Nord contre sud/Première partie/8

J. Hetzel (p. 96-112).

VIII

la dernière esclave


Le soir même, James Burbank mit les siens au courant de ce qui s’était passé à Court-Justice. L’odieuse conduite de Texar leur fut dévoilée. C’était sous la pression de cet homme et de la populace de Jacksonville que l’ordre de comparution avait été adressé à Camdless-Bay. L’attitude des magistrats, en cette affaire, ne méritait que des éloges. À cette accusation d’intelligences avec les fédéraux, ils avaient répondu en exigeant la preuve qu’elle fût fondée. Texar, n’ayant pu fournir cette preuve, James Burbank avait été laissé libre.

Toutefois, au milieu de ces vagues incriminations, le nom de Gilbert avait été prononcé. On ne semblait pas mettre en doute que le jeune homme ne fût à l’armée du Nord. Le refus de répondre à cet égard, n’était-ce pas un demi-aveu de la part de James Burbank ?

Ce que furent alors les craintes, les angoisses de Mme Burbank, de miss Alice, de toute cette famille si menacée, cela n’est que trop aisé à comprendre. À défaut du fils qui leur échappait, les forcenés de Jacksonville ne s’en reprendraient-ils pas à son père ? Texar s’était vanté, sans doute, lorsqu’il avait promis de produire, sous quelques jours, une preuve de ce fait. En somme, il n’était pas impossible qu’il ne parvînt à se la procurer, et la situation serait inquiétante au plus haut point.

« Mon pauvre Gilbert ! s’écria Mme Burbank. Le savoir si près de Texar, décidé à tout faire pour arriver à son but !

— Ne pourrait-on le prévenir de ce qui vient de se passer à Jacksonville ? dit miss Alice.
Les esclaves vaquaient à leurs travaux habituels.

— Oui ! ajouta M. Stannard. Ne conviendrait-il pas surtout de lui faire savoir que toute imprudence de sa part aurait les conséquences les plus funestes pour les siens et pour lui ?

— Et comment le prévenir ? répliqua James Burbank. Des espions rôdent sans cesse autour de Camdless-Bay, cela n’est que trop certain. Déjà le messager que Gilbert nous a envoyé avait été suivi à son retour. Toute lettre que nous écririons pourrait tomber entre les mains de Texar. Tout homme que nous enverrions, chargé d’un message verbal, risquerait d’être arrêté en route. Non, mes amis, ne tentons rien qui soit susceptible d’aggraver cette situation, et fasse le Ciel que l’armée fédérale ne tarde pas à occuper la Floride ! Il n’est que temps pour cette minorité de gens honnêtes, menacée par la majorité des coquins du pays ! »

James Burbank avait raison. Par suite de la surveillance qui devait évidemment s’exercer autour de la plantation, il eût été très imprudent de correspondre avec Gilbert. D’ailleurs, le moment approchait où James Burbank et les nordistes, établis en Floride, seraient en sûreté sous la protection de l’armée fédérale.

C’était, en effet, le lendemain même que le commodore Dupont devait appareiller au mouillage d’Edisto. Avant trois jours, bien certainement, on apprendrait que la flottille, après avoir descendu le littoral de la Géorgie, serait dans la baie de Saint-Andrews.

James Burbank raconta alors le grave incident survenu devant les magistrats de Jacksonville. Il dit comment il avait été poussé à répondre au défi jeté par Texar à propos des esclaves de Camdless-Bay. Fort de son droit, fort de sa conscience, il avait publiquement déclaré l’abolition de l’esclavage sur tout son domaine. Ce que nul État du Sud ne s’était encore permis de proclamer, sans y avoir été obligé par le sort des armes, il l’avait fait librement et de son plein gré.

Déclaration aussi hardie que généreuse ! Quelles en seraient les conséquences, on ne pouvait le prévoir. Évidemment, elle n’était pas de nature à rendre la position de James Burbank moins menacée au milieu de ce pays esclavagiste. Peut-être, même, provoquerait-elle certaines velléités de révolte parmi les esclaves des autres plantations. N’importe ! La famille Burbank, émue par la grandeur de l’acte, approuva sans réserve ce que son chef venait de faire.

« James, dit Mme Burbank, quoi qu’il puisse arriver, tu as eu raison de répondre ainsi aux odieuses insinuations que ce Texar avait l’infamie de lancer contre toi !

