Albert Savine Éditeur (p. 49-137).


LES BONS AMIS


À Aug. Lavallé




I


M. et madame Lamy occupaient dans un vieux quartier de Bruxelles une chambre qui leur coûtait quinze francs par mois.

Il y avait dans cette chambre un petit poêle sur lequel madame Lamy faisait sa cuisine, une table peinte en rouge, quatre chaises recouvertes de paille, une armoire dans laquelle était rangée la vaisselle, et une garde-robe de noyer contenant le linge, les robes et les habits. Sur la tablette de la cheminée, une tasse en porcelaine portait, sous deux pensées bleues unies par un ruban rouge, le mot « Souvenir » en grosses lettres dorées.

Rien n’était plus propre que ce petit intérieur : le plancher, qui n’avait pas été repeint depuis cinq ans, était blanc au milieu, à force d’usure, et marron dans les coins, avec si peu de poussière qu’on regardait à ses pieds en marchant dessus, dans la crainte de le salir. C’était le grand souci de madame Lamy de tenir toujours sa chambre en bon ordre et de ne rien laisser traîner hors de sa place.

M. Lamy, qui était ouvrier mécanicien, partait à l’aube, à cinq heures en été, à six heures en hiver, et revenait à midi, après quoi derechef il s’en allait jusqu’au soir. Il trouvait à midi la table près du feu, quand il faisait froid, ou près de la fenêtre quand il faisait chaud, et sur une nappe de serge, un peu courte, mais blanche et lustrée, la viande, les pommes de terre et le pain, à côté du pot à bière d’où sortait une bonne odeur de houblon. Madame Lamy courait du poêle à la table, remplaçait les pommes de terre refroidies par des pommes de terre fumantes et prenait grand soin que l’assiette de son homme fût toujours tiède. Et M. Lamy, heureux de trouver son ménage en ordre, les pommes de terre chaudes, la bière fraîche et la nappe parfumée d’une odeur de lessive, mangeait avec appétit en disant :

— Comme c’est bon de manger quand on a bien travaillé ! Vous êtes une fière femme, Thérèse. Il n’y a que vous pour accommoder un bon plat.

Puis, quand il avait fini, madame Lamy se mettait à table à son tour, picorant dans les casseroles, et il se renversait en arrière sur sa chaise, en tapant son ventre à petits coups.

Et de même qu’au matin, lorsqu’il rentrait le soir, après le travail de la journée, la table était mise et l’arôme du café remplissait la chambre. Alors il regardait du côté du poêle ; il voyait la fumée blanche sortir de la bouilloire et la fumée brune sortir du sac à café, pendant que madame Lamy, une main à la bouilloire, s’apprêtait à passer l’eau, et de l’autre main soulevait le sac pour voir si l’eau passait bien. Lamy s’asseyait en poussant un soupir de bien-être comme un homme qui, après avoir travaillé tout le jour, a le droit de se reposer à la vesprée, tirait de dessous le poêle ses pantoufles qui chauffaient, et regardait les belles tranches de pain beurrées en tas sur l’assiette.

Puis le café bouillonnait dans les jattes : il avalait le contenu de la première jatte tout d’un coup, pour se faire l’estomac, et s’en versait une seconde, une troisième et même une quatrième, en y trempant, morceau à morceau, les belles tartines de l’assiette.

Voilà, quelle était la vie de tous les jours chez les Lamy, et ils ne demandaient rien de plus, étant heureux comme cela.

Et M. Lamy disait souvent à sa femme :

— Il y aura bientôt vingt-deux ans que nous sommes mariés, et nous sommes toujours comme au premier jour. C’est une chose heureuse, Thérèse, et tout le monde devrait faire comme nous. Oui, tout le monde devrait nous imiter et rester chez soi, près du feu, à fumer sa pipe et boire son verre en lisant le journal, au lieu de courir les cabarets et d’y mener les femmes et les enfants.

Au milieu de tous ces jours qui étaient les mêmes, il y en avait un pourtant qui ne ressemblait pas aux autres : c’était le dimanche. Madame Lamy mettait, ce jour-là, son bonnet garni de ruches à rubans bleus, sa robe de laine brune et son châle de noce, son vieux châle à ramages verts sur fond rouge et jaune, comme les cachemires des grandes dames. M. Lamy tirait de l’armoire son pantalon noir, son gilet de soie, un peu usé aux poches, sa redingote bordée de galon et sa casquette de velours, et ils allaient à la promenade, à moins que M. Muller, un bien digne homme, ne vint les voir.

Or, en face de chez eux, sur le même palier, une pauvre bonne dame qui était veuve, vivait avec son petit garçon.

Cette bonne dame s’appelait madame Bril, et Jean était le nom du petit garçon. Depuis longtemps madame Bril avait perdu l’usage des jambes ; mais ses mains étaient encore valides et elle faisait de la dentelle, tout le jour, son coussin sur les genoux.

Chaque matin, madame Lamy venait lui dire bonjour, la levait de son lit et la posait dans son fauteuil, car madame Bril était légère comme une plume.

Puis cette excellente madame Lamy ouvrait à demi la fenêtre quand il faisait beau, balayait la chambre, renouvelait l’eau d’un vase qui était sur la cheminée et où il y avait des fleurs ; puis elle habillait le petit Jean.

Cela fait, elle tirait le pain de l’armoire, mettait la table et allait chercher chez elle la cafetière où chauffait le café, car elle faisait le café de madame Bril sur son feu, pour lui économiser un sou de copeaux et de charbon de bois. Un peu de café et du pain trempé dedans, c’était à peu près tout ce que mangeait la pauvre dame, avec une assiette de bouillon qu’elle prenait à midi et pour laquelle madame Lamy achetait tous les deux jours quatre sous d’os au boucher.

Et pendant que madame Bril lapait son café, madame Lamy lui demandait :

— Comment vous sentez-vous ce matin, madame Bril ?

Et madame Bril répondait avec son triste sourire :

— Très bien, je vous assure, madame Lamy.

— Vous n’avez plus besoin de moi ?

— Merci bien, madame Lamy, j’ai tout ce qu’il me faut.

— Je viendrai à midi vous apporter votre bouillon.

La douce madame Bril se mettait alors à sa dentelle et disait à son fils :

— N’oublie pas l’heure de la classe, mon chéri.

Et un peu avant neuf heures, Jean prenait son ardoise, ses cahiers, ses plumes, et s’en allait à l’école en récitant à mi-voix sa leçon, après que madame Bril lui eut fait cette recommandation :

— Ferme bien la porte, mon chéri, et pense à ta maman.

Or c’était M. Lamy qui l’avait fait entrer à l’école, car M. Lamy l’aimait beaucoup, et il avait eu un jour cette conversation avec sa femme :

— Thérèse, voilà que le petit de la voisine va sur ses six ans, et il est temps de l’envoyer chez le maître d’école. J’ai une idée.

— Et quoi, mon homme ?

— Ah ! c’est que, Thérèse, ça m’embarrasse un peu. Je ne sais pas comment vous prendrez mon idée. On a déjà tant de soucis, et ma bonne Thérèse a bien de la peine à joindre les deux bouts !

— Oui, Lamy, c’est vrai, et il me manque six francs pour compléter le loyer.

— Bon, dit M. Lamy, n’en parlons plus.

— Dites toujours, Lamy, nous verrons après.

— Vous ne vous fâcherez pas, Thérèse ?

— Oh ! Lamy, est-ce que je me fâche jamais contre mon homme ?

— Eh bien, voilà. Je me suis dit : Lamy, vous n’avez pas d’enfants, vous n’en aurez jamais, mais ce n’est pas une raison pour ne pas aimer ceux des autres. C’est bien vrai qu’on pioche dur. Avec ça qu’on est au monde pour vivre de l’air du temps, et qu’il n’y en a pas qui piochent plus dur que moi ! Mais il ne s’agit pas de cela. Il y a, Thérèse, que je me suis dit : Lamy, puisque vous n’avez pas d’enfants et qu’on voit par le monde des enfants sans père, le petit Jean Bril, par exemple, vous pourriez bien, mon garçon… Qu’est-ce que vous en dites, Thérèse ?

— Allez toujours, Lamy.

— Oui. Le petit ne va pas à l’école, que je me suis dit. Ça coûte cher, l’école, le papier, l’encre, les plumes, les tartines à midi, et la voisine travaille chaque jour un peu moins, à cause de ses mains qui se font vieilles. Eh bien, le petit ira à l’école. Ah bien oui ! qu’il ira, car il faut à présent que les enfants apprennent à lire et à écrire, afin de savoir ce qu’on fait d’eux quand ils sont des hommes. C’est notre malheur, à nous, les vieux, de ne pas avoir appris ce que les jeunes savent à présent. Mais voilà, le petit n’a que des loques sur la peau, et sa mère les a déjà tant recousues qu’il n’en restera bientôt plus rien. Qu’en pensez-vous, Thérèse ?

— Ce que vous en pensez vous-même, Lamy.

— Il faudra d’abord — ce sera dur, Thérèse, je le sais bien, — oui, il faudra d’abord l’habiller, et puis les plumes, les cahiers, les livres… Hum ! Qu’est-ce que vous en pensez, femme ?

— Je pense, Lamy, que c’est nous qui payerons cela.

Le bon M. Lamy s’interrompit un instant, et tout à coup se frappant le front, il s’écria :

— Tenez, Thérèse, je fais tout de même de fameuses dépenses : je fume tous les jours pour deux sous de tabac ! C’est-il permis, lorsqu’il y a tant de gens que ces deux sous rendraient contents ? Eh bien ! femme, je ne fumerai plus que pour un sou.

— Ah ! mon homme, s’écria alors madame Lamy, nous ferons comme c’est votre idée. Madame Bril me donne tous les mois, pour faire son ménage, un franc. La pauvre chère femme ! Mais, le mois prochain, quand elle me le donnera, je lui dirai : Non, madame Bril, je ne veux plus rien, gardez votre franc pour Jean.

Or, il y avait bientôt un an que Jean allait à l’école, et madame Bril avait son bouillon comme toujours.


II


Un dimanche que Jean était chez les Lamy, M. Lamy lui dit :

— M. Muller va venir, Jean. Il n’y a pas d’homme comme lui. Non, il n’a pas son pareil. Faites-lui bien la révérence.

On entendit dans l’escalier quelqu’un qui montait en soufflant dans ses joues comme dans un trombone.

— C’est M. Muller, cria M. Lamy.

Et il ouvrit à un gros petit homme rougeaud, un peu chauve, râpé, l’air ahuri, qui se laissa tomber sur une chaise, les deux mains sur son parapluie, en criant :

— Ouf !

— L’escalier est un peu raide, fit M. Lamy en riant.

Et tout de suite madame Lamy s’empressa :

— Vous allez prendre une tasse de café pour vous remettre, monsieur Muller ?

— Oui, c’est ça, du café, répondit M. Muller. Fameux, le café ! hein Lamy ? Comment ça va-t-il, les amis ?

— Pas mal, monsieur Muller, grâce à Dieu. Voici le petit Jean dont je vous ai parlé.

— Viens ici, mon garçon, dit M. Muller en prenant l’enfant dans ses genoux. Ah ! ah ! Tu es le petit Jean ? Et l’on est à l’école, hein ? — Qu’est-ce qu’on t’apprend, voyons ? qu’est-ce que tu sais ? Ah ! ah ! nous sommes un grand garçon. Et quel âge as-tu, mon petit ami ?

— Six ans, monsieur.

— Monsieur qui ? fit madame Lamy.

— Six ans, monsieur Muller.

— Oh ! n’aie pas peur, dit M. Muller. Je ne suis pas un grand monsieur, moi. J’aime les petits enfants. Tiens ! j’ai apporté une grenouille pour toi. Tu vas rire.

M. Muller tira de sa poche une petite grenouille de bois qui faisait un grand saut quand on appuyait le doigt sur la queue.

Jean n’avait jamais rien vu de si joli. Il se baissait, regardait la grenouille dessous et dessus, riait, les mains derrière son dos.

Et M. Muller, de son côté, sur ses genoux, les paumes à plat, faisait des grimaces pour l’obliger à rire plus fort.

Et il disait :

— Vois. Une, deux, houp ! Qu’est-ce que tu en dis ? N’est-ce pas une jolie bête ? Ça ne fait pas de mal, les grenouilles, et il y en a qui sont vivantes. Tiens, c’est pour toi. Presse sur la queue.

— Allons, monsieur Muller, le café refroidit, dit madame Lamy.

Jean étendu, à présent, tout de son long, faisait sauter la grenouille coup sur coup, puis courait après, et par moments il sautait comme elle, en disant :

— Monsieur Lamy ! monsieur Lamy ! regardez un peu comme c’est drôle ! Qu’est-ce que ça mange, les grenouilles, monsieur Lamy ?

M. Muller était si content qu’il se frappait les cuisses du plat de ses mains en se renversant sur sa chaise avec un gros rire et disait constamment :

— Bon ! C’est ça ! Va toujours. Prends tes pieds dans tes mains et saute.

Il finit par n’y plus tenir lui-même, s’accroupit à terre, ramassa ses pieds dans ses mains en passant les bras derrière ses mollets et se mit à sauter en riant, soufflant et ronflant comme une toupie. Puis, comme il avait chaud et que sa chemise commençait à lui coller au dos, il ôta son habit, son col, sa cravate, et de nouveau, ensuite il s’évertua à des bonds extraordinaires.

M. Lamy se tenait les côtés à deux mains, madame Lamy pouffait dans son mouchoir et Jean frappait ses menottes l’une dans l’autre en appelant :

— Maman ! Maman !

Jamais on n’avait vu pareille chose dans la chambre des Lamy. Et quand M. Muller eut bien fait la grenouille et qu’il eut culbuté trois ou quatre fois les jambes en l’air, Jean disait :

— Encore ! Encore !

Mais le soir était tombé : on alluma la lampe, et M. Muller fit jouer sur les murs l’ombre de ses doigts en imitant l’oreille du lapin, le groin du cochon et la gueule du loup. En même temps il aboyait comme un vrai chien.

Enfin il partit ; il était exténué et suait par tous les pores. Jamais il n’avait tant ri, et il ne cessa de rire qu’en s’endormant d’un gros sommeil d’homme heureux.

C’est ainsi que le petit Jean Bril fit la connaissance de M. le professeur Muller, et ils furent dès le premier jour si bons amis que M. Muller voulut le conduire lui-même à l’école tous les matins.

M. Muller arrivait à huit heures et demie, son parapluie sous le bras, un foulard rouge noué autour de son cou. Il allait d’abord serrer la main aux Lamy, puis entrait chez madame Bril et, la voyant travailler à sa dentelle, malgré l’heure matinale, lui disait :

— Déjà à l’ouvrage, ma chère madame Bril ?

— Votre servante, monsieur Muller. Mais oui, comme vous voyez. Les mains ne vont plus, malheureusement.

Jean se coiffait de sa casquette, rangeait ses livres et ses cahiers dans sa mallette et prenait la main de Muller qui l’emmenait par les rues. Puis, l’après-midi, on entendait de nouveau le pas de M. Muller, et un petit pas venait ensuite, léger et sautillant.

Alors madame Bril disait :

— Voilà ce bon monsieur Muller qui me ramène mon cher Jean.

Les dimanches, M. Muller arrivait vers le midi, et demandait à madame Bril la permission de promener Jean. Ils allaient ensuite à deux chez les Lamy, qui, revêtus de leurs beaux habits, les attendaient pour prendre le café. Et, le café bu, on partait ensemble pour la campagne.

C’était une chose incroyable combien le petit Jean déjà aimait M. Muller : il était toujours pendu à sa main et lui faisait mille questions sur ce qu’il voyait.

M. Muller lui répondait : « Ça ? Eh bien, c’est ceci ou cela, » en lui expliquant ce que le jeune garçon voulait savoir ; puis il se reprenait et disait : « Non, je vais te dire ça d’une manière plus claire. »

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Jean comprît. Il le regardait alors dans les yeux, pour voir s’il avait bien saisi le sens de ses paroles ; et il pensait :

— C’est une singulière chose qu’on ait tant de peine à parler simplement. Avant de parler aux hommes, on devrait commencer à parler aux enfants, afin de s’habituer à se faire comprendre.

Et M. Lamy disait à sa femme :

— Thérèse, vous êtes-vous jamais doutée qu’il y eût des hommes aussi instruits que notre ami ?

— Non, jamais, répondait madame Lamy, qui pensait en elle-même :

— Voilà le beurre à trente sous la livre. Comment ferai-je pour mettre encore du beurre dans les pommes de terre de mon homme ?

Madame Lamy aimant la musique, on gagnait les kermesses de village. Ils s’arrêtaient aux baraques, s’égayant aux quolibets des paillasses et madame Lamy se retournait sur les jeunes filles qui vont au bal avec des nœuds de couleur dans les cheveux et des ceintures à boucle d’acier à la taille, en disant :

— De mon temps on n’était pas si sotte. On ne courait pas comme ça après les garçons.

Le plus ordinairement ils allaient à Schaerbeck, à Etterbeek ou à Saint-Gilles, là où il y a des champs de blé et de pommes de terre, et ils marchaient l’un derrière l’autre dans les petits sentiers qui filent entre les cultures, en respirant la bonne odeur des terreaux.

Graves et fumant leurs pipes, les paysans se promenaient en manches de chemise, après vêpres, par la campagne, regardant si tout était bien et se baissant pour enlever les pierres ou les mauvaises herbes. Les petits enfants criaient sur le seuil des maisons en jouant avec le gros chat qui agite sa queue, ou mangeaient de grandes tartines, à deux mains. On entendait le bruit des marmites, des assiettes et des fourchettes de fer dans les fermes, et les bœufs mugissaient, aspirant de leurs naseaux tendus, par la porte de l’étable, la verte senteur des prés, au loin.

