Nord contre sud/Deuxième partie/5

J. Hetzel (p. 266-280).

V

prise de possession


Les fédéraux étaient enfin maîtres de Jacksonville — par suite, maîtres du Saint-John. Les troupes de débarquement, amenées par le commandant Stevens, occupèrent aussitôt les principaux points de la cité. Les autorités usurpatrices avaient pris la fuite. Seul de l’ancien comité, Texar était tombé entre leurs mains.

D’ailleurs, soit lassitude des exactions commises pendant ces derniers jours, soit même indifférence sur la question de l’esclavage que le Nord et le Sud cherchaient alors à trancher par les armes, les habitants ne firent point mauvais accueil aux officiers de la flottille, qui représentaient le gouvernement de Washington.

Pendant ce temps, le commodore Dupont, établi à Saint-Augustine, s’occupait de mettre le littoral floridien à l’abri de la contrebande de guerre. Les passes de Mosquito-Inlet furent bientôt fermées. Cela coupa court au commerce d’armes et de munitions qui se faisait avec les Lucayes, les îles anglaises de Bahama. On peut dire qu’à partir de ce moment, l’État de Floride rentra sous l’autorité fédérale.

Ce jour même, James et Gilbert Burbank, M. Stannard et miss Alice, repassaient le Saint-John pour rentrer à Camdless-Bay.

Perry et les sous-régisseurs les attendaient au pier du petit port avec un certain nombre de noirs qui étaient revenus sur la plantation. On imagine aisément quelle réception leur fut faite, quelles démonstrations les accueillirent.

Un instant après, James Burbank et son fils, M. Stannard et sa fille étaient au chevet de Mme Burbank.

En même temps qu’elle revoyait Gilbert, la malade apprenait tout ce qui s’était passé. Le jeune officier la pressait dans ses bras. Mars lui baisait les mains. Ils ne la quitteraient plus maintenant. Miss Alice pourrait lui donner ses soins. Elle reprendrait promptement ses forces. Il n’y avait rien à redouter désormais des machinations de Texar ni de ceux qu’il avait associés à ses vengeances. L’Espagnol était entre les mains des fédéraux, et les fédéraux étaient maîtres de Jacksonville.

Cependant, si la femme de James Burbank, si la mère de Gilbert, n’avait plus à trembler pour son mari et pour son fils, toute sa pensée allait se rattacher à sa petite fille disparue. Il lui fallait Dy, comme à Mars, il fallait Zermah.

« Nous les retrouverons ! s’écria James Burbank. Mars et Gilbert nous accompagneront dans nos recherches…

— Oui, mon père, oui… et sans perdre un jour, répondit le jeune lieutenant.

— Puisque nous tenons Texar, reprit M. Burbank, il faudra bien que Texar parle !

— Et s’il refuse de parler ? demanda M. Stannard. Si cet homme prétend qu’il n’est pour rien dans l’enlèvement de Dy et de Zermah ?…

— Et comment le pourrait-il ? s’écria Gilbert. Zermah ne l’a-t-elle pas reconnu à la crique Marino ? Alice et ma mère n’ont-elles point entendu ce nom de Texar que Zermah jetait au moment où l’embarcation s’éloignait ? Peut-on douter qu’il soit l’auteur de l’enlèvement, qu’il y ait présidé en personne ?

— C’était lui ! répondit Mme Burbank, qui se redressa comme si elle eût voulu se jeter hors de son lit.

— Oui !… ajouta miss Alice, je l’ai bien reconnu !… Il était debout… à l’arrière de son canot qui se dirigeait vers le milieu du fleuve !

— Soit, dit M. Stannard, c’était Texar ! Pas de doute possible ! Mais, s’il refuse de dire en quel endroit Dy et Zermah ont été entraînées par son ordre, où les chercherons-nous, puisque nous avons déjà vainement fouillé les rives du fleuve sur une étendue de plusieurs milles ? »

À cette question, si nettement posée, aucune réponse ne pouvait être faite. Tout dépendrait de ce que dirait l’Espagnol. Son intérêt serait-il de parler ou de se taire ?

