave Brion y avait deux tableaux d’un bon sentiment de nature : Une Récolte de pommes de terre pendant l’inondation et des Schlitteurs de la Forêt Noire. Ce début promettait beaucoup. Il fut suivi de succès relatifs, sans toutefois réaliser les espérances des admirateurs du peintre. Son talent ingénieux et se pliant a tout se laissa parfois influencer par la banalité de certains amateurs. Il eut le tort aussi de ne plus quitter son atelier. Il aurait dû se retremper à l’air de son pays, dans le vigoureux arôme des sapins.

La préoccupation des scènes rustiques était dans l’air. Beaucoup de peintres y arrivaient ensemble sans se connaître et ne pouvant s’influencer mutuellement. Courbet continuait à occuper vivement le public par les Baigneuses, les Demoiselles de Village et les Casseurs de pierres. Comme c’était prévu, l’art se démocratisait, il descendait vers les simples, mais il se rapprochait de l’âme de la création. Il poussait aussi à l’individualisme. On appelait cela le naturalisme. Nous verrons plus loin que l’isolement devant la nature entraîne les uns vers l’impasse du matérialisme, et les autres, ceux à qui la recherche des causes fait entrevoir la puissance créatrice, vers l’infini du rêve.

Les Salons vont offrir une plus grande variété. Beaucoup de jeunes, de nouveaux venus : Bida, Cabanel, Barrias, Benouville, Comte, Langée, Bodmer, Auguste Bonheur, Mme Henriette Brown, Berchère, Hédouin, Toulmouche, Bellel, Yvon, Pils, Protais, Feyen-Perrin, L. Belly, et autres. Tous les peintres dont je viens de parler prirent part à l’Exposition universelle de 1855. Nous y arrivâmes timidement avec une toile qui nous valut notre première récompense : des Glaneuses, sujet que je croyais vieux comme le monde et auquel l’on voulut bien prêter quelque nouveauté. Elles venaient deux ans avant celles de Millet, qui datent de 1857.

Oh ! cette Exposition universelle de 1855 ! cette première grande victoire de l’Ecole française ! Quel attendrissement que d’y penser ! Ils étaient là, tous les maîtres que nous venons d’admirer ; plusieurs représentés par de vrais chefs-d’œuvre. Comme c’est loin de nous ! Comme la France était fière ! Quelle acclamation unanime de la part des étrangers ! Et quelles ovations attendaient ceux d’entre eux qui reportèrent des couronnes dans leur pays ! Je revois encore mon ami M. Leys rentrant dans sa bonne ville d’Anvers, reçu par le Roi qui le nommait baron ; et, lorsque je le félicitai, c’est en pleurant de joie qu’il m’embrassa en me disant : « Vive votre noble France ! »


JULES BRETON.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.