— Nous sommes fiers de vous, mon père ! ajouta miss Alice, en donnant pour la première fois ce nom à M. Burbank.

— Et ainsi, ma chère fille, répondit James Burbank, lorsque Gilbert et les fédéraux entreront en Floride, ils ne trouveront plus un seul esclave à Camdless-Bay !

— Je vous remercie, monsieur Burbank, dit alors Zermah, je vous remercie pour mes compagnons et pour moi. En ce qui me concerne, je ne me suis jamais sentie esclave près de vous. Vos bontés, votre générosité, m’avaient déjà faite aussi libre que je le suis aujourd’hui !

— Tu as raison, Zermah, répondit Mme Burbank. Esclave ou libre, nous ne t’en aimerons pas moins ! »

Zermah eût en vain essayé de cacher son émotion. Elle prit Dy dans ses bras et la pressa sur sa poitrine.

MM. Carrol et Stannard avaient serré la main de James Burbank avec effusion. C’était lui dire qu’ils l’approuvaient et qu’ils applaudissaient à cet acte d’audace — de justice aussi.

Il est bien évident que la famille Burbank, sous cette généreuse impression, oubliait alors ce que la conduite de James Burbank pouvait provoquer de complications dans l’avenir.

Aussi, personne à Camdless-Bay ne songerait-il à blâmer James Burbank, si ce n’est, sans doute, le régisseur Perry, lorsqu’il serait au courant de ce qui venait de se passer. Mais il était en tournée pour le service de la plantation et ne devait rentrer que dans la nuit.

Il était déjà tard. On se sépara, non sans que James Burbank eût annoncé que, dès le lendemain, il remettrait à ses esclaves leur acte d’affranchissement.

« Nous serons avec toi, James, répondit Mme Burbank, quand tu leur apprendras qu’ils sont libres !

— Oui, tous ! ajouta Edward Carrol.

— Et moi aussi, père ? demanda la petite Dy.

— Oui, ma chérie, toi aussi !

— Bonne Zermah, ajouta la fillette, est-ce que tu vas nous quitter après cela ?

— Non, mon enfant ! répondit Zermah. Non ! Je ne t’abandonnerai jamais ! »

Chacun se retira dans sa chambre, quand les précautions ordinaires eurent été prises pour la sécurité de Castle-House.

Le lendemain, la première personne que rencontra James Burbank dans le parc réservé, ce fut précisément M. Perry. Comme le secret avait été parfaitement gardé, le régisseur n’en savait rien encore. Il l’apprit bientôt de la bouche même de James Burbank, qui s’attendait du reste à l’ébahissement de M. Perry.

« Oh ! monsieur James !… Oh ! monsieur James ! »

Le digne homme, vraiment abasourdi, ne pouvait trouver autre chose à répondre.

« Cependant, cela ne peut vous surprendre, Perry, reprit James Burbank. Je n’ai fait que devancer les événements. Vous savez bien que l’affranchissement des noirs est un acte qui s’impose à tout État soucieux de sa dignité…

— Sa dignité, monsieur James. Qu’est-ce que la dignité vient faire à ce propos ?

— Vous ne comprenez pas le mot dignité, Perry. Soit ! disons : soucieux de ses intérêts.

— Ses intérêts… ses intérêts, monsieur James ! Vous osez dire : soucieux de ses intérêts ?

— Incontestablement, et l’avenir ne tardera pas à vous le prouver, mon cher Perry !

— Mais où recrutera-t-on désormais le personnel des plantations, monsieur Burbank ?

— Toujours parmi les noirs, Perry.

— Mais si les noirs sont libres de ne plus travailler, ils ne travailleront plus !

— Ils travailleront, au contraire, et même avec plus de zèle, puisque ce sera librement, et avec plus de plaisir aussi, puisque leur condition sera meilleure.

— Mais les vôtres, monsieur James ?… Les vôtres vont commencer par nous quitter !

— Je serai bien étonné, mon cher Perry, s’il en est un seul qui ait la pensée de le faire.

— Mais voilà que je ne suis plus régisseur des esclaves de Camdless-Bay ?

— Non, mais vous êtes toujours régisseur de Camdless-Bay, et je ne pense pas que votre situation soit amoindrie parce que vous commanderez à des hommes libres au lieu de commander à des esclaves.