« On ne sait donc pas où demeure habituellement ce misérable ? demanda Gilbert.

— On ne le sait pas, on ne l’a jamais su, répondit James Burbank. Dans le sud du comté, il y a de si vastes forêts, tant de marécages inaccessibles, où il a pu se cacher ! En vain voudrait-on explorer tout ce pays, dans lequel les fédéraux eux-mêmes ne pourront poursuivre les milices en retraite ! Ce serait peine perdue !

— Il me faut ma fille ! s’écria Mme Burbank, que James Burbank ne contenait pas sans peine.

— Ma femme !… Je veux ma femme… s’écria Mars, et je forcerai bien ce coquin à dire où elle est !

— Oui ! reprit James Burbank, lorsque cet homme verra qu’il y va de sa vie, et qu’il peut la sauver en parlant, il n’hésitera pas à parler ! Lui en fuite, nous pourrions désespérer ! Lui entre les mains des fédéraux, nous lui arracherons son secret ! Aie confiance, ma pauvre femme ! Nous sommes tous là, et nous te rendrons ton enfant ! »

Mme Burbank, épuisée, était retombée sur son lit. Miss Alice, ne voulant point la quitter, resta près d’elle, pendant que M. Stannard, James Burbank, Gilbert et Mars redescendaient dans le hall, afin d’y conférer avec Edward Carrol.

Voici ce qui fut bientôt convenu. Avant d’agir, le temps serait laissé aux fédéraux d’organiser leur prise de possession. D’ailleurs, il fallait que le commodore Dupont fût informé des faits relatifs non seulement à Jacksonville, mais encore à Camdless-Bay. Peut-être conviendrait-il que Texar fût d’abord déféré à la justice militaire ? Dans ce cas, les poursuites ne pourraient être faites qu’à la diligence du commandant en chef de l’expédition de Floride.

Toutefois, Gilbert et Mars ne voulurent point laisser passer la fin de cette journée ni la suivante, sans commencer leurs recherches. Pendant que James Burbank, MM. Stannard et Edward Carrol allaient faire les premières démarches, ils voulurent remonter le Saint-John, avec l’espérance de recueillir peut-être quelque indice.

Ne pouvaient-ils craindre, en effet, que Texar refusât de parler, que, poussé par sa haine, il n’allât jusqu’à préférer subir le dernier châtiment plutôt que de rendre ses victimes ? Il fallait pouvoir se passer de lui. Il importait donc de découvrir en quel endroit il habitait ordinairement. Ce fut en vain. On ne savait rien de la Crique-Noire. On croyait cette lagune absolument inaccessible. Aussi Gilbert et Mars longèrent-ils plusieurs fois les taillis de sa rive, sans découvrir l’étroite ouverture qui eût pu donner accès à leur légère embarcation.

Pendant la journée du 13 mars, il ne se produisit aucun incident de nature à modifier cet état de choses. À Camdless-Bay, la réorganisation du domaine s’effectuait peu à peu. De tous les coins du territoire, des forêts avoisinantes où ils avaient été forcés de se disperser, les noirs revenaient en grand nombre. Affranchis par l’acte généreux de James Burbank, ils ne se considéraient pas comme déliés envers lui de toute obligation. Ils seraient ses serviteurs, s’ils n’étaient plus ses esclaves. Il leur tardait de rentrer à la plantation, d’y reconstruire leurs baracons détruits par les bandes de Texar, d’y relever les usines, de rétablir les chantiers, de reprendre enfin les travaux auxquels, depuis tant d’années, ils devaient le bien-être et le bonheur de leurs familles.

