Normandie, Poitou et Canada français/03

III

LÉGENDES DU PAYS POITEVIN
et
LÉGENDES DU PAYS DE QUÉBEC.[1]


Le dictionnaire et les géographies qualifient le Poitou de province de la France de l’ancien régime, c’est-à-dire de la France d’avant la révolution de 1789. Dans cette France d’autrefois, le Poitou était limité au Nord par la Bretagne et par l’Anjou, au Nord-Est par la Touraine, à l’Est par le Berry et la Marche, à l’Ouest par l’océan Atlantique (y faisant face par conséquent au Canada), au Sud par la Saintonge, l’Angoumois et l’Aunis. Dans la France administrative d’aujourd’hui, l’ancienne province se trouve réduite d’un quart de sa superficie. Elle est subdivisée en trois départements : Vienne, Deux-Sèvres et Vendée.

Parmi les régions de la France, la région poitevine est certainement l’une des plus anciennement constituées, l’une de celles où des groupements humains se sont le plus anciennement fixés, bien avant que n’existât la France, bien avant même que n’existât la Gaule.

Des découvertes variées faites dans le sous-sol, en divers points de la région poitevine, ont révélé que plus de mille ans avant l’ère chrétienne, soit il y a au moins trois mille ans, des populations vécurent là, populations évidemment très primitives, qui habitèrent d’abord des abris sous roches, des grottes et des cavernes, puis des huttes et des cabanes et finalement se groupèrent dans des camps fortifiés pour mieux se protéger et se défendre.

De cette ère préhistorique si lointaine, il reste des témoins : ce sont les monuments mégalithiques qu’on rencontre encore par centaines en Poitou : tertres tumulaires coniques (ou tumuli), énormes dalles de pierre posées sur d’autres pierres verticales (ou dolmens), obélisques (ou menhirs) et alignements de hautes pierres (ou cromlechs) qui sont tous des monuments funéraires attestant l’importance du culte des morts chez ces lointains ancêtres des poitevins.

Quand, dans les temps historiques, les légions de César, empereur romain, pénétrèrent dans la Gaule, au premier siècle avant Jésus-Christ, c’est-à-dire il y a deux mille ans, pour y soumettre peu à peu les Gaulois à la domination de Rome, elles trouvèrent dans cette vaste région du Centre-Ouest de la France d’aujourd’hui, des habitants qui portaient le nom de Pictons, lequel leur venait, suppose-t-on, de ce qu’ils avaient l’habitude soit de peindre leurs armes, soit de peindre leur corps.

Dans son Histoire de Poitou, M. P. Boissonnade, professeur à la faculté des Lettres de l’Université de Poitiers, dit ce qui suit des Pictons d’avant Jules César[2] : « Belliqueux, braves, actifs, industrieux, ils étaient aussi fort superstitieux. Ils rendaient un culte au soleil, à Teutatès, le Dieu de la lumière qu’ils adoraient sur les hauteurs de Poitiers, aussi bien que sur celles du Bocage (vendéen). Ils vénéraient la lune, dont le cycle servait chez eux à la mesure des journées. Leur imagination peuplait les étangs, les fontaines, les bois de divinités bienfaisantes ou malfaisantes, auxquelles ils faisaient des offrandes, et dont le souvenir a survécu dans les légendes relatives aux déesses-mères, aux damoiselles, aux fées, et à la célèbre Mélusine, moitié femme, moitié poisson. Ils avaient de grossières idoles de pierre, semblables au menhir du Vieux-Poitiers. Ils redoutaient les esprits des morts ; ils leur élevaient des tumuli, sous lesquels on a retrouvé des chefs enterrés avec leurs armes, leurs bijoux, leurs chars de guerre, comme aux temps néolithiques. Ils avaient enfin dans les forêts, sur le bord des sources, sous les arbres des bois sacrés, sous la lumière des hauts plateaux, leurs fêtes, leurs pèlerinages et leurs assemblées religieuses. »

Conquis par les Romains, « les Pictons, — dit encore M. Boissonnade —, adoptèrent sans répugnance le culte officiel de la cité victorieuse et de ses empereurs, qu’ils associèrent à celui de leurs dieux nationaux… Ils bâtirent aux Césars divinisés… des temples où ils les vénérèrent en compagnie du Teutatès celtique, le Mercure grécolatin. Ils associèrent à leur vieille divinité Smer ou Lug, l’Hermès latin et hellénique qu’ils appelèrent Adsmerius. Leur zèle dévot groupa dans un même hommage pieux les nouvelles divinités des vainqueurs, Apollon, Mars, Hercule, Minerve, Vénus, et les vieilles Divinités protectrices du sol poitevin… »

La plus grande gloire sans doute du Poitou est d’être devenu, au IVe siècle, le premier foyer de la pensée chrétienne, grâce au lustre incomparable que jeta sur son diocèse l’évêque de Poitiers saint Hilaire. C’est à ce grand évêque, en effet, que la Gaule, nouvellement convertie au christianisme, doit d’être restée fidèle à l’orthodoxie chrétienne. Son rôle dans la chrétienté fut si considérable que le prestige qui en rejaillit sur l’église de Poitiers resta acquis à celle-ci pour des siècles à venir et la maintint au premier plan au cours et au-delà du Moyen Âge.

Dès le IVe siècle, les gaulois païens du Poitou, commencèrent à remplacer les anciennes idoles du paganisme par des effigies et des statues chrétiennes et les temples païens par les églises du christianisme. C’est ainsi qu’à Poitiers, l’ancienne capitale du Poitou, devenue préfecture du département de la Vienne, on voit encore aujourd’hui, dans un remarquable état de conservation, un édifice, appelé temple ou baptistère Saint-Jean, qui est le plus ancien monument chrétien que possède la France. Dans cette église désaffectée, bâtie il y a mille cinq cents ans par saint Hilaire, on montre au visiteur la piscine dans laquelle les premiers chrétiens poitevins reçurent le baptême par immersion.

Dans son livre intitulé Contes et Légendes du Poitou, un autre auteur, un écrivain régionaliste poitevin, Madame Francine Poitevin, dit à son tour : « Le folklore vient du peuple, et l’âme celtique l’a marqué de son sceau. La tribu Pictonne, comme les autres tribus gauloises tenait ses assemblées dans les endroits sauvages et boisés où résidaient les grandes divinités celtiques… Le gui devient la plante sacrée ; il combat les maléfices, chasse l’esprit des ténèbres et protège gens et bêtes contre le mauvais sort. Réduit en poudre, on le met dans des sachets que l’on distribue à ses amis au Jour de l’An, comme porte-bonheur : « Aguilanneuf ! Aguilanneuf ! » On boit l’eau dans laquelle la plante a macéré et la maladie est écartée.

« L’image du Druide vêtu de lin blanc, couronné de feuillage, tenant une faucille d’or à la main, allait surgir maintes fois au cours des siècles… Un génie tutélaire surgira toujours à temps dans les contes pour délivrer la princesse belle comme le jour, au moment précis où elle va être dévorée par un dragon ailé, armé de griffes et dont la gueule redoutable lance des flammes… Les sources murmurent tout au long du folklore, au fond des puits règne la Mélusine et tout un cortège de princesses dans leur palais enchanté… »

Mais si le Poitou devint, dès le IVe siècle, chrétien pour toujours, il est compréhensible que sa population, imprégnée de paganisme depuis des siècles, et possédant un cœur simple et une foi naïve, n’ait pas cessé de croire du jour au lendemain à toutes ses légendes païennes, mais en ait conservé un grand nombre qu’elle a christianisées plus ou moins, si l’on peut dire, ainsi que nous le verrons tout à l’heure. Ce faisant, elle n’y a mis ni malice ni irrévérence voulue envers la religion nouvelle ; elle n’a fait que succomber innocemment à l’attrait enchanteur que n’a cessé d’exercer chez les humains au cours des âges et qu’exerce même encore aujourd’hui, dans les pays les plus éclairés et les plus cultivés intellectuellement, la magie, la sorcellerie, le merveilleux et tous les mystères que l’insuffisance des connaissances humaines pousse à expliquer par une intervention divine ou diabolique, ne distinguant pas toujours ce qui est acceptable de ce qui est condamnable par la doctrine chrétienne.

