Noblesse américaine/Introduction


L’Amérique n’est plus le Nouveau Monde, elle est le Monde Nouveau, un monde qui doit éveiller notre intérêt et notre sympathie, car, sorti de nous il s’est formé en dehors de la routine que nous maudissons et de la liberté que nous rêvons.

On s’imagine volontiers que l’Amérique, en sa qualité de République, doit être la nation égalitaire par excellence. C’est une erreur. Nulle part les lignes de démarcation ne sont aussi distinctes et aussi bien gardées.

Vers le xviie siècle l’Amérique fut ouverte aux opprimés, aux mécontents, aux esprits aventureux du Vieux Monde. Il vint s’y établir des Hollandais, voulant se soustraire à la domination espagnole, des puritains anglais persécutés par les Stuarts, des sectaires de tous les États, à la suite de William Penn, le Quaker.

Ces émigrés, que des causes politiques ou religieuses avaient forcé à s’expatrier, ne se mêlèrent pas aux aventuriers qui envahirent l’Amérique. Leur foi, leurs principes furent comme une arche sainte qui les maintint au-dessus du flot montant de l’émigration. Ils formèrent une caste qui constitua la « société. » Cette caste demeura longtemps inaccessible aux parvenus. Il y a une trentaine d’années, la plutocratie qui avait trois degrés de descendance, des richesses énormes en força l’entrée. Elle se groupa autour des « Patriarches » se valut de leur prestige ; les enveloppa, les déborda, si bien qu’aujourd’hui, ils ne sont plus que le noyau de la « société », un noyau déjà noyé comme le disait un Américain.

De fait, les familles qui descendent des vrais fondateurs des États-Unis, qui ont des arbres généalogiques, des blasons, des preuves de longue existence, ont cédé le pas aux milliardaires. Le puritanisme étroit, l’esprit conservateur, communs aux vieilles roches, leur ont créé une infériorité dans la lutte pour le pouvoir et l’argent ; elles subissent l’effacement qui semble être le sort de l’aristocratie en général.

Ce qu’on appelle en Amérique « la Société » n’est pas une classe oisive. Elle est, comme la haute bourgeoisie française, composée d’avocats, de médecins, de financiers, de grands industriels. Elle n’en forme pas moins une sorte de faubourg Saint-Germain plus fermé, plus exclusif que ne le sont aujourd’hui ceux de l’Europe.

Être ou ne pas être de la « Société » intéresse davantage l’Américain que l’être ou le non être qui préoccupait Hamlet, car il est l’homme le plus matérialiste du monde. Il ne cherche pas à faire bien, mais à « faire vite. » Il travaille, bâtit, édifie, pour lui-même, non pour ses enfants. Aussitôt qu’il a gagné la lutte pour l’argent, il se jette dans la lutte pour la position.

Pour se faire admettre parmi l’élite de son pays, le nouveau riche donne des fêtes extraordinaires, dépense des sommes folles en présents, emploie des stratagèmes qui fourniraient à la comédie des scènes amusantes.

Cependant la poussée des nouvelles couches autour de la « Société » devient formidable ; car en Amérique, l’émulation est ardente. C’est le moteur dont la Providence se sert pour lui imprimer cette activité qui nous émerveille et nous effraie. L’enfant veut avoir plus de jouets que ses camarades, la femme plus de luxe que ses amies, l’homme plus de dollars que ses collègues. Avoir plus ! Sous cet aiguillon, que chacun porte en soi, le Monde Nouveau va, va… où va-t-il ? Si, comme dit l’Ecclésiaste : « tout ce qui a été, c’est ce qui sera » l’Amérique passera par les mêmes épreuves que nous, probablement moins longues, pour nous rejoindre dans notre évolution. Lorsqu’elle sera couverte de cités, qu’elle regorgera d’hommes et d’argent, un Napoléon lui naîtra qui la conduira à la conquête du Brésil, du Mexique, et réunira tout le continent sous son sceptre. Elle aura de la gloire militaire, des honneurs, des distinctions, tous les hochets que nous possédons. Après ce mouvement de recul qui semble nécessaire, elle secouera le joug et s’élancera purifiée, perfectionnée, à la conquête de la vie par la science, le dévouement et l’amour.

Aux États-Unis, l’œuvre de l’homme est plus remarquable que l’homme lui-même. Mais la femme est intéressante, d’autant plus qu’elle est la résultante d’idées, de mœurs, de principes différents des nôtres.