— Mais…

— Mon cher Perry, je vous préviens qu’à tous vos « mais », j’ai des réponses toutes prêtes. Prenez donc votre parti d’une mesure qui ne pouvait tarder à s’accomplir, et à laquelle ma famille, sachez-le bien, vient de faire le meilleur accueil.

— Et nos noirs n’en savent rien ?…

— Rien encore, répondit James Burbank. Je vous prie, Perry, de ne point leur en parler. Ils l’apprendront aujourd’hui même. Vous les convoquerez donc tous dans le parc de Castle-House, pour trois heures après midi, en vous contentant de dire que j’ai une communication à leur faire. »

Là-dessus, le régisseur se retira, avec de grands gestes de stupéfaction, répétant :

« Des noirs qui ne sont plus esclaves ! Des noirs qui vont travailler à leur compte ! Des noirs qui seront obligés de pourvoir à leurs besoins ! C’est le bouleversement de l’ordre social ! C’est le renversement des lois humaines ! C’est contre nature ! Oui ! contre nature ! »

Pendant la matinée, James Burbank, Walter Stannard et Edward Carrol allèrent, en break, visiter une partie de la plantation sur sa frontière septentrionale. Les esclaves vaquaient à leurs travaux habituels au milieu des rizières, des champs de caféiers et de cannes. Même empressement au travail dans les chantiers et les scieries. Le secret avait été bien gardé. Aucune communication n’avait pu s’établir encore entre Jacksonville et Camdless-Bay. Ceux qu’il intéressait d’une façon si directe, ne savaient rien du projet de James Burbank.

En parcourant cette partie du domaine sur sa limite la plus exposée, James Burbank et ses amis voulaient s’assurer que les abords de la plantation ne présentaient rien de suspect. Après la déclaration de la veille, on pouvait craindre qu’une partie de la populace de Jacksonville ou de la campagne environnante fût poussée à se porter sur Camdless-Bay. Il n’en était rien jusqu’alors. On ne signala même pas de rôdeurs de ce côté du fleuve, ni sur le cours du Saint-John. Le Shannon, qui le remonta vers dix heures du matin, ne fit point escale au pier du petit port et continua sa route vers Picolata. Ni en amont ni en aval, il n’y avait rien à craindre pour les hôtes de Castle-House.

Un peu avant midi, James Burbank, Walter Stannard et Edward Carrol repassèrent le pont de l’enceinte du parc et rentrèrent à l’habitation. Toute la famille les attendait pour déjeuner. On était plus rassuré. On causa plus à l’aise. Il semblait qu’il se fût produit une détente dans la situation. Sans doute, l’énergie des magistrats de Jacksonville avait imposé aux violents du parti de Texar. Or, si cet état de choses se prolongeait pendant quelques jours encore, la Floride serait occupée par l’armée fédérale. Les anti-esclavagistes, qu’ils fussent du Nord ou du Sud, y seraient en sûreté.

James Burbank pouvait donc procéder à la cérémonie d’émancipation, — premier acte de ce genre qui serait volontairement accompli dans un État à esclaves.

Celui de tous les noirs de la plantation, qui éprouverait le plus de satisfaction serait évidemment un garçon de vingt ans, nommé Pygmalion plus communément appelé Pyg. Attaché au service des communs de Castle-House, c’était là que demeurait ledit Pyg. Il ne travaillait ni dans les champs ni dans les ateliers ou chantiers de Camdless-Bay. Il faut bien l’avouer,
Le régisseur lui secoua les oreilles…
Pygmalion n’était qu’un garçon ridicule, vaniteux, paresseux, auquel, par bonté, ses maîtres passaient bien des choses. Depuis que la question de l’esclavage était en jeu, il fallait l’entendre déclamer de grandes phrases sur la liberté humaine. À tout propos, il faisait des discours prétentieux à ses congénères, qui ne se gênaient pas d’en rire. Il montait sur ses grands chevaux, comme on dit, lui qu’un âne eût jeté à terre. Mais, au fond, comme il n’était point méchant, on le laissait parler. On voit déjà quelles discussions il devait
Les bras s’agitèrent en signe de remerciements.
avoir avec le régisseur Perry, lorsque celui-ci était d’humeur à l’écouter, et l’on sent quel accueil il allait faire à cet acte d’affranchissement qui lui rendrait sa dignité d’homme.

Ce jour-là, les noirs furent prévenus qu’ils auraient à se réunir dans le parc réservé devant Castle-House. C’était là qu’une importante communication leur serait adressée par le propriétaire de Camdless-Bay.