***

Si je me suis laissé entraîner à faire un aussi long préambule, c’est qu’il m’a paru utile, avant de présenter les légendes poitevines, d’y préparer le lecteur en lui faisant connaître comment et pourquoi le Poitou possède un si curieux et si riche folklore et en créant dans son esprit un climat favorable, en suscitant dans son imagination une atmosphère qui lui permette de mieux goûter et d’apprécier davantage le charme de ces légendes.

Certaines d’entre elles sont vieilles de centaines et de centaines d’années. Il en est qui, assure-t-on, remontent beaucoup plus loin dans le passé, jusqu’à peut-être deux mille ans, si ce n’est plus loin encore.

I — LÉGENDE DE SAINT SIMPLICIEN


La légende de saint Simplicien aurait eu son origine en l’an du Seigneur 160, c’est-à-dire, il y a près de mil huit cents ans. Simplicien était le fils de Justinius, proconsul romain à Poitiers. Il vivait au IIe siècle de notre ère. Le christianisme se répandait déjà en Poitou. À Poitiers, sa capitale, certains des premiers chrétiens vivaient dans des grottes et ne pouvaient enseigner l’Évangile qu’en se cachant plus ou moins et en usant de beaucoup de circonspection. Simplicien devint un des adeptes de la nouvelle religion et se convertit. Revenant du baptême qu’il venait de recevoir un jour de l’an 160, il rencontre son père. Celui-ci, apprenant la conversion de son fils, se met dans une violente colère et lui déclare : « renonce à ton Dieu, ou je te tue ». Se heurtant à un refus catégorique de Simplicien de revenir à ses anciennes croyances, Justinius lui tranche la tête. Selon la tradition, cette tête, en tombant sur une pierre y fit un trou. Un pèlerinage s’institua par la suite au lieu du martyr, sis sur les bords de la rivière le Clain, en un endroit où s’éleva par la suite le monastère de Saint-Cyprien et où fut construit sur la rivière un pont portant le nom de ce monastère. Les pèlerins se rendent là le 31 mai, jour de la fête de saint Simplicien. Si paradoxal que la chose puisse paraître, ils y venaient demander à Dieu, devant cette pierre, la guérison des maux de tête, par l’intermédiaire de ce saint qui avait été décapité. Une variante de la légende veut que le corps de saint Simplicien n’ayant pas trouvé de sépulture, le saint emporta sa tête et vint la déposer dans une roche, en un endroit où les chrétiens lui bâtirent une chapelle.


II — LÉGENDE DE CLOVIS


Son origine remonte aux premières années du VIe siècle. L’histoire raconte qu’en l’an 507, le roi franc Clovis, allant combattre Alaric, roi des Wisigoths, sur les bords du Clain, aurait vu s’élever pendant la nuit, au-dessus du clocher de l’église Saint-Hilaire de Poitiers, un globe ou une colonne de feu dont l’apparition subite lui indiqua la direction qu’il devait suivre pour gagner la bataille. Il en résulta la victoire connue sous le nom de victoire de Vouillé, laquelle fut remportée, en réalité, croit-on généralement aujourd’hui, en un lieu appelé Voullon. La bataille avait donné lieu à un combat singulier entre les deux rois. Renversé de son cheval, Alaric fut tué par Clovis, son vainqueur. Une tradition raconte qu’une voix paraissant venir de la colonne de feu se serait fait entendre à Clovis et l’aurait assuré de la victoire.

En ce qui concerne cette légende de Clovis, voici ce qu’en disait, en 1930, Brothier de Rollière, dans son Guide du voyageur à Poitiers. « Cette tradition est conservée depuis un temps immémorial ; les plus anciens chroniqueurs, comme Grégoire de Tours, en parlent. Clovis, reconnaissant envers saint Hilaire, fit reconstruire magnifiquement la basilique, ainsi que le clocher.

« En souvenir de ce fait, depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789, le corps de ville, escorté de la milice bourgeoise, allait en solennité, le 25 juin de chaque année, allumer une lanterne en haut du clocher de Saint-Hilaire. Cette cérémonie s’appelait le Reguet. Depuis la Révolution, la cérémonie existe toujours, mais bien plus modeste ; c’est le sacristain qui, remplaçant le maire, allume consciencieusement sa lanterne à chaque anniversaire. »


III — LÉGENDE DU MIRACLE DES AVOINES


Sainte Radegonde, fille de Berthaire, un chef franc, naquit en Thuringe, pays de Germanie, en 521. Faite prisonnière à l’âge de huit ans par Clotaire Ier, roi des Francs, qui avait tué son père, elle fut emmenée en captivité par son ravisseur. Celui-ci, frappé sans doute par son esprit et par sa beauté précoce, la fit élever en Gaule, dans le château d’Atis, en Vermandois ; il lui fit donner une éducation soignée et l’épousa.

Clotaire se montra un époux brutal, infidèle, cruel. Pour s’assurer la couronne de Thuringe, il fit périr un frère de sa femme. Alors Radegonde qui avait cherché en vain à amener son époux à des mœurs meilleures, à une conduite plus digne et à des sentiments plus chrétiens, se décida à se séparer de lui. Elle se retira à Noyon, en Haute Picardie, où elle obtint, à force d’instances, que l’évêque, saint Médard, la consacrât à Dieu. Puis elle s’enfuit à Orléans, gagna successivement Tours et Chinon et enfin, attirée par la renommée de l’église de Saint-Hilaire, partit pour Poitiers.

Tandis qu’elle s’y rendait, poursuivie aux alentours de la ville par le roi, qui voulait la contraindre à reprendre la vie commune, elle passa près d’un champ qu’un paysan ensemençait d’avoine. « Si on vous demande, lui dit-elle, si vous m’avez vu passer, vous répondrez que vous n’avez vu personne depuis que vous semiez cette avoine ». Et l’avoine de grandir et de pousser tout de suite si haut autour d’elle que la fugitive se trouva cachée et put ainsi échapper à la poursuite. Laissée enfin libre par Clotaire de se consacrer à la vie religieuse, Radegonde, reine des Francs, se fixa définitivement à Poitiers où elle bâtit le monastère de Sainte-Croix dont elle fut la première abbesse et où elle mourut en 587.

IV — LÉGENDE DE LA GRAND’GOULE


La légende de la Grand’Goule prit naissance au VIe siècle. Voici ce qu’en dit Madame Francine Poitevin : « D’après la légende poitevine, la Grand’Goule était un dragon ailé, un horrible animal pourvu d’une gueule énorme garnie de dents aiguës, de quatre pattes aux griffes acérées, d’une croupe recourbée en replis tortueux et terminée par une longue queue armée d’un dard à trois pointes. La bête hantait les souterrains de l’abbaye des religieuses de Sainte-Croix. Malheur à la jeune moniale qui s’aventurait dans l’antre du Dragon ! elle était aussitôt dévorée par le monstre. Sainte Radegonde terrassa la bête en faisant le signe de la croix et en lui jetant dans la gueule un pain bénit ou casse-museau.[3]

« À partir de ce jour, le terrible épouvantail devint comme une sorte de fétiche pour les Poitevins. Un artiste ou artisan, dont on ignore le nom, en fit une image fameuse en bois sculpté et colorié qui gisait, tout au long de l’année, dans un galetas du couvent de Sainte-Croix. On l’en sortait, au moment de la procession des Rogations, pour être porté triomphalement, à l’extrémité d’une perche, en tête des processions générales.

« Cette apparition réjouissait sans doute les Poitevins qui décoraient la carcasse du monstre de banderoles de diverses couleurs, ornaient sa queue de rosettes et lui jetaient dans la gueule des casse-museaux dorés. La Grand’Goule était pour le peuple l’objet quasiment le plus important de la procession. Les bonnes femmes s’agenouillaient et joignaient les mains sur son passage, plusieurs même profitaient du moment où la Grand’Goule se trouvait à leur portée, le long du mur de la cathédrale, avant que la procession ne s’ébranle, pour aller frotter des chapelets et autres objets sur ses écailles, en s’écriant dévotement : « Bonne sainte vermine, priez pour nous ».

À ces renseignements fournis par Mme Francine Poitevin, ajoutons que, d’après certains, la Grand’Goule serait un symbole de l’hérésie terrassée par la Croix. D’après d’autres ce serait la reproduction caricaturale d’une bête sauvage qui ravagea la contrée et y sema la terreur et épouvante et contre les maléfices de laquelle le peuple crut se préserver en prodiguant à son effigie une sorte de culte. S’il faut en croire une inscription qu’elle porte au cou, l’effigie existante de la Grand’Goule daterait de l’année 1677. Elle fut longtemps dans la bibliothèque du séminaire de Poitiers. Elle se trouve aujourd’hui dans une des salles du musée de cette ville.