La chaleur de l’après-midi faisait bourdonner les abeilles, et elles sortaient d’entre les carrés de fèves, lourdes et lasses à force d’avoir sucé les fleurs. Puis encore, de grandes mouches noires s’aplatissaient sur les feuilles, et d’autres, plus minces et grises, planaient immobiles.

Rien n’était amusant comme de voir les petits champs en bon ordre, avec les rangées de choux-cabus pareils à des boules de jeu de quilles, les lignes de choux-fleurs aux cœurs blancs, les fines verdures des carottes et les longues pointes raides des oignons. En juin, la fleur blanche et noire de la fève de marais parfumait et en août, on respirait l’arôme épicé de la fleur des pommes de terre. Et dans les vergers, sous les pommiers, les pruniers et les cerisiers, les grandes herbes à panaches, mêlées de sainfoins fleuris, de marguerites et de boutons d’or, sentaient bon aussi, surtout au soir, lorsque tombait la rosée.

Çà et là on longeait des froments ; M. Lamy prenait un épi et mangeait le grain ; madame Lamy cueillait des trèfles et des coquelicots ; et Jean s’amusait de voir les blés hauts se balançant dans le vent, avec leur couleur verte comme de l’eau.

Ainsi l’heure s’avançait. Puis les horloges sonnaient une à une dans les fermes, l’angelus tintait aux églises, et l’on était bien content de rentrer le soir à la ville, après avoir bu un cruchon de bière de Diest sous la tonnelle, à Jérusalem, au Moorjan ou à Pannenhuis.


III


Au bout de sa première année d’école, Jean remporta trois prix.

Le jour de la distribution, les petits garçons et les petites filles se trouvèrent réunis sur une belle estrade, derrière la table où étaient M. le ministre, M. le bourgmestre, M. l’inspecteur et MM. les directeurs des écoles. Chaque fois que M. l’inspecteur proclamait un nom, un petit garçon ou une petite fille accourait dans ses plus beaux habits, rose comme un gros fondant, faisait la révérence au public et à MM. les membres du bureau et recevait des mains de M. le ministre ou de M. le bourgmestre un beau livre à couverture dorée, pendant que la musique des pompiers jouait les deux premières mesures de la Brabançonne et que les papas et les mamans se levaient tout droits dans la salle en battant des mains pour montrer que les petits garçons et les petites filles étaient les leurs.

Lorsque arrivait le tour de Jean, M. Muller, qui avait de grosses larmes dans les yeux, agitait son mouchoir à carreaux rouges aussi fort qu’il pouvait et criait bravo en donnant des coups de coude à ses voisins.

La cérémonie terminée, M. Muller se précipita à travers la foule, bousculant tout le monde, jusqu’à ce qu’il vît son jeune ami qui venait à lui et de loin lui montrait ses trois beaux prix dorés. Alors il ne sut plus se modérer du tout et il courut à Jean, le serra dans ses bras, regarda ses livres, les tournant, les retournant, déclarant qu’il n’avait jamais rien vu de plus admirable.

Jean, lui, pensait à sa mère.

Qu’est-ce qu’elle allait dire ? Comme elle serait heureuse quand elle saurait que son petit Jean avait remporté trois prix ! Dieu ! quel beau jour ! madame Lamy avait promis de la tarte, et l’on passerait la journée ensemble, en riant et en mangeant.

M. Muller disait des choses comme ceci :

— Tu étais le plus beau de l’école. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui marchât aussi droit que toi. Hé ! hé ! le ministre t’a parlé ? N’est-ce pas qu’il t’a parlé ? Je l’ai vu de suite au mouvement de ses lèvres. Sapristi ! j’aurais voulu être là et entendre ce que le ministre te disait. Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Tu ne le sais pas ? Non, ça se comprend. Ni moi non plus. Cependant j’ai bien écouté, mais quand tu es venu, on a applaudi si fort qu’on n’entendait plus même la grosse caisse ! C’est vrai, ça, je n’ai pas entendu la grosse caisse.

— Maman ! maman ! cria tout à coup Jean.

Elle était à la fenêtre, dans son grand fauteuil, et les regardait venir en agitant doucement la main. Et à côté d’elle, madame Lamy penchait la moitié de son par dessus l’appui, ses mains croisées l’une dans l’autre en signe d’admiration.

Il se précipita dans la chambre, hors d’haleine, ses livres au bout de ses bras tendus, toute sa joie lui montant aux lèvres en un cri :

— Trois prix !

— Oui, trois prix ! disait M. Muller qui venait derrière.

Madame Bril, dans son saisissement, tremblait comme une feuille, et elle caressait de ses longues mains blanches la tête de son enfant, avec des tendresses lentes qui ne finissaient pas.

Jean passa tout le temps de ses vacances auprès de sa mère, ne sortant que le dimanche avec les Lamy et M. Muller. Elle avait beau lui dire :

— Pourquoi ne sors-tu pas, Jean ? M. Muller viendra ce soir. Il est si bon, M. Muller ! Vous irez au bois ensemble.

Il répondait qu’il ne voulait pas, qu’il préférait rester auprès d’elle, qu’il serait bien sage et qu’il ne ferait pas de bruit. Il se mettait alors à ses pieds, sur un petit tabouret, et pendant des heures, lisait à demi-voix dans les livres, car il lisait déjà couramment. Quand il ne comprenait pas bien les mots, il les épelait lettre par lettre et les répétait tant qu’il en venait à bout. C’est ainsi qu’il passait ses journées, apprenant de jolies histoires, écrivant ou faisant des calculs d’arithmétique, pour ne pas oublier ce qu’il savait.

Au temps des classes, il rentra à l’école, et comme par le passé, soir et matin, M. Muller vint le prendre et le ramener.

C’était un petit garçon d’humeur sérieuse : il semblait comprendre que la vie est sévère pour le pauvre monde, et à mesure qu’il avançait en âge, sa petite figure chétive paraissait plus triste. Il parlait peu et regardait presque toujours en l’air, de ses yeux bleus, en penchant la tête sur le côté, comme quelqu’un qui pense à quelque chose.

À quoi pensait Jean Bril ? Personne n’eût pu le dire, ni lui non plus, mais peut-être regardait-il passer dans l’air des figures de petits garçons et de petites filles, beaux comme le jour. La moindre chose le faisait rougir, et sitôt après, il devenait très pâle, car sa sensibilité était extraordinaire. Aussi se moquait-on de lui à l’école, et il était souvent battu.

— Lamy, dit un jour M. Muller, qu’est-ce que nous ferons de Jean ?

— J’ai un bon métier où l’on gagne de quoi vivre, répondit M. Lamy. Mais il faut de l’apprentissage et des bras comme des marteaux.

— Non, fit M. Muller, ça n’est pas bon pour Jean.

— C’est juste. Un de mes cousins est menuisier et il est content de sa partie. On scie, on rabote, on ajuste, on cloue et l’on est un peu ébéniste à la fin ; alors on travaille dans l’acajou, le palissandre et l’ébène.

— Oui, dit madame Lamy, c’est un bon métier. Mon père tournait des tables, des chaises, des pieds de guéridon si joliment qu’on disait en les voyant : « Comment est-il possible que Jacques Keymolen puisse arrondir le bois d’une si belle manière ? » Et quand il travaillait, il prenait de la politure, y trempait ses loques de flanelle, et frottait en long, d’abord très vite et puis très doucement, jusqu’à ce que la chose qu’il frottait devînt claire comme un miroir. Ça sent bon, la politure.

— Je pense, dit alors M. Muller, que Jean doit avant tout étudier. Il sera toujours temps de lui chercher un état, quand il sera instruit.

— C’est bien dit, fit M. Lamy. Du reste, nous vivant, Jean ne manquera de rien.

— Certainement il ne manquera de rien, répliqua M. Muller. Je suis là.

— Et nous ? Je gagne de fameuses journées, allez. Jean aura tout ce qu’il lui faut.

— Non, Lamy, je gagne plus que vous. Je ne sais vraiment pas comment dépenser mon argent. C’est incroyable comme j’en gagne ! je payerai tout ce qu’il y aura à payer.

M. Lamy regarda M. Muller de côté en pensant :

— Lamy n’est pas si bête qu’on croit.


IV


Un soir du mois de septembre, Jean venait de souhaiter la bonne nuit aux Lamy. Il était dix heures, le bruit des volets qu’on fermait décroissait dans les silences de la rue.

Jean s’approcha, sur la pointe des pieds, du lit de sa mère, croyant qu’elle dormait déjà ; et en effet, comme il lui effleurait la joue, elle demeura sans mouvement.

Il avait fait très chaud ce jour-là, et bien que la fenêtre vînt seulement d’être fermée, l’air manquait dans la chambre. Madame Bril était étendue sur son lit, les bras le long du corps et la tête un peu penchée sur l’épaule, dans sa jaquette blanche.

Jean crut s’apercevoir que sa respiration était plus forte qu’à l’ordinaire, et par moments semblait sortir de la gorge en sifflant. Il s’assit près d’elle, un coude sur le lit, et la regarda, vaguement inquiet, à la clarté de la nuit bleue.

Chez les Lamy la pendule sonnait l’heure et il entendit M. Lamy qui ôtait ses bottes. Il se leva sans bruit et alla du côté de la fenêtre, parce qu’une grosse mouche bourdonnait contre le carreau et qu’elle aurait pu éveiller sa mère. Il prit la mouche, ouvrit doucement la fenêtre, la mit dehors et revint près du lit.

Alors il remarqua quelque chose qu’il n’avait pas encore vu : le petit jour de la nuit éclairait le visage de madame Bril et ses pauvres mains maigres. Elle avait les yeux grands ouverts et regardait devant elle, fixement, ayant le côté droit de la bouche remonté vers la joue.

Jean sentit un grand coup au cœur. Il toucha la main de sa mère en lui disant trois fois de suite, tout bas :

— Maman !

Madame Bril ne bougeait pas.

Il se pencha alors sur elle, lui prit la tête à deux mains, et, de toutes ses forces sanglotant, il cria :

— M’man ! m’man !

Madame Bril demeurait toujours immobile. Alors il se dressa, ayant froid à la moelle des os, courut à la porte, appela : Monsieur Lamy ! Monsieur Lamy ! puis revint s’abattre comme une masse sur sa mère, qu’il étreignit à deux bras.

M. et madame Lamy arrivèrent l’instant d’après avec de la lumière et virent Jean à plat sur le lit, s’arrachant les cheveux machinalement, et répétant : « Maman ! maman ! » d’une voix sans nom.

Madame Lamy tomba à genoux près du chevet, croisa ses mains sous la couverture et se mit à prier, pendant que M. Lamy levait ses bras vers le ciel.

— Jean, dit tout à coup M. Lamy, en lui posant doucement la main sur l’épaule, elle te regarde.

Jean leva la tête, vit en effet trembler comme une suprême tendresse dans les yeux qui avaient l’air de le regarder et ensuite tout d’une fois, s’aplatit sur le plancher.

M. Lamy courut chercher du vinaigre. Restée seule, madame Lamy, se levant droite, toucha du bout des doigts les yeux de madame Bril et les ferma.

Jean n’avait plus de mère.

Les Lamy passèrent toute la nuit dans la triste chambre. Ils avaient enseveli madame Bril dans le meilleur de leurs draps de lit, et, ayant approché une table du lit, y avaient allumé une bougie de chaque côté d’un crucifix.

Jean, malgré leurs supplications, avait voulu veiller sa mère avec eux, et il restait là, au chevet, sur ses genoux, le front dans les mains, tremblant des pieds à la tête, avec de grandes secousses dans la poitrine, comme quelqu’un qui ne peut plus pleurer.

Les bougies faisaient vaciller leurs clartés sur la face blanche de la morte, l’allongeant et la rétrécissant comme si elle eût encore vécu. Et l’ombre tremblait autour d’elle, comme de l’eau où l’on a jeté une pierre. On n’entendait dans la chambre que le bourdonnement du silence, madame Lamy qui priait, M. Lamy qui épongeait son front baigné de sueur et Jean dont les dents claquaient.

Tout à coup un oiseau chanta sur les toits et le petit jour clair du matin blanchit les draps du lit.

Puis la vie se refit dans la rue, les portes s’ouvrirent et des pas rapides s’approchaient et s’éloignaient. À l’étage, les locataires de la maison marchaient lourdement sur leurs bas.

— Je cours avertir M. Muller, dit M. Lamy.

Mais il ne savait pas se résigner à s’en aller ; et d’abord il baissa le store de la fenêtre, puis moucha les bougies avec ses doigts, traînant dans les coins ; et enfin il sortit.

Quand Lamy entra chez M. Muller, celui-ci, en pantalon et en bras de chemise, les manches retroussées, baignait sa grosse figure dans une cuvette remplie d’eau fraîche, s’inondant à pleines mains la nuque, comme un gros poisson et soufflant dans ses joues.

— Une triste nouvelle, fit M. Lamy, qui ne savait par où commencer et tournait sa casquette dans ses mains.

M. Muller se redressa, les deux poings sur la table.

— Qu’est-ce qu’il y a, Lamy ? Pour Dieu, qu’est-ce qu’il y a ?

— La pauvre madame Bril !

— Morte ? Est-elle morte, Lamy ?

— Cette nuit, à dix heures.

M. Muller se laissa tomber sur son lit, les bras en avant et la tête dans les draps.

— Oh ! notre pauvre Jean ! notre pauvre petit Jean ! criait-il.

— J’ai pensé que vous voudriez bien m’accompagner, monsieur Muller, dit ensuite M. Lamy. Il y a maintenant de tristes choses à faire.

M. Muller passa très vite son gilet, son habit, sa cravate, mettant tout à l’envers et écoutant à peine M. Lamy qui lui disait :

— Attendez, monsieur Muller, je vais vous aider, vous n’en sortirez jamais. Vos bretelles ne sont pas fixées.

Ou bien :

— Votre cravate n’est pas nouée.

Mais il ne prenait attention à rien, courait dans tous les sens comme une âme en peine et s’arrêtait seulement pour frapper ses mains l’une dans l’autre en gémissant :

— Quel malheur ! quel malheur !

Quand ils furent arrivés devant la maison et que M. Muller vit les stores tirés jusqu’en bas, il se mit à pleurer à chaudes larmes, soupirant :

— Jamais je n’oserai entrer, Lamy.

— Courage, monsieur Muller, c’est l’affaire du premier moment.

— Qu’est-ce que je vais faire, Lamy, quand je verrai le pauvre Jean à côté de sa mère morte, la tête dans les mains et sanglotant comme si on lui arrachait l’âme du corps ? Dites, qu’est-ce que je vais faire ?

— Il le faut, monsieur Muller, c’est déjà bien assez que le pauvre enfant ait perdu la tête.


V


À la porte de la maison, ils aperçurent trois femmes qui allaient au marché, des cabas au bras et qui, ayant ouï dire que quelqu’un était mort, demandaient des nouvelles à une quatrième en hochant la tête, les yeux au ciel, avec compassion.

Et cette quatrième femme était la locataire d’en bas, une petite vieille jaune, à l’œil doux, qui croisait toujours ses mains sur sa poitrine et parlait à demi-voix, mielleusement, une vraie petite femme d’église.

— Pauvre femme ! disait l’une des commères. Ainsi donc, vous dites qu’elle n’a pas été administrée ?

— Non, et M. le vicaire a dit qu’il ne viendrait pas. Vous comprenez bien que c’est d’un mauvais exemple de mourir comme ça, sans les secours de la religion. C’est à madame Kalf que M. le vicaire a dit qu’il ne viendrait pas, vous savez bien, madame Kalf qui habite au second. Je pense que M. le vicaire serait venu tout de même, si j’y étais allée moi-même, mais on a demandé à madame Kalf d’y aller, et alors ça ne me regardait plus.

M. Lamy avait très bien entendu ce que venait de dire la vieille petite mademoiselle Chandelle, et quand il passa près d’elle, il lui coula à l’oreille :

— J’irai, moi : soyez tranquille.

Mademoiselle Chandelle fut un peu effrayée d’en avoir tant dit, ne sachant pas que M. Lamy était là, et elle se répétait à elle-même ses paroles, pour savoir si elle ne s’était pas trop avancée. Quand elle le vit disparaître dans l’escalier, elle reprit son aplomb et dit aux trois autres :

— Mon Dieu ! que va-t-il se passer ? C’est un homme si violent, ce monsieur Lamy ! Il bat sa femme.

Et toutes trois répétèrent en croisant leurs mains :

— Est-il possible, Jésus Dieu ! Il bat sa femme !

Bien qu’il y en eût deux parmi elles à qui cela arrivait assez souvent.

M. Muller, qui avait commencé à monter l’escalier très lentement, comme un homme qui se sent défaillir, se prit tout à coup à courir en appelant :

— Jean, Jean !

Il suffoquait à présent et ne pouvait plus se contenir. Et M. Lamy courait après lui, craignant quelque chose d’extraordinaire et disant :

— Calmez-vous, monsieur Muller ! S’il vous plaît, calmez-vous !

Mais devant la porte, M. Muller s’arrêta, ôta son chapeau, et attendit que Lamy entrât le premier, tremblant de tout son corps.

Et quand M. Lamy fut entré, il entra à son tour, étouffant le bruit de ses pas, vit Jean au pied du lit, à genoux comme il y était resté toute la nuit et ne prenant plus attention à rien ; et dans le lit il vit en même temps cette longue figure blanche qui était la défunte madame Bril. Alors il prit sa tête à deux mains et pleura de nouveau, mais tout doucement, jusqu’au moment où M. Lamy le toucha au bras et lui dit à voix très basse :

— Venez, nous irons à l’église et à l’hôtel de ville.

M. Muller se leva, ne répondit pas et suivit M. Lamy docilement.

Comme ils sortaient, madame Lamy arriva, portant un bouillon qu’elle avait fait pour Jean. Et tandis qu’elle se coulait dans la chambre, M. Muller dit d’une voix suppliante :

— Oh ! laissez-moi voir encore mon pauvre Jean !