Un peu avant trois heures — heure fixée pour la réunion — tout le personnel, après avoir quitté ses baracons, commença à s’assembler devant Castle-House. Ces braves gens n’étaient rentrés ni aux ateliers, ni dans les champs ni dans les chantiers d’abattage, après le dîner de midi. Ils avaient voulu faire un peu de toilette, changer les habits de travail pour des vêtements plus propres, selon l’habitude, lorsqu’on leur ouvrait la poterne de l’enceinte. Donc, grande animation, va-et-vient de case à case, tandis que le régisseur Perry, se promenant de l’un à l’autre des baracons, grommelait :

« Quand je pense qu’en ce moment, on pourrait encore trafiquer de ces noirs, puisqu’ils sont toujours à l’état de marchandise ! Et, avant une heure, voilà qu’il ne sera plus permis ni de les acheter ni de les vendre ! Oui ! je le répéterai jusqu’à mon dernier souffle ! Monsieur Burbank a beau faire et beau dire, et après lui le président Lincoln, et après le président Lincoln, tous les fédéraux du Nord et tous les libéraux des deux mondes, c’est contre nature ! »

En cet instant, Pygmalion, qui ne savait rien encore, se trouva face à face avec le régisseur.

« Pourquoi nous convoque-t-on, monsieur Perry ? demanda Pyg. Auriez-vous la bonté de me le dire ?

— Oui, imbécile ! C’est pour te… »

Le régisseur s’arrêta, ne voulant point trahir le secret. Une idée lui vint alors.

« Approche ici, Pyg ! » dit-il.

Pygmalion s’approcha.

« Je te tire quelquefois l’oreille, mon garçon ?

— Oui, monsieur Perry, puisque, contrairement à toute justice humaine ou divine, c’est votre droit.

— Eh bien, puisque c’est mon droit, je vais me permettre d’en user encore ! »

Et, sans se soucier des cris de Pyg, sans lui faire grand mal, non plus, il lui secoua les oreilles qui étaient déjà d’une belle longueur. Vraiment, cela soulagea le régisseur d’avoir, une dernière fois, exercé son droit sur un des esclaves de la plantation.

À trois heures, James Burbank et les siens parurent sur le perron de Castle-House. Dans l’enceinte étaient groupés sept cents esclaves, hommes, femmes, enfants, — même une vingtaine de ces vieux noirs, qui, lorsqu’ils avaient été reconnus impropres à tout travail, trouvaient une retraite assurée pour leur vieillesse dans les baracons de Camdless-Bay.

Un profond silence s’établit aussitôt. Sur un geste de James Burbank, M. Perry et les sous-régisseurs firent approcher le personnel, de manière que tous pussent entendre distinctement la communication qui allait leur être faite.

James Burbank prit la parole.

« Mes amis, dit-il, vous le savez, une guerre civile, déjà longue et malheureusement trop sanglante, met aux prises la population des États-Unis. Le vrai mobile de cette guerre a été la question de l’esclavage. Le Sud, ne s’inspirant que de ce qu’il croit être ses intérêts, en a voulu le maintien. Le Nord, au nom de l’humanité, a voulu qu’il fût détruit en Amérique. Dieu a favorisé les défenseurs d’une cause juste, et la victoire s’est déjà prononcée plus d’une fois en faveur de ceux qui se battent pour l’affranchissement de toute une race humaine. Depuis longtemps, personne ne l’ignore, fidèle à mon origine, j’ai toujours partagé les idées du Nord, sans avoir été à même de les appliquer. Or, des circonstances ont fait que je puis hâter le moment où il m’est possible de conformer mes actes à mes opinions. Écoutez donc ce que j’ai à vous apprendre au nom de toute ma famille. »

Il y eut un sourd murmure d’émotion dans l’assistance, mais il s’apaisa presque aussitôt. Et alors, James Burbank, d’une voix qui s’entendit de partout, fit la déclaration suivante :

« À partir de ce jour, 28 février 1862, les esclaves de la plantation sont affranchis de toute servitude. Ils peuvent disposer de leur personne. Il n’y a plus que des hommes libres à Camdless-Bay ! »

Les premières manifestations de ces nouveaux affranchis furent des hurrahs qui éclatèrent de toutes parts. Les bras s’agitèrent en signe de remerciements. Le nom de Burbank fut acclamé. Tous se rapprochèrent du perron. Hommes, femmes, enfants, voulaient baiser les mains de leur libérateur. Ce fut un indescriptible enthousiasme, qui se produisit avec d’autant plus d’énergie qu’il n’était point préparé. On juge si Pygmalion gesticulait, pérorait, prenait des attitudes.