La Grand’Goule avait son repaire aux alentours du couvent des religieuses de Sainte-Croix, fondé par sainte Radegonde, dans des souterrains qui s’étendaient sous ce quartier de la ville. Ces souterrains existent encore en partie. Le sous-sol du quartier est d’ailleurs plein de souterrains plus ou moins profonds, comprenant des salles plus ou moins vastes. Des légendes multiples circulent sur leur utilisation successive au cours des siècles. Il semble établi qu’ils furent creusés d’abord à l’époque romaine, puis poursuivis sous l’époque mérovingienne. En effectuant des fouilles, on y a retrouvé plus de vingt sarcophages de pierres mérovingiens. Selon la tradition, de riches trésors auraient été enfouis dans ces souterrains. Selon la tradition également, des prêtres persécutés y auraient célébré la messe et s’y seraient cachés pendant la Révolution de 1789.


V — LÉGENDE DU PAS DE DIEU


À l’intérieur de l’église Sainte-Radegonde, à Poitiers, se trouve, à droite de la nef, un renfoncement dit la chapelle du Pas de Dieu, ancien tombeau des seigneurs Carolus, abritant deux statues figurant une apparition du Christ à sainte Radegonde.

D’après la légende, Dieu apparut à sainte Radegonde le 12 août 587, la veille de sa mort et lui annonça sa fin prochaine. Comme marque tangible de son apparition, le Christ aurait laissé l’empreinte d’un de ses pieds dans une pierre qui a été placée entre les deux statues.

Cette pierre avait été déposée dans une chapelle spécialement construite pour la conserver et pour l’honorer avec dévotion, dans l’enclos de l’abbaye de Sainte-Croix que sainte Radegonde, reine des Francs, épouse de Clotaire Ier, avait fondée vers 550. La chapelle ayant été démolie en 1798, la pierre, sauvée du vandalisme, fut placée où on la voit, aujourd’hui, dans l’église Sainte-Radegonde, église dédiée à cette sainte qui en avait fait entreprendre la construction sous le nom de Sainte-Marie-hors-les-Murs.


VI — LÉGENDE DE LA FÉE MÉLUSINE


Il était une fois une fée merveilleusement belle. Toutes les bonnes fées sont belles, mais celle-là, qui était jeune et très bonne, était d’une beauté frappante parmi les autres. Cette fée, nommée Mélusine, était l’aînée des trois filles de Thiaus, roi d’Albanie et de la fée Pressine.

Un jour Mélusine se livrait aux plaisirs de la danse avec ses sœurs et d’autres jeunes filles près d’une fontaine, sous les majestueuses frondaisons de hêtres et de chênes centenaires. C’était au crépuscule, dans la mystérieuse forêt de Vouvant, en Vendée, non loin de l’antique ville de Fontenay-le-Comte, l’ancienne capitale du Bas-Poitou. Les danses sont soudain troublées par l’apparition inattendue d’un jeune et hardi garçon d’une magnifique prestance. Les compagnes de Mélusine, apeurées, s’éloignent, la laissant seule avec le nouveau venu. Celui-ci, s’excusant, se présente. Il s’appelle Raymondin. Il appartient à l’une des plus puissantes et des plus riches familles nobles de France, famille qui possède, dans cette vieille province du Poitou, d’immenses domaines. Il est le fils du roi des Bretons. Au cours d’une chasse au sanglier, il vient, par mégarde et par malheur, de tuer son oncle, le comte de Poitiers. Il est perdu dans la forêt et désemparé.

Immédiatement il est ébloui, séduit, conquis par la beauté et par le charme de Mélusine. Il ne peut se défendre de le lui dire. Elle accueille ses déclarations sans déplaisir, au point qu’elle envisage volontiers l’idée d’abandonner sa chère Vendée pour devenir sa femme. Sûr de l’amour de celui qui fait battre amoureusement son propre cœur, elle l’assure qu’elle sera pour lui une épouse modèle, dont la réconfortante tendresse l’aidera à devenir l’un des premiers gentilshommes du royaume de France. Mais elle lui impose une condition. Pour une raison secrète qu’elle ne peut lui révéler, il doit s’engager auparavant à ne jamais chercher à la voir le samedi de chaque semaine. Raymondin promet. Les épousailles ont lieu, puis les noces, à la grande surprise des autres gentilshommes poitevins qui ne connaissaient pas Mélusine.

Habitant de préférence dans leur château de Lusignan, construit par les soins de Mélusine, sur une colline qui domine la Vonne, affluent du Clain, entre Poitiers et Niort, la fée et son jeune mari vivent parfaitement heureux pendant des années avec leurs enfants.

Malheureusement, un jour, Raymondin est mordu au cœur par un doute affreux. Subissant l’influence néfaste de son frère, mauvais conseiller, qui lui souffle à l’oreille que, si sa femme lui a fait défense de la voir le samedi, c’est que ce jour là elle s’est réservé la possibilité de lui être infidèle, il surveille et épie Mélusine. Il est d’autant plus perplexe que celle-ci a la curieuse habitude de s’absenter souvent, dans la nuit du samedi au dimanche, sous l’étrange prétexte d’occuper ces absences à bâtir des châteaux, des monastères, des citadelles. Un samedi, n’y tenant plus, il viole sa promesse. Il trouve et prend le moyen de voir sa femme à son insu, dans les appartements privés du château qui lui sont réservés. Quelle n’est pas sa stupeur de découvrir que le corps de celle qu’il a sous son regard et qu’il connaissait si beau les autres jours de la semaine, est ce jour-là, celui d’un être moitié femme, moitié serpent. Il est fou de douleur et se repent d’avoir manqué à sa parole, mais il est trop tard.

Mélusine, son secret découvert, s’enfuit immédiatement par une fenêtre, en poussant un grand cri. Jamais le seigneur de Lusignan ne la revit.

Cependant, si Mélusine ne reprit pas sa place auprès de son époux, on assure qu’elle reparaissait parfois en certaines circonstances. C’est ainsi que, lorsqu’un membre de la maison de Lusignan devait mourir ou que le château allait changer de maître, on l’apercevait trois jours de suite, perchée sur le donjon et on l’entendait pousser des gémissements, d’où l’expression souvent employée en Poitou « cris de Mélusine ».

Telle est la légende de la fée Mélusine. Cette légende fut contée pour la première fois dans un roman de chevalerie, écrit en prose et composé en 1387 par le trouvère Jean d’Arras pour Jean, duc de Berry. On suppose qu’il la recueillit aux environs de Lusignan. Le roman de Jean d’Arras fut imprimé en 1478. Mis en vers en 1401, traduit en allemand en 1456, cet ouvrage fut imprimé à Strasbourg et devint en Allemagne un des romans les plus populaires. Certains prétendent que la légende est antérieure à Jean d’Arras et qu’elle remonte beaucoup plus loin que le XIVe siècle. Pour plusieurs elle serait venue d’Orient, pour d’autres d’Écosse ; pour d’autres encore elle aurait une origine bretonne. La tradition courante veut qu’elle ait vu le jour parmi les populations celtiques du Poitou de l’époque gauloise.

La légende de la fée Mélusine, dame de Lusignan, Vouvant, Mervent et autres lieux, est restée très répandue et très populaire en Poitou et même dans les régions voisines. À Vouvant, en Vendée, une tour de 30 mètres de haut, qui fut le donjon de l’ancien château féodal et qui domine ce bourg important, aurait été construite par la fée « bâtisseuse » en une nuit. On l’appelle la tour Mélusine. On attribue encore à celle-ci les tours de Châteauneuf, de Mervent, ainsi que celles de Pouzauges et de Tiffauges rendues célèbres plus tard par Gilles de Rais, le sinistre Barbe-Bleue. À Châtelaillon, qui fut la puissante métropole de l’Aunis, avant la fondation de La Rochelle, on voit le long de la côte les derniers vestiges de la vieille forteresse médiévale qui fut victime de la vengeance de Mélusine et qui a disparu pierre à pierre, rongée par la mer. En une seule nuit, Mélusine aurait également construit une chapelle à Valence, dans le département de la Vienne. Non loin de Melle, dans les Deux-Sèvres, on montre une butte qui serait formée par un amas de pierres que la fée bâtisseuse transportait une nuit dans son tablier et que celui-ci, trop chargé, aurait, en se détachant, laissé tomber. Dans la petite ville poitevine de Lusignan, il ne reste plus de l’imposant château fort, bâti au XIe siècle et habité par la fée et par Raymondin, que des vestiges. La dernière tour demeurée debout, dite de Mélusine, fut démolie au XVIIe siècle.