Et il regarda longtemps par la porte entr’ouverte.

Madame Lamy s’approchait en ce moment de l’enfant, après avoir déposé sa jatte de bouillon sur la table, et lui prenant tendrement la main :

— Jean, j’ai fait un peu de bouillon pour vous, dit-elle.

Mais il ne répondit pas et elle reprit :

— Jean, prenez un peu de bouillon, pour l’amour de Dieu. Vous en avez besoin.

Il tourna les yeux de son côté, fit signe que non et tout à coup aperçut M. Muller qui pleurait derrière la porte. Alors il courut à lui, et ils se tinrent embrassés comme deux frères.

Cela dura bien un quart d’heure, au bout duquel M. Lamy, qui mordait son foulard pour ne pas faire de bruit en pleurant, dit à M. Muller :

— Est-ce que vous n’allez pas venir, monsieur Muller ?

En même temps il le prit par le bras et l’entraîna.

M. Muller était tout défait, très rouge, le gilet mouillé de larmes, et ses yeux, qui pleuraient d’eux-mêmes, n’y voyaient plus.

— C’est un parent, pensa une femme qui montait l’escalier. Madame Bril ne laisse pourtant pas un sou.

Ils allèrent à l’église.

Un petit vicaire vif et gai arriva, faisant claquer sa soutane dans ses jambes, son tricorne sous le bras, souriant et pressé.

— Monsieur le vicaire, dit M. Lamy, c’est pour une digne femme morte cette nuit.

— N’est-ce pas une madame Bril ?

— Oui, monsieur le vicaire.

— À quelle classe enterre-t-on ?

— Oh ! monsieur le vicaire, le plus simplement possible. Il y a un fils. Nous sommes des amis. C’est nous qui payerons.

— Très bien. J’ai une messe. Allez voir M. le curé.

M. le curé était chez lui, mais il fallut attendre, le digne ecclésiastique ayant en ce moment la visite de M. le baron Vanput dont la voiture était à la porte et qui lui apportait des fruits. C’est ce que leur dit la servante, en les laissant dans un cabinet où il y avait trois chaises, un portrait du pape et un petit crucifix de cuivre piqué d’une branche de buis bénit.

Au bout de cinq minutes, on entendit une grosse voix gaie, des craquements de souliers lourds et de grands éclats de rire qui descendaient l’escalier, mêlés à une petite voix fluette, de petits rires étouffés et des claquements de talons pointus.

— Merci mille fois de vos fruits, monsieur le baron, disait la grosse voix.

— Permettez-moi de vous recommander les pêches, monsieur le curé, disait la voix fluette.

— Je n’y manquerai pas, monsieur le baron. Mes respects à madame la baronne.

M. le curé, qui était un gros homme aux joues luisantes, avec des yeux à fleur de tête, entra, une main passée à demi dans sa ceinture, et tenant dans l’autre sa tabatière.

Aux premiers mots que lui dit Lamy, M. le curé s’écria :

— Je sais… Je sais… On est venu ce matin. À quelle classe enterre-t-on ?

— Il faut voir, monsieur le curé. Quels sont les prix ?

— Ça dépend. Est-ce qu’il y a des héritiers ?

— Monsieur le curé, il y a un fils, mais c’est nous qui payons et nous sommes de pauvres gens.

— Faites une quatrième classe. Qu’est-ce que cette madame Bril ?

— Madame Bril était très pieuse. Nous voudrions simplement qu’on dise une prière sur son cercueil avant qu’elle soit mise en terre.

— Ah ! ah ! cela change la question. A-t-elle été confessée ?

— Elle est morte tout d’un coup, la pauvre femme. Personne n’aurait pu penser qu’elle était si près de sa mort.

M. le curé se mit à marcher dans le cabinet, très agité, en frappant avec deux doigts sur le couvercle de sa tabatière.

— Je vous crois, dit-il. Écrivez-moi le nom. J’enverrai un de mes vicaires.

Ils s’en allèrent.

— Voici l’hôtel de ville, dit M. Lamy. Nous allons entrer.

M. Lamy fit la déclaration de décès ; puis ils sortirent, heurtant des gens qui venaient pour des naissances, la mine épanouie et le chapeau sur le côté.

Et M. Lamy pensait en lui-même :

— Quelle drôle de chose que la vie ! Il y a toujours quelqu’un qui s’en va et quelqu’un qui arrive. Quand c’est une naissance, on se met en clair et quand c’est une mort, on se met en noir.

Ils firent quelques pas dans la rue. Et M. Lamy dit :

— Maintenant, c’est fini, monsieur Muller. Je m’en vais à l’atelier dire que je ne reviendrai faire que deux quarts, et puis j’irai chez le menuisier pour le cercueil. Est-ce que vous n’irez pas retrouver Jean ?

— Oui, dit M. Muller. J’y vais de ce pas.


VI


M. Lamy rentra vers onze heures, et presque en même temps arriva le menuisier pour la mesure du cercueil.

M. Muller était assis dans un coin, derrière une armoire, la tête dans ses poings, et Jean dormait, appuyé contre le lit. De temps à autre, une secousse agitait son corps, et il se débattait comme dans le délire. Alors M. Muller se levait, s’approchait anxieusement, restait debout à le regarder en hochant la tête et en soupirant, et ne se rasseyait que lorsque Jean s’était calmé.

À onze heures et demie un coup de sonnette retentit dans l’escalier ; un peu après, un pas pesant fit craquer le palier, et l’on cogna à la porte.

— C’est bien ici ? fit une voix derrière la porte.

— Oui, monsieur le vicaire, répondit une voix douce qui était celle de mademoiselle Chandelle.

M. Lamy ayant ouvert, M. le vicaire entra. C’était un homme corpulent, très large d’épaules, les pieds et les mains énormes, les oreilles rouges, avec des yeux blancs en saillie, la tête pointue. M. le vicaire ôta son tricorne, le mit sur la table, et alla droit au lit après avoir incliné la tête du côté de M. Lamy ; puis il tira son bréviaire, lut les prières des morts, debout, sans regarder la morte, fit le signe de la croix sur le lit, mit son livre en poche, prit son tricorne sous le bras et s’en alla en soufflant dans ses joues, pour montrer qu’il ne sentait pas bon dans la chambre.

Et par la porte demeurée entre-close, on aperçut sur le palier mademoiselle Chandelle à genoux qui priait tout haut : elle se leva pour laisser passer M. le vicaire, le corps plié en deux et ses petites mains croisées sur la poitrine. Puis, voyant que ni M. Lamy ni madame Lamy ne lui faisaient la conduite, elle leur lança de son œil doux un mauvais regard et accompagna le prêtre jusqu’en bas, humblement.

À midi, madame Lamy mit sur la table, chez elle, un peu de soupe à l’oignon, des pommes de terre et de la saucisse, mais Lamy mangea seul, et ni Jean ni M. Muller ne voulurent toucher aux plats. M. Lamy prit ensuite ses tartines sous le bras et partit faire ses deux quarts.

Le soir, un monsieur bien mis, le cigare à la bouche, ganté de noir, un beau chapeau luisant sur la tête, entra, leva le drap de dessus la figure de la morte, écrivit avec un bout de crayon quelque chose sur un papier et partit en disant :

— C’est bien. Bonsoir.

C’était le médecin des décès.

Et après le médecin, vinrent les garçons du menuisier avec le cercueil, en bois de sapin. Ils dévissèrent les boulons, aplatirent les copeaux au fond de la caisse, prirent madame Bril par les pieds et la tête, tandis que M. Lamy soutenait à deux mains le milieu du corps, et doucement, ensuite, ils la couchèrent dans son drap de lit tout blanc. Puis ils remirent le couvercle, firent tourner les boulons, et quand tout fut fini, placèrent le cercueil sur deux chaises.

Et madame Lamy ralluma les bougies.

Jean était sorti avec M. Muller : il avait fallu l’entraîner de force.

Au bout de deux heures, il rentra, et ses yeux ayant rencontré la funèbre boîte, il se jeta dessus, l’entourant de ses bras. Il ne versa pas une larme et demeura la nuit entière sur ses genoux, la tête appuyée contre le bois. Par deux fois, M. Lamy essaya de l’emporter dans la chambre voisine, mais il s’accrochait aux boulons en criant de toutes ses forces. Et il fallut bien le laisser là.

Le lendemain de grand matin, le tailleur apporta le pantalon et le gilet de drap noir que M. Lamy avait commandés pour Jean.

Puis, huit heures sonnant, Lamy et Muller, en pantalons noirs aussi, descendirent voir si le corbillard n’arrivait pas.

Toutes les femmes de la maison étaient sur le palier, leur livre d’heures à la main, attendant qu’on partit et curieuses de voir passer le cercueil.

Le corbillard arriva enfin, en retard d’un quart d’heure, noir avec sa grosse croix jaune, deux lanternes allumées, attelé d’un maigre cheval dans des harnais sales et conduit par un cocher en casquette. Un homme long, osseux, les cheveux ras, monta à la chambre, enleva la bière avec M. Lamy, et après l’avoir fait glisser sur les tringles de la voiture, ferma dessus les portières, bruyamment.

On se mit en route vers l’église, le corbillard en avant, Jean, tête nue, derrière, puis M. Muller, M. Lamy et quelques voisins ; et les femmes marchaient sur les trottoirs, bavardant entre elles.

À l’église il fallut attendre. On resta debout à la porte, devant le cercueil posé sur le brancard.

Puis un vicaire arriva, en surplis, son livre à la main, et le clerc se mit à côté de lui, tenant un vase de cuivre dans lequel trempait le goupillon. M. le vicaire lut les psaumes, aspergea d’eau bénite le corps, et tout de suite après, la morte fut remise dans le corbillard.

Au cimetière, M. Lamy regarda autour de lui : ils n’étaient plus que trois, Jean, M. Muller et lui, les pieds enfoncés dans la terre jaune ; et un ciel noir, très bas, les enveloppait.

Les cordes grincèrent, la caisse toucha lourdement le fond de la fosse et un peu de terre s’éboula. Alors Jean s’affaissa sur lui-même, sans connaissance.

Une heure après il était couché dans le lit de M. Muller. On l’avait transporté dans un fiacre qui revenait des champs, et M. Muller avait donné son adresse.

— Ce n’est pas bien de me l’enlever, monsieur Muller, avait dit Lamy. J’aime cet enfant comme s’il était le mien. Et puis, est-ce que Thérèse n’est pas là pour le soigner ?

Mais M. Muller avait répondu par de bonnes raisons :

— Non, Lamy, il est impossible qu’il retourne dans la maison où sa mère est morte. Certainement ça ne se peut pas. Comprenez donc ! il aurait toujours la pauvre madame Bril devant les yeux.

M. Muller veilla toute cette nuit-là et bien d’autres encore, car Jean demeura pendant un mois entre la vie et la mort, ayant presque constamment le délire et sans cesse criant lamentablement après sa mère.


VII


M. Muller habitait, au second étage d’une maison de la rue des Alexiens, une chambre dont l’unique fenêtre ouvrait sur une perspective de vieux toits. Constamment les cheminées vomissaient de la fumée noire, et parmi les tuiles rouges, des lucarnes à capuchons ressemblaient à de grosses niches de chiens.

De temps en temps, une tête de jeune fille apparaissait à l’une ou l’autre de ces lucarnes, et des bras frais, troussés jusqu’à l’épaule, tendaient sur une corde des linges et des loques qui claquaient au vent.

Matin et soir, et parfois même la nuit, retentissait le pan pan d’un savetier qui clouait ses semelles et chantait à tue-tête, montrant seulement au bord de la lucarne d’en face, le dessus de sa tête frisée.

Et à midi, de petites vieilles à chignons gris se penchaient par dessus les gouttières et y versaient l’eau grasse des casseroles, en ayant soin de tenir celles-ci par les anses, à deux mains.

C’étaient toujours aux mêmes heures les mêmes figures : il y avait encore un vieux petit marchand de parapluies qu’on voyait le matin, dès qu’il faisait clair, arroser sur le bord du toit des pots de réséda ; et un marchand d’oiseaux donnait de la graine de chènevis à ses serins, raclait le plancher de ses cages avec un couteau, remplissait d’eau claire les godets et sifflait, la figure collée aux barreaux, regardant voler les longues petites bêtes et leur apprenant des airs.

Puis le soir, des chats maigres se promenaient dans les chéneaux en miaulant et considérant d’en haut les longs pans de murs bruns, au bas desquels il y avait des cours grandes comme la main, avec des reflets de lumière traînant dans l’eau des éviers.

Voilà le spectacle que M. Muller avait tous les jours devant les yeux, quand il ouvrait sa fenêtre. Et il s’amusait de voir aller et venir tout ce petit monde, en pensant, selon les heures :

— Que ferait bien à présent mon voisin le marchand de parapluies ? Il est descendu à la boutique d’à côté acheter son lait et son pain, et il va faire son café, car j’entends sa bouilloire qui siffle sur le feu. Et quand il aura pris son café, mangé ses petits pains et remis la jatte dans l’armoire, il ira voir ses pots de réséda, mettra son doigt dans la terre où plongent les racines pour savoir si elle est assez mouillée, puis passera derrière ses oreilles les branches de ses grosses lunettes et se mettra à travailler jusqu’à midi.

Ou bien il songeait :

— Il est sept heures. Je n’ai pas encore vu ma petite voisine avec ses joues rouges comme des pommes, sa bouche pourprée comme une framboise et son œil noir, tout gros de sommeil, qui se plisse dans les coins, quand elle met la main dessus pour voir le coin bleu, là-bas, et aussi le petit blond qui perche sous le coin bleu. Hé ! hé ! Elle a dormi longtemps, ma voisine, mais elle s’est couchée tard. À minuit j’ai très bien vu de mon lit la chandelle qui tremblait toute rouge sur son rideau. Sûrement ce petit blond lui joue dans la tête. Pourquoi pas ? Ils sont du même âge. Bon ! le rideau s’agite. Ah ! ah ! elle est levée. C’est, ma foi, très vrai qu’il n’y a rien de mieux au monde que de voir les jeunes gens s’aimer. La jeunesse ! voilà le vrai printemps. Le cœur chante, il fait bleu dans le ciel et il pousse des fleurs jusque dans les tessons de bouteilles.

» Qu’est-ce qu’elle va faire maintenant ? Pour sûr, elle est à la petite table qu’on voit d’ici dans le coin, avec un pot à l’eau, une cuvette et un petit miroir posé contre le mur. Comment se nomme-t-elle ? C’est Jeannette, je crois. Est-ce bien Jeannette ? Non, Jeannette, c’est la grande brune qui met à midi sur la corde les blouses de ses petits frères, car elle en a trois, et elle est seule pour les nourrir. Décidément, je ne sais pas son nom. — Enfin ! la voilà. Bonjour, ma voisine ! Eh ! eh ! la petite trogne ! les petits yeux ! Quand je vous disais qu’elle y regarderait ! Et lui ? Voyons, où serait-il bien, lui ? — Hem ! il est à sa fenêtre aussi. — Allons ! voilà des heureux ! Elle va faire à présent son petit déjeuner de café au lait en songeant au coin bleu, et puis elle laissera courir ses mains sur l’étoffe, avec l’aiguille qui reluit et le dé à coudre qu’elle ôtera de temps à autre pour mouiller son doigt.

Et ces choses occupaient beaucoup M. Muller, pendant le peu de temps qu’il passait chez lui.

Depuis bientôt un an, il avait pris l’habitude de se lever à six heures : il s’habillait, buvait un verre d’eau claire en cassant dedans une tranche de pain, ce qui était son déjeuner, et allait chercher Jean pour le conduire à l’école. Puis, comme il était toujours un peu en retard, il se mettait à courir, sautillant d’une jambe et marchant de l’autre, si bien qu’il arrivait au pensionnat soufflant et rauque, la sueur dans le dos et les cheveux plaqués au-dessus des oreilles, car il n’y avait vraiment que là qu’il en eût encore. Il sonnait un petit coup, s’enfonçait dans le creux de la porte pour ne pas être aperçu de l’étage, et aussitôt qu’on avait ouvert, se faufilait très vite du côté de sa classe, par crainte de M. le directeur.

Mais celui-ci, petit homme ventru et chauve, dont le nez se décorait d’une majestueuse paire de lunettes d’or, sortait régulièrement du vestiaire au moment où M. Muller y accrochait son parapluie, et lui disait, sans le saluer, seulement ces mots :

— Neuf heures un quart, monsieur. La classe est à neuf heures.

Et cela s’était répété si souvent que M. Muller, qui faisait ce qu’il pouvait pour être à l’heure et n’y parvenait pas, eût préféré recevoir tous les matins sur la nuque un coup de bâton. Il ne répondait rien, haussait un peu les épaules en ouvrant les bras comme pour dire : « Que voulez-vous ? c’est plus fort que moi, » et allait relever le surveillant, qui le remplaçait depuis un quart d’heure.

Il montait alors dans la petite chaire de bois dressée au fond de la classe, près du tableau noir, des cartes de géographie et des planches d’histoire naturelle, se frottait le front, passait sa main sous son gilet pour tirer la chemise qui collait à son dos, posait son foulard sous son coude et commençait la leçon.

M. Muller faisait la seconde classe, celle des grands, et enseignait l’histoire générale, la géographie, les mathématiques, la botanique, la chimie, la physique, l’astronomie et le français.

À midi, il sortait pendant une heure, courait chez lui se rafraîchir la tête et les mains, achetait deux petits pains beurrés et les mangeait au cabaret, en buvant un verre de faro sur un bout de journal qu’il lisait très attentivement.

Puis il rentrait à la pension et y demeurait jusqu’à trois heures, après quoi il avait fini : il ne lui restait plus qu’à examiner les devoirs de ses élèves et à marquer à l’encre rouge les bien, très bien, assez bien, satisfaisant, peu satisfaisant, ou les à recommencer, selon que les devoirs étaient bons ou mauvais.