On commença par réorganiser le service de la plantation. Edward Carrol, à peu près guéri de sa blessure, put se remettre à ses occupations habituelles. Il y eut beaucoup de zèle de la part de Perry et des sous-régisseurs. Il n’était pas jusqu’à Pyg qui ne se donnât du mouvement, quoiqu’il ne fît pas grande besogne. Le pauvre sot avait quelque peu rabattu de ses idées d’autrefois. S’il se disait libre, il agissait maintenant comme un affranchi platonique, fort embarrassé d’utiliser la liberté dont il avait le droit de jouir. Bref, lorsque tout le personnel serait rentré à Camdless-Bay, lorsqu’on aurait relevé les bâtiments détruits, la plantation ne tarderait pas à reprendre son aspect accoutumé. Quelle que fût l’issue de la guerre de sécession, il y avait lieu de croire que la sécurité serait assurée désormais aux principaux colons de la Floride.

À Jacksonville, l’ordre était rétabli. Les fédéraux n’avaient point cherché à s’immiscer dans l’administration municipale. Ils occupaient militairement la ville, laissant aux anciens magistrats l’autorité dont une émeute les avait privés pendant quelques semaines. Il suffisait que le pavillon étoile flottât sur les édifices. Par cela même que la majorité des habitants se montrait assez indifférente sur la question qui divisait les États-Unis, elle ne répugnait point à se soumettre au parti victorieux. La cause unioniste ne devait trouver aucun adversaire dans les districts de la Floride. On sentait bien que la doctrine des « states-rights », chère aux populations des États du sud, en Géorgie ou dans les Carolines, n’y serait point soutenue avec l’ardeur habituelle aux séparatistes, même dans le cas où le gouvernement fédéral retirerait ses troupes.

Voici quels étaient, à cette époque, les faits de guerre dont l’Amérique était encore le théâtre.

Les confédérés, afin d’appuyer l’armée de Beauregard, avaient envoyé six canonnières sous les ordres du commodore Hollins, qui venait de prendre position sur le Mississipi, entre New-Madrid et l’île 10. Là commençait une lutte que l’amiral Foote soutenait vigoureusement, dans le but de s’assurer le haut cours du fleuve. Le jour même où Jacksonville tombait au pouvoir de Stevens, l’artillerie fédérale se mettait en état de riposter au feu des canonnières de Hollins. L’avantage devait finir par rester aux nordistes avec la prise de l’île 10 et de New-Madrid. Ils occuperaient alors le cours du Mississipi sur une longueur de deux cents kilomètres, en tenant compte des sinuosités du fleuve.

Cependant, à cette époque, une grande hésitation se manifestait dans les plans du gouvernement fédéral. Le général Mac Clellan avait dû soumettre ses idées à un conseil de guerre, et, bien qu’elles eussent été approuvées par la majorité de ce conseil, le président Lincoln, cédant à des influences regrettables, en entrava l’exécution. L’armée du Potomac fut divisée, afin d’assurer la sécurité de Washington. Par bonheur, la victoire du Monitor et la fuite du Virginia venaient de rendre libre la navigation sur la Chesapeake. En outre, la retraite précipitée des confédérés, après l’évacuation de Manassas, permit à l’armée de transporter ses cantonnements dans cette ville. De cette façon était résolue la question du blocus sur le Potomac.

Toutefois, la politique, dont l’action est si funeste quand elle se glisse dans les affaires militaires d’un pays, allait encore amener une décision fâcheuse pour les intérêts du Nord. À cette date, le général Mac Clellan était privé de la direction supérieure des armées fédérales. Son commandement se vit uniquement réduit aux opérations du Potomac, et les autres corps, devenus indépendants, repassèrent sous la seule direction du président Lincoln.