On appela d’abord la fée Mère des Lusignan, puis Mère Lusigne, Merlusine et enfin Mélusine.

En ce qui concerne la famille des Lusignan, ce fut, sous la féodalité surtout, une des maisons les plus puissantes et les plus illustres du Poitou. Les Lusignan, sur le blason héraldique desquels figurait la Mélusine, sont particulièrement célèbres pour la part considérable qu’ils prirent aux croisades. L’un d’entre eux, Guy de Lusignan devint, au XIIe siècle, roi de Jérusalem et de Chypre et y fonda une dynastie qui régna en Orient pendant plusieurs siècles. La lignée des Lusignan, tant chez les Lusignan de France que chez les Lusignan d’Outre-Mer, est éteinte depuis longtemps.

De l’illustre souche poitevine des Lusignan sont issues d’autres familles nobles célèbres, par exemple, celles d’Angoulême, de Châteauroux, d’Eu, de Parthenay, de Pembroke, de la Rochefoucauld, de Valence.

Quant à la forteresse des Lusignan, elle soutint à diverses époques, des sièges très meurtriers. Le roi Louis XII, n’étant encore que duc d’Orléans, y fut enfermé. Catholiques et protestants se la disputèrent au cours des guerres de religion. Finalement elle fut démantelée par ordre de Louis XIII. Elle comprenait trois enceintes continues, des fos­sés, des bastions, des tours. Il n’en subsiste plus que des restes peu importants et remaniés qui sont occupés par la mairie et par une école. Sur son emplacement a été établie, au XVIIIe siècle, une charmante promenade plantée d’arbres d’où l’on découvre une belle vue sur la petite ville, sur la vallée et sur le cours de la Vonne.


VII — LÉGENDE DU MIRACLE DES CLEFS


À l’intérieur de l’admirable et célèbre église Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, chef-d’œuvre de l’art roman, dont la construction remonte, d’après une inscription, à l’an 340, on remarque, derrière le grand autel, au-dessus d’un pilier, une statue de la Vierge portant dans ses mains un trousseau de clefs.

Cette statue vénérée des poitevins rappelle qu’en 1202, les clefs de la ville auraient été miraculeu­sement soustraites, par l’intervention de la Sainte Vierge, aux recherches d’un traître qui se pro­posait de les livrer aux Anglais et de permettre ainsi à ceux-ci de pénétrer facilement dans la ville qu’ils voulaient assiéger et de s’en emparer sans coup férir. L’anniversaire de cet événement qu’on appelle le Miracle des Clefs est célébré, le lundi de Pâques, par une procession solennelle.

La statue miraculeuse fut à l’origine une statue noire, en bois. Elle échappa pendant des siècles aux ravages dont fut victime la capitale du Poitou, au cours des nombreuses guerres qui se succédèrent sur son sol. Lorsque, pendant les guerres de religion, les Huguenots s’emparèrent de Poitiers, des mains pieuses enlevèrent de l’église la statue, la cachèrent dans le cimetière qui se trouvait alentour de Notre-Dame, dans l’espoir qu’elle serait préservée ainsi de la destruction. Malheureusement les protestants la découvrirent et la brûlèrent. Elle fut remplacée par une statue de pierre qui fut faite en 1563 et qui est celle que vénèrent aujourd’hui les Poitevins.

Voici ce que racontent, au sujet de la légende des Clefs, d’anciens écrits qui datent du commencement du XIVème siècle. En l’an 1202, le maire de la ville, nommé Soronet, avait comme secrétaire (on disait alors clerc) un homme fort avaricieux. Il l’envoya pour traiter d’affaires dans le Périgord. Les Anglais eurent connaissance de ce voyage et ils entrèrent en relations avec ce secrétaire à Périgueux dont ils s’étaient emparé. Sentant que l’amour du gain était un instinct dominant chez lui, ils le tentèrent, lui offrant de lui verser une somme importante en récompense, s’il trouvait un moyen qui leur permettrait d’entrer dans la ville de Poitiers. L’homme succomba à la tentation. Il accepta de trahir, s’engageant à leur livrer la capitale du Poitou le jour de Pâques suivant, tandis que les habitants célébreraient la fête à l’église. Le prix du forfait fut fixé à mille livres en monnaie de France, dont ils lui avancèrent une partie.

Le texte en vieux français qui narre l’histoire est plein de saveur. En voici, en français moderne, le récit aussi rapproché que possible du texte primitif. Le clerc retourna à Poitiers et se montra plus diligent que jamais envers le Maire, son maître, afin de plus aisément le trahir. Les Anglais se préparèrent pour se trouver là la vigile de Pâques à minuit, en prenant leurs précautions afin que les poitevins se fussent pas avertis de leur approche. La nuit venue, le maire se coucha, après avoir mis derrière son chevet de lit toutes les clefs des portes de la ville, ainsi qu’il avait accoutumé de faire. Le déloyal serviteur qui avait libre accès en tout temps dans la chambre de son maître, voyant celui-ci endormi, se présenta pour dérober les clefs de la porte dite de la Tranchée, celle où il devait les remettre aux Anglais. À sa grande surprise, il ne les trouva pas ni là ni nulle part ailleurs dans la maison dont il connaissait tous les lieux secrets.

Il imagina alors que le lendemain matin, quand il se ferait remettre les clefs, il feindrait d’aller les porter au gardien des portes mais il les déroberait et il irait ouvrir lui-même, avant que les portiers ne vinssent chercher les dites clefs. Ceci décidé, il se rendit aux remparts où il se montra aux Anglais et d’où il leur jeta un écrit dans lequel il leur mandait qu’ils attendissent jusqu’à quatre heures du matin et que, lui, ne faillirait pas à ses promesses.

L’heure dite étant sonnée, le clerc réveilla son Maître et lui déclara que les portiers de la porte de la Tranchée réclamaient les clefs. Le Maire répondit qu’il était encore trop matin. Le serviteur insista, affirmant qu’il y avait un gentilhomme qui voulait sortir tout de suite pour se rendre vers le roi de France Philippe-Auguste. Le Maire le crut et voulut prendre les clefs des portes de la Tranchée, mais il ne les put trouver. Il en fut effrayé. Les ayant cherchées partout, il se douta de la trahison. Il manda incontinent à plusieurs des habitants qu’ils allassent en armes aux portes, ce qu’ils firent, et spécialement à celle de la Tranchée, parce que c’était la plus exposée au danger, la ville n’étant pas protégée en cet endroit par la rivière. Ils y virent de l’autre côté les Anglais qui s’entre-battaient. Le pauvre Maire, toujours effrayé, courut recommander la ville à Dieu et à la benoîte Vierge Marie, en son église de Notre-Dame-la-Grande. Or, quand il fut devant l’image de Notre-Dame, il vit entre ses bras les dites clefs, ce dont il rendit grâce à Dieu et plusieurs gens de bien, qui étaient avec lui.

Le bruit se répendit incontinent par la ville que les Anglais étaient à la tranchée et le beffroi fut sonné. Les habitants se mirent en armes et s’en allèrent tout émus à la porte, et ils virent par les créneaux des murailles, plus de mil cinq cents Anglais, morts et couchés par terre et les autres qui se massacraient. Ils ouvrirent les portes et se précipitèrent sur ces derniers pour défaire ceux qui restaient, ce qu’ils firent à l’exception de ceux qu’ils retinrent prisonniers. Lesquels déclarèrent au Maire et aux principaux de la ville toute la trahison et que le dit jour, à l’heure de quatre heures, ils avaient vu, au dedans de les dites portes, une Reine, vêtue le plus richement qu’on saurait faire et avec elle une Religieuse et un Évêque, qui étaient accompagnés d’innommables gens armés. Ces gens s’était mis à frapper sur les Anglais qui, considérant que c’était la Vierge Marie, saint Hilaire et sainte Radegonde, dont les corps reposaient en ville, s’étaient par désespoir occis eux-mêmes les uns les autres. Donc tous les habitants rendirent grâces à Dieu et s’en allèrent faire leurs Pâques.