M. le professeur Muller était la meilleure pâte de professeur qu’on eût jamais vue, bien qu’un peu vif ; mais il criait beaucoup, piétinait dans sa chaire, se mettait droit sur ses petites jambes, roulait derrière ses lunettes de gros yeux terribles, disait qu’il mettrait toute la classe en retenue le dimanche, et n’en faisait rien, le dimanche venu. Aussi s’amusait-on beaucoup à son cours : l’un ou l’autre élève avait toujours ses mains sous le pupitre et y confectionnait des boules de papier mâché, ou bien y pinçait la queue d’un hanneton. M. Muller se soulevait alors sur ses deux poings, descendait de la chaire, l’œil braqué sur le pupitre, et disait :

— Élève un tel, montrez vos mains.

L’élève montrait ses mains, et généralement il n’y avait rien dedans, parce que la boulette ou le hanneton avait passé aux mains du voisin. M. Muller regagnait sa chaire, l’œil en dessous ; mais au moment où il y remontait, il entendait tout à, coup le zouzou du hanneton qui s’envolait au plafond, ou bien il recevait sur la nuque la boulette de papier mâché. Il devenait alors très rouge, frappait sur les bancs et faisait des harangues furibondes, tandis que les élèves poussaient des hem ! hem ! ou des hu ! hu ! rugissaient, aboyaient, coqueriquaient, se mouchaient de toutes leurs forces et riaient derrière leurs mains, la tête penchée sur les cahiers, comme s’ils étaient tout à leur lecture.

Oh ! c’était une bonne classe que celle de M. Muller ! et les grands disaient aux petits :

— Tu as de la chance, toi ; tu vas faire une année de Muller. Nous allons entrer en première, nous autres, chez M. Jupin, qui est un homme sévère.

Et de son côté, M. Muller avait les larmes aux yeux quand il lui fallait quitter ses élèves au bout de l’année ; il leur disait :

— Vous êtes de fameux vauriens ; mais c’est égal, je vous aime tous bien. Tâchez de ne pas faire « endêver » trop M. Jupin.

Et voilà ce qui faisait la pluie et le beau temps dans la vie de M. Muller.

Mais tout était bien changé depuis la maladie de Jean, et il n’y avait plus de beau temps pour M. Muller. À présent, tous les jours, il arrivait en retard d’une demi-heure, ne grondait plus ses élèves, poussait des soupirs à fendre l’âme et, au milieu de la leçon, demeurait la tête dans les mains à se demander ce qu’il adviendrait de lui s’il perdait son petit Jean.

Un matin qu’il entrait, la tête basse, l’œil gros, défait, après avoir veillé Jean toute la nuit, M. Scherpmes, le directeur, sortit du vestiaire, poussant devant lui son gros petit ventre serré dans son habit à queue d’aronde, gravement, les mains derrière le dos.

— Monsieur le professeur Muller, dit-il, j’ai eu pour vous toutes les complaisances, mais vous dépassez les bornes. J’avais pensé que ma mansuétude vous aurait touché : il n’en est rien. Votre conduite est tout à fait inexplicable. Je dirai plus, elle est mystérieuse. Vous êtes toujours en retard, vous partez avant l’heure, vos élèves se portent aux licences les plus répréhensibles et votre enseignement est relâché. Quel est donc le mobile qui vous fait agir ainsi ? Voilà ce que je voudrais savoir. Des renseignements particuliers m’autorisent à croire que l’inégalité de votre conduite provient d’une de ces passions funestes qui conduisent les hommes aux abîmes. Quelle est cette passion ? le direz-vous, monsieur le professeur ? Ah ! ah ! vous ne répondez pas. — Monsieur le professeur, je vous supprime votre gratification annuelle de deux cents francs. Allez !

À ces derniers mots M. Muller, qui était resté devant M. le directeur, debout, à tortiller les bords de son chapeau, leva tout à coup la tête, ouvrit la bouche, puis s’en alla faire sa classe, sans avoir rien dit.

Il était très agité, faisait des gestes qui ne signifiaient rien, devenait sans raison rouge jusque dans la nuque, commençait une démonstration et ne l’achevait pas, prenait coup sur coup de grosses prises dans sa tabatière, ôtait ses lunettes et les remettait, pensant au fond de lui :

— Mes deux cents francs ! Il veut me prendre mes deux cents francs ! Qu’est-ce que je vais faire s’il me les prend réellement ? Qui payera le médecin, le pharmacien, les oranges, le bouillon et le reste ? ce n’est pas lui, je suppose ! Me prendre mes deux pauvres cents francs ! Je voudrais bien voir comment il ferait à ma place. Est-ce que je n’avais pas le droit de compter là-dessus pour tout ce qui reste à payer ? Et l’heure qui n’avance pas ! J’irai lui parler après la classe ; je lui dirai : « Mon bon M. Scherpmes, vous, un père de famille, ayez pitié d’un orphelin. » Oui, je lui dirai tout : il faudra bien qu’il me les rende.


VIII


Au premier coup de la cloche qui sonnait midi, M. Muller plia ses livres, fourra pêle-mêle ses crayons et ses plumes dans son pupitre et dégringola les deux marches de sa chaise, son chapeau de travers sur sa tête, pendant que les élèves enjambaient les bancs en les frappant avec leurs talons, criaient, sifflaient et se jetaient leurs cahiers à la tête.

Un tremblement le prit quand il aperçut le sévère M. Scherpmes se promenant de long en large dans le vestibule à pilastres, où, sur des consoles de bois peint, régnaient les bustes en plâtre de Cicéron et de Démosthène. Il se mit à brosser très longuement son chapeau dans le vestiaire, en attendant que les derniers élèves fussent sortis ; mais son agitation était si grande qu’il brossa son chapeau à contre-poil, de sorte que la rare peluche qui y restait encore se hérissa toute raide.

Et quand il eut fait ce manège pendant quelque temps, il regarda du coin de l’œil et vit qu’il n’y avait plus que M. le directeur dans le vestibule. Alors il fut soudain très troublé, toussa dans le creux de sa main, mit son

chapeau, l’ôta, le remit encore, pensant en lui-même :

— Certainement, s’il s’agissait de moi, je ne lui réclamerais pas mes deux cents francs. Il n’y a rien d’humiliant comme de demander quelque chose quand on n’est pas sûr de l’obtenir et quand on est dans son tort.

Cependant il fit un effort sur lui-même, et au moment où M. Scherpmes se disposait à remonter l’escalier, il l’aborda humblement :

— Monsieur le directeur, vous me feriez grand plaisir en me rendant les deux cents francs.

— Ah ! ah ! fit M. Scherpmes en relevant ses lunettes pour mieux le dévisager.

— J’ai tout à fait besoin de cet argent, et, si vous me le retirez, je serai réduit à courir le cachet, le soir, après les classes.

Il ajouta :

— Ah ! si vous saviez, monsieur le directeur ! J’ai un ami malade chez moi, un ami sans ressources, un enfant, un orphelin ; c’est moi qui le veille, il n’a pour ainsi dire que moi ; je suis quelque chose comme son père ou son frère, et il faudra payer, un jour ou l’autre, le médecin, le pharmacien, et tous ces gens-là.

M. Muller se tut tout à coup, comme s’il craignait d’en avoir trop dit. Il lui sembla qu’il se vanterait en allant plus loin, ou du moins qu’on pourrait croire qu’il se vantait, et il considéra ses pieds gêné, en frappant le bout de son parapluie contre ses bottes. M. Scherpmes se haussa sur ses petites jambes, dressa majestueusement la tête, et fronçant les sourcils derrière ses lunettes d’or, dit :

— Si je comprends bien, vous faites de la philanthropie. Eh bien, monsieur, c’est un tort. Est-ce que je fais de la philanthropie, moi ? Cependant j’ai aussi des amis, croyez-le, mais mes amis sont bien en place, comme moi, et je ne me permets pas des amis pauvres. Non, monsieur, c’est un luxe que je ne me suis jamais permis.

— Monsieur le directeur, mon ami est resté six jours entre la vie et la mort, dit M. Muller chaleureusement.

— Eh ! monsieur, s’il fallait sauver tout le monde, on n’en aurait jamais fini ! Remarquez que je ne blâme pas les sentiments d’humanité ; mais je trouve étrange que vous ne sachiez pas les proportionner à vos ressources. Est-ce qu’il n’y a pas l’hôpital pour les pauvres gens ? On y est très bien, à l’hôpital.

— Monsieur le directeur, j’irais moi-même à l’hôpital plutôt que d’y envoyer un ami.

— Oh ! oh ! c’est de l’exaltation. Eh bien ! comme vous voudrez. Si je vous dis là-dessus mon sentiment, je n’ai d’autre mobile que votre intérêt. Quant aux deux cents francs, vous connaissez le règlement : il est formel. Je regrette de devoir répondre à votre demande par un refus catégorique.

— Au nom du malheur ! fit M. Muller suppliant.

Et il pensait en même temps quelque chose comme ceci :

— Est-ce que je vais être forcé de faire des bassesses, à présent ?

Mais M. le directeur Scherpmes pinça sa petite bouche mince, si extraordinairement qu’elle ne semblait plus jamais devoir s’ouvrir ; et cependant il dit à M. Muller qui avait de grosses gouttes de sueur au nez, derrière les oreilles et aux mains :

— Le malheur ! Le malheur ! Qu’est-ce que vous avez besoin de vous occuper de ce qui ne vous regarde pas ? Est-ce que le malheur des autres vous regarde, je vous prie ? — Écoutez, monsieur. Je vais vous exprimer à ce sujet mon désir formel. Je tiens essentiellement à ce que mes professeurs aient des sentiments distingués. Or, j’apprends, monsieur, que vous vous compromettez par des liaisons, oui je le dirai, par des liaisons inconvenantes. On vous a vu dans des meetings d’ouvriers, vous hantez le cabaret, en plein midi vous vous affichez avec des gens en blouse. Et puis, vous vous négligez extrêmement, votre extérieur manque de dignité, vous vous abandonnez à une incurie déplorable. Il faut avec moi de la tenue, monsieur. Hé !

Alors M. Muller sentit qu’il allait se fâcher. Ses grosses joues se gonflèrent et il enfonça son chapeau dans sa tête en disant :

— Tout cela est vrai, monsieur Scherpmes. J’ai l’honneur de vous saluer.

Dans la rue, il s’oublia à frapper les pavés du bout de son parapluie en gesticulant et en se parlant à lui-même, et les chiens aboyaient à ses talons.

— C’est trop fort. Mes pauvres deux cents francs ! Cet homme est stupide. Est-ce qu’on prend comme cela ses ressources à un pauvre diable ? Me voilà bien maintenant. Comment voulez-vous que j’en sorte ? Qui est-ce qui me donnera de quoi payer le médecin et le pharmacien ? Oui, qui ? J’ai bien fait de partir. Si j’étais resté, je crois que je l’aurais assommé. Assommé ! Avec ça que je n’aurais pas dû le faire ! Je suis une brute. Et il est père de famille ! Je souhaite que ses enfants… Non, je ne veux pas de mal à ses enfants. Les enfants n’ont rien à faire là dedans. Le pire, c’est qu’il recommencera avec un autre. J’aurais dû le prendre à la gorge et lui dire : Misérable, ce que tu fais là, le sais-tu ? c’est me voler, moi, c’est voler Jean, c’est le tuer, c’est nous mettre sur la paille ! Est-ce que je sais, moi, ce que j’aurais dû lui dire ? Il est bien temps d’y penser. J’ai toujours été comme ça. Dans le moment même je ne dis rien, je ne fais rien, je n’ose rien, une poule mouillée ! et puis après, je suis feu et flamme, je crie, je tempête, je casse les vitres, j’extermine tout ce qui est sur mon chemin. — Ah ! que le monde est dur !

Et M. Muller, qui avait commencé par une si grande colère, tapant le trottoir à coups de parapluie un peu plus fort à chaque mot qu’il disait, sentit tout à coup ses yeux se mouiller et toussa à pleins poumons pour ne pas se laisser aller à son attendrissement.

Quand il fut près de sa porte, il respira bruyamment et se dit :

— Je travaillerai.


IX


Depuis quinze jours que Jean était chez M. Muller, le bonhomme dormait dans le vieux fauteuil qu’il tenait de son grand-père et qui gardait sur sa basane éraillée, la forme d’une personne couchée. Il y passait la nuit, la tête dans un mouchoir, à côté du lit de Jean, après avoir pris soin de tirer à lui la table où étaient les fioles, la veilleuse et un livre qu’il commençait toujours à lire avec la résolution de ne pas s’endormir.

D’abord il lisait très attentivement, s’interrompant parfois pour regarder du côté de Jean, puis il laissait tomber la tête, fermait les yeux, les rouvrait à demi et tout à coup rattrapait son livre, au moment où celui-ci lui glissait des mains : alors une colère le prenait, il se frottait les yeux, secouait sa tête, collait son front à la vitre froide et se promenait sur ses bas, pour demeurer éveillé ; puis il se rasseyait, se remettait à lire et finalement s’endormait pour de bon ; mais il se réveillait en sursaut au bout d’une heure, s’imaginant que Jean avait crié, s’indignait d’avoir cédé à l’envie de dormir, et lentement s’endormait de nouveau, ronflant comme une basse ; car M. Muller ronflait, et cette infirmité faisait son désespoir.

À l’aube, ouvrant l’œil, il s’interrogeait :

— Est-ce que j’aurais ronflé cette nuit-ci ? Mon Dieu ! quel malheur de ronfler !

Et quand Jean s’éveillait, il lui demandait à son tour :

— Est-ce que j’ai ronflé cette nuit ? Je suis bien sûr que je t’ai empêché de dormir. Il faut absolument que je perde cette mauvaise habitude.

Le matin, à huit heures, madame Lamy arrivait, son cabas plein de copeaux au bras, et préparait le feu, car on était en hiver, et le givre dessinait ses palmes diamantées sur la vitre.

Elle disait à M. Muller :

— Vous avez le visage bien tiré ce matin, monsieur Muller. Je suis sûre que vous avez veillé. Allez-vous-en prendre l’air. Je ferai ce qu’il y a à faire.

M. Muller mettait son chapeau et s’en allait, disant :

— Ah ! madame Lamy, j’ai oublié de vous dire : je lui ai donné sa potion il y a une heure. N’oubliez pas de la lui donner selon la prescription.

Ou bien :

— Si vous avez besoin de moi, faites-moi appeler.

Ou bien encore :

— Le médecin arrivera à telle heure. J’ai mis là du papier, de l’encre et une plume pour ses ordonnances. Soignez bien tout, madame Lamy. Je me repose sur vous. Allons, à tantôt. N’est-ce pas que vous veillerez bien à tout ?

Il partait, revenait, passait un quart d’heure à insister sur toutes sortes de recommandations, et madame Lamy lui disait :

— Oui, oui, soyez tranquille… C’est bon… Je ferai tout ce qu’il y a à faire.

Elle mettait alors tiédir de l’eau sur le feu, lavait les mains et la figure de Jean, rangeait la chambre, plaçait une nouvelle mèche dans la veilleuse, ensuite s’asseyait dans le grand fauteuil et tricotait.

Le docteur arrivait à dix heures, posait ses gants et son chapeau sur la table et disait en entrant :

— Eh bien ! comment allons-nous ce matin ? La nuit s’est-elle bien passée ? Avons-nous encore eu les grands coups dans la tête ?

Il tâtait le pouls de Jean, écoutait ses explications, hochait la tête de haut en bas et grommelait :

— C’est cela… c’est cela… Oui, parfaitement cela.

Puis, au bout de cinq minutes, il s’en allait, après avoir écrit une ordonnance, et madame Lamy l’accompagnait jusqu’au palier, lui demandant :

— Eh bien, monsieur le docteur, comment va notre malade ?

Et depuis quelque temps le docteur répondait :

— Très bien. De mieux en mieux.

Jean, en effet, ouvrait à présent les yeux, reconnaissait les personnes qui l’approchaient et prenait un peu de bouillon deux fois le jour. Il était tout jaune et si maigre que son petit corps se moulait à peine dans les couvertures ; mais il ne criait plus comme les huit premiers jours en mordant ses draps, et il n’avait plus qu’un grand mal sourd à la tête, le soir surtout.

Une chose qui étonnait tout le monde, c’est qu’il ne parlait jamais de sa mère, dans ses moments lucides, tandis qu’il parlait constamment d’elle quand il avait le délire.

À onze heures, madame Lamy jetait une pelletée de charbon mouillé sur le feu, regardait si tout était en bon ordre dans la chambre, demandait à Jean s’il n’avait besoin de rien, disant :

— Jean, monsieur Muller va revenir. Il est bientôt onze heures et demie, et il sera ici à midi. Je m’en vais aller faire le dîner de Lamy.

Puis madame Lamy prenait son cabas et courait chez elle, le plus vite qu’elle pouvait, après avoir acheté des pommes de terre chez la verdurière, un peu de lard chez le charcutier, ou deux saurets qu’elle apprêtait avec un œuf battu. M. Lamy rentrait à midi et trouvait les pommes de terre au feu, les saurets à la poêle et la table mise, bien que madame Lamy n’eût eu qu’une petite demi-heure pour faire son dîner ; mais elle était si vaillante qu’elle n’était jamais en retard, et tandis qu’elle faisait une chose, elle pensait déjà à la manière dont elle en ferait une autre.

Et elle disait à son mari :

— Lamy, il n’y a pas gras manger aujourd’hui ; car il faut penser aussi à ce pauvre Jean, et pendant que l’un mange du bouillon, l’autre est bien forcé de manger de la soupe aux herbes. N’est-ce pas vrai, Lamy ?

— Tout ce qu’il y a de plus vrai, femme, disait Lamy. Mais vous faites encore beaucoup trop pour moi. Il me semble qu’un bon plat de pommes de terre me suffirait très bien. Comme cela, vous pourriez économiser trois ou quatre sous de plus par jour pour Jean.