Ce fut une faute. Mac Clellan ressentit vivement l’affront d’une destitution qu’il n’avait point méritée. Mais, en soldat qui ne connaît que son devoir, il
Le commandant Stevens leur fit l’accueil qu’ils méritaient.
se résigna. Le lendemain même, il formait un plan dont l’objectif était de débarquer ses troupes sur la plage du fort Monroe. Ce plan, adopté par les chefs de corps, fut approuvé du président. Le ministre de la guerre adressa ses ordres à New York, à Philadelphie, à Baltimore, et des bâtiments de toute espèce arrivèrent dans le Potomac, afin de transporter l’armée de Mac Clellan avec son matériel.

Les menaces qui, pendant quelque temps, avaient fait trembler
Le marché de Saint-Augustine.
Washington, la capitale nordiste, c’était Richmond, la capitale sudiste, qui allait les subir à son tour.

Telle était la situation des belligérants au moment où la Floride venait de se soumettre au général Sherman et au commodore Dupont. En même temps que leur escadre effectuait le blocus de la côte floridienne, ils devenaient maîtres du Saint-John — ce qui assurait la complète possession de la péninsule.

Cependant Gilbert et Mars avaient en vain exploré les rives et les îlots du fleuve jusqu’au delà de Picolata. Dès lors, il n’y avait plus qu’à agir directement sur Texar. Depuis le jour où les portes de la prison s’étaient refermées sur lui, il n’avait pu avoir aucun rapport avec ses complices. Il s’en suit que la petite Dy et Zermah devaient se trouver encore là où elles étaient avant l’occupation du Saint-John par les fédéraux.

En ce moment, l’état des choses à Jacksonville permettait que la justice y suivît son cours régulier à l’égard de l’Espagnol, s’il refusait de répondre. Toutefois, avant d’en arriver à ces moyens extrêmes, on pouvait espérer qu’il consentirait à faire quelques aveux à la condition d’être rendu à la liberté.

Le 14, on résolut de tenter cette démarche avec l’approbation des autorités militaires, qui était assurée d’avance.

Mme Burbank avait repris de ses forces. Le retour de son fils, l’espoir de revoir bientôt son enfant, l’apaisement qui s’était fait dans le pays, la sécurité maintenant garantie à la plantation de Camdless-Bay, tout se réunissait pour lui rendre un peu de cette énergie morale qui l’avait abandonnée. Rien n’était plus à craindre des partisans de Texar qui avaient terrorisé Jacksonville. Les milices s’étaient retirées vers l’intérieur du comté de Putnam. Si, plus tard, celles de Saint-Augustine, après avoir franchi le fleuve sur son haut cours, devaient songer à leur donner la main, afin de tenter quelque expédition contre les troupes fédérales, il n’y avait là qu’un péril fort éloigné, dont on pouvait ne pas se préoccuper, tant que Dupont et Sherman résideraient en Floride.

Il fut donc convenu que James et Gilbert Burbank iraient ce jour même à Jacksonville, mais aussi qu’ils iraient seuls. MM. Carrol, Stannard et Mars resteraient à la plantation. Miss Alice ne quitterait pas Mme Burbank. D’ailleurs, le jeune officier et son père comptaient bien être de retour avant le soir à Castle-House, et y rapporter quelque heureuse nouvelle. Dès que Texar aurait fait connaître la retraite où Dy et Zermah étaient retenues, on s’occuperait de leur délivrance. Quelques heures, un jour au plus, y suffiraient sans doute.

Au moment où James et Gilbert Burbank se préparaient à partir, miss Alice prit à part le jeune officier.

« Gilbert, lui dit-elle, vous allez vous trouver en présence de l’homme qui a fait tant de mal à votre famille, du misérable qui voulait envoyer à la mort votre père et vous… Gilbert, me promettez-vous d’être maître de vous-même devant Texar ?

— Maître de moi !… s’écria Gilbert, que le nom de l’Espagnol seul faisait pâlir de rage.