Alors, un vieux noir, le doyen du personnel, s’avança jusque sur les premières marches du perron. Là, il redressa la tête, et d’une voix profondément émue :

« Au nom des anciens esclaves de Camdless-Bay, libres désormais, dit-il, soyez remercié, monsieur Burbank, pour nous avoir fait entendre les premières paroles d’affranchissement qui aient été prononcées dans l’État de Floride ! »

Tout en parlant, le vieux nègre venait de monter lentement les degrés du perron. Arrivé auprès de James Burbank, il lui avait baisé les mains, et, comme la petite Dy lui tendait les bras, il la présenta à ses camarades.

« Hurrah !… Hurrah pour monsieur Burbank ! »

Ces cris retentirent joyeusement dans l’air et durent porter jusqu’à Jacksonville, sur l’autre rive du Saint-John, la nouvelle du grand acte qui venait d’être accompli.

La famille de James Burbank était profondément émue. Vainement essaya-t-elle de calmer ces marques d’enthousiasme. Ce fut Zermah qui parvint à les apaiser, lorsqu’on la vit s’élancer vers le perron pour prendre la parole à son tour.

« Mes amis, dit-elle, nous voilà tous libres maintenant, grâce à la générosité, à l’humanité de celui qui fut notre maître, et le meilleur des maîtres !

— Oui !… oui !… crièrent ces centaines de voix, confondues dans le même élan de reconnaissance.

— Chacun de nous peut donc dorénavant disposer de sa personne, reprit Zermah. Chacun peut quitter la plantation, faire acte de liberté suivant que son intérêt le commande. Quant à moi, je ne suivrai que l’instinct de mon cœur, et je suis certaine que la plupart d’entre vous feront ce que je vais faire moi-même. Depuis six ans, je suis entré à Camdless-Bay. Mon mari et moi, nous y avons vécu, et nous désirons y finir notre vie. Je supplie donc monsieur Burbank de nous garder libres, comme il nous a gardés esclaves… Que ceux dont c’est aussi le désir…

— Tous !… Tous !»

Et ces mots, répétés mille fois, dirent combien était apprécié le maître de Camdless-Bay, quel lien d’amitié et de reconnaissance l’unissait à tous les affranchis de son domaine.

James Burbank prit alors la parole. Il dit que tous ceux qui voudraient rester sur la plantation le pourraient dans ces conditions nouvelles. Il ne s’agirait plus que de régler d’un commun accord la rémunération du travail libre et les droits des nouveaux affranchis. Il ajouta que, tout d’abord, il convenait que la situation fût régularisée. C’est pourquoi, dans ce but, chacun des noirs allait recevoir pour sa famille et pour lui un acte de libération, qui lui permettrait de reprendre dans l’humanité le rang auquel il avait droit.

C’est ce qui fut immédiatement fait par le soin des sous-régisseurs.

Depuis longtemps décidé à affranchir ses esclaves, James Burbank avait préparé ces actes, et chaque noir reçut le sien avec les plus touchantes démonstrations de reconnaissance.

La fin de cette journée fut consacrée à la joie. Si, dès le lendemain, tout le personnel devait retourner à ses travaux ordinaires, ce jour-là, la plantation fut en fête. La famille Burbank, mêlée à ces braves gens, recueillit les témoignages d’amitié les plus sincères, aussi bien que les assurances d’un dévouement sans bornes.

Cependant, au milieu de son ancien troupeau d’êtres humains, le régisseur Perry se promenait comme une âme en peine, et, à James Burbank qui lui demanda :

« Eh bien, Perry, qu’en dites-vous ?

— Je dis, monsieur James, répliqua-t-il, que pour être libres, ces Africains n’en sont pas moins nés en Afrique et n’ont pas changé de couleur ! Or, puisqu’ils sont nés noirs, ils mourront noirs…

— Mais ils vivront blancs, répondit en souriant James Burbank, et tout est là ! »

Ce soir-là, le dîner réunit à la table de Castle-House la famille Burbank vraiment heureuse, et, il faut le dire, aussi plus confiante dans l’avenir. Quelques jours encore, la sécurité de la Floride serait complètement assurée. Aucune mauvaise nouvelle, d’ailleurs, n’était venue de Jacksonville. Il était possible que l’attitude de James Burbank devant les magistrats de Court-Justice eût produit une impression favorable sur le plus grand nombre des habitants.