Quant au clerc déloyal, on ne sait ce qu’il devint, car depuis ne fut vu et il est à conjecturer que, par une des autres portes, il se jeta dans la rivière et se noya, et que le Diable l’emporta.

Tel est le récit du Miracle des Clefs, d’après les vieilles Annales d’Aquitaine, tel que rapporté par Brothier de Rollière dans son Guide du voyageur à Poitiers.

À une autre page de son histoire des rues de l’antique cité, l’érudit poitevin décrit la tortueuse et pittoresque rue (dont une partie est constituée par des escaliers), qui s’appelle la rue du Diable et qui débouchait à une autre porte de la ville. Il y révèle qu’autrefois se trouvait dans cette rue une pierre tombale dite du « réprouvé », ainsi qu’une autre pierre, si ce n’est la même, qu’on nommait « la pierre qui pue ». Et il en conclut que cette rue si curieuse fut le chemin suivi par le clerc déloyal emporté par le Diable.

Brothier de Rollière ajoute que c’est à la suite de cette légende très accréditée dans le peuple qu’on avait placé au-dessus de la porte de la Tranchée les trois statues de la Sainte Vierge, de sainte Radegonde et de saint Hilaire qui sont aujourd’hui dans l’église Saint-Hilaire.

Il ajoute encore qu’une petite chapelle, maintenant disparue, avait été élevée près de la porte. « Depuis le xiiie siècle jusqu’après 1880, chaque lundi de Pâques, on venait en procession de Notre-Dame-la-Grande à cet oratoire où il y avait reposoir. La « Boune Vierge », portée par quatre hommes, arrivait à la porte de la Tranchée, on frappait trois coups ; le portier répondait qu’il n’avait pas les clefs, alors on détachait celles que la Vierge avait dans les mains, et les grandes portes s’ouvraient, puis Salut et Bénédiction. On déposait un bouquet de reconnaissance à la Vierge, et chacun se dispersait dans le quartier en fête, où des milliers de personnes accouraient tous les ans ».

Aujourd’hui, des siècles après le miracle survenu à Pâques de l’an 1202, les Poitevins continuent de vénérer la statue de la Sainte Vierge, dont l’intervention miraculeuse sauva leur ville, et de faire pieusement devant elle leurs dévotions, en l’église Notre-Dame.


VIII — LÉGENDE DE GAUTHIER DE BRUGES


Il existe à Poitiers une rue qui s’appelle la rue des Cordeliers. Elle tire son nom du couvent des Cordeliers qui s’installèrent là en 1267, sous la protection de Hugues de Lusignan.

Dans les premières années du xive siècle, l’évêque de Poitiers, Gauthier de Bruges, vertueux et savant religieux cordelier, avait été inhumé en cette ville, dans le caveau de l’église du couvent de son ordre.

De son vivant, il avait eu des difficultés avec l’archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got et il s’était même plaint au pape Boniface viii d’agissements dont il estimait avoir été victime, de la part de l’archevêque. Bertrand de Got avait eu, de son côté, des démêlés avec l’archevêque de Bourges parce que celui-ci prétendait, en même temps que lui, à la primauté.

Bertrand de Got, devenu pape à son tour, sous le nom de Clément v, déposa Gauthier de Bruges et le renvoya dans son couvent. L’évêque déposé obéit, mais il en appela au concile.

Sentant venir la mort, avant que son cas ne fut jugé, il ordonna que, en l’inhumant, on lui mit sa cédule ou acte d’appel à la main, dans son tombeau. Ainsi fut fait.

Clément v,[4] étant venu à Poitiers, avec le roi Philippe le Bel, à l’occasion du fameux procès des Templiers, logeait tantôt chez les Cordeliers, tantôt chez les Jacobins (ou Dominicains). On lui raconta quelles avaient été les volontés dernières exprimées par le défunt et dans quelles conditions il avait été enterré.

Voici ce que raconte, dans son Histoire du Poitou, Thibaudeau sur les événements qui suivirent. « Les chroniques du temps, qu’on n’est pas obligé de croire, rapportèrent ainsi ce qui se passa, d’après le témoignage d’un des écuyers du pape et d’un chanoine de Loudun qui étaient présents.

« Un archidiacre du pape étant descendu la nuit dans le tombeau, trouva l’acte d’appel entre les mains de l’évêque : mais il ne lui fut pas possible de l’en arracher sans le déchirer. On en fit le rapport au pape, qui ordonna à l’archidiacre d’enjoindre à l’évêque, sous peine de désobéissance, de lâcher cet acte d’appel. L’archidiacre fit l’injonction, et promit au mort de lui rendre son appel quand le pape l’aurait vu : aussitôt l’évêque obéit ; il laissa aller l’appel. L’archidiacre le fit porter au pape ; mais lorsqu’il voulut sortir du tombeau, il se sentit arrêté par une force invisible, et il lui fut impossible de marcher : il fit demander au pape de lui renvoyer l’acte d’appel pour le remettre à l’évêque, comme il l’avait promis. Le pape l’envoya ; on le présenta au mort, qui ouvrit la main pour le recevoir et le tenir comme auparavant. L’archidiacre sortit aussitôt du tombeau sans obstacle.

« Clément v fit élever un magnifique tombeau à Gauthier, devant le maître-autel de l’église des Cordeliers. On y mit des inscriptions, où on lui donnait le titre de bienheureux. Il s’y fit, dit-on, plusieurs miracles.

« Ce tombeau a été détruit pendant les guerres civiles. Les Cordeliers avaient fait mettre depuis sur la sépulture de Gauthier, devant le grand autel, une pierre avec cette inscription : Hic jacet sanctus Galterius.

« François de Sosa, général des Cordeliers, passant à Poitiers, en 1604, pour aller en Espagne, fit ouvrir le tombeau. On y trouva les ossements enveloppés d’une étoffe de drap d’or : les os des doigts étaient encore dans les gants. »


IX — LÉGENDE DE BARBE-BLEUE


D’après le Nouveau Larousse Illustré, de Claude Augé, « Barbe-Bleue (ainsi appelé parce qu’il avait la barbe bleue), a déjà épousé six femmes, qu’il a égorgées, et dont il a suspendu les cadavres sanglants dans un cabinet noir. En ayant trouvé une septième qui finit par se laisser prendre à l’appât de sa grande fortune, il veut mettre à l’épreuve la curiosité de cette jeune imprudente. Il feint de partir pour un voyage, et lui confie la clef de l’affreux cabinet, avec défense expresse d’y pénétrer. À peine a-t-il le dos tourné, que, naturellement, la jeune femme, poussée par la curiosité, court à ce cabinet interdit et l’ouvre. Épouvantée, à la vue des six cadavres, elle laisse tomber de ses mains la clef, qui se tache de sang. Or, la tache est indélébile, et c’est en vain que la malheureuse tente de la faire disparaître. Barbe-Bleue revient, réclame son dépôt, et, acquérant la preuve de l’indiscrétion de sa femme, lui annonce que sa dernière heure est arrivée. Il lui accorde toutefois un demi-quart d’heure pour se recommander à Dieu. La condamnée va dans sa chambre. Elle a une sœur, Anne ; elle la prie de monter tout en haut de la tour pour voir si leurs deux frères, l’un mousquetaire, l’autre dragon, qu’elle attend ce jour-là même, n’arrivent pas. Elle demande à chaque instant : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? — Non, répond celle-ci, je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. » Pendant ce temps, Barbe-Bleue, armé d’un grand coutelas, ne cesse de crier : « Descendras-tu, ou je monte ! » Enfin, les deux frères arrivent et délivrent leur sœur en tuant Barbe-Bleue, qui levait déjà son arme pour lui trancher la tête. »