— Il le faut, reprit miss Alice. Vous n’obtiendriez rien en vous laissant emporter par la colère… Oubliez toute idée de vengeance pour ne voir qu’une chose, le salut de votre sœur… qui sera bientôt la mienne ! À cela, il faut tout sacrifier, dussiez-vous assurer à Texar que, de votre part, il n’aura rien à redouter dans l’avenir.

— Rien ! s’écria Gilbert. Oublier que, par lui, ma mère pouvait mourir… mon père être fusillé !…

— Et vous aussi, Gilbert, répondit miss Alice, vous que je ne croyais plus revoir ! Oui ! il a fait tout cela, et il ne faut plus s’en souvenir… Je vous le dis, parce que je crains que monsieur Burbank ne puisse se maîtriser, et, si vous ne parveniez à vous contenir, votre démarche ne réussirait pas. Ah ! pourquoi a-t-on décidé que vous iriez sans moi à Jacksonville !… Peut-être aurais-je pu obtenir, par la douceur…

— Et si cet homme se refuse à répondre !… reprit Gilbert, qui sentait la justesse des recommandations de miss Alice.

— S’il refuse, il faudra laisser aux magistrats le soin de l’y obliger. Il y va de sa vie, et, lorsqu’il verra qu’il ne peut la racheter qu’en parlant, il parlera… Gilbert, il faut que j’aie votre promesse !… Au nom de notre amour, me la donnez-vous ?

— Oui, chère Alice, répondit Gilbert, oui !… Quoi que cet homme ait fait, qu’il nous rende ma sœur, et j’oublierai…

— Bien, Gilbert. Nous venons de passer par d’horribles épreuves, mais elles vont finir !… Ces tristes jours, pendant lesquels nous avons tant souffert, Dieu nous les rendra en années de bonheur. »

Gilbert avait serré la main de sa fiancée, qui n’avait pu retenir quelques larmes, et tous deux se séparèrent.

À dix heures, James Burbank et son fils, ayant pris congé de leurs amis, s’embarquèrent au petit port de Camdless-Bay.

La traversée du fleuve se fit rapidement. Cependant, sur une observation de Gilbert, au lieu de se diriger vers Jacksonville, l’embarcation manœuvra de manière à venir accoster la canonnière du commandant Stevens.

Cet officier se trouvait être alors le chef militaire de la ville. Il convenait donc que la démarche de James Burbank lui fût d’abord soumise. Les communications de Stevens avec les autorités étaient fréquentes. Il n’ignorait pas quel rôle Texar avait joué depuis que ses partisans étaient arrivés au pouvoir, quelle était sa part de responsabilité dans les événements qui avaient désolé Camdless-Bay, pourquoi et comment, à l’heure où les milices battaient en retraite, il avait été arrêté et mis en prison. Il savait aussi qu’une vive réaction s’était faite contre lui, que toute la population honnête de Jacksonville se levait pour demander qu’il fût puni de ses crimes.

Le commandant Stevens fit à James et à Gilbert Burbank l’accueil qu’ils méritaient. Il ressentait pour le jeune officier une estime toute particulière, ayant pu apprécier son caractère et son courage depuis que Gilbert servait sous ses ordres. Après le retour de Mars à bord de la flottille, lorsqu’il avait appris que Gilbert était tombé entre les mains des sudistes, il eût à tout prix voulu le sauver. Mais, arrêté devant la barre du Saint-John, comment fût-il arrivé à temps ?… On sait à quelles circonstances était dû le salut du jeune lieutenant et de James Burbank.

En quelques mots, Gilbert fit au commandant Stevens le récit de ce qui s’était passé, confirmant ainsi ce que Mars lui avait déjà appris. S’il n’était pas douteux que Texar eût été en personne l’auteur de l’enlèvement à la crique Marino, il n’était pas douteux, non plus, que cet homme pût seul dire en quel endroit de la Floride Dy et Zermah étaient maintenant détenues par ses complices. Leur sort se trouvait donc entre les mains de l’Espagnol, cela n’était que trop certain, et le commandant Stevens n’hésita pas à le reconnaître. Aussi voulut-il laisser à James et à Gilbert Burbank le soin de conduire cette affaire comme ils le jugeraient à propos. D’avance, il approuvait tout ce qui serait fait dans l’intérêt de la métisse et de l’enfant. S’il fallait aller jusqu’à offrir à Texar sa liberté en échange, cette liberté lui serait accordée. Le commandant s’en portait garant vis-à-vis des magistrats de Jacksonville.