À ce dîner assistait le régisseur Perry, qui était bien obligé de prendre son parti de ce qu’il n’avait pu empêcher. Il se trouvait même en face du doyen des noirs, invité par James Burbank, comme pour mieux marquer en sa personne que l’affranchissement, accordé à lui et à ses compagnons d’esclavage, n’était pas une vaine déclaration dans la pensée du maître de Camdless-Bay. Au-dehors éclataient des cris de fête, et le parc s’illuminait du reflet des feux de joie, allumés en divers points de la plantation. Vers le milieu du repas se présenta une députation qui apportait à la petite fille un magnifique bouquet, le plus beau, à coup sûr, qui eût jamais été offert à « mademoiselle Dy Burbank, de Castle-House. » Compliments et remerciements furent donnés et rendus de part et d’autre avec une profonde émotion.

Puis, tous se retirèrent, et la famille rentra dans le hall, en attendant l’heure du coucher. Il semblait qu’une journée si bien commencée ne pouvait que bien finir.

Vers huit heures, le calme régnait sur toute la plantation. On avait lieu de croire que rien ne le troublerait, lorsqu’un bruit de voix se fit entendre au-dehors.

James Burbank se leva et alla aussitôt ouvrir la grande porte du hall.

Devant le perron, quelques personnes attendaient et parlaient à haute voix.

« Qu’y a-t-il ? demanda James Burbank.

— Monsieur Burbank, répondit un des régisseurs, une embarcation vient d’accoster le pier.

— Et d’où vient-elle ?

— De la rive gauche.

— Qui est à bord ?

— Un messager qui vous est envoyé de la part des magistrats de Jacksonville.

— Et que veut-il ?

— Il demande à vous faire une communication. Permettez-vous qu’il débarque ?

— Certainement ! »

Mme Burbank s’était rapprochée de son mari. Miss Alice s’avança vivement vers une des fenêtres du hall, pendant que M. Stannard et Edward Carrol se dirigeaient vers la porte. Zermah, prenant la petite Dy par la main, s’était levée. Tous eurent alors le pressentiment que quelque grave complication allait surgir.

Le régisseur était retourné vers l’appontement du pier. Dix minutes après, il revenait avec le messager que l’embarcation avait amené de Jacksonville à Camdless-Bay.

C’était un homme qui portait l’uniforme de la milice du comté. Il fut introduit dans le hall, et demanda M. Burbank.

« C’est moi ! Que me voulez-vous ?

— Vous remettre ce pli. »

Le messager tendit une grande enveloppe, qui portait à l’un de ses angles le cachet de Court-Justice.

James Burbank brisa le cachet et lut ce qui suit :

« Par ordre des autorités nouvellement constituées de Jacksonville, tout esclave qui aura été affranchi contre la volonté des sudistes, sera immédiatement expulsé du territoire.

« Cette mesure sera exécutée dans les quarante-huit heures, et, en cas de refus, il y sera procédé par la force.

« Fait à Jacksonville, 28 février 1862.
« Texar. »

Les magistrats en qui l’on pouvait avoir confiance avaient été renversés. Texar, soutenu par ses partisans, était depuis peu de temps à la tête de la ville.

« Que répondrai-je ? demanda le messager.

— Rien ! » répliqua James Burbank.

Le messager se retira et fut reconduit à son embarcation, qui se dirigea vers la rive gauche du fleuve.

Ainsi, sur ordre de l’Espagnol, les anciens esclaves de la plantation allaient être dispersés ! Par cela seul qu’on les avait fait libres, ils n’auraient plus le droit de vivre sur le territoire de la Floride ! Camdless-Bay serait privée de tout ce personnel sur lequel James Burbank pouvait compter pour défendre la plantation !

« Libre à ces conditions ? dit Zermah. Non, jamais ! Je refuse la liberté, et, puisqu’il le faut pour rester près de vous, mon maître, j’aime mieux redevenir esclave ! »

Et, prenant son acte d’affranchissement, Zermah le déchira et tomba aux genoux de James Burbank.