La légende de Barbe-Bleue est connue et populaire non pas seulement en Poitou, mais dans tous les pays de langue française. Elle a inspiré à l’écrivain français du XVIIe siècle Charles Perrault un conte qui captive au plus haut point les enfants, garçons et filles, et enchante même les grandes personnes. Elle a inspiré aussi le musicien allemand Jacques Offenbach qui, né à Cologne, vint jeune se fixer en France, où il se fit naturaliser et où il demeura toute sa vie. Ce musicien composa, sur un livret écrit par Meilhac et Halévy, d’après la légende de Barbe-Bleue, un opéra bouffe, représenté pour la première fois à Paris, en 1866, dans lequel le héros légendaire, s’il est assurément répréhensible de se débarrasser de ses femmes, le fait du moins d’une manière plutôt enjouée et nullement sanguinaire. La légende de Barbe-Bleue a encore inspiré un autre écrivain français de talent, Joris Karl Huysmans, né à Paris d’une famille d’artistes hollandais fixée en France. Cet écrivain en a fait le fond de son roman intitulé « Là-Bas », paru en 1891. Peut-être n’est-il pas sans intérêt de signaler, en passant, que ce roman dont de nombreuses pages relatent avec crudité des faits et des gestes tellement malpropres et répugnants que l’église l’a proscrit comme scandaleux, marque le point tournant décisif de l’évolution spirituelle de l’auteur qui vint se fixer à Ligugé, petite localité des environs de Poitiers. C’est là, à l’ombre d’une abbaye bénédictine, l’abbaye la plus ancienne de l’Europe, fondée par saint Martin, en 361, que Huysmans, l’un des maîtres de l’école réaliste, acheva de se convertir au catholicisme. La légende de Barbe-Bleue a enfin inspiré un chorégraphe fameux, nommé Anton Dalin, dont un ballet magnifique est applaudi depuis quelques années sur toutes les scènes de l’Amérique du Nord, contribuant ainsi à répandre davantage la légende poitevine à travers le monde.

Cette légende se rattache à l’histoire authentique de Gilles de Rais, de la maison de Laval, maréchal de France, qui vécut au xve siècle.

Ce personnage, de sinistre mémoire, avait été l’un des fidèles compagnons de Jeanne d’Arc. Il fut l’un des quatre seigneurs de haute lignée choisis pour apporter, de l’abbaye de Saint-Denis, la sainte ampoule qui servit à oindre Charles vii, lorsqu’il fut sacré roi de France, dans la cathédrale de Reims. Sa conduite militaire avait été si brillante qu’elle lui valut de devenir maréchal de France à 25 ans. Il était né en ou vers 1404, au château de Mâchecoul, dans le pays de Retz, qui est maintenant rattaché à la Basse-Bretagne, mais qui fut antérieurement inclus dans le Bas-Poitou.

C’est après son retour des armées, après qu’il se fut retiré dans ses immenses domaines, que commença pour lui une vie nouvelle, infiniment plus horrible que la légende, vie dont on ne peut, en quelques phrases, donner qu’une faible et pâle idée. Fabuleusement riche pour l’époque, esprit raffiné et curieux, bel homme, intelligence cultivée, épris de science, d’art et de littérature, acquérant des bijoux et des joyaux de prix, des livres précieux et rares pour sa bibliothèque, Gilles de Rais mène une existence fastueuse, s’entourant d’une véritable cour, donnant des représentations théâtrales d’un luxe inouï et entretenant de ses deniers une collégiale de trente personnes qui l’accompagnait, avec sa maison militaire, dans ses déplacements.

Voyant venir la ruine de sa prodigieuse fortune, il a recours au Diable pour la sauver. Il demande à Satan, sur des cédules signées avec une plume trempée dans son propre sang, de lui procurer science, pouvoir, richesses, en échange de quoi il lui promet tout ce qu’il réclamerait de lui, à l’exception de son âme et de sa vie. Il se livre à la recherche de la pierre philosophale ; dans ses laboratoires, il fait venir des alchimistes et des sorciers, il pratique la magie noire. Enfin il fait mettre à mort et il tue lui-même de ses propres mains, en sacrifice, des enfants, dans des conditions tellement épouvantables et avec une si révoltante cruauté qu’on a peine à y croire.

Michelet appelle Gilles de Rais la « Bête d’Extermination » et il déclare, à propos de la confession qu’il fit de ses crimes, lors de son procès ; « ni les Néron de l’empire, ni les tyrans de la Lombardie n’auraient eu rien à mettre en comparaison ». Huysmans l’appelle le « carnassier ». Le Dr Cabanès lui applique l’exclamation échappée à l’historien des Césars arrivant au récit des crimes de Caligula : « Jusqu’ici, j’ai parlé d’un homme ; ce que je vais raconter est d’un monstre. »

Un jour vient où le grand seigneur criminel se heurte à l’autorité de l’Église. Ce fut sa perte. Arrêté, il est conduit à Nantes où il lui faut faire face à deux tribunaux, l’un ecclésiastique, pour répondre des crimes qui relevaient de l’Église, l’autre civil, pour répondre de ceux qui relevaient de la justice du Royaume.

Excommunié par l’Église, comme évocateur de démons, hérétique, apostat et relaps, comme sodomite et sacrilège, il est finalement condamné par l’autorité civile à la confiscation et à la peine de mort. Il devait être pendu et brûlé vif à Nantes, où eut lieu son procès, mais, en considération de son rang, de ses services militaires et du repentir qu’il avait manifesté, il ne fut livré au bûcher qu’après pendaison, le 26 octobre 1440.

Les débats du procès révélèrent d’horribles détails qui établirent que Gilles de Rais était véritablement un être immonde, un monstre à face humaine. Combien sacrifia-t-il d’enfants ? Il paraît certain qu’on peut évaluer à environ cent cinquante le nombre de ses victimes dont on retrouva plus tard les ossements dans les oubliettes de ses divers châteaux, plus particulièrement dans celui de Tiffauges. Certains prétendent que le total de ses meurtres fut de plusieurs centaines.

Quant aux rapports existant entre le triste sire, la légende de Barbe-Bleue et le conte de Perrault, les avis différent. Selon les uns, la légende aurait pris naissance en Basse-Bretagne, elle serait antérieure à Gilles de Rais et c’est d’elle que se serait inspiré Perrault. Selon d’autres, elle aurait une origine beaucoup plus lointaine et elle serait venue des Indes. Selon la tradition la plus commune, le conte de Perrault serait véritablement une transposition de l’histoire de Gilles de Rais.

Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que partout où il existe encore des ruines ou des vestiges de constructions où il est censé avoir vécu ou séjourné, on ne parle de Gilles de Rais qu’en l’appelant Barbe-Bleue, et cette appellation fait encore passer le frisson dans le dos des enfants et de beaucoup de femmes à plus de vingt lieues à la ronde.

Ce qui est certain aussi, c’est que, si Gilles de Rais possédait des domaines en Anjou, en Bretagne, en Poitou et en Touraine, c’est au château de Tiffauges, en Poitou, plus précisément en Vendée, qu’il résida de préférence et qu’il semble avoir vécu le plus longtemps. C’est là, plus qu’ailleurs, qu’il se livra à ses recherches et à ses expériences et perpétra ses crimes.

On peut voir encore aujourd’hui, dans la petite ville de Tiffauges, de même qu’à Pouzauges, autre petite ville de Vendée, de très importants restes des châteaux féodaux de Barbe-Bleue, château qui étaient tous deux d’imposantes, massives et vastes forteresses. Ils furent construits l’un et l’autre aux XIIe et XIIIe siècles.

***

À l’exception de la légende de Clovis et de la légende de Barbe-Bleue, les légendes poitevines que je viens de présenter ne sont pas, semble-t-il, connues au Canada français ; et il n’y a pas lieu de s’en étonner. La légende de Clovis est historique : on la trouve dans tous les manuels d’histoire de France. Il faut admettre que celle de Barbe-Bleue est la seule, avec celle de la fée Mélusine, qui se prête à des transpositions, à des fantaisies de l’imagination s’écartant du fait local dont sont nées ces légendes.

Mais il est une autre légende qui est très populaire au pays de Québec et qui est également très répandue en pays poitevin, c’est celle de la Chasse-Gallery.

Plusieurs écrivains canadiens ont parlé dans leurs écrits de la Chasse-Gallery, notamment Alfred Désilets, dans ses Souvenirs d’un octogénaire, Aegidius Fauteux, Messieurs Marius Barbeau, E.-Z. Massicotte et Victor Morin. Honoré Beaugrand en a tiré un conte plein de vie, de saveur et d’intérêt qui figure dans ses Légendes canadiennes, publiées en 1900.

Sans doute ce dernier ouvrage a-t-il fortement contribué à propager la légende de la Chasse-Gallery aux quatre coins de la province.