Pour l’émigré, comme pour l’émigrant, la lutte fut âpre et douloureuse, et dans cette lutte ils furent puissamment aidés par la femme. Pendant qu’ils conquéraient des territoires, défrichaient la terre, bâtissaient des villes, elle édifiait le foyer domestique.

Affranchie des conventions qui l’avaient annihilée, l’épouse timide devint une compagne vaillante ; héroïque souvent ; la créature sans aveu se purifia par le travail et le dévouement, et dans la société nouvelle la femme se créa une place plus large et plus élevée.

L’homme ne lui marchanda ni la liberté, ni les honneurs, et lui voua un respect, une admiration extraordinaires, un sentiment chevaleresque que les mères ont entretenu et perpétué. C’est, aujourd’hui encore, un des beaux traits du caractère de l’Américain.

Individuellement, les femmes, aux États-Unis. ont peu d’influence ; collectivement, elles sont formidables. Elles s’en rendent compte, car elles se soutiennent d’une manière extraordinaire. Du reste, elles contribuent pour une grande part au progrès de leur pays. Leur œuvre considérable se fait au moyen de toquades, d’engouements subits. La mode gouverne tout. Tantôt, elle dirige la curiosité vers telle ou telle branche de science, la géologie, par exemple et on ne s’intéresse plus qu’à cela. Tantôt, elle éveille la sympathie pour un poète ou un littérateur. Il y a deux ans, c’était Browning qui accaparait toutes les imaginations ; aujourd’hui, c’est notre Balzac ; on le trouve dans toutes les mains. Tantôt la mode pousse la pitié vers une infortune quelconque, disons les aveugles. On ne pense plus qu’à eux. Les bazars s’organisent, l’argent afflue, les asiles s’élèvent. C’est le plus remarquable exemple de suggestion que l’on puisse voir.

Personne n’a plus que les Américains, la conscience de la brièveté de l’existence. Cette conscience les talonne, sans qu’ils s’en rendent compte. Elle excite les hommes au travail, les femmes au plaisir, et les rend forcément égoïstes. La vie est courte amusons-nous ! (let us have a good time). La vie est courte, pas de sentimentalités, pas de relations inutiles. Il faut que tout rapporte, que tout serve à s’élever.

Ce n’est pas parmi les mondaines que se trouvent le plus de vertus et de qualités. Mais il y a, en Amérique, une classe nombreuse de femmes sérieuses, instruites, d’une honnêteté à toute épreuve, qui forment l’armature de l’Amérique, comme les provinciales et les bourgeoises forment l’armature de la France.

Soit que le mélange des races, la liberté, l’éducation rationnelle aient produit une variété distincte dans l’espèce féminine, soit que l’Américaine n’ait pas atteint son développement — et c’est probable, — sa nature est simple, tout objective, elle n’est encore qu’une visuelle.

Aucune créature ne jouit plus complètement de la vie, n’en tire autant de satisfactions et de plaisirs.

Son jugement n’est troublé ni par un excès de sentiment, ni par un excès de sensualité ; sa vision est très nette et très juste.

Il n’y a pas de cerveaux contenant un aussi grand nombre d’empreintes, d’images et de souvenirs que ceux des Américaines. Les femmes, les jeunes filles, qui, chaque année, viennent chez nous par milliers, remplissent une mission, inconsciemment, comme toutes les créatures. Une volonté supérieure les pousse vers notre continent. Elles sont prises de ce qu’elles appellent « la fièvre d’Europe » d’une inquiétude nerveuse, d’un besoin de changement, de quelque chose de semblable à ce que doivent éprouver les oiseaux au moment de la migration. Et elles partent, les unes pour d’instruire, les autres pour se reposer de leurs maisons, pour acheter leurs toilettes. Et elles voient des chefs-d’œuvre, des sites divers, des choses belles et jolies. Elles emportent des objets d’art, des reliques du passé. Leur rôle est le même que celui de l’abeille et du papillon. Elles sont envoyées pour chercher un peu de l’âme du Vieux Monde, un peu de sa poussière fécondante, car elles doivent rapporter les éléments dont la nature a besoin pour produire les artistes, les poètes, les penseurs qui seront la gloire de l’Amérique comme les travailleurs d’aujourd’hui en sont la puissance et la force.