James et Gilbert Burbank, ayant ainsi toute permission d’agir, remercièrent Stevens, qui leur remit une autorisation écrite de communiquer avec l’Espagnol, et ils se firent conduire au port.

Là se trouvait M. Harvey, prévenu par un mot de James Burbank. Tous trois se rendirent aussitôt à Court-Justice, et un ordre fut donné de leur ouvrir les portes de la prison.

Un physiologiste n’eût pas observé sans intérêt la figure ou plutôt l’attitude de Texar depuis son incarcération. Que l’Espagnol fût très irrité de ce que l’arrivée des troupes fédérales eût mis un terme à sa situation de premier magistrat de la ville, qu’il regrettât, avec le pouvoir de tout faire, dont il jouissait, la facilité de satisfaire ses haines personnelles, et qu’un retard de quelques heures ne lui eût pas permis de passer par les armes James et Gilbert Burbank, nul doute à cet égard. Toutefois, ses regrets n’allaient point au delà. D’être aux mains de ses ennemis, emprisonné sous les chefs d’accusation les plus graves, avec la responsabilité de tous les faits de violence qui pouvaient lui être si justement reprochés, cela semblait le laisser parfaitement indifférent. Donc, rien de plus étrange, de moins explicable que son attitude. Il ne s’inquiétait que de n’avoir pu conduire à bonne fin ses machinations contre la famille Burbank. Quant aux suites de son arrestation, il paraissait s’en soucier peu. Cette nature, si énigmatique jusqu’alors, allait-elle encore échapper aux dernières tentatives qui seraient faites pour en deviner le mot ?

La porte de sa cellule s’ouvrit. James et Gilbert Burbank se trouvèrent en présence du prisonnier.

« Ah ! le père et le fils ! s’écria Texar tout d’abord, avec ce ton d’impudence qui lui était habituel. En vérité, je dois bien de la reconnaissance à messieurs les fédéraux ! Sans eux, je n’aurais pas eu l’honneur de votre visite ! La grâce que vous ne me demandez plus pour vous, vous venez, sans doute, me l’offrir pour moi ? »

Ce ton était si provoquant que James Burbank allait éclater. Son fils le retint.

« Mon père, dit-il, laissez-moi répondre. Texar veut nous engager sur un terrain où nous ne pouvons pas le suivre, celui des récriminations. Il est inutile de revenir sur le passé. C’est du présent que nous venons nous occuper, du présent seul.

— Du présent, s’écria Texar, ou mieux de la situation présente ! Mais il me semble qu’elle est fort nette. Il y a trois jours vous étiez enfermés dans cette cellule dont vous ne deviez sortir que pour aller à la mort. Aujourd’hui, j’y suis à votre place, et je m’y trouve beaucoup mieux que vous ne seriez tentés de le croire. »

Cette réponse était bien faite pour déconcerter James Burbank et son fils, puisqu’ils comptaient offrir à Texar sa liberté en échange du secret relatif à l’enlèvement.

« Texar, dit Gilbert, écoutez-moi. Nous venons agir franchement avec vous. Ce que vous avez fait à Jacksonville ne nous regarde pas. Ce que vous avez fait à Camdless-Bay, nous voulons l’oublier. Un seul point nous intéresse. Ma sœur et Zermah ont disparu pendant que vos partisans envahissaient la plantation et faisaient le siège de Castle-House. Il est certain que toutes deux ont été enlevées…

— Enlevées ? répondit méchamment Texar. Eh ! je suis enchanté de l’apprendre !