— Oh ! Lamy, c’est déjà si peu pour un homme qui travaille, et il n’y a pas moyen de faire moins que nous ne faisons.

M. Lamy mangeait de grand appétit, prenait ensuite sa tasse de café, allumait sa pipe et allait en passant dire bonjour à Jean.

Et un peu après, on entendait madame Lamy grimper lestement l’escalier ; elle arrivait avec son petit cabas, en tirait une orange, la dépeçait et en donnait les quartiers à Jean, après avoir râpé un peu de sucre dessus.

L’après-dînée se passait ainsi, Jean suçant de temps à autre un morceau d’orange et sommeillant, madame Lamy tricotant, tassant du charbon sur le feu, chauffant le bouillon, et se levant cinquante fois de son fauteuil pour trotter à droite et à gauche dans la chambre, sans bruit.

À quatre heures, M. Muller rentrait, ôtait ses bottes pour ne pas éveiller Jean et demandait à madame Lamy ce qui s’était passé durant son absence. Puis, M. Muller tirait de son armoire une cafetière avec son ramponeau, jetait dans le ramponeau deux grosses pincées de café en poudre et versait l’eau bouillante, debout, la main à la bouilloire, écoutant grésiller l’eau à travers les trouets du ramponeau, pendant dix minutes, montre en main. Car M. Muller, qui avait la prétention de faire un café comme on n’en fait pas aux Mille Colonnes ni ailleurs, mettait exactement dix minutes à passer l’eau, ni plus ni moins ; et, en vérité, M. et madame Lamy ont toujours trouvé son café délicieux.

Pendant qu’il demeurait ainsi devant le feu, surveillant la coction, madame Lamy étalait la nappe sur la table puis les assiettes, le beurre et le pain.

Enfin, à sept heures et demie, M. Lamy entrait : on s’asseyait, on causait bas et l’on soupait de café et de tartines.

— Est-ce que vous avez dîné aujourd’hui ? demandait Lamy à M. Muller.

— Je crois bien que j’ai dîné, et fameusement, répliquait M. Muller en toussant.

À neuf heures, M. et madame Lamy retournaient chez eux, et tout en cheminant, madame Lamy disait avec un soupir :

— Voulez-vous parier, Lamy, que M. Muller n’avait pas dîné ! J’ai vu ça tout de suite à son air.

Or, un soir, comme ils s’en revenaient, M. Lamy dit à sa femme :

— Thérèse, nous sommes demain le 15 et c’est au 15 que j’ai promis de payer au menuisier le cercueil de la mère Bril. Comment allons-nous faire ?

— Jésus Marie ! cria madame Lamy. Sommes-nous demain le 15 ?

— Oui, et il faut que je paye avant le soir.

— Ah ! Lamy, c’est bien malheureux d’être de pauvres gens comme nous ! Qu’est-ce que nous allons faire ?

— Le cercueil coûte quinze francs. Je l’ai bien examiné : il vaut ça. Non, ce n’est vraiment pas trop cher ! Mais où trouver les quinze francs. Et puis, ce n’est pas tout, Thérèse. Qui est-ce qui payera l’église et le corbillard ?

— Oui, qui est-ce qui payera tout cela ?

— Le tout ensemble fera bien cinquante francs, Thérèse.

— Cinquante francs, Jésus Dieu Seigneur ! Est-il possible ? Nous n’avons jamais vu cinquante francs à la fois dans notre poche, Lamy.

— C’est vrai, Thérèse, mais nous avons acheté il y un an une action de Bruxelles.

— Oui, une action qui vaut cent francs, et pour laquelle nous avons économisé pendant six ans, quand la grand’mère n’a plus eu besoin de notre argent. M. Lamy ne répondit pas, et madame Lamy se tut aussi, tous deux absorbés dans leurs idées.

Pourtant, au bout de quelques instants, M. Lamy reprit :

— Est-ce qu’il faudra que M. Muller paye l’église et le corbillard, Thérèse ?

— Oh pour ça non, Lamy ; ça ne se peut pas.

— Non, ça ne se peut pas. Il aura bien assez à payer sans payer encore le corbillard et l’église. C’est nous alors qui le payerons.

— Nous. Lamy ? Mais avec quoi ?

— Oui, avec quoi ? Voilà !

— Est-ce qu’il nous faudra vendre notre action qui nous a coûté tant d’économies ?

— Thérèse, ils ont du bonheur, ceux qui ont des actions et qui les voient, avec leurs grands chiffres noirs et leurs papiers roses, dans leurs tiroirs, sans devoir y toucher. Certainement ils ont du bonheur ! Mais ils ont du bonheur aussi, ceux-là qui se disent : « Si je vends une action à cause d’un ami qui en a besoin et pour une chose qui doit soulager cet ami dans sa misère, je fais bien, et il vaut encore mieux la vendre que de la laisser dormir dans le coin. » Voilà mon idée à moi, Thérèse.

— Bon, l’homme, c’est mon idée aussi. Mais comment la vendre ! On trompe souvent les gens comme nous. Si vous en parliez à M. Muller ?

— À M. Muller ? Non, Thérèse. Il devinerait bien vite pourquoi nous la vendons, et il voudrait tout payer lui-même. Oh ! je le connais !

Et M. Lamy ajouta :

— J’irai demain matin chez Jacques Bosschout, le typographe. C’est un malin, lui. Il sait voir dans les gazettes à combien ça va, les actions.

Le lendemain matin, M. et madame Lamy s’éveillèrent plus tôt que de coutume, mais ni l’un ni l’autre ne parlaient plus de l’action qu’il fallait vendre. Quand M. Lamy eut déjeuné, il alluma sa pipe et dit en regardant la pendule :

— C’est l’heure. Je m’en vais jusque chez Jacques Bosschout.

— Oui, dit madame Lamy, il faut aller voir Jacques Bosschout.

Alors elle se leva lentement, alla du côté de l’armoire, essaya une clef, puis une autre, ouvrit enfin le tiroir, prit au fond un vieux livre de prières et tira du livre l’action de cent francs pliée en quatre.

M. Lamy la regardait du coin de l’œil, sans rien dire et tirait de grosses bouffées de sa pipe, en faisant claquer ses lèvres comme si le tabac ne brûlait pas.

Alors il vit qu’elle baissait tout à coup la tête, et une larme lente roula sur le menton de sa bonne vieille femme.

— Thérèse, dit-il en l’embrassant, je travaillerai pour vous la rendre bientôt.

Et ce même jour, Jacques Bosschout le typographe lui ayant fait vendre son action, M. Lamy alla chez le menuisier payer le cercueil, et chez M. le curé payer les frais d’église et le corbillard.

— Femme, dit-il en rentrant, il me reste encore quarante-cinq francs : mettez-les de côté. Le bon Dieu nous enverra le reste.


X


Un soir, M. Muller s’assit dans son grand fauteuil près du feu, et se dit :

— Voilà que nous sommes aujourd’hui le 25 du mois de décembre, et dans sept jours nous serons le premier janvier. Alors je toucherai mon mois, et j’irai payer le corbillard, l’église, le cercueil et le reste. Oui, j’aurai de quoi payer tout cela, et même je payerai au pharmacien ses médicaments. Quand j’aurai arrangé ainsi mes affaires, il ne me restera pas grand’chose, mais l’arriéré sera payé, ce qui est le principal, et je payerai avec l’argent du mois prochain le docteur et les nouvelles dettes. Je crois qu’ainsi tout s’arrangera pour le mieux. J’irai trouver demain, d’ailleurs, la propriétaire, à qui je dois un terme, et je lui dirai que je lui payerai ce terme-là et le suivant en une fois, en février. Elle ne s’en fâchera pas, car c’est une bonne femme, et moi je serai bien content. Certainement, je dois mettre de l’ordre dans mes affaires, et je ne suis pas fâché d’avoir appris à me passer de dîner. C’est déjà une jolie économie : je mets comme ça de côté tous les jours les quatre-vingts centimes que me coûtait mon repas sans compter que je prenais souvent en dînant de la bière, et que le dimanche je dînais parfois à un franc. On dîne très passablement à un franc chez la mère Ravigote, mais il vaut encore mieux avoir un bon franc bien reluisant dans sa poche que d’avoir pour un franc de rosbif dans l’estomac. Il n’y a que sa soupe à l’oignon… Ah ! sa soupe à l’oignon ! Je la sentais en entrant, et je disais, l’eau à la bouche : Eh bien ! mère Ravigote, paraît qu’il y a de la soupe à l’oignon aujourd’hui. Elle fait très bien la soupe à l’oignon. Allons, bon ! Est-ce que je m’en vais penser à ces choses ? Je me porte d’ailleurs très bien, et je ne mange plus que pour dix sous. Et puis ça dépend des goûts. Moi, j’aime une nourriture simple, des saurets, du foie de porc ou du bloedpens, par exemple.

Il passa du charbon sur le feu et ajouta :

— Oui, j’ai toujours aimé ça, et quand on en a pour dix sous, on a très bien dîné. Et puis, c’est une si bonne chose de se dire en économisant tous les jours un peu d’argent : « Tu vois bien cet argent. Eh bien ! cet argent payera le charbon et la lumière, et ce n’est pas une petite affaire, car on en brûle maintenant, du charbon et de la lumière ! Mais c’est égal, tout sera payé avec cet argent. » Ah ! c’est une bonne chose !

Et un peu après, entendant le grand vent qui battait les toits, et regardant autour de lui combien tout était tranquille dans la chambre : Jean endormi dans le lit et faisant aller mollement sa poitrine sous les draps, le poêle mêlant son ronflement au chant de la bouilloire, et la petite veilleuse dans l’huile éclairant doucement les murs et le plafond, il pensa en lui-même :

— Nous sommes des heureux, nous autres. Il y a tant de pauvres gens courant les rues à cette heure, dans le froid, la pluie et le vent, le nez rouge et les mains bleues. Ceux-là donneraient dix ans de leur vie pour être seulement un an comme je le suis à présent, les pieds au feu, dans un grand fauteuil, ayant bien chaud et pensant à ceux qui n’ont rien. La vie est bien dure pour le pauvre monde !

Puis, comme le poêle répandait une grande chaleur, il s’assoupit, pencha doucement la tête et s’endormit en se disant :

— Quelle fête le jour où Jean pourra quitter de son lit ! Alors je commanderai un beau dîner au Cadran bleu, et je ferai chercher six litres de lambic aux Trois Perdrix. Et l’on boira aussi du vin, car j’en mettrai sur la table. Et nous dînerons ici près du feu, tous ensemble, Lamy et sa femme, Jean et moi, en riant comme des fous. Ça sera amusant !


XI


Le jour de l’an, vers neuf heures du matin, M. Muller entendit des pas qui montaient l’escalier, et il dit à Jean :

— Je suis bien sûr que voilà Lamy et sa femme qui viennent te souhaiter la bonne année.

Comme il achevait ces mots, on frappa à la porte, et il alla ouvrir. C’étaient en effet M. et madame Lamy en habits de dimanche, tenant l’un et l’autre un paquet dans la main ; et ils entrèrent après avoir eu soin de secouer leurs pieds sur le paillasson, car il avait beaucoup neigé la nuit et les rues étaient toutes blanches.

— Jean, dit aussitôt M. Lamy, je vous souhaite une bonne année et tout ce qui pourra vous être agréable.

— Entrez, madame Lamy, disait M. Muller à la bonne femme qui s’attardait sur le paillasson.

— Ah ! monsieur Muller, c’est qu’il y a une boue dans les rues !

Et elle dit à son tour à Jean :

— Jean, une bonne année ! Je vous apporte des oranges, mon garçon, et un pigeon que vous mangerez en buvant un doigt de vin, car monsieur le docteur m’a permis de vous faire à dîner aujourd’hui.

Alors madame Lamy tira de son cabas une bouteille de vin de Bordeaux et six oranges, et elle mit sur la table un papier blanc dans lequel se trouvait un petit pigeon gras et blanc, joliment troussé.

Et Jean dit de sa voix douce, très bas :

— Merci, monsieur Lamy, merci, madame Lamy. Je suis bien content. Oh ! oui !

M. Muller, de son côté, embrassa M. et madame Lamy en pleurant, et il leur dit :

— Oui, merci, mes amis. Vous êtes les plus braves cœurs de la terre. Je vous souhaite une bonne année et du bonheur.

— Et à vous de même, monsieur Muller, dirent ces braves gens en pleurant aussi.

Madame Lamy prit ensuite le petit paquet blanc que Lamy avait mis sur la table et elle le donna à M. Muller en disant :

— Acceptez ça, monsieur Muller. Vous nous ferez plaisir.

M. Muller défit le papier et trouva dedans une paire de gros gants de tricot doublés de peluche bleue ; il les enfila aussitôt et s’écria en frappant ses mains gantées l’une contre l’autre :

— Oh ! ça, c’est superbe ! Et doux comme du velours en dedans ! Madame Lamy sait bien ce qui fait plaisir aux gens !

Il prit son chapeau, descendit en courant et revint une bouteille de punch sous le bras.

Alors on se mit près du feu. Madame Lamy ôta son beau bonnet noir de tulle, et chacun but une rasade de punch, causant à demi-voix et riant, car on était bien heureux d’être près du feu, à fêter la nouvelle année.

Jean sommeillait ; il était si faible qu’il tombait presque constamment en des assoupissements, et on le voyait fermer les yeux d’une minute à l’autre, puis s’endormir. Par moments son sommeil était agité et il rêvait : on n’aurait pas su dire à quoi il rêvait, mais on entendait bien qu’il appelait sa maman. Madame Lamy ayant fait crier sa chaise sur le plancher en se reculant un peu parce qu’elle avait trop chaud, Jean s’éveilla et dit en regardant autour de lui :

— Où est maman ? Ma petite maman ? Ma maman ?

C’était la première fois qu’il l’évoquait, éveillé, et il semblait la chercher autour de lui, comme s’il eût été sûr qu’elle était dans la chambre.

M. Muller se leva très vite et devint tout à coup blanc comme une hostie.

— Qu’est-ce qu’il va arriver maintenant ? dit madame Lamy à son mari.

— Oui, qu’est-ce qu’il va arriver ? répondit M. Lamy, inquiet aussi.

— Maman ! répéta Jean un peu plus haut.

M. Muller alla à lui et lui prit la main.

— Oui, Jean, dit-il, ta maman va venir. Certainement elle viendra quand tu seras guéri. Elle est un peu malade aussi, tu sais bien, ta maman, mais elle est bien où elle est, sois tranquille.

En disant cela, la voix de M. Muller tremblait, et il n’osait presque pas regarder Jean.

— Est-ce que maman est malade ? fit Jean.

Il se tut, passa la main sur son front et eut l’air de chercher quelque chose en lui-même :

— Oh ! oui, je sais, dit-il, c’est vrai, maman est malade, au lit. M. et madame Lamy sont là, près d’elle. Et moi aussi. Et tout à coup maman a toussé. Est-ce qu’elle a toussé ? Il fait noir et il y a une grosse mouche dans la chambre… une grosse mouche dans la chambre… une grosse mouche dans la chambre…

Il répéta cela trois ou quatre fois, lentement, comme si la mouche éveillait en lui d’autres souvenirs ; puis il reprit :

— Qu’est-ce qu’il est arrivé ? alors il y a une grande caisse sur deux chaises… Et maman, où est maman ?… Je ne la vois plus… Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a donc que je ne sais plus…

Tout à coup, il se leva sur ses poignets et cria :

— Ah ! ma chère maman ! Elle est morte !

— Jésus ! mon Dieu ! fit madame Lamy en croisant les mains.

— Ça devait arriver une fois ou l’autre, dit M. Lamy.

Et M. Muller pleurait dans son foulard en disant :

— Jean, elle est seulement heureuse à présent, car elle ne souffre plus. Tu sais bien qu’elle souffrait, n’est-ce pas ? Maintenant la souffrance a fini pour elle.

Mais Jean ne l’écoutait pas : les larmes lui sortaient des yeux et coulaient sur ses draps, autour de lui, comme une fontaine. Il se souvenait de tout, du cercueil, de l’église et du cimetière, et il pleurait sans faire de bruit, doucement.

Et quand il eut beaucoup pleuré, il s’endormit d’un bon sommeil. Alors M. Muller devint très gai, et dit avec une figure riante :

— Voilà le danger passé, Lamy ; Jean sera sur pied dans quinze jours.

— Monsieur Muller a raison, fit madame Lamy. Le docteur m’a dit en propres termes : « Quand le garçon pleurera, il sera sauvé. » Je m’en souviens très bien.

Jean causa un peu ce jour-là : il poussait par moment de petits soupirs, puis il pleurait ; et quand il cessait de pleurer, il prenait la main de M. Muller ou de M. Lamy ou de madame Lamy, et il disait :

— Je suis si heureux auprès de vous ! On dirait que | c’est comme au temps de maman.

Et toute la journée se passa dans la joie. Il n’y eut personne qui ne se sentit du bien à l’âme quand madame Lamy, ayant fait roussir le poulet dans le poêlon et l’ayant ensuite disposé sur une assiette, les cuisses et les ailes à part et le blanc de la poitrine au milieu, Jean se mit à sucer les cuisses, l’une après l’autre, en les trempant dans la sauce au beurre.

Il buvait de petits coups au verre de vin et disait :

— Ah ! que c’est bon, madame Lamy !

Chacun pensait alors :

— Oui, ce doit être bien bon ! C’est comme si j’en mangeais moi-même.


XII


Quand huit heures sonnèrent à l’église, les Lamy se levèrent et M. Muller, qui avait son idée, leur dit :

— Je vous ferai un bout de conduite.

Il y avait beaucoup de monde dans les rues et tout ce monde courait très vite, gaîment, dans la neige qui tombait à gros flocons, étoilant les dos et les parapluies.