Point s’est besoin de la raconter longuement ici. Tout le monde connaît l’histoire de ces huit gars, rudes et décidés, qui, partis d’un chantier de bois où ils travaillent, en haut de la Gatineau, se rendent en pleine suit à Lavaltrie pour y voir leurs « blondes », à plus de cent lieues de là. Ils voyagent en canot d’écorce, dans les airs, à plus de cinquante lieues à l’heure, par chasse-gallery, sous la direction de Baptiste Durand qui a déjà fait pareil voyage cinq fois sans encombre. Mais il faut promettre, au départ, de livrer son âme au Diable si, au cours de la randonnée, on prononce le nom de Dieu ou on heurte avec le canot une croix ou un clocher d’église. Tout se passe très bien à l’aller. Les rameurs fendent l’air de leurs avirons à une vitesse folle, aiguillonnés par les rires, les lazzis et les chants, parmi lesquels revient souvent le refrain cabalistique « Acabris ! Acabras ! Acabram ! » Malheureusement Baptiste Durand ne peut résister, à Lavaltrie, à la tentation qu’exerce sur lui la dive bouteille. Il boit trop, si bien qu’il perd le contrôle de lui-même et du canot. Il en résulte une chute dans la neige au flanc du Mont-Royal. Ses compagnons décident de le ligoter et de le bâillonner. Ils le placent en cet état au fond du canot. Remontés à bord, ils réussissent à repartir et à reprendre les airs. Par malchance pour eux, Baptiste parvient à se débarrasser de ses liens et de son bâillon. Furieux, il crie, tempête, gesticule ; il jure, sans toutefois prononcer le nom de Dieu. Mais il fait tant et si bien que le moment arrive où le canot heurte la cime d’un gigantesque sapin et fait une culbute finale non loin du chantier de la Gatineau. C’est dans un épais banc de neige qu’on découvre, endormis, tous les voyageurs de la Chasse-Gallery qui s’en tirent avec seulement de légères égratignures, sans avoir rien donné au Diable.

D’après le Glossaire du parler français au Canada, il existe des variantes de la Chasse-Gallery dans les provinces françaises suivantes : Anjou, Maine, Normandie, Poitou, Saintonge, toutes provinces qui ont fourni à la Nouvelle-France le plus grand nombre de ses premiers colons.

Les malheurs actuels de la France empêchent, hélas ! d’approcher des sources où il faudrait puiser pour se renseigner à fond sur les origines, la diffusion et les variantes de la légende en ce pays.

Dans son ouvrage Contes et Légendes du Poitou, l’écrivain régionaliste, Madame Francine Poitevin, lui consacre quelques alinéas. Disons en passant qu’elle y parle aussi des feux follets. Ajoutons que partout les paysans, dans les campagnes poitevines, comme partout les habitants, dans les campagnes du Canada français, se racontent, aux veillées d’hiver, des histoires de revenants, de loups-garous, de farfadets, de lutins, de jeteurs de sorts.

L’université de Yale a publié en 1943, sous le titre Survivances modernes de la Mesnie Hellequin, une courte étude dont l’auteur est M. Gustave Cohen. Dans cette mince brochure, l’éminent médiéviste français rattache la légende de la Chasse-Gallery à la légende de la Mesnie Hellequin, qu’il a retracée jusqu’au haut Moyen Âge, et il s’étonne et il s’émerveille d’avoir retrouvé la première sur les rives du Saint-Laurent.

Au sujet de la Mesnie Hellequin, M. Gustave Cohen dit : « La conjonction des deux termes témoigne d’une interférence des deux civilisations romano-celtique et germanique sur le territoire de l’ancienne Gaule, car Mesnie, forme picarde de Mesniée, c’est Mansionata, lignée, et dans Hellequin, quin est le gothique Kuni, correspondant au latin genus, tandis que le radical Hell désigne l’Enfer. Mais dans le Jeu de la Feuillée d’Adam le Bossu d’Arras (vers 1276), Hellequin devient un grand Prince de féérie amoureux de Morgane, et l’on sait comment il est Alichino chez Dante et Harlequin sur notre théâtre du XIIe siècle. Le manteau d’Arlequin qui encadre notre scène moderne, c’est la chape d’Hellequin ou gueule d’Enfer médiévale.

« Mais ce sont là des formes édulcorées et riantes d’anciennes terreurs populaires. Quand le vent secouait le toit de chaume qu’il menaçait d’emporter, nos ancêtres disaient : c’est la « Mesnie Hellequin qui passe ». Or cette chasse sauvage, la Wilde Jagd des Allemands, cette chevauchée fantastique des Morts, maint paysan l’avait rencontrée la nuit et en avait gardé l’horreur. »

Enfin, faisant allusion à la légende de la Chasse-Gallery répandue au pays de Québec, M. Gustave Cohen termine son étude par cette phrase : « Ainsi a survécu, en deçà et au-delà de la Mer océane, la « Mesnie Hellequin » avec ses chasseurs, ses huées, ses meutes et ses clochettes, ses claquements de dents dans la nuit. »

La légende de la Chasse-Gallery a donc été apportée de France, mais, comme l’ont fait remarquer fort justement Aegidius Fauteux et M. Massicotte, elle s’est transformée, en s’implantant de ce côté de l’Atlantique, elle s’est adaptée aux conditions particulières d’un pays différent. Le moyen de locomotion le plus en usage, sinon le seul en usage pendant longtemps, aux premiers âges de la Nouvelle-France, ayant été le canot, c’est en canot que les conteurs firent effectuer à leurs voyageurs leurs folles randonnées aériennes.

S’il est hors de doute que la légende elle-même soit venue de la vieille France, reste à savoir de laquelle de ses provinces étaient les colons qui lui firent franchir l’océan : Anjou, Berry, Maine, Normandie, Poitou, Saintonge, Touraine ?

M. Gustave Cohen qui est une autorité et qui connaît les versions et variantes de ces diverses provinces, n’hésite pas à se prononcer. Pour lui, ce sont des poitevins qui ont apporté la légende en Nouvelle-France. « Dans notre cher Canada français, déclare-t-il… j’ai retrouvé la « Chasse-Gallery » poitevine ». Et plus loin, il déclare encore : « Ainsi la tradition poitevine s’est installée aux bords du Richelieu et du Saint-Laurent ».

Cette constatation peut fournir un argument de plus pour ceux qui pensent que, contrairement à l’opinion trop répandue et trop volontiers acceptée, les Canadiens français n’ont pas reçu d’héritage que de leurs ancêtres normands.

L’expérience a prouvé qu’il est extrêmement difficile, — impossible même, d’après certains, de déterminer avec exactitude, en partant de la source, combien chaque province de France a fourni à la Nouvelle-France de colons qui y ont fait souche à l’époque capitale allant de 1608 à 1700. Telles qu’elles nous sont offertes par les historiens, les statistiques les plus sérieuses révèlent que le Poitou proprement dit arrive au troisième rang. Elles nous montrent aussi que, si l’on ajoute, au nombre de colons fournis par cette province, ceux fourmis par les trois autres provinces sœurs : Angoumois, Aunis et Saintonge qui constituent avec lui un bloc, un tout dont elles sont inséparables, on obtient un total dépassant de plus de 500 celui de la Normandie.

Mais la nature du sang qui coule dans les veines d’un peuple n’est pas le seul facteur qui entre en ligne de compte dans la formation de son âme et de sa personnalité. On admet que le langage a son importance. Et, à ce point de vue, les linguistes reconnaissent que, à côté de la Normandie, la Saintonge a laissé son empreinte.

Le folklore ne peut-il pas, ne doit-il pas lui aussi entrer en ligne de compte, avec ses usages, ses coutumes traditionnelles, ses rites, ses mœurs, croyances et superstitions populaires, ses chansons, ses légendes, ses contes ?

Dans son ouvrage intitulé : Contes et légendes du Poitou, dont j’ai précédemment cité un passage, Madame Francine Poitevin écrit encore : « C’est au bord d’une fontaine que le poète compose la chanson la plus populaire de chez nous, que la jeunesse chantait, bras dessus, bras dessous, en un joyeux cortège qui se déroulait tout au long des prairies, les soirs de ballade.