— L’apprendre ? s’écria James Burbank. Niez-vous, misérable, osez-vous nier ?…

— Mon père, dit le jeune officier, gardons notre sang-froid… il le faut. Oui, Texar, ce double enlèvement a eu lieu pendant l’attaque de la plantation… Avouez-vous en être personnellement l’auteur ?

— Je n’ai point à répondre.

— Refuserez-vous de nous dire où ma sœur et Zermah ont été conduites par vos ordres ?

— Je vous répète que je n’ai rien à répondre.

— Pas même si, en échange de votre réponse, nous pouvons vous rendre la liberté ?

— Je n’aurai pas besoin de vous pour être libre !…

— Et qui vous ouvrira les portes de cette prison ? s’écria James Burbank, que tant d’impudence mettait hors de lui.

— Les juges que je demande.

— Des juges !… Ils vous condamneront sans pitié !

— Alors je verrai ce que j’aurai à faire.

— Ainsi, vous refusez absolument de répondre ? demanda une dernière fois Gilbert.

— Je refuse…

— Même au prix de la liberté que je vous offre ?

— Je ne veux pas de cette liberté.

— Même au prix d’une fortune que je m’engage…

— Je ne veux pas de votre fortune. Et maintenant, messieurs, laissez-moi. »

Il faut en convenir, James et Gilbert Burbank se sentirent absolument démontés par une telle assurance. Sur quoi reposait-elle ? Comment Texar osait-il s’exposer à un jugement qui ne pouvait aboutir qu’à la plus grave des condamnations ? Ni la liberté, ni tout l’or qu’on lui offrait, n’avaient pu tirer de lui une réponse. Était-ce une inébranlable haine qui l’emportait sur son propre intérêt ? Toujours l’indéchiffrable personnage, qui, même en présence des plus redoutables éventualités, ne voulait pas mentir à ce qu’il avait été jusqu’alors.

« Venez, mon père, venez ! » dit le jeune officier.

Et il entraîna James Burbank hors de la prison. À la porte, ils retrouvèrent M. Harvey, et tous trois allèrent rendre compte au commandant Stevens de l’insuccès de leur démarche.

À ce moment, une proclamation du commodore Dupont venait d’arriver à bord de la flottille. Adressée aux habitants de Jacksonville, elle disait que nul ne serait recherché pour ses opinions politiques, ni pour les faits qui avaient marqué la résistance de la Floride depuis le début de la guerre civile. La soumission au pavillon étoile couvrait toutes les responsabilités au point de vue public.

Évidemment, cette mesure, très sage en elle-même, toujours prise en pareille occurrence par le président Lincoln, ne pouvait s’appliquer à des faits d’ordre privé. Et tel était bien le cas de Texar. Qu’il eût usurpé le pouvoir sur les autorités régulières, qu’il l’eût exercé pour organiser la résistance, soit ! C’était une question de sudistes à sudistes — question dont le gouvernement fédéral voulait se désintéresser. Mais les attentats envers les personnes, l’invasion de Camdless-Bay dirigée contre un homme du Nord, la destruction de sa propriété, le rapt de sa fille et d’une femme appartenant à son personnel, c’étaient là des crimes qui relevaient du droit commun et auxquels devait s’appliquer le cours régulier de la justice.

Tel fut l’avis du commandant Stevens. Tel fut celui du commodore Dupont, dès que la plainte de James Burbank et la demande de poursuites contre l’Espagnol eurent été portées à sa connaissance.

Aussi, le lendemain, 15 mars, une ordonnance fut-elle rendue, qui traduisait Texar devant le tribunal militaire sous la double prévention de pillage et de rapt. C’était devant le Conseil de guerre, siégeant à Saint-Augustine, que l’accusé aurait à répondre de ses attentats.