Devant les vitrines des pâtissiers, les petits garçons, les mains dans les poches, et les petites filles, leurs coqueluchons tirés jusqu’aux yeux, frappaient leurs sabots contre terre pour réchauffer leurs pieds en reluquant les boîtes à couvercles dorés, les cornets à rubans roses et les petits hommes de carton qui font aller leur tête, fixés sur des socles peints en vert où il y a un tiroir avec des bonbons. Et ils regardaient aussi les belles assiettes de cristal qui reluisent au gaz, chargées de pralines, de fondants et de sucreries peintes en jaune, rouge, vert et bleu, les grands bonshommes en pain d’amandes, dans leurs culottes courtes, leurs bas de soie en sucre blanc, leurs habits à basques, si jolis, si bien faits, si bons à manger, les joues roses, tout droits contre la vitrine, puis encore les pipes, les cigares, les chiens de chocolat, et surtout les petits enfants bien habillés, avec des manchons, des mitaines, des fourrures et des souliers de peau, qui, dans la boutique, montraient du doigt à leurs mamans et à leurs papas ce qu’ils convoitaient de posséder.

Et l’on entendait battre les portes des magasins, les timbres vibrer et les sonnettes carillonner ; les boutiquiers régulièrement, la bouche fendue d’un rire, remerciaient d’un « À vos ordres, monsieur ; » ou : À vous revoir, madame, je me recommande. » Les gros sous et les pièces blanches tombaient dans les tiroirs avec un petit bruit clair ; dans les caves les mitrons boulangeaient avec rage ; et le long des comptoirs les gens piétinaient, commandaient, marchandaient.

Au dehors les voitures des riches bourgeois passaient menées grand trot par des cochers fourrés comme des singes, et à la file sautillaient çà et là de maigres chevaux de fiacres exténués. Des gamins soufflaient dans des trompettes, battaient du tambour, jouaient de l’harmonica. Derrière les volets clos des maisons, sous des lampes bien claires, les petits enfants se roulaient par terre en montrant leurs gentils derrières roses. Et des grands-pères couraient, portant des paquets sous le bras, les amis se souhaitaient la bonne année, une grande fumée rouge sortait des estaminets, des soldats battaient les trottoirs en criant à tue-tête :

— Vive le roi !

Madame Lamy disait :

— On voit bien qu’ils ont fêté le nouvel an, ceux-là.

Et M. Lamy répondait :

— Oui, tout le monde a pris un petit verre de trop aujourd’hui, Thérèse, et les uns ont bu du punch, les autres du rhum, d’autres du cognac ou de l’anisette ou du curaçao, selon que ça tombe, en mangeant des tranches de pain d’épice ou des galettes de fin froment ou du pain à la grecque.

M. Muller ne prenait attention à rien de tout cela, mais un fourmillement lui mangeait le dos, parce qu’il avait quelque chose à demander et qu’il ne savait pas comment il s’y prendrait.

— Certainement, pensait-il, si je leur pose la question net, ils ne me répondront pas. Je les connais. Ils voudront tout payer. Comment faire ? Il n’y a pourtant que Lamy qui puisse me dire où habite ce diable de menuisier.

Il reculait toujours le moment de parler, et à la fin il se trouva si éloigné de chez lui que Lamy lui dit :

— Monsieur Muller, ne craignez-vous pas que Jean ait besoin de quelque chose ?

— C’est juste, je me sauve. Vous avez raison, Lamy.

Il leur donna la main à l’un et à l’autre, puis, comme se rappelant une chose oubliée, d’un air indifférent :

— À propos, Lamy, j’ai un petit travail de menuiserie à faire exécuter. Est-ce que vous ne me connaissez pas un bon menuisier ?

— Ah ! voilà, pensa en lui-même M. Lamy, nous y sommes.

Et il ajouta tout haut :

— Oh ! il ne manque pas de bons menuisiers, monsieur Muller.

— Si je prenais celui qui a fait le cercueil de la pauvre madame Bril, hein ?

Et M. Muller se disait tout bas :

— J’ai inventé là une bonne malice pour connaître l’adresse de ce menuisier.

— Celui-là ou un autre, répondait M. Lamy, qui riait |en dedans de lui.

— Non, Lamy, j’aime encore mieux celui-là, voyez-vous. Il travaille bien. C’est une bonne chose d’être sûr des gens !

— Oui, dit M. Lamy pour s’amuser, il travaille bien, mais il est cher.

— Ce n’est rien, si l’ouvrage est bon. Où habite-t-il, Lamy ?

Et il se disait :

— Pourvu que Lamy ne devine rien, surtout.

— Où il habite ? Ma foi, je n’en sais plus rien.

— Rappelez-vous.

— C’est quelque part rue des Trois-Têtes.

Et M. Lamy pensait :

— À présent, je puis le lui dire. Il n’y a plus de raison pour que je ne le dise pas.

— Rue des Trois-Têtes ? demanda M. Muller. Et son nom, quel est son nom, Lamy ?

— Tist Zwickboor.

Alors M. Muller lui souhaita la bonne nuit et s’en alla très vite, le cœur joyeux, en pensant :

— Cette fois-ci je les ai bien attrapés.


XIII


Le lendemain, M. Muller sortit de bonne heure, après avoir glissé deux billets de vingt francs dans son portefeuille et des pièces de cinq francs dans un petit sac noué par un cordon. De temps à autre, il coulait sa main dans sa poche et tâtait son sac, puis il disait :

— Quel bonheur d’avoir de l’argent !

Tist Zwickboor était à son établi, rabotant et sifflant, quand M. Muller entra dans la petite chambre noire et enfumée qui lui servait d’atelier ; — et un pauvre jour gris tombait par l’étroite fenêtre vitrée de carreaux vert-bouteille.

— Tist Zwickboor ? demanda M. Muller.

— C’est moi, dit un petit homme grêle et maigre, à cheveux plats. Qu’est-ce qu’il y a pour vous servir ?

— Je viens payer le cercueil de madame Bril.

— C’est payé, dit Tist.

— Comment est-il possible que ce soit payé, puisque voici l’argent ?

— C’est payé, même qu’il y avait pour six francs de gros sous.

M. Muller partit furieux, en disant :

— Ce gueux de Lamy ! Je suis volé.

Il alla ensuite chez M. le curé et dit qu’il venait régler les absoutes.

— C’est payé, dit l’ecclésiastique.

M. Muller s’imagina que celui-ci n’avait pas compris.

— Pardon, monsieur le curé, il s’agit de madame Bril, et pas d’une autre.

— Mais, sans doute, parfaitement ; c’est payé.

M. Muller se remit en route.

— Me voilà bien maintenant, pensait-il, ils ont tout payé.

Et il entra dans une grande colère.

Le soir, quand M. Lamy arriva, M. Muller, qui avait boudé toute la journée, lui dit à brûle-pourpoint :

— Lamy, venez un peu par ici ; j’ai quelque chose à vous dire.

Et quand il lui eut fait redescendre l’escalier et qu’ils se trouvèrent dans la rue, M. Muller, rouge, les yeux hors de la tête, lui dit avec des gestes terribles :

— Ah ça ! Lamy, est-ce que vous êtes fou !

— Moi, monsieur Muller ? fit M. Lamy, qui savait très bien pourquoi M. Muller était si monté.

— Oui, vous. Ou si vous ne l’êtes pas, c’est que vous avez juré sans doute de me faire sortir de ma peau. Eh bien, je vous dis que cette conduite n’a pas le sens commun… De quel droit vous êtes-vous permis de payer ce qui ne vous regardait pas ? Vous vous êtes dit : « Laissons le vieux bonhomme de côté : faisons comme s’il n’existait pas ; c’est un radoteur ; il bat la breloque, et il n’est plus même bon à payer pour son ami Jean ; et puis c’est un panier percé ; est-ce que ça peut payer le cercueil et l’église, un vieux grigou comme lui ? Allons donc ! » Voilà ce que vous vous êtes dit. Parbleu ! je le sais bien, moi ; je vous entends d’ici ; croyez-vous que je ne sais pas ce que vous vous êtes dit ? Elle est bonne celle-là. Eh bien, c’est scandaleux ! J’avais mis ma confiance en vous, je vous croyais un ami, je m’étais dit : « Lamy, c’est l’homme qu’il me faut. » Et vous m’avez trahi. Oui, trahi. Qu’est-ce que ça vous fait que je sois un vieux bonhomme, après tout, si ça me plaît d’être un vieux bonhomme ? Est-ce une raison pour me trahir ? Je n’aurais jamais pensé cela de vous, Lamy. Jean est mon ami, il n’a plus de père, plus de mère, personne pour le soutenir, et parce que je veux lui tenir lieu de père, de mère et de tout le monde, vous arrivez, vous, et vous dites : « Pas de ça. Nous allons l’ennuyer un brin. Nous lui montrerons bien qu’il n’est ni le père ni la mère et que nous avons bien autant de droits que lui sur son Jean. Ah ! vous avez des droits ! Vous m’amusez !

M. Lamy, qui avait ri en dedans jusque-là, se fâcha à son tour et dit :

— Est-ce que Jean ne serait pas un petit peu à nous aussi, par exemple ? Monsieur Muller, je suis bon garçon et je vous aime bien, là, de tout mon cœur, mais il ne faut pas dire que Jean n’est rien pour nous. Ça n’est pas vrai, voyez-vous. Sa mère était notre voisine et nous avons vu Jean tout petit. Oui, il n’était pas plus haut que ça, et je courais à quatre pattes par terre avec lui sur mon dos. Et quand la mère a été malade, je me suis dit : « Tant que je serai là, Jean, il ne t’arrivera jamais malheur. » Vous voyez qu’il est aussi notre enfant, à nous qui n’en avons pas d’autre, monsieur Muller.

— Ah ! c’est comme ça, cria M. Muller. Vous voulez me l’enlever, me le prendre, me le voler ? Comme si ça se volait, un ami, un fils, un frère ! Très bien ! Et vous avez commencé par accaparer la mère morte en vous disant que le fils vivant vous reviendrait plus tard ! Ah ! ah ! très bien. Je vous vois venir. Et un jour, moi, vieux, moi bon à rien, moi qui n’ai que lui, moi qui me livrais à vous, confiant, vous me laisserez là tout seul, sur mon fumier ! Très bien ! très bien !

Et M. Muller, qui commençait à s’attendrir, s’écria tout à coup :

— Ah ! Lamy ! ce n’est pas bien. Vous êtes un brave cœur, mais vous n’auriez pas dû faire cela.

— Si, monsieur Muller, dit Lamy, c’était à nous à payer pour madame Bril. Vous ne pouvez pas tout payer non plus. Nous sommes de pauvres gens, nous, il nous faut peu de chose pour vivre. Tandis que vous, monsieur Muller, vous avez besoin de votre argent pour vous acheter des livres, des plumes, du papier, est-ce que je sais, moi ? Et puis, nous voyons clair. Oui, nous voyons bien ce qui se passe. Vous veillez toutes les nuits, vous ne dormez plus, vous ne mangez plus. Ah ! je sais bien, moi monsieur Muller, que vous n’avez plus dîné depuis un mois.

— Non, Lamy, ne dites pas cela, s’écria très vivement M. Muller. Ce n’est pas vrai.

— C’est vrai, il ne faut pas jouer la comédie avec Lamy, monsieur Muller.

— Ah ! Lamy, dit M. Muller, tout honteux, ne le dites jamais à personne.

Et ils se serrèrent les mains de toutes leurs forces, bons amis maintenant.


XIV


Le docteur ne venait plus que tous les deux jours et au bout de la semaine, il cessa tout à fait ses visites. Jean se levait un peu vers midi, s’asseyait dans le grand fauteuil près du feu, la figure tournée du côté de la fenêtre, et reniflant la bonne odeur des petits plats que madame Lamy lui fricassait sur le poêle. Elle venait tous les jours, la bonne madame Lamy, et tantôt elle apportait un savouret pour un court-bouillon, tantôt des côtelettes de mouton ou de la viande hachée dont elle faisait des boulettes en y mettant du pain et un jaune d’œuf.

C’était plaisir de voir les yeux que Jean tournait du côté du poêle, quand madame Lamy, ayant tisonné son feu, oignait de beurre sa casserole et que le beurre commençait à chanter ; puis elle posait dessus la viande, y jetait du thym ou un oignon découpé en morceaux et disait :

— Jean, ce sera bientôt prêt.

Jean riait, pensant en lui-même :

— Je mangerai dans une demi-heure, quand la viande sera bien rôtie, qu’il y aura une belle croûte dorée et que le jus sera brun. C’est une bonne chose que les petits plats de madame Lamy.

Puis, madame Lamy approchait de lui la table, posait dessus une nappe en ayant soin de l’aplatir avec la main, et servait la viande ou le bouillon dans des assiettes bien blanches ; car un soir M. Lamy avait apporté un grand panier et dans ce panier se trouvaient des plats, des casseroles, des assiettes et tout ce qui généralement manquait à M. Muller pour faire la cuisine.

Voilà ce que faisait madame Lamy, et Jean mangeait de bel appétit, rongeait les os, trempait son pain dans la sauce et découpait sa viande en petits morceaux pour manger plus longtemps, disant à tout bout de champ :

— Comme c’est bon, madame Lamy. Jamais je n’ai rien mangé d’aussi bon.

Et madame Lamy répondait :

— Tant mieux, Jean. C’est toujours un plaisir d’entendre dire que ce qu’on fait est bien fait.

Cette excellente madame Lamy rangeait ensuite dans l’armoire les assiettes et les casseroles, après les avoir passées à l’eau, mettait chaque chose en place, regardait au feu et s’en allait, disant :

— À présent que tout est bien, Jean, je vais aller soigner mon homme.

— Oui, disait Jean, et merci pour toutes vos bontés, madame Lamy.

Jean restait seul alors jusqu’au retour de M. Muller. Il pouvait marcher dans la chambre, à présent, quérir ce dont il avait besoin et se mettre au lit sans l’aide de personne. Il regardait la neige qui tombait lente sur les toits, le ciel roux comme là où il y a un incendie et les façades des maisons toutes noires sous leurs calottes blanches, et il songeait en lui-même :

— Il y a maintenant un pied de neige au cimetière, et maman dort là-dessous, dans la terre. Je ne la verrai plus jamais.

Puis il appesantissait sa tête sur ses petites mains maigres, pensait à M. Muller et à madame Lamy, et se sentait le cœur tout gros, à cause de la reconnaissance qu’il leur devait.

Quand il était fatigué, il rentrait au lit, se réjouissant de la fraîcheur des draps, et il coupait par petits quartiers les oranges de madame Lamy, dans un dessous de tasse où elle avait versé du sucre en poudre. Et quelquefois, quand ses bons amis étaient réunis près de lui, il les regardait en riant doucement et leur disait :

— Je voudrais être toujours malade pour vous voir toujours auprès de moi.

D’autres fois il se mettait à pleurer et les embrassait en disant :

— Qu’est-ce que je puis faire maintenant pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat ? Jamais je ne saurais vous rendre tout cela, ni même la millième partie.

Il n’y avait pas d’homme plus gai que M. Muller depuis que Jean était sauvé, et c’était une singulière chose de voir tout ce qu’il inventait pour le dérider. Il sautait, dansait, racontait des histoires, chantait, faisait des culbutes, mettait ses habits à l’envers et singeait M. le directeur Scherpmes, quand il se promène dans le vestibule, les mains derrière le dos et qu’il parle du nez, en disant de belles choses. Non, il n’y avait pas d’homme, plus gai que M. Muller, et Jean riait de tout son cœur.


XV


Un samedi soir que M. Lamy était au coin de son feu, fumant sa pipe et lisant son journal, M. Muller entra comme une bombe et dit :

— Demain c’est dimanche. J’ai une idée. Venez à deux heures. Nous rirons. Surtout ne dînez pas.

Et le lendemain M. et madame Lamy étant arrivés, à l’heure convenue, le virent en bras de chemise, le gilet déboutonné, allant et venant d’un air affairé. Au milieu de la chambre était dressée la table, le couvert joliment mis sur une nappe empesée qui bosselait comme du carton ; il y avait à la place de chacun quatre assiettes ; et la clarté de la lampe se reflétait dans leur porcelaine luisante comme du soleil dans de l’eau.

M. Muller tournait constamment autour de la nappe, avançant, reculant, rangeant les assiettes et regardant de côté, en plissant les yeux, comme les peintres regardent leurs tableaux.

Et il disait à Jean :

— C’est comme ça, mon garçon, qu’on dîne dans le monde, et pas autrement ; mais on y est moins à l’aise, et il y a toujours des domestiques qui prennent les assiettes quand vous êtes encore en train de manger.

M. Muller avait passé une grosse heure à donner aux serviettes la forme de quelque chose, comme d’un bonnet d’évêque ou d’un bateau, mais il n’y était parvenu qu’à moitié, et Jean avait aussi essayé, bien qu’il n’eût jamais vu de choses aussi extraordinaires.

Quand madame Lamy vit le bel arrangement de la table, la chambre époussetée et le poêle tout rouge, elle frappa ses mains l’une dans l’autre et s’écria :

— Jésus God ! qui aurait jamais cru cela ?

Et M. Lamy se sentait un peu gêné, ne sachant trop comment se tenir, ni où mettre sa casquette, et se frottait les mains au feu pour faire quelque chose.

M. Muller riait de joie et répétait :

— Eh bien… eh bien… qu’est-ce que vous en dites ?

À deux heures et quelques minutes, on entendit un pas dans l’escalier et quelqu’un frappa à la porte. M. Muller prit un air majestueux, se doutant parfaitement qui c’était, et il alla ouvrir. Une petite fille, le nez rouge à cause du froid, entra, tenant à deux mains un porte-manger presque aussi grand qu’elle.

— Bien, la petite, dit M. Muller, nous allons te débarrasser. Madame Lamy, voulez-vous m’aider ?

Il prit une à une les marmites de fer-blanc dans lesquelles mitonnait le dîner et les passa à madame Lamy. Celle-ci versait ensuite les mets dans les plats, puis posait les plats sur le feu, sous des assiettes qui servaient de couvercle. Et cela dura un bon demi-quart d’heure, car il y avait quatre services, sans compter la soupe et le dessert.