« Les Poitevins qui allèrent coloniser le Canada, ont emporté avec eux ce vieux refrain qui se chante encore dans cette terre lointaine, au cœur français :

« En revenant des noces, j’étais bien fatigué,
Au bord d’une fontaine je me suis reposé.
Ah ! j’l’attends, j’l’attends, j’l’attends,
Celui que j’aime, que mon cœur aime.
Ah ! j’l’attends, j’l’attends, j’l’attends,
L’attendrai-je encore longtemps ?
Celui que mon cœur aime tant. »

Le fait que ce refrain si populaire au pays de Québec se chante en pays poitevin constitue-t-il une preuve irréfutable qu’il est d’origine poitevine et qu’il a été apporté sur les bords du Saint-Laurent par des Poitevins ? Évidemment non.

C’est l’opinion de trois folkloristes canadiens de renom, Messieurs Barbeau, Massicotte et Lacourcière que, dans l’attribution des origines des pièces de folklore, il faut user d’une prudence extrême, avant de conclure. Les noms de lieux et de personnes, par exemple, dans une légende ou dans une chanson ne sont pas une indication infaillible d’origine, car, dans les variantes d’une même pièce, il n’est pas rare de trouver des noms de lieux et de personnes différents. Tout de même, il est des cas, comme dans la chanson intitulée « Les Filles de La Rochelle », où, à cause du contexte, le doute n’est guère possible. On peut présumer, sans risque trop grave d’erreur, que cette dernière chanson a pris naissance à La Rochelle, capitale de l’Aunis et que c’est par des Aunisiens, frères de race des poitevins, qu’elle a été apportée en Nouvelle-France.

D’autre part, lorsque l’on étudie le problème de la naissance et de la diffusion des pièces de folklore dans les provinces françaises, on ne doit pas perdre de vue la place de premier plan qu’a occupée pendant des siècles le Poitou dans l’histoire de la France. On ne doit pas oublier qu’au IVe siècle et au Ve siècle, grâce à l’influence de son génial évêque, le père de l’Église saint Hilaire, le Poitou jouissait d’un immense prestige. Ce prestige rayonnait dans toute la chrétienté, et de Poitiers et vers Poitiers, sa capitale, un courant puissant d’échanges s’était établi. On ne doit pas oublier que, plus tard, à la fin du xe siècle, tout au long du xie siècle et au xiie siècle, la dynastie des Guilhem, comtes de Poitiers et ducs d’Aquitaine, avait fait de son comté un état extrêmement prospère, développé et influent. Poitiers fut alors un foyer florissant de vie intellectuelle intense. Troubadours et jongleurs séjournaient à la véritable cour qu’y tenaient ses comtes, notamment Guilhem VII, surnommé le premier des troubadours. Les grands vassaux de l’Angoumois, de l’Aunis, de la Saintonge guerroyèrent à côté des vassaux poitevins sur tous les champs de bataille et prirent part aux Croisades avec des troupes levées parmi les gens de leurs domaines. Plus tard encore, au XIVe et au XVe siècles, Poitiers joua, dans le royaume un rôle considérable ; elle fut même pendant 18 ans la capitale de la France. Son université, fondée en 1431, par Charles VII, groupa, autour des chaires de ses maîtres, jusqu’à quatre mille étudiants et acquit bien vite une renommée telle qu’elle valut à l’antique cité d’être appelée l’Athènes de la France.

N’est-il pas alors parfaitement légitime de supposer que le Poitou qui joua un si grand rôle dans la vie intellectuelle de la Gaule romaine, puis de la France du Moyen Âge, et dont la situation géographique a toujours fait un seuil, un lieu de passage ou de rencontre entre le Nord et le Sud, ait constitué un centre particulièrement apte à la création comme à la transmission des chansons, des légendes et des contes ? Qui sait si les Normands qui ravagèrent à plusieurs reprises le Poitou ne dérobèrent pas, dans les richesses du folklore poitevin, des pièces qu’ils emportèrent en Normandie pour les y ajouter aux pièces de folklore venues avec eux des pays scandinaves ? Qui sait si les Poitevins, accourus en grand nombre en Normandie, à l’appel de Guillaume le Conquérant, n’apportèrent pas dans son duché, avant de s’embarquer avec lui pour l’Angleterre, des chansons, des légendes et des contes recueillis en pays poitevin ?

Qu’on me permette de citer, avant de terminer, les premières phrases d’un article intitulé Petit discours de la méthode, qui porte la signature de M. Guy Frégault, chargé de cours à la Faculté des Lettres de l’Université de Montréal et professeur d’histoire.

« Ce n’est nullement pour produire un effet littéraire que nous évoquons la figure de Descartes. Le doute méthodique, le système de la table rase, est la condition d’un travail historique à la fois intelligent et fécond. Ne tenir pour certain que ce qui est prouvé, d’accepter que ce qui s’appuie sur les documents ou sur les monuments authentiques et, pour le reste, appeler les hypothèses par leur nom, telle est la règle fondamentale à laquelle les ouvriers de l’histoire ne doivent jamais se permettre de déroger. »

Loin de moi la pensée de vouloir enlever à la Normandie quoi que ce soit qui lui revienne légitimement. À chacun son dû. Mais la Normandie n’est pas toute la France. Les formules extasiées de visiteurs européens plus ou moins pressés qui, prévenus ou persuadés d’avance qu’ils vont retrouver au Canada des sortes de décalques de Normands, déclarent que tout ce qu’ils remarquent de français chez les Canadiens français est authentiquement, uniquement, exclusivement normand, ces formules extasiées, disons-nous, ne sauraient constituer un critère inattaquable. Retranché derrière l’autorité de Descartes, un poitevin lui aussi un illustre et très authentique poitevin (qu’on a tenté de faire passer pour tourangeau parce qu’il est né par accident dans la Touraine toute proche), on peut demander que ne soit considéré comme certain que ce qui est prouvé et prétendre que le reste n’est qu’hypothèse.

Si la Normandie a beaucoup donné d’elle-même, cela a été prouvé, à la Nouvelle-France, elle n’est pas la seule province à avoir donné. Sans lui faire d’injustice, on peut désirer qu’on ne laisse pas s’enraciner à jamais l’opinion fausse que la Normandie soit justifiable de tirer à elle, selon l’expression populaire, toute la couverture et de revendiquer pour sa seule gloire la totalité de l’héritage français.

Du bloc formé par les quatre provinces du Centre-Ouest de la France : Angoumois, Aunis, Poitou et Saintonge, sont venus plus de colons que de la seule Normandie et, parmi eux, les ancêtres de plusieurs des plus grandes figures de l’histoire du Canada français, nommément Champlain, Papineau, Laurier, pour n’en citer que trois parmi les morts.

Dans l’héritage folklorique légué par ces provinces, se trouve, nous l’avons vu, la légende de la Chasse-Gallery. Pourquoi le Canada français ne chercherait-il pas à grossir son héritage poitevin ? L’histoire de la fée Mélusine, la fée « bâtisseuse » non pas seulement de châteaux, mais aussi de monastères, de chapelles et d’églises, est pleine d’attrait et de charme. Elle se prête à des versions diverses, à de nombreux épisodes, à des développements variés. Elle est de nature, semble-t-il, à inspirer un compositeur imaginatif, pour une pièce musicale de large envergure, un ballet-féérie par exemple, de même qu’un poète ou un prosateur, pour une œuvre importante. À tout le moins, un écrivain canadien ne pourrait-il s’emparer de la belle légende de la fée Mélusine que lui offre le pays poitevin, qui fut terre ancestrale, pour la canadianiser et l’adapter au pays de Québec, ne pourrait-il en tirer un conte qui devienne populaire, comme Beaugrand a fait de la Chasse-Gallery, enrichissant ainsi la littérature canadienne et le folklore canadien suivant la tradition française ?


  1. Texte retouché d’une conférence prononcée le 29 mars 1944 devant les membres de la Société Historique de Montréal.
  2. En plus des citations qui suivent, nous avons puisé largement dans l’Histoire de Poitou de M. Boissonnade, en composant cette partie de notre travail.
  3. Le casse-museau est une sorte de pâtisserie légère, dorée au feu et gonflée, dans la composition de laquelle entrent du lait et des œufs. Autrefois, s’il faut en croire la tradition, à la procession des Rogations, on lançait de ces gâteaux à la figure des assistants : d’où leur nom.
  4. Clément v, protégé et influencé par Philippe le Bel, s’étant fixé en 1309, à Avignon, commença cette période de soixante-huit ans, pendant laquelle le siège de la papauté ne fut plus à Rome mais en France.