Madame Lamy à chaque marmite disait :

— Est-il possible ! Encore !

Et Lamy disait de son côté :

— Monsieur Muller, c’est trop… Oui, vous faites les choses trop grandement.

Jean riait, pensant en lui-même :

— Est-ce qu’il y aurait d’autres hommes sur la terre aussi bons que M. Muller ?

Quand toutes les marmites furent vidées, M. Muller donna libéralement trois sous à la petite fille en disant :

— C’est bien… C’est très bien… Tu diras à maman Ravigote que je suis content… Tu reprendras les nappes et les assiettes demain matin.

Puis on se mit à table, Jean à un bout, dans le fauteuil, près du feu, M. Muller à l’autre bout, du côté de la porte, et entre les bouts, M. et madame Lamy.

Madame Lamy servait les plats au fur et à mesure, M. Muller passait les portions, et quand on avait fini un service, madame Lamy en posait un autre sur la table et changeait les assiettes. On sentait dans la chambre une bonne odeur d’oignons, de choux, de saucisses et de sauces brunies, et une épaisse fumée flottait comme un brouillard.

Ah ! c’est que M. Muller avait bien fait les choses, en effet ! Il était allé la veille chez la mère Ravigote, l’air guilleret, comme un revenant qui voudrait se remettre à bien vivre.

Et la vieille femme, en le voyant, avait claqué ses mains en l’air et lui avait dit :

— Qui est-ce qui nous revient là ? Comment, c’est vous, monsieur Muller ! Comme vous êtes changé ! Vous avez donc été malade ? Tenez, pas plus tard qu’hier, je parlais de vous à mon mari et je lui disais : « Ce pauvre monsieur Muller, qu’est-ce qui lui serait bien arrivé ? Une si vieille pratique ! et une si bonne pratique surtout, qui n’est jamais en retard de payer et qui aime tant ma soupe à l’oignon ! » Voilà ce que je disais, monsieur Muller.

— Eh bien, oui, me voilà, mère Ravigote. On a été un peu dérangé, c’est vrai. À présent il n’y paraît plus. Dites donc, j’ai demain un grand dîner chez moi.

— Ah ! ah ! un dîner de famille, comme qui dirait ?

— Justement, et il me faudrait quelque chose de bon, pour quatre personnes, quelque chose de soigné, vous savez bien.

— À deux francs par tête. Vous aurez un dîner premier numéro. Je m’y connais, moi. Si j’avais voulu, je serais à cette heure première cuisinière chez le roi Léopold.

— À deux francs par tête, ça va. Vous commencerez par de la soupe à l’oignon.

— De la soupe à l’oignon, monsieur Muller ? Y pensez-vous ? La mère Ravigote ne donne pas de la soupe à l’oignon à deux francs par tête. C’est bon pour les dîners à vingt sous, ça.

— C’est égal, j’y tiens, moi. Il m’en faut, voyez-vous.

— On vous en fera, monsieur Muller, parce que c’est vous.

— N’oubliez pas le dessert.

— Pommes, galettes, flans, vous aurez ça, comme chez Dubos.

— Ah ! à propos, vous devriez bien me prêter les nappes et les couverts.

— Soyez tranquille, je vous enverrai tout ça. Et le vin, monsieur Muller ? Vous ne pouvez pas donner un dîner à deux francs — sans vin.

— C’est juste. Mettez deux bouteilles.

— Bon. De quoi ? Médoc, Frontignan, Saint-Estèphe ?

— Attendez donc… Vous allez un train.

— J’ai un bon Médoc à un franc, très comme il faut.

— C’est ça, mettez deux Médoc.

— Je vous soignerai en seigneur, dit la gaie madame Slekx, surnommée la mère Ravigote, à cause de ses sauces à la moutarde.

Et M. Muller était parti, le cœur content.

Mais c’est surtout quand il vit dans son assiette la belle purée aux oignons bien liée, qu’il se sentit le cœur à l’aise : il poussa un soupir de bien-être, remua plusieurs fois sa soupe avec sa cuiller, la laissant égoutter de haut, lentement, son nez dessus et reniflant à pleines narines.

Et il pensait en lui-même :

— J’avais presque oublié le goût de la soupe aux oignons. C’est une bonne chose de refaire connaissance avec un vieil ami.

Puis il se mit à manger, savourant chaque cuillerée et l’avalant à petits coups comme de la confiture. Et madame Lamy faisait de même, pour voir si la soupe de madame Slekx valait mieux que la sienne, car elle pensait toujours à son ménage, l’honnête madame Lamy.

— Buvons un coup à présent, dit M. Muller après la soupe.

Il déboucha avec précaution les bouteilles, passa sur les goulots la paume de sa main et versa le vin.

Mais rien surtout n’était joli comme d’entendre claquer la bière au sortir de la cruche, et elle écumait, claire et limpide au bord des verres, en moussant et en pétillant.

M. Lamy leva le sien, en homme qui s’y connaît, laissa couler dans son gosier une large gorgée et prononça :

— C’est du lambic des Trois Perdrix, ça !

Puis on mangea du bouilli avec des carottes, et après le bouilli de la saucisse et des choux, et après la saucisse, du rosbif avec des chicorées, et après le rosbif, du poulet et de la salade. Les deux bouteilles se vidèrent coup sur coup, on était très gai, le nez et les joues rouges, et chaque fois que les verres étaient pleins, on les choquait en se portant des santés, de la bonne façon.

Au dessert, M. Lamy dit :

— Jean, vous ne saurez jamais quel homme c’est que M. Muller. Non, il n’a pas son pareil. À votre santé, monsieur Muller !

— À la vôtre, Lamy ! répondit M. Muller qui le regardait de côté, avec inquiétude.

Mais Lamy, un peu échauffé, ajouta :

— Tenez, Jean, j’ai ça sur le cœur, moi. C’est le meilleur homme qui soit sur la terre.

— Lamy, fit M. Muller pour détourner la conversation, qu’est-ce vous dites de ce vin ?

— Il ne s’agit pas de vin maintenant, monsieur Muller. Il s’agit de vous. Oh ! je sais bien que vous n’aimez pas qu’on parle de vous… Mais ça m’est égal… Moi, je ne peux pas cacher ce que je pense… Il n’y a pas d’homme comme M. Muller, Jean… Il faut l’aimer comme un père… Il n’a pas dîné pendant un mois à cause de vous, Jean.

— Ce n’est pas vrai, Jean, tonna M. Muller en se levant. Ne le crois pas. Tu vois bien qu’il a bu un coup de trop et qu’il ne sait pas ce qu’il dit.

— Ah ! monsieur Muller, dit madame Lamy, moi, je n’ai pas bu et je sais bien que c’est vrai.

— Vous aussi, madame Lamy ? dit M. Muller avec le ton du plus amer reproche.

Et il ajouta aussitôt :

— Écoutez : vous inventez des choses qui ne sont pas. Est-ce que j’ai l’air d’un homme qui n’a pas dîné tous les jours, moi ? Demandez à la mère Ravigote, si j’ai cessé d’aller dîner chez elle. Je sais bien ce que je fais et ce que je dis, je pense. Mais lui, Jean ! Ah ! il ne dit pas ce qu’il a fait pour toi.

Alors ce fut au tour de M. Lamy à regarder M. Muller et à lui faire des signes pour l’empêcher de parler.

— Laissons ça, monsieur Muller, dit-il, je me tairai. S’il vous plaît, laissons ça.

— Oui, fit M. Muller, causons d’autre chose.

Jean avait les larmes aux yeux en les entendant ainsi se quereller.


XVI


Après le dessert, M. Muller fit du café et madame Lamy rangea les tasses sur la table.

Et tout en prenant le café, on se mit à causer.

— Quelle joie, Lamy, disait M. Muller, si le petit monde pouvait comme ça se réunir un peu plus souvent autour d’un bon dîner pour apprendre à se connaître et à s’aimer !

— Oui, la terre ne s’en porterait que mieux, fit M. Lamy, en lapant du bout de la langue une goutte qui tremblait au fond de son verre.

Madame Lamy s’était levée avec mystère, regardant à droite et à gauche si elle n’était pas vue, et elle alla prendre dans le coin de l’armoire une bouteille à demi pleine qu’elle y avait cachée. Et elle se disait en même temps :

— Voici le moment de leur faire goûter quelque chose de ma façon. J’ai bien fait d’intercepter cette bouteille tout à l’heure et de la mettre en réserve pendant qu’ils causaient entre eux. Il y reste quatre bons verres avec lesquels je vais leur préparer du vin chaud.

Elle prit aussi dans l’armoire un demi-citron qu’elle coupa par tranches, jeta une pelletée de charbon sur le feu, et quand la flamme fut bien claire, mit dessus un poêlon, après y avoir versé le vin et le citron.

— C’est un grand malheur, dit M. Muller, que les grands ne puissent pas voir avec nos yeux. Ils croient que nous voulons leur prendre leur place, leur or, leurs plaisirs et leurs fêtes. Comme si nous avions besoin de tout cela pour être heureux ! Ils ne le sont pas non plus, allez, et ils vivent dans la crainte de perdre ce dont ils ont les mains pleines. Et qu’est-ce que c’est des voitures, des chevaux, des festins, des domestiques et des salons brillamment éclairés quand le cœur n’est pas satisfait et qu’il n’y a pas fête dans l’esprit ? Voilà pourquoi il faut répéter souvent à ceux qui ont soif et faim des choses qui ne sont pas de leur condition : « Vous avez dans les mains le vrai bonheur ; apprenez à le connaître. Or le bonheur c’est le travail. » Oui, Lamy, il n’y a pas d’homme plus heureux que celui qui travaille. Et pendant qu’il travaille, il pense à sa femme, à ses enfants, à ce que ceux-ci font au moment où il pense à eux, et il se dit : « Dans quelques heures je serai bien fatigué et les bras me tomberont du corps ; mais j’aurai gagné ma journée et je retournerai chez moi en chantant. La mère pèle à cette heure les pommes de terre et les garçons reviennent de l’école en tapant des pieds dans le corridor pour montrer que c’est eux. Bon ! j’entends la bouilloire sur le feu avec son petit sifflement et ses glouglous qui montent et qui descendent le long du goulot ; le pot du poêle est rouge et la houille pétille, tandis que les cendres tombent dans le tiroir, avec de grandes clartés. » Et puis, le soir venu, il marche à grands pas, après avoir allumé une bonne pipe de terre qui étincelle au vent, et il se dit encore : « Le cœur me bat de penser que je m’en vais les voir, les prendre sur mes genoux les serrer contre ma poitrine, tout près du feu, pendant une heure ou deux. Je sens l’odeur des pommes de terre qui fument dans le grand plat de faïence où il y a des hommes bleus qui montent des escaliers bleus, et la fumée est si forte que la lampe paraît toute rouge au travers, comme les réverbères quand il fait du brouillard. Et quand les petits auront mangé, en soufflant sur les pommes de terre de toute la force de leurs bonnes grosses joues, ils mettront leur petite tête sur leurs bras, et alors ce sera le moment de les porter coucher. À nous deux maintenant, la mère ! Une bonne pelletée sur le feu ! Les petits ronflent comme les pipes dans lesquelles ils soufflent des bulles de savon, le dimanche, quand il fait mauvais. Viens près de moi, là, et chauffons-nous bien, car il gèle dehors. Alors j’allumerai la belle pipe qu’elle m’a donnée l’an dernier à ma fête et dont la tête, qui représente un bon vieil homme qui rit, commence à se noircir. Et je fumerai jusqu’à l’heure d’aller au lit, en buvant un bon verre de bière bien froide. » Il marche plus vite, en pensant à toutes ces joies, et quand il entre dans la petite chambre pleine de fumée, de bruit et de cris d’enfants, il se dit : « Tout est bien, puisque tout est selon mon cœur. » Ah ! voyez-vous, Lamy, il n’y a rien au delà d’une bonne journée bien remplie.

— Non, dit Lamy, en regardant madame Lamy, quand on a une bonne femme.

— Et des enfants, dit madame Lamy en soupirant.

— Ah ! dit M. Muller, on n’a pas tout à la fois. Et c’est tant mieux, car si on avait tout, on n’aurait plus raison de se plaindre ; et c’est si bon de se plaindre un peu — quand on est heureux.

Une odeur délicieuse qui venait du côté du poêle, lui fit lever la tête, et il écarquilla ses narines en disant :

— Voilà madame Lamy qui nous a fait sûrement quelque chose de bon.

Lamy renifla à son tour et dit avec conviction :

— C’est du chocolat.

— Comment pouvez-vous dire que c’est du chocolat ? fit M. Muller. Il est facile de sentir que c’est de la bière chaude, au sucre et aux œufs.

Madame Lamy ne disait rien, et la figure tournée du côté de l’ombre pour ne pas laisser voir qu’elle riait, elle pensait :

— Ils seront bien surpris tantôt quand ils sauront que c’est du vin chaud.

Elle levait de temps à autre le couvercle du poêlon et une fumée bleue s’en échappait, avec une odeur de citron et de cannelle ; elle remuait ensuite le vin avec une cuiller de bois, et parfois, l’ayant remplie, elle la laissait s’épancher de haut. Et chacun la regardait, sans rien dire, pensant tout bas :

— Nous allons bien voir ce que madame Lamy nous a fait là.

Les tasses remplies, Lamy mit le nez sur la sienne et dit :

— C’est dommage que nous n’ayons pas plus souvent de ces friandises-là.

M. Muller songeait :

— Quand j’étais petit et que c’était Noël, la mère faisait une grosse terrine de chocolat, bien noir et bien bouillant, comme celui-ci. Nous nommions ça du caffotje. Et il y avait sur une assiette de grandes brioches dorées qu’on cassait par petits morceaux dans les tasses. J’ai toujours aimé le chocolat.

M. Lamy, enflant ses joues jusqu’aux oreilles, se mit à souffler sur sa tasse et but une gorgée ; puis il regarda sa femme, Jean et M. Muller qui venait de boire une gorgée comme lui et le regardait aussi. Et tout à coup M. Muller éclata :

— C’est du vin chaud, Lamy. Comment avez-vous pu prendre du vin chaud pour de la bière ?

— Mais ce n’est pas moi, monsieur Muller, c’est…

— Oh ! oh ! du vin chaud ! C’est tout à fait comme dans le grand monde, madame Lamy.

Et M. Muller avala une gorgée de vin si rapidement qu’il en eut pour cinq minutes à tousser. Et tout en toussant, il disait :

— Goûte ça, Jean, c’est déli… hem ! J’ai avalé de travers — … délicieux. Ça vous a un arôme ! Madame Lamy est de première force. Hou ! hou ! Je crois que j’ai avalé le bâton de cannelle.

En ce moment, M. Lamy, qui n’avait pas l’habitude du vin chaud, se mit à tousser aussi, la bouche toute ronde ouverte et les yeux hors de tête ; mais il ne se contenta pas de tousser : il voulut expliquer pourquoi il toussait. Et alors il manqua positivement d’étrangler.

M. Muller avait une petite toux de gosier saccadée, sur un fond de basse qui semblait dialoguer avec la toux de M. Lamy, laquelle était une toux de fausset, avec des tonalités qui dépassaient les hauteurs les plus vertigineuses de la vocalise. Ils sautaient tous les deux sur leurs chaises et s’accrochaient de toutes leurs forces à la table, comme pour ne pas s’envoler, et ce fut une chose amusante de les voir faire des hem ! hem ! des hum ! hum ! et des hou ! hou ! longtemps encore après qu’ils eurent cessé de tousser.

Et madame Lamy allait de l’un à l’autre, leur tapant dans le dos du plat de la main et disant :

— Attendez… attendez. C’est pour vous punir de n’avoir pas vu tout de suite que c’était du vin chaud.

À dix heures, Jean s’assoupit, heureux comme un petit prince de sucre, en pensant à toutes les bonnes choses que M. Muller et madame Lamy lui avaient fait manger.

Alors les Lamy se levèrent sur la pointe du pied, et M. Muller les accompagna jusqu’à la porte de la rue. Lamy balançait un peu sur ses jambes, et madame Lamy disait :

— Monsieur Muller a très bienfait les choses.


XVII


À quelques jours de là, comme M. Muller s’apprêtait à partir pour l’école, Jean lui dit :

— Monsieur Muller, je voudrais bien quelque chose.

— Et quoi, Jean ?

— Un livre, monsieur Muller.

En disant cela, Jean regardait, dans un coin de la chambre, un coffre de bois d’où sortait, chaque fois qu’on en soulevait le couvercle, une odeur de vieux papier.

M. Muller regarda aussi le vieux meuble, cherchant en lui-même quel livre il donnerait à Jean, et il pensait ceci :

— Ah ! si j’avais quelque beau conte de fées !

Il ouvrit le coffre, et s’étant mis à genoux devant, il plongea ses bras dans un tas de livres jetés pêle-mêle. Il les prenait par poignées, deux, cinq, six à la fois, comme ils lui tombaient sous la main, tantôt par l’angle de la reliure, tantôt du côté de la tranche, puis il les rentassait après avoir jeté les yeux sur les titres.

Et Jean pensait qu’un dimanche M. Lamy l’ayant conduit au Marché aux oiseaux qui se tient sur la Grand’Place, il avait vu les marchands prendre, au fond des paniers, les coqs et les poules, absolument comme M. Muller prenait ses livres, selon que ça leur tombait sous les doigts, par l’aile, le bec ou la queue.

Or, parmi les livres de M. Muller, il y en avait de toutes les époques, avec du papier de Hollande vergeté de raies jaunes et sentant le vieux linge, avec des couvertures de veau brunies au dos par l’empreinte des mains et écorchées par les coups d’ongles, avec des tranches rouge vif pâlies au milieu par l’usure et d’où sortaient des bouts de signets recroquevillés ; il y en avait aussi avec des tranches jaspées et dorées, des tranches mouchetées de grains de poivre, des tranches alternées de rouge et de bleu ; oui, il y avait de tout cela, sans compter les anciennes éditions à frontispices gravés où le portrait de l’auteur rit sous les jabots et la perruque, les vieux Mémoires troués à jour par les vers qu’on voit, blancs et ronds, courir entre les pages, des livres d’histoire, de philosophie, de scolastique, de pédagogie, et bien d’autres livres encore.

Tous ces respectables bouquins, débris d’une bibliothèque de grand-père, soulevaient dans l’air, à mesure que M. Muller les remuait, une fine poussière grise qui le faisait éternuer ; et il pensait aux bonnes heures que lui-même et les autres avaient passées en les lisant. Et quelquefois glissaient entre ses doigts des ouvrages rares, cueillis chez les bouquinistes moyennant quelques sous ; et soupçonnant leur valeur, M. Muller se réjouissait de les avoir acquis à si bon marché.

— Ce sera plus tard une bonne fortune pour Jean, disait-il en lui-même.

On entendait dans la chambre le froissement sec des feuilles retournées, un bruit de vieux papier grinçant sous le doigt comme l’ardoise, et M. Muller se sentait venir l’eau aux dents de toucher à toutes ces choses rêches ; mais il avait beau remuer le fond du coffre, fouiller les vieux tomes, ouvrir les pages moisies où la trace des pouces était marquée en noir, il ne trouvait pas le livre qu’il aurait voulu donner à Jean.

— C’est singulier, disait-il, que je ne puisse plus retrouver mon Perrault. Certainement je ne l’ai ni prêté, ni donné, mon bon Perrault ! L’ai-je assez feuilleté ! Est-il assez en morceaux ! Ah ! Jean, voilà un livre qui t’amuserait !

— Qu’est-ce que c’est ça, Perrault, monsieur Muller ? demandait Jean qui était descendu du lit pour voir de près les livres.

— Perrault ? Ce sont des contes bleus avec des fées roses, des jardins où mûrissent des fruits d’or et des princesses qui se marient avec des petits garçons comme toi. Tu verras.

Mais Jean ne l’écoutait plus. Penché en avant, sa petite tête pâle presque disparue dans l’ampleur du coffre, il promenait ses mains sur l’amas des gros bouquins.

— Ah ! monsieur Muller, c’est bon l’odeur des livres !

— Oui, Jean, mais ce n’est rien, l’odeur des vieux livres, à côté de l’odeur des livres nouveaux. Il n’y a pas de plus grand plaisir que d’ouvrir un livre quand les feuilles ne sont pas encore découpées, et de mettre son nez dedans pour sentir l’odeur de l’encre fraîche.

Et Jean reprit avec conviction :

— Moi, j’aime les livres où il y a des images.

— Tu as bien raison, Jean. Et mon Perrault a aussi des images, mais je ne le trouve pas.

Quand il eut bien brassé les profondeurs du coffre sans trouver son Perrault, M. Muller déposa sur la table quelques vieux tomes ; et ceux-ci étaient illustrés de belles estampes ; et il dit :

— Je ne sais pas ce qu’est devenu mon Perrault, mais sois tranquille, je t’en apporterai ce soir un plus beau que le mien.

Jean resta toute cette journée près du feu à feuilleter les livres de M. Muller, admirant surtout les petites images où des marquis en culottes à bouffettes se courbent, le chapeau à la main, devant des marquises en paniers ronds comme des tonneaux ; et il pensait en lui-même qu’il n’avait jamais vu de plus jolies figures.

— Prendrai-je une couverture rouge ou une couverture bleue ? se disait pendant ce temps M. Muller.

Et quand sa classe fut finie, il s’en alla flâner à la vitrine des libraires.

Une bruine brouillait la rue d’une grise et froide vapeur où les réverbères semblaient de gros yeux rouges qui pleurent en regardant venir les passants.

Le petit homme, de dessous son grand parapluie, inspectait les livres étalés chez les marchands, se baissant, se relevant, se penchant à droite, puis à gauche, pour mieux voir. Comme les vitres étaient argentées de petits globules d’eau où miroitait le gaz, il faisait des efforts incroyables pour mettre son œil aux endroits où il y avait le moins de buée, et ensuite il passait machinalement dessus, pour éclaircir le trou qu’y faisait son haleine, les grosses moufles de madame Lamy.

De beaux livres à couverture gaufrée d’or étincelaient parmi les reliures de maroquin, dont on voyait très bien papiller le grain vernissé. Et à côté de ces beaux livres, faits pour les riches, s’en trouvaient de moins chers, avec des couvertures coloriées de tons vifs que la gomme arabique plaquait de tranches luisantes. Il y avait là l’Histoire de Fanfan-la-Tulipe, Cendrillon, le Petit Poucet, les Contes de la mère Gigogne, la mère l’Oie, et bien d’autres choses encore, qui faisaient penser au bonheur des papas, des mamans et des petits enfants.

Tout à coup M. Muller s’approcha si vivement de la vitrine que son nez faillit passer à travers, et son parapluie exécuta contre le carreau un carillon singulier qui fit lever la tête aux commis courbés sur leur pupitre dans la boutique. Il venait de voir flamboyer, sur une couverture du plus beau vermillon, de jolies figures de fées dans un paysage d’azur et d’or.

M. Muller entra, empila sur le comptoir six petits francs, et prit des mains du libraire son emplette soigneusement ficelée dans du papier gris. En même temps il promenait son nez, relevé par le bout comme une châtaigne, du côté des rayons, aspirant la senteur des livres nouvellement imprimés, et pensant :

— C’est une belle chose de vivre dans une librairie.

Longtemps cette pensée le poursuivit, mais à mesure qu’il approchait de chez lui, son esprit prit une autre direction et il finit par ne plus songer qu’à la joie du petit Jean quand celui-ci le verrait rentrer avec le beau Perrault.

M. Muller monte l’escalier, et, sur le point d’ouvrir la porte, il cache derrière son dos le petit paquet qu’il tient à la main. Son cœur bat, il se dit que le cœur de son père devait battre ainsi quand il rangeait sur la table les livres et les joujoux dans la nuit de la Saint-Nicolas.

Il entre.

La chambre est noire, mais sur le plancher se destine la lueur claire du poêle.

Alors il entend la voix de Jean qui lui dit joyeusement bonsoir et il le voit, accroupi à terre sur un livre, dans le carré rouge découpé par la chattière.

Vite de la lumière ! M. Muller pose son paquet sur une chaise et il allume le quinquet. Et Jean, qui a pensé toute la journée aux fées et à Perrault, regarde s’il ne verra pas sortir quelque chose de la poche de M. Muller. M. Muller le regarde aussi, de côté, en riant, et quand Jean a les yeux tournés vers le feu, il va lui mettre sur les genoux le livre bien ficelé, en disant :

— Qu’est-ce qu’on dit à présent à son papa Muller ?

Alors Jean, rouge et tremblant de joie, défait le nœud, ouvre l’enveloppe et voit une magnifique couverture rouge avec ce titre gravé en or : Contes de Fées.


XVIII


— Est-ce qu’il y a des gens qui oublient les premiers joujoux et les premiers livres qu’ils ont eus, étant de petits enfants ? Non, on ne les oublie jamais tout à fait et parmi ces livres et ces joujoux, il en est toujours un qu’on oublie moins que les autres.

Voilà ce que pensait le poète Jean Bril en se souvenant plus tard des Contes de Fées de M. Muller, bien longtemps après que le pauvre M. Muller fût sorti de ce monde.

Jamais il n’avait éprouvé une émotion comparable à celle qu’il ressentit lorsqu’il eut étalé sur ses genoux le beau livre avec sa couverture rouge, et il regardait tantôt M. Muller, tantôt le livre, sans oser l’ouvrir. Son cœur était tout gros, et il avait envie de pleurer : il se mit en effet à pleurer et courut se jeter dans les bras de M. Muller, en sanglotant. Oh ! c’était un garçon très impressionnable que Jean, malgré son âge.

Il prit ensuite le livre, le tourna et le retourna dans tous les sens, l’approcha de son visage pour se délecter de l’odeur du vernis, et finalement l’ouvrit, se réjouissant dans son âme de la beauté de la couverture.

Qu’est-ce qu’il allait voir à présent ?

Son cœur battait très vite, et tout à coup son œil brilla étrangement. Sur le beau papier satiné, au milieu des blancheurs glacées de la première page, venait de lui apparaître un dessin colorié qui représentait Cendrillon.

Elle était toute mignonne, les joues de la couleur des pêches en septembre, avec de petites mains tournées en dedans, comme des coquillages ; sous le bord de sa robe tissée d’avril que l’enlumineur avait nuancée de tons gorge-de-pigeon, s’avançait le bout de son menu pied, chaussé d’une imperceptible pantoufle. Qu’elle était jolie ! Elle rougissait, elle baissait les yeux comme si elle eût voulu se dérober aux regards ardents de Jean Bril.

Alors, le cœur palpitant, il fit voler sous son doigt les pages l’une après l’autre, et, à mesure qu’il les feuilletait, de grandes images de pourpre et d’azur, pareilles aux figures qu’il avait vues sur les vitraux de Sainte-Gudule, se déroulaient devant lui avec une mystérieuse splendeur.

Quand M. Muller eut passé suffisamment son café dans son ramponeau et qu’il eut mis sur la table le pain et le beurre, il dit à Jean :

— Allons, Jean, mets là ton livre et viens souper.

Mais Jean n’avait ni faim ni soif : il ne pensait plus à rien qu’au beau livre, et bien qu’il eût une envie folie de le lire, il ne voulait pas encore le commencer, pour rendre son plaisir plus grand par l’attente.

Et la soirée s’acheva ainsi, dans la petite chambre où l’abat-jour du quinquet faisait régner une ombre transparente, pendant que la bouilloire chantait sur le poêle, qu’au dehors le brouillard suintait en grosses gouttes qui claquaient à intervalles réguliers sur le bord de la fenêtre, et que Jean voyait monter dans une vapeur d’or des fées resplendissantes de pierreries.

Il déposa enfin son livre sur une chaise, grimpa au lit, et s’endormit avec la pensée qu’il retrouverait le lendemain les belles images près de lui.

Et le lendemain, s’étant éveillé, il regarda le livre qui était sur la chaise et se sentit une grande joie en pensant à la bonne journée qui commençait. Il couvrit de papier la riche reliure maroquinée, afin de ne pas la souiller ; mais il ne put résister à la tentation d’enlever quelquefois le papier pour voir briller sur le rouge vif de la reliure les grandes lettres d’or tortillées comme des branches de vigne.

Le feu pétillait dans le poêle ; il faisait grand vent dehors, et sur le couvercle la bouilloire se balançait en sifflant. Qu’il se sentait heureux, son livre ouvert devant lui, dans cette bonne chaleur de la chambre ! Tantôt il lisait très vite, sautant par-dessus les lignes, et d’autres fois très lentement, pour ne pas épuiser trop vite le plaisir. Et par moments il avait de petits frissons dans le dos, croyant que ce qu’il lisait lui arrivait à lui-même.

Il avait cessé de prendre attention à la chambre, au poêle, au vieux fauteuil, et il se voyait, avec de beaux habits brillants, sur les genoux d’une fée-marraine qui lui parlait dans une langue douce comme de la musique.

Alors il cessait de lire et il appelait :

— Madame marraine ! Madame marraine !

Puis tout à coup, quand le vent grondait plus fort dans la cheminée et faisait grincer sur le toit d’en face la girouette qui a la forme d’un coq, il avait peur et il regardait du côté du poêle, ayant lu que les fées arrivent presque toujours par la cheminée.

Si elle allait paraître ! Qu’est-ce qu’il ferait bien s’il la voyait descendre dans un petit nuage d’or, avec sa robe bleue et rose et sa baguette de sureau à la main !

Mais la rafale passait, comme une femme en colère, sans que la fée fût descendue par la cheminée.

Et de temps à autre Jean regardait les belles images peintes où il y avait de jolis petits garçons et de jolies petites filles avec des yeux lilas, des joues roses, des cheveux blonds et des habits ajustés à leur taille ; — et près d’eux des fées minces et fluettes se tiennent assises ou debout, balançant sur leur cou délicat, comme des fleurs au bout d’une tige, leur tête qui sourit.


XIX


Cependant le goût de Jean allait surtout à une estampe où une forêt bleue, mais d’un bleu indigo, se distinguait par de grosses fleurs rouges et des arbres frisés comme des copeaux ; et au milieu de cette forêt, courait un sentier de sable, jaune comme de l’or.

La beauté du paysage n’était rien, il est vrai, comparée à la délicieuse personne, couchée sur un banc de gazon, à droite de l’estampe, un bras passé sous sa nuque en manière d’oreiller. Sûrement elle dormait, car elle avait les yeux fermés ; et même elle dormait depuis cent ans. C’était la Belle-au-Bois dormant.

En vérité, il n’était pas possible de dormir d’un plus franc sommeil : elle dormait sur son banc de gazon aussi bien que si elle avait eu sous elle un canapé rembourré et l’on croyait voir se soulever à temps égaux sa petite poitrine. Ses pieds chaussés de mules mordorées sortaient à demi de sa jupe jaune un peu relevée vers le bas : or rien n’était plus jaune que cette robe, ni l’or, ni le soleil, ni la figure d’un méchant homme, et pour mieux la faire ressembler à du satin, l’artiste l’avait plaquée, le long des plis, d’une gomme arabique abondante.

La gomme, d’ailleurs, ne manquait pas davantage aux cheveux, lesquels étaient d’un noir où l’on pouvait se mirer, aux yeux qui étaient noirs, bruns, peut-être bleus, on ne le savait pas, aux joues qui étaient rosées, à la bouche qui était rouge, et en général à toute la figure, car le peintre l’avait particulièrement soignée. Et l’eau venait à la bouche de la regarder, parce qu’on pensait à la fraise et à la framboise.

Mais Jean ne pensait ni à la fraise ni à la framboise, et il la considérait simplement comme une bonne et jolie fille.

Ah ! que n’aurait-il pas donné pour entrer dans le bois enchanté ! Il aurait été droit au banc où elle dormait, la Belle-au-Bois. Il l’aurait embrassée sur la joue, celle où il y avait le plus de gomme arabique, et il lui aurait dit :

— Je suis ton petit mari, mademoiselle. Lève-toi.

Puis il l’aurait menée chez M. Muller prendre ensemble du chocolat ou du vin chaud.

Malheureusement il ne savait pas où était le bois ni comment il pourrait y pénétrer, et cela lui causait un vrai chagrin. Si encore il avait connu l’adresse d’une bonne fée, il lui aurait écrit, en ayant soin de mettre un timbre sur l’enveloppe, pour lui demander où se cachait la Belle ; mais il ne connaissait l’adresse d’aucune fée, et sa marraine ne se pressait point de paraître.

Des jours entiers il demeurait blotti dans le vieux fauteuil près du feu, songeant à toutes ces choses, et il en perdait le sommeil. Jamais on ne vit un petit mari plus inquiet sur le sort de sa petite femme : il eût tout donné pour jouer un bon tour à la vieille fée qui s’était montrée si funeste à la Belle-au Bois ; et il l’avait appelée Carabosse, ne connaissant rien de plus terrible que d’appeler quelqu’un Carabosse.

Mais le soir, quand l’ombre entrait dans la chambre, noircissant les coins et brouillant les meubles l’un avec l’autre, Jean n’osait plus prononcer ce nom redoutable.

Le poêle ronflait comme jamais il n’avait ronflé, et certainement on entendait gratter dans la cheminée. La bouilloire non plus n’était pas dans son état ordinaire : elle crachait, éternuait, sifflait et soufflait avec une mauvaise humeur très marquée.

Ah ! c’était l’heure des mauvaises fées !

Et par la fente du rideau il regardait le ciel rouge et il y voyait traîner la robe de Carabosse, noire et flottante.

Il entendait aussi sa voix cassée : c’était une chose étonnante combien elle ressemblait à celle qui sort des petits chats de bois quand on presse le soufflet et qu’ils tirent leur langue rouge.

Ah ! Carabosse ! Carabosse ! Et la braise qui tombait à travers le gril dans le tiroir du poêle lui faisait voir dans l’ombre, tout à coup éclaboussée de reflets rouges, l’horrible petite Carabosse avec son menton en casse-noisette, tapant son bâton à terre.

Puis M. Muller revenait, la lampe chassait les noires terreurs, et de nouveau, la jolie personne de l’estampe régnait dans sa pensée : il y avait des moments où il s’imaginait qu’elle le regardait. Comme il l’aimait ! Et il se promettait bien de l’aimer toujours.


XX


Un jour M. Muller le trouva tout en pleurs.

— Eh ! bien ! qu’y a-t-il, Jean ? As-tu de la peine ?

— Oh ! oui, monsieur Muller.

— Et pourquoi, Jean ?

— Elle ne veut pas s’éveiller, fit Jean avec une véritable désolation.

M. Muller vit sur la table l’estampe de la Belle-au-Bois dormant.

— Jean, elle ne le peut pas, dit-il presque désolé lui-même.

— Ah ! monsieur Muller, voilà si longtemps que je l’en prie.

— Attends, attends, fit alors M. Muller. C’est qu’il y a quelque mystère là-dessous.

Et le bon M. Muller, ne sachant s’il devait rire ou s’il devait pleurer, tira de sa poche son grand foulard à carreaux rouges et se moucha longuement, après s’en être mis un bout entre les dents.

En même temps il pensait en lui-même :

— « Je retournerai demain chez le libraire et je lui demanderai s’il n’a pas de livres où les petites filles s’éveillent après avoir si longtemps dormi. J’ai payé ce matin le docteur, le pharmacien, les trois termes et le marchand de charbon. Il me reste dix francs avec lesquels je tâcherai de donner à Jean cette petite satisfaction. »